Le Messager canadien (p. 47-56).


Chapitre V

PROMENADES VERS LA SAULAIE


Depuis le feu de la Saint-Jean, Jacques pratiquait des promenades solitaires, sans but avoué. Il embouquait des sentiers feutrés de feuilles mortes et piquetés, dans les bouts soleilleux, d’oxalides veinées de pourpre. Fredonner lui révélait une fêlure dans son exaltation. Le happement du silence par une automobile qui dévorait la montée, le craquètement du gravier sous le retombé d’un sabot, annonçaient à Jacques la proximité de la route qu’il cherchait. Jacques entrevoyait par une échappée de la vue, sous les cumulus assoupis dans la verdure des ormes, les dévalements ombrés de Beaumont et le fleuve qui respirait au rythme de la mer. Il feignait de s’intéresser à ces horizons lointains.

Le grand chemin jusque-là étale descendait vers Beaulieu par deux pentes sereines entre le cèdre et l’aubépine, et des seringas de loin en loin embaumaient, de toutes leurs fleurs, un parfum qui troublait le jeune homme. Au bout d’une allée entre les saules, la villa des Beauchesne brillait de son badigeon neuf, ses contrevents rouges rabattus derrière des haies de chèvrefeuille. À mesure qu’il approchait, Jacques se composait une attitude ; il crachait son brin de mil, pressait le pas dans la crainte de rencontrer quelqu’un. L’écho d’une chanson, une porte qui battait, la moindre brisure de la solitude, lui étaient une menace. Il rejoignait bientôt le carrefour beige, et s’en voulait d’avoir forcé la marche. Il revenait au Verger, l’air absent, surpris de son audace. Il trouvait le jeu enfantin et recommençait aussitôt.

Un matin, après avoir vagué à travers un boqueteau d’érables où ramageait un invisible pinson à gorge blanche, Jacques atteignait le carrefour, lorsque l’émoi bien connu le ressaisit, tout de bon. Là-bas, sur la chaussée couleur de chaume, deux jeunes filles s’avançaient. Louise et sa sœur reconnurent Jacques et lui adressèrent un salut de la main. Il ne les avait pas revues depuis les quelques bribes de conversation sur le perron de l’église, à l’issue de la messe, le dimanche après la Saint-Jean. Estelle portait un gros pain sous le bras :

— Jacques, que fais-tu ? Nous ne te voyons plus.

Et Louise :

— Depuis le soir de la Saint-Jean !

Elle allait ajouter qu’elle l’avait aperçu devant la Saulaie, quelques jours auparavant, alors qu’elle cueillait des fleurs dans le jardin, qu’elle était trop éloignée de la route et qu’elle n’avait pas osé le héler. Ses idées s’embrouillèrent si bien qu’elle ne put ajouter un mot.

— Alors, dit Estelle, tu viens tout de suite visiter notre villa. Maman veut te rencontrer.

Ils s’étaient engagés sous les saules, entre les plants de capucines ; la retraite devenait impossible. Le troglodyte sémillant s’abandonnait à l’ivresse de ses vocalises dans le sureau, et chansonnait ce grand garçon qui baissait la tête comme un collégien pris en faute. Ils franchissaient le vestibule, et pénétraient dans le vivoir au parquet luisant et qui sentait l’encaustique.

Estelle se dirigea vers la chambre de sa mère tandis que Louise enlevait son chapeau de soleil. Elle se retourna. Jacques balbutiait une parole aimable à l’adresse des décoratrices ; ses mains stupides fourrageaient la portière derrière lui, car la jeune fille, remarquant soudain l’absence d’Estelle, faisait mine de replacer des journaux et les pivoines sur le guéridon, et perdait la maîtrise de ses doigts sous les fleurs ; ses yeux craintifs cherchaient une figure amie dans la pièce déserte. Par bonheur Estelle revenait avec sa mère.

— Jacques Richard, dit la petite femme en le dévisageant, venez un peu dans la lumière.

Et fichant dans les broussailles grises de sa tête les grosses montures de ses lunettes, elle l’entraîna. Jacques, empourpré, gagnait la porte-fenêtre aux cretonnes assorties. Louise tenait dans l’ombre son visage brûlant, et n’entendait pas Madame Beauchesne qui disait :

— Non, mais est-ce qu’il ressemble à sa mère !

Ils se retournèrent. Éventant de son chapeau son crâne bosselé, Monsieur le notaire Beauchesne entrait. Il portait l’air placide d’un homme qui trouve à la vie une saveur modérée. En pleine lumière, soumis à l’observation minutieuse de Madame Beauchesne et des jeunes filles, Jacques voudrait se terrer au plus profond du boqueteau.

— Papa, c’est Jacques Richard. Vous souvenez-vous ?

— Le garçon qui se querellait avec Estelle, rue Charlevoix ? Sais-tu que tu ressembles à ton père ? N’est-ce pas, Florida ?

Il tendait une main avenante. Sa grosse voix qui ne faisait peur à personne étouffait la stridulation des sauterelles.

— Il ressemble beaucoup plus à sa mère.

— Pourquoi n’es-tu pas venu nous voir plus tôt ? Il faut revenir souvent, n’est-ce pas Florida ?



Le lendemain, Jacques mena les jeunes filles au terrain de golf ; le long des perchis, le pinson à couronne rousse leur tint compagnie d’un pieu à l’autre. Ils s’assirent sur un banc rustique, au numéro quatre ; aucune brusquerie dans les pelouses emportées, comme une rivière, entre des rives boisées, et contenues au bord du plateau par un barrage de pins blancs. La route de Lauzon, que signalent entre les granges chaulées les haies des ormes et des peupliers, rayait de son écharpe ombreuse les rectangles vert tendre des avénières ; des pannes de nuages s’immobilisaient au ras de l’horizon comme des pommiers en fleurs.

Estelle disait à Louise :

— Cette côte me rappelle l’été que nous avons passé à Neuville.

Jacques rageait. Neuville ! mais pas du tout, c’était saugrenu ce rapprochement.

Louise n’entrait pas toujours dans les sentiments de sa sœur.

— Il n’y a pas grand-chose de commun entre Neuville et cette pointe de l’île. Neuville était joli ; ici, il y a plus, mais je ne pourrais dire quoi, ni comment…

Jacques exultait. Il aurait voulu vanter les sites de son île, promettre à Louise de les lui montrer. Il ne se sentait plus de verve, il redoutait l’afféterie ou craignait de se révéler dans le pays de son enfance ; d’ailleurs, avant trois phrases à Louise, l’embarras de la jeune fille le paralyserait net.

Ils s’étaient tournés vers la gauche, attirés par le grondement de la chute Montmorency. L’éminence qui leur servait d’observatoire marquait l’extrémité de cette longue arête qui traverse l’île d’Orléans dans sa longueur comme le dos d’un esturgeon. Leur regard dévalait le long des prunelaies, des luzernes et des sarrasins, retrouvait le fleuve coincé à marée basse entre les accrues des battures ; la côte de Beaupré, éventrée en son milieu par la faille blanche du saut, servait de socle aux déclivités massives des Laurentides.

— Ce paysage ne vous suggère-t-il rien ? demanda Jacques. Pour moi, c’est comme une belle vie faite de souvenirs et de labeur, et d’espoir aussi.

Louise approuvait timidement :

— Peut-être en dirons-nous autant quand nous le connaîtrons mieux… Tu ne penses pas, Estelle, que nous préférions ce coin de pays à Neuville ?

— C’est trop grandiose.

— Peut-être, Estelle, reprit Jacques. Il faut se familiariser avec lui à force de le regarder, comme on lit un livre bien fait, comme un maître un peu austère qui cache des trésors. Il n’y a pas au Canada un coin de terre si profondément humanisé. Les cultures maraîchères et les graminées, là-bas, savez-vous que c’est la seigneurie Talon ? Il y a le château Bigot dont on parle dans le Chien d’Or, Estelle, puis le domaine de Robert Giffard, puis la maison où Montcalm avait établi ses quartiers généraux, et les battures où les Français repoussèrent les troupes de Wolfe le 31 juillet. Et les Laurentides ! une houppelande grise qui protège les coteaux et les vallons de Québec quand le vent nordit ; elles n’ont rien de grandiose, Estelle, ni la côte de Beaupré réduite à une enclave fertile que le travail des hommes arrache aux contreforts des montagnes. Le grandiose est au delà : la forêt, les lacs, le mystère d’un pays montueux dont on n’a pas achevé la découverte et la conquête.

Estelle l’écoute d’un air que Jacques lui a vu le soir de la Saint-Jean :

— Est-ce vrai que tu écris des vers, Jacques ? André m’a dit que tu cachais deux ou trois cahiers de poèmes dans tes tiroirs.

Jacques interloqué murmure :

— Le petit bougre me paiera cela !

Il avait plu et la rivière Montmorency, comme une carde, poussait vers le gouffre la peignée floconneuse de ses crues. Louise et Estelle demandèrent à Jacques de leur narrer la Dame blanche de Montmorency, une légende qu’il tenait de la vieille Marie.

La fiancée d’un soldat du Royal-Roussillon tué au combat découvrait le cadavre du jeune troupier, sur la berge, et se précipitait dans l’abîme, qui la recélait à jamais ; les soirs de brume, son ombre errait, navrée, dans l’anse de Saint-Pierre.

On parla lecture. Estelle et Louise en étaient à Delly.

Ils franchirent le ruisselet sur des schistes noirs fichés dans l’eau claire, et descendirent par le chemin de traverse et la pinède. Un vieux paysan, qui butait des pommes de terre, les entretint quelques instants dans son langage poli, incorrect et d’une forte saveur terrienne.

Quelques jours plus tard, le jeune homme portait à la Saulaie des livres de Pesquidoux, le Chien d’Or, l’Île d’Orléans de Pierre-Georges Roy. Madame Beauchesne examina les volumes ; elle guignait par-dessus les feuillets l’expression amusée de Jacques. Elle déclara, en retirant ses lunettes, qu’elle parcourrait les principaux chapitres avant d’en permettre la lecture à ses filles. Monsieur Beauchesne, dans un fauteuil bas sur pattes, pliait son journal :

— Ma femme se défie moins des musiciens que des poètes ; c’est la même engeance au fond. Sais-tu, jeune homme, que ma femme est un Prix d’Europe ?

— Est-ce que vous aimez la musique, Jacques ? demandait Madame Beauchesne. Je ne parle pas de la musique moderne ; je n’en saisis encore rien de rien.

— Votre question m’embarrasse, Madame. Je vous avoue que j’en suis encore aux valses de Strauss ; mais je pourrais faire mieux, beaucoup mieux.

— Vous êtes modeste, Jacques. Vous devez aimer la musique, comme votre mère que je rencontre depuis des années aux concerts du Club musical. Nous faisons parfois de la musique (elle montrait le piano et un phonographe étayé de sa discothèque) ; est-ce que vous passeriez quelques soirées avec nous ? Je suis sûre que votre mère acceptera l’invitation pour elle et pour vous.

— Et si la musique ne t’intéresse pas, jeune homme, poursuivit Monsieur Beauchesne sur un ton rassis, nous fumerons ensemble sur la véranda et nous causerons. Ma femme m’a toujours dit qu’elle s’était trompée lorsqu’elle avait cru épouser un artiste.

Une couple de fois la semaine on fit de la musique chez les Beauchesne. Jacques y venait avec sa mère, avec son ami Noël Angers qui a une belle voix ; ils arrivaient à la Saulaie à l’heure où la route brunit et que la grive de Wilson, sur les branches du hêtre, secoue un frimas d’argent dans le soir qui s’éteint. On réservait, pour les derniers moments, des Préludes de Chopin joués par Madame Beauchesne. Pas d’autre éclairage dans le vivoir qu’une lampe sur la console, près de l’instrument, et une pénombre dorée qui n’atteignait pas les plinthes. Ainsi en avait décidé la petite Madame Beauchesne. Cette musicienne réaliste ne croyait guère au décor ; pour la poésie de Chopin il suffit du piano et du silence. Mais elle redoutait le visage des hommes. Madame Richard fermait les yeux. Les jeunes gens regardaient sur le clavier les mains de la magicienne procéder en mesure au rite de la musique. Ses doigts défraîchis de ménagère laborieuse s’éminçaient, s’allumaient sur les touches noires et, par instants, on eût dit les fuseaux d’une fée dans une clairière. Des accords puissants emportaient le cours printanier d’une rivière, roulaient à l’abîme, ou se résolvaient en une cascatelle de notes éclatantes. On se disait bonsoir à petit bruit. Cependant, Monsieur Beauchesne qui s’était éclipsé réapparaissait ; sa voix de basse-taille bourdonnait dans le vestibule.

L’échange des livres et des réflexions suscitées par la lecture et la musique prêtait un terrain neutre où l’on pouvait tout cacher et tout dire. Louise et Jacques aimaient les mêmes sites et presque les mêmes pages. Les promenades à travers les friches où, sur ses fines pattes, le pluvier à gorgerette noire vous attend, les randonnées en automobile au manoir Mauvide Genest, au fief d’Argentenay et au moulin de la Dauphine, ou à bicyclette sur les chemins herbus des prés, dans la volupté du soleil et du vent qui adoucit l’odeur corrosive des peupliers, les excursions dans le canot de toile rouge vers les anses closes que la marée est seule à connaître et à visiter, les fragrances que l’on étreint comme du lilas après la dernière page d’un beau livre, c’était beaucoup dans l’existence de Louise. Et le jeune homme qui marchait entre Louise et Estelle, Louise l’aimait comme on peut aimer l’ami des jours révolus. Elle aimait en lui le compagnon sorti de l’ombre le soir de la Saint-Jean ; il avait tendu la main, il frayait la voie, écartait les branches basses. On découvrait des pays neufs au bout du chemin.

À partir de là les fils s’emmêlaient qui tissaient en elle une manière nouvelle de vivre et de regarder la vie. Elle comprendrait bientôt au bonheur impondérable qui lui dérobait son âme en rafale, comme les coups de vent sur la pointe de l’île, à la violence du sang qui lui affluait alors d’une seule foulée au cœur et au visage, à la ténacité d’une présence, au regard prolongé de sa sœur, qu’elle n’était plus comme autrefois maîtresse de sa destinée.

Il faut les attentions de Monique et le retour des fins de semaine pour rappeler à Jacques que Lucien Voilard est toujours de la partie.