Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 4

Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 23-27).
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CHAPITRE IV.

La plus humble fortune peut donner le bonheur qui tient, non à la position, mais au caractère.

Le lieu de notre retraite n’avait qu’un petit nombre de voisins, tous fermiers qui disaient valoir leurs propres terres, étrangers également à l’opulence et à la pauvreté. Trouvant chez eux tout ce qui est nécessaire à la vie, ils allaient rarement demander aux villes et aux cités le superflu. Loin des mœurs polies, ils conservaient encore la simplicité des mœurs primitives, et, sobres par habitude, ils ne se doutaient guère que la tempérance fût une vertu. Ils travaillaient gaiement, les jours ouvrables, mais ils chômaient les fêtes comme des intervalles de repos et de plaisir. Ils entonnaient le carol de Noël, ils envoyaient de véritables lacs d’amour, le matin de la Saint-Valentin, mangeaient des crêpes au carnaval, faisaient de l’esprit au 1er avril, et cassaient religieusement des noix la veille de la Saint-Michel.

Informé de notre arrivée, tout le voisinage s’était mis en marche pour recevoir son ministre, vêtu de ses plus beaux habits, flûte et tambourin en tête : un repas avait été préparé pour notre bienvenue ; nous y prîmes gaiement place, et ce qui manquait en esprit à la conversation, le rire le suppléa.

Notre petite habitation était située au pied d’une colline en pente douce, abritée par un bois magnifique : devant, murmurait un ruisseau ; sur l’un des bords, une prairie ; sur l’autre, une pelouse. La ferme consistait en vingt acres, à peu près, d’excellente terre, pour lesquels j’avais donné à mon prédécesseur un pot-de-vin de cent livres sterling. Rien de plus propre que mon petit enclos : les ormes, les haies vives formaient un coup d’œil d’une beauté dont rien ne peut donner l’idée. Ma maison, à un seul étage, était couverte en chaume ; ce qui lui donnait un air de calme et de recueillement. Les murailles, à l’intérieur, avaient reçu une couche d’une blancheur éclatante ; mes filles se chargèrent de les décorer de tableaux de leur composition. La même pièce nous servait de salon et de cuisine : elle n’en était que plus chaude. D’ailleurs, comme on la tenait toujours avec la dernière propreté, comme les plats, les assiettes, les cuivres, bien écurés, étaient disposés en brillantes rangées sur des tablettes, l’œil s’y reposait agréablement, et ne demandait pas un ameublement plus riche. Il y avait trois autres chambres ; une pour ma femme et moi, une seconde pour mes deux filles, sous notre clef, la troisième, à deux lits, pour le reste des enfants.

Voici comment était réglée la petite république à laquelle je donnais des lois. Au lever du soleil, nous nous réunissions tous dans la pièce commune, où le feu avait été d’avance allumé par la servante. Après nous être mutuellement embrassés, avec le cérémonial convenable (car j’ai toujours cru devoir conserver quelques formes, toutes machinales, de politesse, sans lesquelles le laisser-aller finit par détruire l’affection), nous nous mettions tous à genoux pour remercier l’être qui nous accordait encore un jour.

Ce devoir rempli, mon fils et moi nous allions reprendre nos travaux habituels du dehors, pendant que ma femme et mes filles s’occupaient du déjeuner, toujours prêt à une heure fixe ; j’accordais une demi-heure pour ce repas, une heure pour le dîner ; c’était un moment d’innocente récréation pour ma femme et mes filles, de discussions philosophiques pour mon fils et moi.

Toujours levés avant le soleil, nous ne prolongions jamais nos travaux après son coucher ; nous retournions au logis où la famille nous attendait, où, pour nous recevoir, il y avait toujours des visages riants, un brillant foyer et un bon feu. Nous n’étions pas tout à fait sans société : de temps à autre, le fermier Flamborough, voisin quelque peu causeur, et, parfois, le joueur de flûte aveugle, nous faisaient leur visite et venaient tâter de notre vin de groseilles, pour la confection duquel nous n’avions perdu ni notre recette ni notre réputation. Ces braves gens avaient plusieurs moyens de nous faire bonne compagnie : l’un jouait de son instrument ; l’autre nous chantait une touchante ballade, le dernier Bonsoir de Johnny Armstrong, ou la Cruauté de Barbara Allen. La soirée se terminait comme avait commencé la matinée : mes deux plus jeunes fils étaient chargés de lire la leçon du jour, et celui qui avait lu le plus haut, le plus distinctement, le mieux, devait avoir, le dimanche, un demi-penny à mettre dans le tronc des pauvres.

Quand venait le dimanche, oh ! c’était jour de grande toilette ; toutes mes lois somptuaires n’y pouvaient rien. J’avais eu beau me figurer que mes prônes contre l’orgueil avaient fait justice de la vanité de mes filles, je les trouvais toujours secrètement attachées à toutes leurs parures d’autrefois : elles aimaient toujours les dentelles, les rubans, les verroteries et le marly ; ma femme elle-même conservait une vieille passion pour son pou-de-soie cramoisi, parce qu’il m’était jadis arrivé de lui dire qu’il lui allait bien.

Le premier dimanche, plus particulièrement, leur mise me mortifia. Le samedi soir, j’avais prié mes filles d’être prêtes de bonne heure le lendemain ; car j’ai toujours aimé à être à l’église un peu avant le reste de l’assemblée. Je fus ponctuellement obéi ; mais, au moment où, dans la matinée, nous allions nous réunir pour le déjeuner, je vis descendre ma femme et mes filles dans tout l’éclat de leur toilette passée, les cheveux luisants de pommade, des mouches sur la figure, leur queue relevée derrière elles en un gros paquet, et faisant frou frou à chaque mouvement. Je ne pus m’empêcher de rire de leur vanité, surtout de celle de ma femme, dont j’attendais plus de tact. Le moment était décisif ; mon unique ressource fut de donner, d’un air d’importance, à mon fils, l’ordre de demander notre carrosse. Mes filles étaient toutes surprises ; je répétai mon ordre plus solennellement encore que la première fois. « À coup sûr, mon cher, me dit ma femme, vous plaisantez ; nous pouvons parfaitement bien aller à pied, nous n’avons pas besoin de carrosse pour nous conduire maintenant — Vous vous trompez, chère enfant, repris-je : nous avons besoin d’un carrosse ; car si nous allons à pied à l’église dans cet attirail, les petits enfants de la paroisse vont nous huer ! — Mon Dieu ! répliqua ma femme, je m’étais toujours imaginé que mon bon Charles était bien aise de voir à ses enfants, quand ils sont avec lui, une mise propre et soignée ! — Propres ! dis-je en l’interrompant !… oh ! vous pouvez l’être autant qu’il vous plaira : je ne vous en aimerai que mieux ; mais tout ceci n’est pas de la propreté ; c’est de la friperie !….. Ces manchettes, ces crevés, ces mouches, ne serviront qu’à nous faire haïr des femmes de tous nos voisins. Non, mes enfants, continuai-je d’un ton plus grave, la coupe de ces robes peut être remplacée par quelque chose de plus simple : tout ce luxe de toilette ne nous sied point à nous, qui ne pouvons plus faire les frais d’une mise décente. Je ne crois pas que ces falbalas, ces volants conviennent même aux riches, si nous réfléchissons que, à un compte bien modéré, la nudité du pauvre pourrait être couverte avec les fanfreluches des riches. »

Cette remontrance eut son effet : elles allèrent à l’instant, d’un air très-tranquille, changer de robes, et le lendemain j’eus la satisfaction de voir mes filles occupées, d’elles-mêmes, à faire, de leurs queues, des vestes du dimanche à Dick et à Bill, les deux marmots ; et, ce qui était plus satisfaisant encore, les robes semblaient avoir gagné à cette petite réforme.