Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 16

Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 86-91).
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CHAPITRE XVI.

La famille ruse ; elle trouve plus rusé qu’elle.

Quelles que pussent être les sensations de Sophie, le reste de la famille se consola aisément de l’absence de M. Burchell dans la compagnie de notre jeune propriétaire, dont les visites devinrent plus fréquentes et plus longues. N’ayant pu réussir à procurer à mes filles les plaisirs de la ville, il saisissait toutes les occasions d’y suppléer par les petites distractions que permettait notre isolement. Il venait habituellement dans la matinée, et, tandis que mon fils et moi nous étions occupés au dehors, il restait à la maison avec la famille, et l’amusait par la description de la ville dont chaque partie lui était connue dans tous ses détails. Il vous eût répété tous les propos qui circulaient dans l’atmosphère des théâtres. Tous les trésors du bel esprit lui étaient familiers longtemps avant leur admission aux honneurs du Recueil de bons mots. Les pauses de la conversation étaient consacrées à apprendre à mes filles le piquet, et, de temps à autre, il faisait boxer mes deux marmots pour leur donner le fil comme il disait. L’espoir de l’avoir pour gendre nous aveuglait, jusqu’à un certain point, sur toutes ses imperfections.

Il faut en convenir, pas de piège que ma femme ne lui tendît pour le happer, ou, en termes plus charitables, pas de ruse qu’elle n’employât pour faire valoir le mérite de ses filles. Les gâteaux pour le thé étaient-ils fermes et croquants, c’était Olivia qui les avait faits : le vin de groseilles filait-il bien ? Olivia avait cueilli les groseilles : les conserves devaient leur beau vert à un tour de main d’Olivia ; pour le pouding, c’était son coup d’œil qui avait combiné les doses. Puis la pauvre femme disait au Squire qu’elle les trouvait, lui et Olivia, exactement de même taille ; puis elle les faisait lever pour voir quel était le plus grand. Toutes ces gentillesses, qu’elle croyait impénétrables, mais au travers desquelles on lisait sans peine, étaient fort du goût de notre bienfaiteur. Chaque jour, nouvelles preuves de sa passion ; elles n’étaient pas allées jusqu’à la proposition de mariage ; mais, à nos yeux, il ne s’en fallait guère. Ses lenteurs, nous les mettions sur le compte tantôt de sa timidité naturelle, tantôt de sa crainte de mécontenter son oncle. Un incident, qui survint peu de temps après, mit hors de doute son désir d’entrer dans notre famille ; ma femme y vit même un engagement formel.

Dans une visite qu’elles étaient allées rendre au voisin Flamborough, ma femme et mes filles aperçurent les portraits de toute la famille récemment faits par un peintre qui courait le pays et saisissait fort bien la ressemblance, à quinze schellings par tête. En fait de goût, cette famille et la nôtre étaient, depuis longtemps, dans une sorte de rivalité. Notre amour-propre prit donc l’alarme : c’était nous voler le pas. En dépit de toutes mes observations, et j’en fis beaucoup, il fut arrêté que, nous aussi, nous aurions nos portraits.

Le peintre retenu, — car je n’y pouvais mais ! — délibération pour montrer, dans les poses, la supériorité de notre goût. La famille du voisin se composait de sept membres : on les avait représentés sept oranges à la main ; pas de goût dans l’idée, pas de variété dans l’expression, pas d’ensemble dans les personnages. Nous voulûmes quelque chose d’un style plus brillant, et, après de longs débats, à l’unanimité nous décidâmes que nous serions tous réunis dans un vaste tableau historique, espèce de monument de famille. Il y aurait économie, puisqu’un seul cadre servirait pour tous : ce serait d’ailleurs plus comme il faut ; car cette manière de se faire peindre était de mode alors dans toutes les familles de quelque goût.

Ne nous rappelant pas sur-le-champ un trait d’histoire où nous pussions tous tenir, nous nous contentâmes d’emprunter à l’histoire des personnages isolés. Ma femme voulut être représentée en Vénus, et le peintre fut prié de ne lui point épargner les diamants au corsage et dans les cheveux. Nos deux marmots devaient être placés en Amours à côté d’elle. Moi, en robe et avec ma ceinture, je lui présenterais mes livres sur la controverse whistonienne. Olivia serait une amazone, assise sur un tertre de fleurs, en robe de cheval verte, richement galonnée d’or, et un fouet à la main ; Sophie, une bergère, avec autant de moutons autour d’elle que le peintre en pourrait mettre pour rien. Moïse devait être coiffé d’un chapeau à plumes blanches.

Notre goût plut si fort au Squire, qu’il insista pour figurer au tableau, comme membre de la famille, sous les traits d’Alexandre le Grand, aux pieds d’Olivia. C’était, pour nous, une preuve de son désir d’entrer dans la famille, et nous ne pouvions lui refuser sa demande.

Le peintre se mit donc à l’œuvre ; assidu et expéditif comme il l’était, en moins de quatre jours tout fut terminé. Le morceau était vaste, et, il faut en convenir, l’artiste n’avait point été avare de ses couleurs ; ce qui lui valut de grands éloges de la part de ma femme. Nous fûmes tous on ne peut plus contents de l’exécution ; mais, le tableau achevé, une malencontreuse circonstance, à laquelle jusque-là nous n’avions pas songé, nous déconcerta cruellement. Dans toute la maison, pas une chambre où le placer, tant il était grand ! Comment avions-nous pu tous oublier un point si capital ? Je ne le conçois pas ; mais, ce qui est certain, nous avions tous été bien imprévoyants. Au lieu d’être, comme nous nous y attendions, un sujet de triomphe pour notre vanité, le tableau resta donc tristement adossé à la muraille de la cuisine, contre laquelle la toile avait été tendue, trop grande pour passer par aucune de nos portes, et en butte aux railleries de tous nos voisins. « C’est, disait l’un, le canot de Robinson Crusoé, trop lourd pour démarrer. — Il a l’air, disait l’autre, d’un dévidoir dans une bouteille. — Chose étonnante ! comment pourra-t-il sortir ? — Chose bien plus singulière ! comment a-t-il pu entrer ? »

Ridicule pour quelques-uns, ce tableau devenait, pour beaucoup d’autres, l’objet des insinuations les plus malveillantes. Le portrait du Squire au milieu des nôtres !… c’était trop d’honneur pour échapper à l’envie. Tout bas circulaient de scandaleux propos dont nous faisions tous les frais ; et, sans cesse, notre repos était troublé par de prétendus amis accourus pour nous raconter ce que nos ennemis avaient dit de nous. Ces rapports étaient toujours reçus avec l’indignation qu’ils méritaient ; mais, toujours aussi, le scandale s’accroît de l’opposition qu’il rencontre.

Nous voilà donc, une fois encore, délibérant pour combattre la malignité de nos ennemis. Nous prîmes à la fin un parti dans lequel je trouvai trop de duplicité pour en être pleinement satisfait : ce parti, le voici. Découvrir si les avances de M. Thornhill avaient un but honorable, était notre principal objet ; ma femme se chargea de le sonder, en lui demandant son avis sur le choix d’un mari pour Olivia. Si cela ne suffisait pas pour l’amener à une déclaration, on se décida à l’effrayer par un rival. Toutefois, ce dernier projet n’obtint mon consentement qu’après qu’Olivia m’eut donné l’assurance formelle d’épouser la personne qu’on opposerait pour rival au Squire, s’il ne prévenait pas ce mariage en la prenant lui-même pour femme.

Tel fut le plan adopté ; si je ne le combattis pas à outrance, il n’eut pas mon entière approbation.

La première fois que M. Thornhill vint nous voir, mes filles eurent soin d’être absentes pour laisser à leur mère l’occasion d’exécuter son projet ; elles se tinrent dans la chambre voisine d’où elles pouvaient entendre toute la conversation. Ma femme l’engagea d’une manière assez adroite. « M. Spanker, dit-elle, me semble un fort bon parti pour l’une des miss Flamborough. — Je le pense, dit le Squire. — Celles qui ont une dot bien ronde sont toujours sûres de trouver de bons maris ; mais Dieu soit en aide aux filles qui n’ont rien. Beauté, vertu, qualités de toute espèce, que signifie tout cela, monsieur Thornhill, dans ce siècle d’égoïsme et d’intérêt ? On ne demande pas. Quelle est-elle ?… Qu’a-t-elle ? est le cri général. — J’approuve complétement votre réflexion, madame ; elle est juste autant que nouvelle. Si j’étais roi, il en serait tout autrement ; mon règne, je vous l’assure, serait le bon temps des filles sans dot, et vos deux jeunes ladies seraient les premières dont je m’occuperais.

— Ah ! monsieur, vous aimez à rire ! Si j’étais reine, moi, je sais bien où ma fille aînée irait chercher un mari. Mais, puisque vous m’y avez fait songer, sérieusement, monsieur Thornhill, ne pouvez-vous m’enseigner un bon mari pour elle ? Elle a, en ce moment, dix-huit ans ; elle est bien formée, bien élevée, et, dans mon humble opinion, elle n’est pas sans mérite.

— Si j’en avais le choix, madame, je voudrais trouver une personne assez accomplie pour faire le bonheur de cet ange ! un homme réunissant sagesse, fortune, goût, sincérité… Voilà, madame, le mari qu’il lui faudrait. — Oui ; mais en connaissez-vous un de cette espèce ? — Non, madame ; impossible de trouver un homme qui soit digne d’être son mari : c’est un trop grand trésor pour qu’un homme le puisse posséder, c’est une divinité. Sur mon âme, je le dis comme je le pense, c’est un ange, — Ah ! monsieur Thornhill, vous flattez ma pauvre fille. Nous avons songé à la marier à un de vos tenanciers, dont la mère vient de mourir et qui a besoin d’une ménagère ; vous savez qui je veux dire, le fermier Williams ; un brave homme, monsieur Thornhill, capable de lui faire manger de bon pain et qui nous l’a plusieurs fois demandée. » Il l’avait demandée effectivement. « Mais je serais bien aise, monsieur, d’avoir, pour ce choix, votre approbation. — Comment ! madame, mon approbation !… mon approbation pour un pareil choix !… Jamais !… Sacrifier tant de beauté, de sens, de bonté, à un rustre incapable de sentir son bonheur ! Pardon, madame… jamais je ne pourrai approuver pareille injustice ; et j’ai mes raisons… — Oh ! monsieur, si vous avez vos raisons, c’est une autre affaire ; mais je serais ravie de les connaître, vos raisons. — Encore une fois, pardon, madame ! Elles sont là (il mit la main sur son cœur) trop avant pour être révélées ! elles sont ensevelies, elles sont rivées là ! »

Dès qu’il fut parti, consultation générale ; mais que penser de tous ces beaux sentiments !… Impossible à nous de le dire. Olivia les regardait comme les indices de la plus ardente passion. Je n’étais pas, moi, tout à fait si confiant ; il me semblait assez clair qu’il y avait là plus d’amour que de mariage. Au reste, quoi que ces sentiments pussent présager, on résolut de suivre le projet dont l’élément principal était le fermier Williams qui, dès la première apparition de ma fille dans le pays, lui avait fait sa cour.