Le Verger d'Assise
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 194-200).
POÉSIES

LE VERGER D’ASSISE


ORAISON


L’étoile a rebrillé dans le matin fragile
Sur les champs et sur la cité.
Dieu fait surgir François de la commune argile.
Il parait : et l’on voit refleurir l’Evangile,
Renaître le Ressuscité.

Pérouse fut le lac ; Assise fut la ville ;
La montagne fut la Verna.
Il fit un trône d’or à la Pauvreté vile ;
L’Obéissance, en robe ancillaire et servile,
S’assit près d’elle et gouverna.

Sous leur sceptre, il rangea ceux que le Roi destine
A la gloire des conviés.
Ils vont, comme jadis aux jours de Palestine,
Épandant l’amour simple et la joie enfantine
Dans l’air bleu, sous les oliviers.


Ils vont, du municipe au seuil érémitique,
Le long des sentiers, deux par deux,
Heureux du ciel toscan, du souffle adriatique,
Ou quand un tisserand, au coin de sa boutique,
Les regarde et se moque d’eux.

Ils annoncent le Verbe au siècle qui s’étonne
Et le pacte qu’il enseigna.
Leur voix fait assembler aux silences d’automne
Les bouviers de Fermo, les marchands de Cortone
Et les oiseaux de Bevagna.

Les uns sont mendiants, les autres sont apôtres.
Ils ont le bâton des bergers.
— Ces foules à genoux, ce ne sont plus les nôtres, —
Les uns font oraison, prêchent, quêtent. Les autres
Rêvent sous des arceaux légers.

Ils sont le sel promis, et la terre ancienne
S’orne comme un jardin béni.
Partout, — germe royal, flore patricienne, —
L’ordre couvre le sol, et la cloche de Sienne
Répond à celle de Terni !…

Tout ravissait leur âme : une fougère, une aile,
Un nuage sur l’orient.
Ce fut le pur instant dans la suite éternelle,
Une communion des êtres, fraternelle,
Un panthéisme souriant.

Les haines s’effaçaient avant que d’être écloses.
Les hommes étaient doux, conquis
Aux baisers de la source, aux caresses des roses,
Au rythme universel, au murmure des choses,
— Cœurs délicieux, temps exquis !


Hélas ! ces temps sont morts ; la semence abondante
N’aura pas levé ; c’est en vain
Que certains garderont cette parole ardente,
Que Giotto peindra cette grâce et que Dante
Dira ce reflet du divin.

Hélas ! François est mort et morte sa pensée,
La tombe enferme son corps nu.
Son frais cantique a fui notre lèvre oppressée
Et voici qu’aujourd’hui la terre est harassée
Comme s’il n’était pas venu.

François, nous te prions à cette heure indécise
Où l’ombre envahit le chemin.
Que ta blanche figure à nos yeux se précise,
O Père ! et qu’un rayon de la clarté d’Assise
Réchauffe le vieux cœur humain !


LE REPAS SÉRAPHIQUE


Donc, — la bure à l’épaule et suivant le ruisseau, —
Avec l’un de ses fils, avant le crépuscule,
Saint François descendit à la Portioncule
Pour manger avec Claire, à leur commun berceau.

J’aime d’imaginer le tendre paysage
Où le Pauvre de Dieu menait ses pas bénis
Et les odeurs des fleurs et les chansons des nids
Qui mettaient leur Hesse à son maigre visage.

C’était l’un de ces soirs limpides et touchants,
Comme le Ciel les fait pour la terre d’Ombrie,
Quand, semant de points blancs la colline assombrie,
Les bœufs aux mufles bas redescendent des champs.


L’heure insensiblement se faisait violette.
Après le chaud du jour, les plantes buvaient l’air
Chaste, — et que traversait le bourdonnement clair
Des couvents d’Antria, d’Assise et de Spolète.

Tous les contours étaient fondus et diaprés,
L’ombre, autour du soleil, flottait comme une cendre.
Heureux les yeux humains qui savent voir descendre
La beauté des couchants sur la grâce des prés !

— Quand il eut contemplé cette fête excellente,
François, le chef nimbé de son dernier reflet,
Vint au Logis et vit celle qu’il appelait
La Fille de son âme et sa petite Plante.

Elle priait tout bas, sous le voile léger,
Appuyée à la sœur qu’elle avait avec elle :
Cécile, Andrée, Agnès ou cette douce Angèle,
Lampe de la Demeure et Rose du Verger.

Près du bois de mûriers, visité des abeilles,
Le couvert était mis sous deux cyprès jumeaux ;
Or, l’on n’y voyait point de vaisselle ou d’émaux,
Mais des vases grossiers et de pauvres corbeilles.
 
Nul ne s’était troublé de mets ou de liqueurs ;
Un pain fut apporté du fournil d’une veuve, —
Car l’homme, au long du jour, se nourrit et s’abreuve,
Mais le Christ est le vin qui réjouit les cœurs.

Sa figure invisible animait cette scène ;
On eût dit, — bien qu’on fût aux jours d’Honorius, —
Tant les fronts étaient purs, les témoins d’Emmaüs,
Tant l’air était fervent, la maison de la Cène.


Le Saint vint à la table et, très dévotement, —
Tous les regards étant fixés sur les stigmates, —
Fit, ayant étendu ses mains longues et mates,
Le geste de bénir sur le pain de froment.

Puis, quand ils eurent pris la nourriture utile,
Parlant entre eux ainsi que de petites gens,
Lui, commença d’ouvrir à leurs sens diligents
Le trésor de son âme embaumée et subtile.

La lune découpait les feuillages blanchis ;
Dans le soir, s’écoulait des belles lèvres graves
Le flot délicieux des paroles suaves
Sur l’herbe pacifique et les cœurs rafraîchis.

— Cependant, vers le bois et l’église voisine,
Des flammes, tout à coup, s’échappèrent au vent,
Et voici que le ciel ardait jusqu’au levant
Comme s’il eût été de cire ou de résine.

Les objets réfléchis sur l’horizon cuivré
Se teignaient tour à tour de la pourpre indécise,
Tant que le populaire, en la Cité d’Assise,
Etait plein de frayeur et grandement navré.

Mais, quand on eut franchi le seuil du monastère,
Ne trouvant aucun feu, brandon, ni murs roussis,
L’un connut, en voyant les convives assis,
Que cette flamme était divine et salutaire :

— Car, ils étaient séants, ainsi qu’il est écrit
Au livre de Thomas, pieux et véritable,
Tous bien rassasiés devant leur pauvre table,
Les yeux noyés d’amour et ravis en esprit.


FRA GUIDO


Fra Guido naquit au Val de Viterbe
Dans les temps d’effroi, d’ire et de superbe
Des barons de fer, des bourgs de granit.
Un jour qu’il jouait, dans la populace,
Le Père François passant sur la place,
Voyant ses yeux purs rit et le bénit.

Dans l’été suivant, il se mit en marche,
Franchit la Province et vint dans la Marche
Frapper au Logis de Soffiano.
Comme il était simple et de peu de lettres,
On ne lui laissa que les soins champêtres ;
Il ornait la ruche et gardait l’agneau.

Lorsqu’il fut sorti de l’adolescence,
Il alla quêter par obéissance :
Il cherchait les nids dans chaque buisson,
Il comptait les fleurs sur chaque pelouse ;
Comme il atteignait le lac de Pérouse,
Un homme passa, portant un poisson.

Guido l’arrêta : ses mains réjouies,
Saisissant la tanche aux fines ouïes,
Firent scintiller le dos de métal.
Il la caressa contre sa poitrine,
Puis, lui rappelant la merci divine,
Il la rejeta dans le lac natal.

Ensuite, il revint à son monastère.
On le vit, dès lors, rêveur solitaire,
Errant au jardin, nu-tête et déchaux,
Ou bien écoutant, au seuil des cellules
Les frelons bruire, ou les libellules
Crisser dans les soirs transparents et chauds.


Même il s’approchait, si quelque vieux Père
Évoquait Léon, Rufin, Junipère,
Ou Madame Claire ou Rivo-Torto ;
Mais bientôt distrait, il cessait d’entendre,
Regardant d’un œil plus fixe et plus tendre
Sœur lune vêtir un pan du coteau.

En lui descendait la paix monacale ;
Son être fondait dans l’ombre amicale ;
Les pins montaient droits, purs, aériens.
Tout mourait : les fleurs fermaient leurs calices,
Et la nuit joignait ses tièdes délices
Aux enchantements des jours ombriens.

L’air sentait le cep, le buis, la rhubarbe,
Les ramiers du ciel jouaient dans sa barbe
Et les ans, ainsi, succédaient aux ans
Mais la vie est vaine et la mort ordonne :
Guido l’attendit de ce front que donne
La tranquillité du cœur et des sens.

Comme il sommeillait, environné d’anges,
La fenêtre ouverte, au temps des vendanges,
La Mère du Christ vint du haut des cieux ;
Elle s’approcha du lit mortuaire
Et tendit au frère un électuaire
D’un parfum subtil et délicieux.

Lui, dès qu’il eut pris cette confiture,
Il abandonna l’humaine nature
Comme un incommode et pesant fardeau.
Et la douce Vierge, entre ses mains closes,
Emporta là-bas où vont toutes choses
L’âme de cristal du frère Guido.


REGIS DE BREM.