Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 29

Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 184-189).

CHAPITRE XXIX.

Équité de la Providence dans la répartition du bonheur et de la misère. Compensation, dans l’autre vie, des souffrances de ce monde.

« Mes amis, mes enfants, mes compagnons d’infortune, plus je réfléchis sur la répartition du bien et du mal ici-bas, plus je trouve que, si la somme de plaisir dévolue à l’homme est grande, celle de la souffrance l’est plus encore. Cherchons dans le monde entier ; pas un homme si heureux qu’il ne lui reste rien à désirer ; et, chaque jour, des milliers d’hommes nous prouvent, par le suicide, qu’il n’y avait plus pour eux d’espérance. Il est donc évident que, si, dans cette vie, il ne peut y avoir pour nous de bonheur complet, nous pouvons être complétement malheureux.

« Pourquoi l’homme est-il ainsi sujet à la douleur ? Pourquoi notre misère est-elle un élément indispensable de la félicité universelle ? Dans les autres systèmes, la perfection du tout résulte de celle de leurs propres parties. Pourquoi faut-il au grand système, pour qu’il soit parfait, des parties, non-seulement appartenant à d’autres systèmes, mais encore imparfaites en elles-mêmes ?… Questions qu’il est impossible de résoudre, et dont la solution serait d’ailleurs inutile. Il y a là un mystère que la Providence a cru devoir cacher à notre curiosité ; elle se borne à nous assurer des consolations.

« Dans cet état, l’homme implore le secours de la philosophie. Mais le ciel, la voyant impuissante à le consoler, lui offre l’appui de la religion. Les consolations de la philosophie nous amusent ; mais bien souvent elles nous trompent. Elle nous dit, tantôt que cette vie est pleine de délices pour qui sait en jouir, tantôt que le malheur est inévitable ici-bas ; mais que la vie est courte, et que le malheur est de courte durée. Deux consolations qui se détruisent l’une l’autre ; car, si la vie est un lieu de délices, sa brièveté est nécessairement un malheur ; si elle est longue, elle ne fait que prolonger nos douleurs. Ainsi donc, la philosophie nous est d’un faible secours. La religion a des consolations d’un ordre bien plus élevé. L’homme, nous dit-elle, ne fait ici-bas qu’éprouver son âme, que la préparer pour un autre séjour. Quand le juste se dégage des entraves du corps, quand il n’est plus qu’un glorieux esprit, la terre, il le sent bien, c’était déjà pour lui la félicité du ciel. Mais le coupable, qui s’est vautré dans le vice, qui en a contracté les souillures !… ce n’est qu’avec effroi qu’il s’arrache aux liens du corps ; car il s’aperçoit qu’il a anticipé sur la vengeance céleste. C’est donc à la religion que, dans toutes les circonstances de la vie, nous devons demander nos consolations les plus réelles ; car, si déjà nous sommes heureux, c’est un plaisir de penser que nous pouvons rendre ce bonheur éternel ; si nous sommes malheureux, il y a quelque chose de consolant dans l’idée qu’il existe pour nous un lieu de repos. Ainsi, la religion garantit, — aux heureux de ce monde, la continuation de leur bonheur, — aux malheureux, un autre état que la misère.

« Également bienveillante pour tous les hommes, la religion a cependant pour les malheureux des grâces spéciales. C’est au malade, au pauvre nu et sans abri, c’est à l’affligé, au détenu, que notre sainte loi promet le plus. Partout le fondateur de notre religion se proclame lui-même l’ami du pauvre, et, bien différent des faux amis de ce monde, il prodigue, lui, toutes ses caresses à celui que le monde abandonne. Les esprits légers le lui reprochent comme un acte de partialité, comme une préférence qu’aucuns mérites ne justifient ; mais ils n’y songent pas ; le ciel lui-même ne peut faire que l’offre d’une éternelle félicité ait, pour les heureux de la terre, le même prix que pour les malheureux. L’éternité en effet, pour les premiers, c’est simplement du bonheur, tout au plus du bonheur ajouté à celui qu’ils possèdent déjà ; pour les autres, c’est un double trésor ; car ici-bas elle allège leurs maux, et, plus tard, elle les récompense par toutes les félicités du ciel.

« La Providence est, à un autre point de vue, plus propice au pauvre qu’au riche ; car, en rendant plus désirable la vie qui commence à la mort, la pauvreté adoucit le passage de la mort à cette vie. Le malheureux est depuis longtemps familiarisé avec tous les genres de terreur. La mort, pour l’homme qui souffre, c’est un lit sur lequel il se couche tranquillement ; pour lui, pas de biens à regretter, pas de liens qui arrêtent son départ ; une seule crise dans la séparation dernière, celle de la nature ; et cette crise n’est pas plus forte que celle sous lesquelles il s’est plus d’une fois senti défaillir ; car, après certain degré de douleur, chaque nouveau coup que la mort porte à l’organisme, la nature, dans sa prévoyante tendresse, l’amortit par l’insensibilité.

« Ainsi la Providence a donné au pauvre deux avantages sur le riche ; dans ce monde, plus de bonheur à mourir ; dans le ciel un sentiment du plaisir rendu plus exquis par le contraste de la jouissance et de la misère. Et ce sentiment, mes amis, n’est pas un mince avantage. C’est l’un des plaisirs du pauvre de la parabole ; déjà dans le ciel, déjà enivré de toutes les joies qu’on y peut goûter, l’Écriture remarque, comme un surcroît de bonheur pour lui, qu’il a été dans la douleur et qu’il est consolé ; qu’il a su ce que c’est que la misère et qu’il sent ce que c’est que le bonheur.

« Vous le voyez, mes amis, la religion fait ce que ne peut faire la philosophie ; elle montre l’équité du ciel dans la répartition du bonheur et de la misère ; elle ramène au même niveau à peu près toutes les joies de l’humanité ; elle donne au riche et au pauvre le même bonheur dans l’autre vie ; elle leur donne un égal espoir de l’obtenir. Si le riche a, dans cette vie, l’avantage de plaisirs immédiats, le pauvre, dans l’autre vie, quand il se voit couronné d’une félicité éternelle, a l’éternelle satisfaction de savoir ce que c’est que le malheur. Triste avantage, dira-t-on ; oui ! mais, comme il est éternel, sa durée compense l’excédant d’intensité du bonheur temporel des grands sur la terre.

« Voilà les consolations spéciales qui placent au-dessus du reste de l’espèce humaine le malheureux, au-dessous d’elle à tous autres égards. Pour connaître les misères du pauvre, il faut vivre de sa vie, il faut en souffrir. Déclamer sur ses avantages temporels, c’est répéter ce que nul ne croit, ce que nul ne pratique. Tant qu’on a le nécessaire, on n’est pas pauvre ; quand on ne l’a plus, on est nécessairement misérable. Oui, mes amis, nous sommes nécessairement misérables. Tous les efforts de l’imagination la plus féconde ne peuvent faire taire les besoins de la nature, ne peuvent donner chaleur et élasticité à l’humide vapeur d’un cachot, ou calmer les battements d’un cœur brisé. Laissons le philosophe, sur sa molle couche, nous dire que ce sont choses auxquelles on peut résister. Hélas ! les efforts qu’exige cette résistance sont le pire des maux. La mort est peu de chose, et chacun peut la supporter. Mais les tourments !… ils sont terribles, et nul ne peut les endurer.

« C’est pour nous, surtout, mes amis, que la promesse du bonheur dans le ciel est précieuse ; car si nous n’avons de récompense que dans cette vie, nous sommes, sans aucun doute, les plus misérables des hommes. Quand je vois ces sombres murs faits pour nous glacer d’épouvante, autant que pour nous retrancher de ce monde ; cette lampe qui ne sert qu’à éclairer l’horreur de ce séjour ; ces fers que la tyrannie a inventés ou que le crime a rendus nécessaires ; quand je vois ces visages amaigris ; quand j’entends ces gémissements !… Pour tout cela, ô mes amis !… le ciel !… Quel glorieux échange ! S’élancer dans les espaces immenses de l’air, se réchauffer aux rayons de l’éternelle félicité, entonner l’hymne sans fin de la reconnaissance ; au lieu d’un maître qui nous menace ou nous insulte, avoir sans cesse devant les yeux l’image de la bonté même… Oh ! quand j’y songe, la mort n’est plus pour moi qu’un messager de joie, et sa flèche la plus acérée qu’un bâton pour ma vieillesse ; quand j’y songe, quel bien peut nous attacher à cette vie ! quand j’y songe, quel bien, dans cette vie, ne doit sembler méprisable ? Les rois, dans leurs palais, soupirent après ces inestimables avantages ; nous aussi, dans nos humiliations, c’est sur ces avantages que nous devons sans cesse avoir les yeux !

« Les obtiendrons-nous ? Oui, sans nul doute, si nous cherchons seulement à les obtenir ; et, ce qui doit nous donner du courage, nous sommes à l’abri d’une foule de tentations qui pourraient nous distraire de cette pensée. Cherchons seulement à les obtenir ; nous les obtiendrons sans nul doute, nous les obtiendrons bientôt ; car si nous jetons un regard sur notre vie passée, l’espace parcouru est évidemment bien court, et, quelque idée que nous nous fassions de l’espace à parcourir, nous le trouverons bien moins long encore. Plus nous vieillissons, plus les jours nous semblent courts, plus l’habitude de voir marcher le temps nous fait perdre le sentiment de la lenteur de sa marche. Consolons-nous donc ; nous serons bientôt au terme de notre voyage ; bientôt nous serons débarrassés du lourd fardeau que nous a imposé le ciel. La mort, l’unique amie du malheureux, a beau tromper l’œil du voyageur harassé, et fuir sans cesse devant lui comme l’horizon, le temps arrivera, sans aucun doute, et arrivera bientôt où nos fatigues cesseront, où les grands de ce monde ne nous fouleront plus d’un pied dédaigneux, où nous aimerons à nous rappeler nos souffrances ici-bas, où nous nous verrons entourés de tous nos amis, de tous ceux, du moins, qui méritent ce nom, où commencera pour nous un bonheur ineffable, et, pour couronner l’œuvre, un bonheur sans fin. »