Opinions. Le Verlibrisme, étude critique sur la forme poétique irrégulière
Édition de la Revue Mauve (p. 7-39).




Pour amuser MM. Gustave Kahn et René Ghil.


Mètre divin, mètre de bonne race !
Th. de Banville.


Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiquss.
André Chénier.


OPINIONS

Le Verlibrisme




Le mouvement poétique de cette époque portant surtout sur la question de métrique, c’est cette question seule que je vais essayer de traiter, et ee sont seulement lesmètres nouveaux que je vais critiquer.

Je crois nécessaire pour éviter l’équivoque de bien établir dès le début de cette étude que je n’ai pas eu l’intention de m’occuper d’autre chose. Je ne viens pas parler des Symbolistes, Parnassiens ou Déliquescents, mais de la forme régulière et de la forme irrégulière. S’il y a beaucoup à dire sur ce sujet, il en est de même pour le style, les métaphores poétiques, en un mot pour le fond de la poésie.

C’est la raison pourquoi j’ai cru bon de consacrer un travail à la forme seule, me réservant s’il m’en prend fantaisie, d’en consacrer un autre au fond, qui soit étranger au premier.

De la sorte, les mécontents ne sauraient m’accuser de contester ce qu’il peut y avoir d’inspiration chez les poètes décadents, puisque je prétends critiquerseulement leur métier.

Je connais un jeune dessinateur qui essaie de symboliser de profondes pensées ; mais il arrive que ses femmes ont les seins sur le ventre, et ses personnages ont fréquemment de malencontreuses déformations. Je ne dis pas de lui, : 77 est nul, je dis : il ne sait pas dessiner.

L’excessif mépris de tout ce qui est «métier» en art, devait avoir son effet sur la poésie, et plus sur la poésie que sur toute autre chose. En effet, les fautes d’anatomie resteront toujours choquantes en sculpture, aussi bien qu’une faute de perspective sur une œuvre picturale.

Il y a là des lois inviolables : Celle de la Nature.

En poésie, c’est autre chose ; il y a plus d’arbitraire. Les règles ne sont guère déterminées que par le bon sens et le goût. On essaye d’enfermer l’inspiration dans le cadre que l’on croit propre à l’exécution d’une œuvre d’art, et ce cadre est le vers. Les rimeurs indisciplinés ont pu pré tendre que ce cadre n’était pas le bon ; ils ont pu, s’aidant de cet argument, mépriser beaucoup le métier, el c’est pourquoi nous avons le vers libre.

Le vers libre, puisque cela s’appelle tout de même un vers, n’a plus guère de commun avec le vers régulier, au point de vue de la forme, bien entendu, que la rime, et cela pas toujours. Pour ce qui est hémistiches égaux et césure, tout cela a disparu. Mais les novateurs prétendent l’avoir remplacé par autre chose.

Ils se disent épris de musique avant toute chose «au point que leurs perceptions s’étant affinées, et leurs sens étant devenus plus exigeants, ils n’ont plus su se contenter de la mélopée monotone et rigide du vers Parnassien ». [1]

Nous examinerons plus loin si cette prétention musicale et justifiée, et si cette «mélopée monotone et rigides est aussi monotone et aussi rigide que les verlibristes veulent bien le dire.

Evidemment il fallait au vers nouveau des principes de construction nouveaux, bienjétablis ; plusieurs ont essayé de réglementer le vers libre ; entre autres, M. Gustave Kahn. Mais il est trop clair, que cette poésie nouvelle n’est pas composée selon certaines règles mais que ce sont ces règles qui ont été conçues selon le vers libre.

C’est absolument comme si, au lieu de faire un habit à la taille d’un homme, on cherchait dans la foule un homme qui puisse rentrer dans cet habit.

Gustave Kahn, après avoir traité les vers réguliers de lignes de prose coupée par des rimes régulières, énonce que le vers libre doit « exister en lui-même par des allitérations devoyelies et de consonnes parentes ». De plus, « la strophe est engendrée par son premier vers, le plus important en son évolution verbale » [2].

Tout cela est bien vague ; il est d’autres formules encore plus vagues, pour le vers libre, et il est aussi difficile de le vérifier qu’il est facile de ne pas les observer.

Puis, pour des gens qui méprisent le «métier» cette allitération de sons demande, pour ne pas gêner l’inspiration, une bien grande habitude, et partant, un long apprentissage. Quant à la beauté du résultat, quant à l’effet musical, ils sont bien contestables, et en tout cas exceptionnels. Si la répétition de certains sons dans le corps d’un vers, plaità l’oreille, celle de certains autres est fort importune, ou semble avoir des prétentions au calembour.

Cela me fait penser aux phrases dont on amuse les enfants, phrases construites selon Monsieur Gustave Kahn, quoique bienavantlui, etparmi lesquelles je citerai, celle-ci, bien grotesque :

Ton thé t’a-t’il ôté ta toux ?

Est-ce musical, cela ?

Le vers libre a peut-être pour lui qu’il est la preuve d’un effort, d’une recherche de quelque chose de nouveau ; cela serait fort bien s’il nous apportait quelque chose de mieux que ce qui existe. Sans être de ceux qu’un jeune appelait il y a quelques années et avec raison : « Officiants des anciens rites », je trouve inutile de remplacer le mal par le pire, en admettant qu’on trouve qu’il y ait mal.

Car la poésie régulière est un instrument qui rend d’assez jolis sons… quand on sait s’en servir — quoiqu’en dise M. Kahn. Il en est de glorieux exemples et qui sont tout proches.

Il est des purs-sangs qui ne déplaisent qu’à ceux qui ne savent point monter à cheval.

Toutefois, puisqu’il y a des gens qui semblent convaincus que l’ancien pégase est borgne, nous leur dirons que le nouveau, le leur, est aveugle et bien peu robuste.


Je vois bien peu de différence entre la prose poétique et la poésie irrégulière. Cette dernière a seulement sur la prose l’originalité d’être coupée en lignes inégales, apparemment au hasard, et d’être agrémentée ça et la de vagues rimes ou assonances. Par exception, on y rencontre bien parfois un vers rythmé. Mais l’auteur ne i l’a pas fait exprès : C’est peut-être qu’un instinctif besoin de rythme le luià fait commettre inconsciemment, ou bien c’est pur hasard. On objectera que cette poésie se distingue aussi par de l’obscurité, une incohérence voulue, une profondeur vraie ou factice ; mais nous ne nous occupons ici que de la forme, et d’ailleurs il est aisé d’être obscur en prose, et. même en vers réguliers : Stéphane Mallarmé ne le fut-il pas quelquefois dans lesdeux ?

Les poètes verlibristes semblent donc vouloir séparerle vers de lapoé sie ; toute opinion est respectable ; s’ilsne voient pas de différence entre le poétique et la poésie, c’est leur droit ; s’ils se refusent à voir une harmonieuse beauté dans le rythme, c’est encore leur droit ; seulement, qu’ils soient logiques, puisqu’ils nient le vers, qu’ils n’écrivent pas leurs productions à la façon des vers et qu’ils ne leur en donnent pas le titre. J’approuve en cela le bon sens et la modestie des auteurs de «poèmes en prose ».

J’admets fort bien que l’on réforme le vers dans une certaine mesure ; qu’on l’affranchisse de certaines règles arbitraires dans le sens de la rime, par exemple, pour laquelle il en est stupides, ainsi que pour le hiatus. Mais qu’on ne touche pas au rythme.

Le Romantisme l’a respecté tout en réformant. C’est son œuvre qu’il faut continuer. Dès l’instant qu’on détruit le rythme du vers, c’est le vers qu’on supprime.

Une syllabe de trop dans un alexandrin ne choque t-elle par toute oreille un peu musicale, autant qu’une note fausse dans le corps d’une mélodie ? Par exemple, voici quelques vers pleins de charme, dus à Henry Bataille :


… Ne bouge pas, la lune a remué sur l’eau
Les feuilles mortes n’osent pas s’approcher d’elle..
Viens, ne fais de bruit, c’est l’heure des roseaux.
Nous tremperons nos doigts dans la lune fraîche et belle
Et nous la troublerons presque en soufflant dessus.
Elle voudrait peut-être aller à la dérive,
Vers les longs fleuves dont elle s’est souvenue…


Malheureusement pourquoi cette fâcheuse négligence au quatrième vers ; pourquoi cette syllabe intempestive qui vient troubler le rythme général et berceur ? Car il est presque toute la musique du vers, ce rythme ; et je trouve qu’ildoit y avoir delà musique dans la poésie.

Verlaine était plus exigeant dans son Art poétique :

De la musique avant toutes choses.

Les novateurs prétendent aussi peut-être que le vers régulier restreint la pensée à laquelle ils veulent donner de l’espace Mais s’ils sont gênés par l’étroitesse du cadre, c’est qu’ils ne savent pas s’en servir :

La composition poétique résulte de deux phénomènes intellectuels : la méditation et l’inspiration [3]. Il faut, pour leur laisser libre cours tout en les enfermant dans un mètre déterminé et avec certaines règles, un fort long apprentissage ; il faut, à côté du rêveur et du penseur, un ouvrier. N’étaient-ils point des ouvriers, tous les ciseleurs de stropheirréprochables, parmi lesquels on compte ceux-là même qu’admirent les irréguliers : Baudelaire, Banville, Leconte de Lisle, Verlaine, Samain, et tant d’autres. Tous ont eu le souci de la forme ; et puisque j’ai nommé Baudelaire, je ne puis laisser passer cette phrase deThéophi le Gauthier, ce gio- V rificateur de la forme, bon poète et bon artisan, phrase tirée de la préface qu’il fit pour les « Fleurs du mal » :

« Quand il s’agit d’un poète, la facture des vers est chose considérable, et vaut qu’on l’étudie, car elle constitue une grande partie de sa valeur intrinsèque. C’est avec ce coin qu’il frappe son or, son argent ou son cuivre. »

Il est évident qu’il ne s’agit pas que de faire des vers alexandrins à la césure irréprochable et aux rimes riches, pour être un poète. Boileau, ce prince du bon sens, n’était pas plus poète que celui-là qui s’essayerait à faire en vers un traité de géométrie. Et il est entendu que Ponsard poétiquement parlant, est à peu près nul, autant que le sont aujourd’hui les rimeurs du goût de Monsieur Jean Aicard.

Mais cela serait un ridicule argument pour prétendre que toute poésie régulière est nulle.

Ne dites pas que certains sont des épiciers parce qu’ils font des vers réguliers- dites qu’ils ne sont pas poètes, voilà tout.

S’ils élaboraient leur pauvre idée en vers de vingt pieds, sans rimes, et commençant par une lettre minuscule au lieu de la majuscule traditionnelle, ils ne le seraient ni plus ni moins.

C’est une remarque faite par tous ceux qui se sont occupés de critiquer la poésie nouvelle, que parmi les poètes décadents, il y a bon nombre d’étrangers. On a vu là un indice, une des raisons d’être du vers libre. Cette remarque a toujours été accueillie dans l’école récente par des protestations ironiques ; ceux qui l’avaient formulée (et point ou mal expliquée) furent, par un malentendu voulu, accusés de chauvinisme, et combattus avec des arguments toujours les mêmes, généralisés par cette formule vague : l’Art est universel.

Parbleu oui, l’Art est universel ; mais les artistes, mais ceux qui écrivent, peuvent-ils être compris partout, avoir du talent dans plusieurs langues ? Sont-ils encyclopédistes érudits, polyglottes et poètes à Ja fois, en somme, philosophes dans le sens analytique du mot ?

Oui, l’Art est universel ; nous devons admirer et glorifier les grands étrangers, les Shakespeare, les Byron, les Gœthe, les Poe ; mais c’est en leur langue maternelle, qu’ils eurent du génie, et ce n’est à la rigueur, qu’en cette langue qu’on les pourrait bien goûter.

Supposez un instant que ces hommes aient eu l’idée d’apprendre le Français pour écrire leurs œuvres ; supposez Flaubert s’initiant aux difficultés de la langue Allemande pour créer «Madame Bovary» : Que d’indécisions, que d’impropriétés dans l’ouvrage, où le génie percerait mal dans la forme, qu’on peut assez justement comparer à un miroir de la pensée, flatteur lorsqu’il est clair, et que certains se complaisent à troubler.

Admettons l’impossible, presque :

L’écrivain a la connaissance admirablement approfondie de cette langue d’adoption ; il s’est nourri des classiques du pays ; mais une chose lui manquera toujours :

Il n’aura pas l’esprit de cette langue, il n’aura pas le tempérament de cette race qui n’est pas la sienne.

Voilà peut-être pourquoi les poètes étrangers sont irréguliers en Français ; et nous devons avouer que leur manière obscure, sans rythme, est plutôt, pour eux, de l’impuissance que de l’innovation.

Voici à ce sujet une fort juste observation extraite du livre : Les Jeunes, de René Doumic, mais qui serait plus juste encore pour certains étrangers que pour M. Maeterlinck :

« ... Afin de rendre cette impression « de mystère, M. Maeterlinck se sert « de procédés sommaires, qui affec« tent une naïveté de primitif. C’est ici « qu’il fait bon pour lui d’être Belge. « Car il 11e sait pas bien la langue. « 77 la sait à la façon des étrangers, « à qui manque toujours le sens de « la tradition. »

On ne saurait mieux dire. Et ce qui est typique, c’est que de jeunes poètes français singent ces étrangers, non pas dans ce qu’ils ont de génial, mais dans leur façon imprécise, dans leur « parler nègre », dans l’incompréhensible. Tly a là comme un snobisme de leur part : Ils font avec intention ce que leurs maîtres— si je puis m’exprimer ainsi — font simplement parce qu’ils sont incapables d’autre chose.

En même temps, ils se complaisent dans ces mélancolies, dans ces brouillards que leurs apportent Anglo-Saxons, Flamands et Norvégiens ; leur poésie est pleine de larmoiements, de faux accents élégiaques, qui choquent chez eux, parce que tout cela est à notre lyre latine, ce que les brumes de Londres sont au ciel de l’Attique.

Un fait curieux, c’est que la jeune école se permet des ballades et des sonnets fantaisistes. Cela est en contradiction avec les principes de verlibrisme, et c’est particulièrement choquant et illogique. Pourquoi, si l’on veut être libre et accomoder le vers selon sa fantaisie, choisir justement une forme rigoureuse, qui n’admet aucun écart ? C’est peut être reconnaître tout de même le charme de ces poèmes d’un genre spécial, ayant leurforme propre, leurs lois inviolables, et qui conviennent si bien à notre langue, par cette excellente raison qu’elle lesa créés pour la plupart. Je veux parler de la Ballade, de Villon et de Clément Marot, délaissée dès le XVIIe siècle et réssuscitée si heureusement par Théodore de Banville, du rondeau naît, du sonnet, essentiellement latin, né en Italie, et importé chez nous par du Bellay. Comment créer une contrefaçon, une parodie de ces genres charmants ? Qae dirait-onde l’architecte vandale qui restaurerait un château renaissance en l’agrémentant çà et là de quelques motifs modern-style, ou qui prétendrait compléter NotreDame en la coiffant de la calotte de pâté qui afflige labutte Montmartre ?

N’abîmez pas le sonnet, le rondel, la ballade, le triolet. Initiez-vous à leurs difficultés, sans les supprimer, elles sont le caractère même et l’originalité de ces petits poèmes. Mettre de la vraie poésies dans des strophes égales, c’est fort beau déjà ; mais n’est-il pas mieux de la placer, et cela sans aucune contrainte apparente,dans de tels cadres ? Le poète n’a-t-il pas alors la double gloire de l’Idée exprimée et de la difficulté vaincue ? C’est une cause que Théophile Gautier a trop bien plaidée pour qu’il soit utile de le faire après lui. Je ne puis donc que citer les trois premières strophes du poème : l’Art qui termine les Emaux et Camées :


Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle
Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fauss s !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit


Fi du rythme commode
Comme un soulier trop grand ;
Du mode
Que tout pied quitte et prend !


Je sais bien que Théophile Gautier ne compte guère maintenant aux yeux de certains Jeunes. On observe à son égard, ce dédain et cette méfiance qu’inspire toujours, dans une certaine mesure, tout écrivain qui devient classique.

Et puis, il est trop vieux. Qui lira Théophile Gautier ? Qui lira Banville ? S’amute-t-on aujourd’hui à connaître ces gens-là ? Comment ai-je pu être assez vieux-jeu pour m’abriter derrière un tel nom ? Il eût été plus sage, de citer quelques mots énigmatiques d’un auteur très fort et connu de moi seul. Beaucoup eussent été convaincus par ma seule érudition. Mais je persiste dans mon inexpérience, et je dirai que si l’on doute qu’on puisse être bon poète en employant les formes difficiles, si l’on croit que le rimeur de sonnets et de ballades fait une simple besogne de menuisier, qu’on lise les Exilés, les Cariatides, ou le Sang de la Coupe — c’est de Banville. — Je vais plus loin : qu’on ait l’enfantillage de prendre les Orientales et d’y chercheras Djinns ou qu’onsesouvienne de certaine Ballade à la Lune [4], (qui n’est point une ballade dans le sens technique) de l’auteur des Nuits. Certains prétendent que la pensée est bien à l’étroit dans l’exiguité d’un sonnet : qu’ils ouvrent les Fleurs du Mal ; qu’ils secouent la poussière des volumes de Ronsard et de du Bellay ; ou bien, s’ils méprisent ces lyressurannées, ils pourront découvrir qu’il n’y a pas mal de sonnets chez Verlaine, Rimbaud, Samain, de Hérédia. Il y en a beaucoup aussi dans Mallarmé.

D’ailleurs, il s’en rime encore chaque jour, et signées par des gens qui passent à juste titre parmi nous pour de bons poètes.

Il est utile d’ajouter aussi que ces anciens rythmes français : ballade, rondeau, sonnet, e !c, ont leur raison d’être et ne furent point construits au hasard ; ils ont été calqués sur des airs à chanter ou à danser ; système analogue à celui des Grecs, qui sont toujours nos maîtres en beaucoup de points, et dont les formes poétiques se ramènent toutes à un certain nombre de modèles, de types déterminés [5].

Dans la recherche des difficultés, il ne faut pas, bien entendu, tomber dans l’excès, et faire d’un poème, un casse-tête chinois. En vantant le charme des vers méthodiquement distribués, je n’ai point du tout fait allusion aux puérils madrigaux en acrostiches, rimés et chevillés sur l’album des petites bourgeoises de province, non plus qu’aux sonnets rapportés, rétrogrades, etc…, aux petits poèmes affectant à dessein des formes de figures géométriques, et autres exercices de patience qui n’ont rien de commun avec la poésie, et qui eurent paraît-il un temps de grande vogue en Espagne et en Italie. Mais il y a, Dieu merci, de la marge entre ces ridicules amusements et les prétendus rythmes des verlibristes.

Il est logique d’examiner, à la fin de cette étude, quelles seront, selon toutes probalités, les destinées de métrique nouvelle. Je crois que le vers libre est en raison directe avec lapoésie qu’il enferme.Or, cette poésie présente des apparences fiévreuses assez prononcées ; elle exprime plus des visions de malades que des rêves d’hommes sains de corps et desprit ; elle semble atteinte de la maladie du siècle : la neurasthénie. Si l’on considère cela, il n’y a rien d’étonnant en ce qu’à l’étrangeté de l’œuvre, il ait fallu l’étrangeté du cadre. Le vers libre sied très bien aux manifestations poétiques bizarres, au sons inarticulés dont nous avons tant d’exemples depuis une dizaine d’années. On a vu, en effet, des poètes se llatter d’être seulement compris d’eux mêmes et de quelques rares initiés. S’ils étaient de bonne foi dans leurs productions, je me refuse à croire qu’ils étaient en un parfait état de lucidité ; et je crois que c’est par snobisme que certains ont prétendu les comprendre et les admirer. Si par exemple Stéphane Mallarmé ne fut point un névrosé, pourquoi trouve-t-on dans son œuvre quelques poèmes d’une grande beauté, aux métaphores claires et pleines d’envolées poétiques, à côté d’une quantité de vers incompréhensibles au point qu’il s’est élevé des discussions sur leur sens, et qu’aucun des «traducteurs» n’a réussi à dégager l’idée de l’auteur ? N’en peut-on déduire que le Stéphane Mallarmé de Soupir et de Brise Marine n’est point encore le visionnaire malade des poèmes qui suivirent ? La même remarque s’applique à l’enfant de génie que fut Arthur Rimbaud. Cependant les deux exemples sont mal choisis, quant à la forme, puisque ces poètes employaient le vers régulier. Ils ne faisaient il est vrai qu’ouvrir l’ère des poètes malades, et l’incohérence du fond devait logiquement précéder celle de la forme. Nous les trouvons toutes deux chez Francis Vielé-Griffin, Gustave Kahn, et un peu chez Henri de Régnier.

Monsieur René Ghil détient le record de l’obscurité. Seulement il y a des chances pour que ce dernier soit un « fumiste ». Il suffit pour s’en rendre compte de lire de lui ces vers ( ?) souvent cités :

Ouïs ! ouïs aux nues haut et nues où
Tirent-ils d’aile immense qui vire…
et quand vide
et vers les grands pétales dans l’air plus aride
(et en le lourd venir grandi lent stridule et
Titille qui n’alentisse d’air pui dure, et !

grandie erratile et multiple d’éveils stride
mixte, plainte et splendeur ! la plénitude aride)
et vers les grands pétales d’agitations
lors évanouissait un voile ardent qui stride…
etc…

Evidemment ce Monsieur René Ghil s’amusait à une exagération volontaire et narquoise, se moquait de nous, ou bien aurait eu grand besoin de soins. Si nous admettons cette hypothèse que le vers libre est dû en partie à la poésie maladive, il a des chance de vie ; seulement il sera en faveur dans la pénombre, réunissant seulement une poignée d’adeptes sincères ; à côté d’eux, figureront ceux qui appliquent les formules nouvelles par snobisme, tout comme ils auraient à cœur d’être vêtus à la dernière mode. .— Malheureusement, il y a et il y aura de ces gens-là. — Puis les prétentieux qui observent une attitude de défi, qui ont le dégoût de la simplicité, l’horreur du bon sens ; enfin, ceux qui méprisent le public avec cette raison assez bonne, d’ailleurs, qu’il n’y a plus guère de lecteurs capables de quelque effort dans leur lecture et que cette époque dédaigne le poète ; ils répondent au dédain par le dédain et riment pour eux ; cet isolement les conduit au paradoxe, les allie aux verlibristes.

Le vers libre vivra donc ; il est un essai, un effort, — pas heureux — mais un effort.

Cependant vivra-t-il longtemps ? Il y a une excellente raison pour qu’il soit éphémère : il n’a point d’utilité. Ecrire quelque chose de poétigue sans l’art des vers, cela a déjà été fait par Fénelon, Jean-Jacques Rousseau, Bernardin-de-Saint-Pierre, Chateaubriand, Georges Sand, Michelet ; est-il meilleur vers libre que la prose ? Est-il langage plus poétique que le vers musical, à rythme régulier ? Il n’y a pas dans une telle préférence une question de routine, comme le prétendent les partisans du vers libre, fos mais fine question de beauté. Est-ce par routine que nous admirons la Vénus de Milo ?

Si nous voulons chanter, prenons la lyre antique, glorieuse des doigts qui l’ont fait vibrer, feconde du divin héritage laissé par nos maîtres. Quoi ! elle est bien vieille ? Mais si nous lui donnons une âme nouvelle, sises cordes sacrées rendent par nous des accents point encore entendus, elle sera toujours jeune.

  1. René Domine.
  2. Gustave Kahn.
  3. Victor-Hugo (Littéraire et philosophie mêlées).
  4. Ballade, a ici le sens de Ballade allemande ; plus justement le Lied ou Lai.
  5. Ode grecque et Sonnet italien ne signifiant autre chose que chanson.
    Estienne Pasquier. (Recherches).