Le Verger (Dablon)/16
Chapitre XVI
SEPTEMBRE
Le train était garé et respirait sans effort avant la course.
À dix heures moins le quart, on ouvrit les barrières, et une foule d’amis et de parents s’approcha du wagon-lit 233 scellé au cœur du convoi. Les trois missionnaires qui partent ce soir pour la Chine ont retenu leur lit dans le wagon 233. Ils n’en finissent plus de serrer la main à droite et à gauche. Ne pourrait-on leur concéder quelques minutes d’intimité avec leurs proches ?
Trois groupes se forment près du train.
Les parents du Père Jacques Richard sont là. Il ne manque que le père. Mais Jacques a hérité, en vieillissant, les traits et jusqu’aux allures de son père. Le Verger est là : Monique, redevenue la sœur aînée pour un soir ; Paule, toute raide, avec son mari Pierre Morand. Guy, voûté, oublie dans son émotion le mégot qui lui grille les lèvres ; et derrière un pilier de la marquise, ses gros doigts noués dans le dos, André, le polytechnicien, pleure comme un petit pensionnaire. La mère de Jacques revient sans cesse à la charge ; il n’est pas d’endroit de ce visage qu’elle n’ait couvert de ses baisers. Jacques compose de sa famille une dernière image, fidèle à ce qu’il sait du passé.
Il serre la main de Lucien Voilard, correct, maître comme toujours de la vie et des émotions inutiles.
Le temps est doux et humide et de grandes taches brunes rampent sur le ciment du quai. Le chef de train tire son chronomètre ; de rapides frissons courent sur la foule.
— Regardez, il dit bonjour à son père.
Le Père Jean s’approche de son père ; il est fils unique ; deux colosses, l’air dégagé, campés fermement sur un sol qui se dérobe. Ils savent ce qu’ils font. Le Père Jean s’incline d’abord vers une dame au collet de fourrure, sa mère, qu’on ne voyait pas, et la baise en y mettant la douceur d’une femme qui se penche sur un berceau. Il embrasse son père brièvement, avec une vigueur où passe une longue affection et le voilà sur le marchepied. Il sourit près du Père Beaudry, le troisième partant. Le chef de train, aidé des contrôleurs, écarte les gens du convoi qui s’ébranle.
Le Père Beaudry, court et carré, les épaules engoncées dans son complet neuf, ne s’est pas reposé de la journée. On lui a dit, il n’a pas écouté ; il n’écoutait plus personne. Et lorsque sa sœur, une enfant presque, échappe à la poigne du contrôleur et s’élance sur le marchepied pour l’embrasser encore une fois, de grosses larmes roulent dans les yeux du jeune missionnaire et brillent sur ses joues terreuses. On entonne l’Ave Maris Stella, et le train glisse entre les versets de l’hymne que des centaines de voix clament mâlement sur un mode triomphal. On a vu, par une glace, Jacques qui envoyait la main à ses amis et, à sa mère, des baisers au bout des doigts.
Jésus-Christ compte trois missionnaires de plus.
Jacques ouvre une enveloppe que Monique lui a remise tout à l’heure. C’est l’écriture de Maurice. Il sort une carte où l’on a biffé les noms de Monsieur et Madame Legendre et écrit à la plume : « Estelle et Maurice ; à Jacques, notre ami ; écrirons à Vancouver » ; puis un chèque qui porte la signature de Maurice (Maurice a toujours été prêt de ses sous, Jacques se le rappelle avec un brin d’émotion). Enfin une seconde enveloppe, adressée à Maurice, et qui présente sous la suscription : « Remettre à Jacques le jour de son départ, Noël A., des P. B. »
Jacques tourne et retourne entre ses doigts ces papiers venus de loin, du plus profond de leur jeunesse.
Il a renoncé à la terre et la terre le porte.
Il est heureux malgré les larmes qui tremblent au bout de ses cils. Comme il lui reste une heure de bréviaire à réciter, il se réfugie dans cette allée solitaire ; il pénètre dans les conseils de son Maître :
Le malheur ne viendra pas jusqu’à toi, Et ils te porteront sur leurs mains, |
On ne voit plus guère par les glaces, et le rapide en pleine nuit, roule vers l’Orient.