Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 2

Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 10-14).

CHAPITRE II.

Malheurs de famille.
La perte de la fortune ne fait qu’augmenter la fierté du juste.

Le temporel de la famille était, tout entier, administré par ma femme : moi, je m’étais réservé la direction exclusive du spirituel. Le produit de mon bénéfice, qui ne s’élevait qu’à trente-cinq livres sterling par an, je l’abandonnais aux orphelins et aux veuves des ecclésiastiques du diocèse. Assez riche par moi-même, je ne m’inquiétais pas de mon casuel, et j’éprouvais un secret plaisir à remplir gratuitement mes fonctions. J’avais d’ailleurs pris le parti de ne point avoir de suppléant et de me mettre en contact direct avec chaque individu de la paroisse. J’exhortais les maris à la tempérance, les garçons au mariage : en sorte que, au bout de quelques années, on remarquait généralement, comme une grande singularité, qu’à Wakefield il manquait trois choses, chez le ministre la morgue, pour les jeunes gens des filles à marier, et des pratiques pour les tavernes.

Le mariage a toujours été un de mes textes favoris, et j’ai composé plusieurs sermons pour en démontrer l’utilité et le bonheur ; mais toujours il y a eu un point que je me suis plus particulièrement appliqué à développer. Je soutenais, avec Whiston, qu’un prêtre de l’Église anglicane, quand il a perdu sa première femme, n’a pas le droit de se remarier : en un mot, je faisais gloire d’être un monogame rigide.

Je m’étais, de bonne heure, initié à cette grande question sur laquelle on a écrit tant de profonds ouvrages. Moi-même j’ai publié quelques traités sur la matière : comme jamais ils n’ont pu se vendre, je me console en pensant que je n’ai pour lecteurs que le petit nombre des élus. Aux yeux de quelques-uns de mes amis, c’était là mon côté faible : hélas ! ils n’avaient pas, comme moi, fait de ce point l’objet de longues méditations ; plus j’y réfléchissais, plus j’étais convaincu de son importance. J’allai même un peu plus loin que Whiston dans le développement de mes principes. Il avait, lui, gravé sur le tombeau de sa femme qu’elle avait été l’unique femme de William Whiston : moi, du vivant même de ma femme, je composai pour elle une épitaphe dans laquelle je vantais sa sagesse, son économie, sa soumission jusqu’à sa mort : je la fis copier avec soin, et je la plaçai, dans un beau cadre, au-dessus de la cheminée. Elle avait là plusieurs bons effets : elle rappelait à ma femme ses devoirs envers moi et ma fidélité pour elle ; elle nourrissait en elle l’amour d’une bonne réputation ; elle l’avertissait à toute heure de penser à sa fin.

Ce fut peut-être à force d’entendre ainsi prôner sans cesse le mariage, que mon fils aîné, tout juste à sa sortie du collège, fixa ses affections sur la fille d’un ecclésiastique du voisinage, dignitaire de l’Église et en position de la doter d’une belle fortune. Mais la fortune était le moindre des avantages de miss Arabella Wilmot. De l’aveu de tous, mes deux filles exceptées, elle était tout à fait jolie. Jeune, fraîche, naïve, il y avait en outre dans la transparence de son teint, dans la douce mélancolie de son regard, un charme si vif, que la vieillesse même ne pouvait la voir avec indifférence. M. Wilmot savait que j’étais en mesure de bien établir mon fils : aussi ne montrait-il nul éloignement pour ce mariage, et, par suite, les deux familles vivaient dans cette union intime qui précède généralement une alliance sur laquelle on compte des deux côtés.

Convaincu par expérience que les moments où l’on fait sa cour sont les plus heureux de la vie, je croyais devoir en prolonger la durée : les plaisirs divers que nos jeunes gens goûtaient chaque jour l’un près de l’autre semblaient d’ailleurs accroître leur passion.

Nous étions habituellement, dans la matinée, réveillés par de la musique, et quand la journée était belle, nous chassions à cheval. L’intervalle du déjeuner au dîner était consacré par les dames à la toilette et à l’étude : elles lisaient une page, puis elles se regardaient dans la glace, et les philosophes eux-mêmes auraient reconnu que, bien souvent, c’était la glace qui présentait la page la plus belle. Au dîner, ma femme présidait : elle avait toujours tenu à découper elle-même ; c’était l’habitude de sa mère : et elle en prenait occasion de nous faire l’histoire de chaque mets. Quand nous avions dîné, pour empêcher les dames de nous quitter, je faisais ordinairement enlever la table, et, de temps à autre, avec l’aide du maître de musique, nos jeunes filles nous donnaient un concert fort agréable. La promenade, le thé, la danse, les petits jeux, abrégeaient la soirée, sans le secours des cartes ; car j’avais en horreur toute espèce de jeu, autre que le back gammon, auquel mon vieil ami et moi nous risquions quelquefois une partie à deux pence ; et, à ce propos, je ne puis omettre un incident de mauvais augure ; dans la dernière partie que nous fîmes ensemble, je n’avais besoin que d’un quatre, et cinq fois de suite j’amenai double as.

Quelques mois se passèrent ainsi : mais enfin on jugea convenable de prendre jour pour le mariage du jeune couple qui semblait le désirer bien vivement. Je n’ai pas besoin de décrire l’air affairé de ma femme et les malins coups d’œil de mes filles, pendant les apprêts de la noce. Au fait, toute mon attention était absorbée par un autre objet. J’achevais une brochure que je comptais sous peu publier pour la défense de mon système favori. Je la regardais comme un chef-d’œuvre tout à la fois d’argumentation et de style : aussi, dans l’orgueil de mon cœur, je n’y pus tenir ; je la montrai à mon vieil ami, M. Wilmot, ne faisant aucun doute que j’allais avoir son approbation : mais je reconnus, trop tard, qu’il était véhémentement attaché à l’opinion contraire, et par une bonne raison : en ce moment même il faisait la cour à sa quatrième femme. Comme on peut bien s’y attendre, il en résulta une discussion à laquelle se mêla un peu d’aigreur ; l’alliance projetée se trouva presque compromise ; mais, la veille du jour fixé pour la cérémonie, nous convînmes de traiter à fond la question.

De part et d’autre elle fut attaquée avec une égale chaleur. « Vous êtes hétérodoxe, » me dit-il. Je rétorquai l’accusation ; il répliqua, je ripostai. Tout à coup, au plus fort de la controverse, un de mes parents me fit prier de sortir, et, d’un air fort abattu, me conseilla de couper court à la dispute et de laisser le vieux gentleman libre d’épouser, s’il le désirait, au moins jusqu’à ce que le mariage de mon fils fût conclu.

« Le moyen, m’écriai-je, d’abandonner la cause de la vérité et de le laisser épouser, quand je viens de l’acculer à l’absurde ! Renoncer à ma thèse ! autant vaudrait me conseiller de renoncer à ma fortune. — Votre fortune ! reprit mon ami, je vous l’apprends avec douleur, elle est à peu près anéantie. Le négociant de Londres chez lequel vos fonds étaient placés est en fuite pour échapper à une action en banqueroute, et on pense qu’il n’a pas laissé un schelling par livre sterling. Je ne voulais pas vous bouleverser, vous et les vôtres, par cette triste nouvelle ; je voulais laisser passer la noce ; mais, aujourd’hui, cela va sans doute modérer votre rage de dispute : car, je le suppose, vous serez assez sage pour sentir la nécessité de dissimuler au moins jusqu’à ce que votre fils soit assuré de la fortune de sa jeune femme ! — Si ce que vous me dites est vrai, répliquai-je, si je suis réduit à la misère, jamais elle ne fera de moi un malhonnête homme, jamais elle ne m’arrachera le désaveu de mes principes. Je vais, de ce pas, les informer tous de ma position, et, quant à ma thèse, je rétracte, dès à présent, les concessions que je venais de faire au vieux gentleman ; et je ne lui accorderai désormais la faculté d’épouser, ni en droit, ni en fait, ni dans aucune acception du mot. »

Je ne finirais pas si j’essayais de décrire les sensations diverses des deux familles, à la nouvelle de nos malheurs. Mais ce qu’éprouvèrent tous les autres fut bien peu de chose auprès de l’accablement visible des deux jeunes amants. M. Wilmot avait déjà auparavant l’air d’un homme tout disposé à rompre ; ce coup le décida sur-le-champ. Il ne possédait dans toute sa perfection qu’une seule vertu, la prudence… la seule trop souvent qui nous reste à soixante-douze ans !