Le Vent et la navigation aérienne

Le Vent et la navigation aérienne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 205-228).
LE VENT
ET
LA NAVIGATION AÉRIENNE

Le rôle du vent dans la Navigation aérienne n’a été sérieusement envisagé dans aucun des articles concernant l’aéronautique parus jusqu’ici dans la Revue. Approfondir ce rôle, au moins dans ses parties les plus facilement accessibles, étudier les grandes perturbations qui bouleversent si fréquemment l’atmosphère de nos régions, indiquer aux pilotes de l’air la conduite à tenir en présence de ces météores et, ce qui vaut mieux, les mettre à peu près en état de prévoir leur venue, leur démontrer qu’en tout cas, la chose est possible, le démontrer à nos lecteurs, tel est, aujourd’hui, notre objectif.


I

Pour mener à bien l’étude du rôle que joue le vent dans la Navigation aérienne, il importe d’avoir à sa disposition un principe sûr, inébranlable, capable de servir de base à cette étude et propre, aussi, à servir de guide. La Mécanique, seule, peut le fournir, car seule elle peut répondre à cette question primordiale : un dirigeable, un aéroplane, un oiseau, un insecte, etc., un navire aérien, en un mot, délivré des liens qui l’attachent au sol, a pris son vol ; dans quelles conditions, désormais, va-t-il se trouver ? Et elle nous répond : le navire aérien, une fois dans l’air, se trouve dans les mêmes conditions qu’un sous-marin, qu’un poisson au milieu de l’eau ; les conditions d’équilibre de sa marche ne dépendent que du mouvement relatif qu’il possède par rapport à la masse d’air qui l’environne et que de l’état de cette masse. Grand principe, dit principe de la relativité, que les marins ont, de tout temps, admirablement appliqué, sans se soucier de le formuler, sans se douter le moins du monde et de son ampleur et de sa fécondité.

De ces deux qualités, ampleur et fécondité, les pages qui suivent en fourniront des exemples et, s’ils ne suffisaient pas à contenter la curiosité de nos lecteurs, nous ne saurions mieux faire que de les renvoyer au joli petit volume de M. Ed. Guillaume intitulé l’Initiation à la Mécanique. En tout cas, le premier, l’immense service rendu par ce principe à l’Aéronautique a été de lui permettre d’établir sur des bases indiscutables ce théorème fondamental (passé, lui aussi, maintenant que la démonstration expérimentale en a été surabondamment faite, à l’état de principe, d’axiome), qu’un navire aérien, dirigeable, aéroplane, etc., n’est en état de naviguer, c’est-à-dire de décrire une trajectoire absolument quelconque et revenir à son point de départ, que si le moteur qui lui est attaché est toujours en état de lui imprimer une vitesse propre supérieure à celle du vent. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que nous parlons ici de ce théorème : ceux qui nous font l’honneur de nous lire doivent s’en souvenir. Peut-être même se rappellent-ils qu’on entend par vitesse propre d’un aéronef sa vitesse, par rapport au sol, dans une atmosphère rigoureusement calme, et que cette vitesse, justement en vertu du principe de la relativité, n’est autre que celle qu’il possède par rapport à la masse d’air ambiante, que celle-ci soit animée ou non d’un mouvement de translation.

Ces préliminaires posés, arrivons à notre sujet. Il peut, en définitive, se ramener à l’examen de la question suivante : quelle est l’allure que prendra un navire aérien, de nature quelconque, lorsque ce navire se trouvera soumis à l’action d’un vent quelconque, c’est-à-dire à l’action d’une immense masse d’air animée, dans tout son ensemble, d’un mouvement de translation à peu près rectiligne et régulier ?

Occupons-nous d’abord du cas le plus simple, celui d’un vent qui souffle horizontalement, en ligne droite, parallèlement à la trajectoire du navire, supposée, elle aussi, horizontale, rectiligne et parcourue d’un mouvement à peu près uniforme.

En vertu du principe de la relativité, pour le pilote, pour le navire (abstraction faite du vent de l’appareil, c’est-à-dire du courant d’air plus ou moins violent que produit le déplacement du navire dans le milieu qui l’environne), le vent horizontal considéré n’existera pas, la masse d’air en mouvement qui produit ce vent ne semblera agir ni sur la machine volante, ni sur son pilote. Leur situation est analogue à celle d’une mouche qui, voletant dans un wagon bien clos, ne peut avoir conscience que du petit courant aérien qu’elle-même crée en se déplaçant, et ne saurait se douter le moins du monde de l’existence du vent plus ou moins rapide qu’engendre la marche du train. Pour s’en rendre compte, il faudrait que l’idée pût venir à la bestiole de regarder à travers les glaces du wagon ; de même, pour juger exactement ce qui se passe, le pilote est forcé de regarder le sol : à cette condition seulement il peut savoir s’il avance, recule ou reste en place.

Supposons que la machine volante, un aéroplane, par exemple, possède une vitesse propre de 25 mètres à la seconde. Supposons que la vitesse de translation de la masse d’air dans laquelle elle baigne soit de 10 mètres à la seconde, et considérons d’abord le cas où le vent est « debout, » c’est-à-dire supposons que le mouvement de cette masse d’air s’opère en sens inverse du mouvement de la machine volante.

Si l’on a bien compris le principe de la relativité, bien saisi ce que nous en avons déjà dit, bien saisi la comparaison de la mouche, il est clair que la vitesse de la machine volante par rapporta la masse d’air qui l’environne, c’est-à-dire sa vitesse propre, sera toujours de 25 mètres, ou, si l’on veut, que le navire aérien avancera sans cesse de 25 mètres par seconde dans le lit du vent. Mais alors la vitesse du navire par rapport au sol, ce qu’on appelle sa vitesse absolue, ne sera, à la seconde, que de 15 mètres, différence entre 2o mètres et 10 mètres. Le pilote, s’il regarde le sol, constatera facilement qu’il en est ainsi, en conclura qu’il a vent debout et pourra même, si la vitesse propre de son appareil lui est donnée par un anémomètre installé sur le navire (la vitesse du vent de l’appareil étant, de toute évidence, égale à la vitesse propre), se faire une idée de la vitesse de ce vent. Quant aux spectateurs restés à terre, la vitesse du navire leur paraîtra relativement faible : 15 mètres à la seconde, soit 54 kilomètres à l’heure, alors que beaucoup d’entre eux tablaient sur 25 mètres à la seconde, soit 90 kilomètres à l’heure. Et cependant le navire, en vertu de sa vitesse propre, n’en fait pas moins, continuellement, 25 mètres à la seconde, 90 kilomètres à l’heure, dans le lit du vent. Il continuerait à les faire si la vitesse du vent devenait supérieure à la vitesse propre, si, par exemple, le vent venait à souffler à 30 mètres à la seconde. Mais, alors, les spectateurs placés à terre verraient le navire reculer à raison de 5 mètres (différence entre 30 et 25) par seconde.

Il peut arriver aussi que la vitesse du vont debout devienne justement égale à la vitesse propre. Alors, pour les spectateurs restés à terre, le navire semble immobile. Il l’est, en effet ; sa vitesse absolue est nulle ; mais il n’en fait pas moins, dans l’exemple choisi, 25 mètres à la seconde dans le lit du vent, et cela sans cesse, sans relâche. Le pilote le sait bien, lui qui reçoit constamment en pleine figure le vent de l’appareil, que l’anémomètre ne cesse de lui indiquer. S’il ne regardait à terre de temps à autre, il pourrait s’imaginer qu’il avance, alors qu’il reste sur place.

Le phénomène est général : un oiseau, un insecte dont les ailes battent, semble-t-il immobile ? C’est qu’assurément le vent debout qui le frappe possède une vitesse égale à leur vitesse propre. De ce que M. A. Sée a observé que par un vent assez violent de 20 à 25 mètres, des hirondelles paraissaient clouées sur place, on peut sûrement en déduire que l’hirondelle ne peut guère faire plus que 25 mètres à la seconde, tout en s’employant à fond, et nos anciens auteurs lui accordaient bénévolement une vitesse de 67 mètres à la seconde ! On se demande sur quoi ils se fondaient pour énoncer un chiffre aussi fantaisiste ! Il est vrai que si les hirondelles de M. Sée, au lieu de s’épuiser à lutter contre le vent, avaient fait demi-tour, du coup elles auraient eu vent arrière, et auraient pu couvrir 50 mètres par seconde, soit 150 kilomètres à l’heure.

Admettons, en effet, que notre aéroplane, au lieu du vent debout, ait vent « arrière. » En vertu du principe de la relativité, re n’est plus 15 mètres que l’appareil couvrira à chaque seconde, mais 35, somme de 25 et de 10. Tout à l’heure il ne faisait que du 54 à l’heure ; il va maintenant faire du 126 et, par suite, les spectateurs restés à terre seront portés à lui attribuer une vitesse propre bien supérieure à la réalité, car il n’avance toujours que de 25 mètres par seconde dans le lit du vent.

Tout se passe, en somme, dans les trois cas que nous venons d’étudier, comme pour un bateau qui, par le moyen de ses rames ou de son hélice, navigue sur un fleuve en suivant le fil de l’eau. Sur le Rhône, au cours torrentueux, il sera malaisé, de prime abord, de se rendre compte de la valeur de la vitesse propre du bateau : s’il descend le fleuve, on le verra filer avec rapidité ; s’il le remonte, sa marche paraîtra pénible et lente ; il se peut aussi qu’on le voie rester en place, ou même reculer. Sur la Saône, au cours tranquille et lent, l’appréciation sera plus aisée. Mais, en réalité, ce n’est que lorsque l’eau est étale, que l’atmosphère est parfaitement calme, que la vitesse absolue d’un bateau, d’un navire aérien, est, nous l’avons, d’ailleurs, déjà dit, rigoureusement égale à sa vitesse propre.

Des erreurs d’appréciation du même genre peuvent être commises lors d’un virage. Si parfait que soit alors le demi-cercle décrit, il ne paraîtra pas tel, s’il y a du vent, aux spectateurs restés à terre, ni au pilote lui-même, si ce dernier s’avise de regarder le sol. La géométrie nous apprend qu’alors la courbe réellement décrite par rapport aux spectateurs, ou, mieux, la projection de cette courbe sur la terre ferme, ne sera pas un demi-cercle, mais la courbe que décrit dans l’espace un point de la circonférence d’un cercle (une roue de voiture, par exemple) lorsque ce cercle roule d’un mouvement uniforme sur un terrain plat. L’arc décrit sera donc un arc de cette courbe particulière, appelée « roulette » au XVIIe siècle, « cycloïde » à notre époque, courbe curieuse à tous égards, étudiée par Pascal, Descartes, Huyghens, etc., et dont J. Bernouilli a mis en lumière les déconcertantes propriétés.

Le vent, pendant la manœuvre, est-il arrière ? Une fois celle-ci achevée, le navire se trouve au delà du point à atteindre. Pour virer au plus court, le pilote aurait dû décrire une cycloïde dans le lit du vent. Le vent est-il debout ? C’est le contraire qui se produit. De même pour un bateau qui vire au milieu de la Seine : pour les rives, la courbe décrite est un arc de cycloïde, et, suivant le sens du courant, le trajet s’en trouve allongé ou raccourci. Ce n’est que dans l’eau étale, dans l’air absolument au repos, que la trajectoire décrite reste, pour les spectateurs placés à terre, ce qu’elle est réellement, un demi-cercle.

Le principe de la relativité permet encore de prévoir, en gros, ce que peut être l’action du vent sur le navire aérien, soit au départ, soit à l’atterrissage.

Nous avons expliqué, dans un article précédent, pourquoi, soit au départ, soit à l’atterrissage, l’axe d’un aéroplane, et, a fortiori, celui d’un dirigeable, doivent être orientés parallèlement au vent. Supposons toujours le vent horizontal et, de plus, vent debout. Prenons l’aéroplane de tout à l’heure : il roule sur le sol et la vitesse du vent local que sa marche doit produire pour se soutenir en l’air tout en se propulsant est, nous l’avons admis, de 25 mètres à la seconde. Admettons pour le vent qui le frappe une vitesse encore de 10 mètres. En vertu de notre principe, 15 mètres de vitesse absolue, environ, différence entre 25 et 10, devront suffire à l’aviateur pour prendre son essor, et c’est ce que l’expérience confirme : il est plus aisé de s’envoler par vent debout que par vent arrière. Et, en effet, si notre vent était un vent arrière, le principe de la relativité nous montre que l’aviateur devrait demander à son moteur, pour que l’essor devint possible, une vitesse propre d’au moins 35 mètres, somme de 25 mètres et de 10.

Pour l’atterrissage, on aboutit à des conclusions analogues. Un aéroplane de 25 mètres de vitesse propre, qui atterrit avec un vent arrière de 10 mètres, roule sur le sol, au moins quelques instans, avec une vitesse de 35 mètres, faisant ainsi du 116 à l’heure. Si, dans de pareilles conditions, l’aviateur a commis l’imprudence de ne pas munir son appareil de patins, un accident est toujours à craindre : la moindre bosse de terrain peut faire chavirer la machine, comme il est arrivé à l’infortuné capitaine Ferber. D’autre part, avec le vent debout, l’aéroplane n’aurait plus, en reprenant le contact avec la terre, qu’une vitesse de 15 mètres, différence entre 25 mètres et 10. Il ne fera donc plus, à ce moment, que du 54 à l’heure, vitesse relativement modérée. Gardons-nous cependant d’en conclure à la supériorité, au point de vue sécurité, de l’atterrissage vent debout sur l’atterrissage vent arrière. Os deux façons d’opérer ont, encore aujourd’hui, leurs partisans et leurs adversaires.

Laissons-les disputer et, pour en finir avec le vent horizontal et parallèle, occupons-nous d’un petit problème, bien vieux, très vieux, plus que millénaire, et qui, cependant, ne manque pas d’intérêt, puisqu’il s’est posé et imposé du jour où il y a eu des bateaux et où l’on s’en est servi pour remonter ou descendre les rivières, du jour, en définitive, où est née la navigation fluviale. Pour plus de clarté, traitons un cas particulier :

Un bateau, à rames ou à hélice, dont la vitesse propre est constante, ou à peu près, doit faire le voyage, aller et retour, de Paris à Melun, en suivant le fil de l’eau ; on suppose le courant de la Seine régulier. La durée du voyage, aller et retour, sera-t-elle la même qu’en eau étale, qu’en eau dormante ? Oui, évidemment, répondirent sans hésiter à L. Bréguet quelques convives, gens instruits, qu’il y a plusieurs mois, un jour de Noël, le célèbre aviateur avait reçus, à Douai, à sa table hospitalière, et auxquels, brusquement, il posait cette question. Le simple bon sens faisait admettre à ces messieurs que le temps perdu à l’aller devait, nécessairement, être compensé par celui qui était gagné au retour. Mais, comme il n’arrive que trop souvent, le simple bon sens, ici, se trompait, confondait le temps correspondant à un trajet donné avec le trajet correspondant à un temps donné : l’erreur était grossière ; le premier marinier venu, interrogé, s’en serait gaussé. Démontrons-le sans calculs savans.

D’abord, une proposition préliminaire, un lemme :

Si un mobile peut franchir une certaine distance avec deux vitesses différentes, il saute aux yeux que le temps gagné par l’emploi de la plus grande peut être perdu par l’emploi de la plus petite. Par exemple, si les vitesses sont 5 mètres et 7 mètres cl que le mobile prenne la vitesse 7 au lieu de la vitesse 5, il gagne exactement, en ce cas, le temps qu’il aurait perdu en prenant 5 au lieu de 7.

Ceci établi, supposons que notre bateau ait une vitesse propre de 5 mètres par seconde, le courant de la Seine une vitesse de 2 mètres. A la descente, de Melun à Paris, tout se passera, nous avons dit plus haut pourquoi, comme si le bateau se mouvait en eau dormante avec une vitesse absolue de 7 mètres, somme de 5 et de 2 mètres. A la montée, supposons que le bateau « force » sa vitesse propre et l’augmente juste de celle du courant, de sorte que cette vitesse soit de 7 mètres. Le courant contrariera toujours la marche et lui fera perdre ce surcroit de vitesse. Mais alors, tout se passera comme si le bateau se mouvait en eau étale à raison de 5 mètres par seconde. Par suite, si l’on tient compte du lemme, le temps gagné tout à l’heure à la descente sera juste égal au temps perdu pendant la montée. Mais cela retient à dire que pour ne perdre à la montée qu’un temps égal à celui que l’on rattrapera à la descente, il faut augmenter, pendant la montée, la vitesse propre du bateau de celle du courant. Si donc (et c’est le cas dans lequel nous nous sommes placés) le bateau conserve constamment la même vitesse propre, le temps de la montée devenant forcément plus considérable, la compensation entrevue par le simple, le gros bon sens est, purement et simplement, une impossibilité.

Il en sera de même dans l’air. Considérons, d’ailleurs, un aéroplane doué d’une vitesse propre de 80 kilomètres à l’heure, celle du vent étant de 20 kilomètres et la distance à parcourir, aller et retour, de 400 kilomètres. Supposons qu’à l’aller le pilote a vent arrière ; tout se passera, dans cette première partie du voyage, comme si l’aéroplane faisait 100 kilomètres à l’heure et, par suite, l’aller durera deux heures. Au retour, la vitesse ne sera plus que de 60 kilomètres à l’heure et, par suite, le trajet durera trois heures vingt, soit, en tout, pour l’aller et le retour, cinq heures vingt, alors qu’en air calme le voyage eût été effectué en cinq heures. Avec n’importe quels-chiffres, le résultat serait analogue, conformément, d’ailleurs, aux explications précédentes.

Ainsi, pour un voyage aller et retour, un vent régulier, parallèle à la route et soufflant constamment dans le même sens, produit toujours, au point de vue de la durée du trajet, un effet nuisible, qui augmente, il est facile de s’en rendre compte, avec la vitesse de ce vent. Mais, en définitive, le vent n’est pas toujours parallèle à la route. Le plus souvent, le navire aérien le reçoit de côté. Examinons donc, maintenant, le cas du vent de côté, du « vent latéral. »

Supposons toujours ce vent horizontal, ainsi que la trajectoire suivie. Tout se passera encore, en vertu du principe de la relativité, comme lorsqu’un bateau, mû par ses rames ou par .son hélice, navigue dans le courant d’un fleuve, mais sans suivre le fil de l’eau. Pour les spectateurs placés sur les rives, la vitesse absolue du bateau ne sera plus, alors, la « somme algébrique, » somme ou différence arithmétique, de la vitesse propre et de la vitesse du courant, mais la « somme géométrique » de ces deux vitesses, ce qui veut dire qu’elle sera représentée, en grandeur, en direction et en sens, par la diagonale du parallélogramme construit en prenant pour côtés de cette figure la vitesse propre du bateau d’une part, celle du fleuve de l’autre.

De même pour le navire aérien. Sa vitesse absolue sera représentée en grandeur, en direction et en sens par la diagonale du parallélogramme construit avec la vitesse propre du navire, d’une part, celle du vent, de l’autre. Résultat : la machine volante, au lieu de décrire une trajectoire dans le sens de son axe, dérive, et cela, sans que le pilote, à moins de regarder le sol, puisse s’en douter, car, toujours, la machine avance, dans la masse d’air qui la baigne, de 20 mètres par seconde, par exemple, si sa vitesse propre est de 20 mètres à la seconde, et le pilote est toujours frappé par le vent que crée ce déplacement incessant de son appareil.

Du reste, le vent de côté peut agir de deux façons différentes : s’il souffle dans le sens de la marche, son action est accélératrice ; dans le cas contraire, elle est retardatrice. On peut se rendre compte aisément du phénomène si l’on réfléchit qu’en vertu, toujours, du principe de la relativité : 1° la dérive, quelle qu’elle soit, peut toujours être considérée comme la somme géométrique, la résultante de deux dérives composantes, d’abord une dérive longitudinale, dirigée suivant l’axe de l’appareil, dérive dont, sans la nommer, nous venons de faire une étude suffisamment détaillée, et qui, dirigée dans le sens de la marche, est accélératrice, dirigée en sens inverse, est retardatrice ; puis, une dérive dite dérive transversale, perpendiculaire, à l’axe du navire, qui, suivant le sens du vent, tend à l’entraîner à droite ou à gauche de cet axe, c’est-à-dire à droite ou à gauche du pilote. 2° tout vent de côté, tout vent latéral horizontal peut être considéré, lui aussi, comme la somme géométrique, la résultante de deux courans aériens : le premier, parallèle à l’axe du navire, vent debout ou arrière, suivant le sens du vent latéral ; le second, perpendiculaire à cet axe, soufflant, suivant le sens du vent latéral, à bâbord ou à tribord. Quelques chiffres appuieront cette démonstration :

Un aéroplane faisant du 100 à l’heure, va de Paris à Amiens, exactement suivant la direction Sud-Nord (on sait qu’Amiens est à très peu près sur le méridien de notre capitale). L’air est calme, mais, à une demi-heure de Paris, l’aéroplane est pris par un vent de Sud-Ouest incliné d’à peu près 37° sur le parallèle Ouest-Est, vent dont la vitesse est de 50 kilomètres à l’heure. Que va-t-il arriver si le pilote ne s’aperçoit pas qu’il dérive ? Une heure après son départ, l’aéroplane aurait dû se trouver à 11 kilomètres environ au sud d’Amiens. Il n’en sera plus ainsi à présent : les composantes du vent qui l’a surpris peuvent être considérées comme deux vents distincts, l’un soufflant vers le Nord avec une vitesse de 30 kilomètres à l’heure, l’autre soufflant vers l’Est avec une vitesse de 40 kilomètres. Par suite, dans la seconde demi-heure du voyage, la vitesse propre de l’aéroplane se sera accrue d’une dérive longitudinale de 30 kilomètres, soit, pour la vitesse totale suivant la direction du méridien Paris-Amiens, 130 kilomètres à l’heure, 65 kilomètres à la demi-heure, et, en même temps, l’aéroplane aura éprouvé une dérive transversale de 20 kilomètres. Consultons la carte et nous constaterons que le pilote se trouve, non à 11 kilomètres au Sud d’Amiens, mais à l’Est de cette ville, à mi-chemin, entre Amiens et Péronne. A partir du moment où le vent a soufflé, le pilote a dérivé vers l’Est de 17° environ, et cela malgré la vitesse considérable de son appareil.

Mais, avant d’aller plus loin, une remarque s’impose :

L’application faite jusqu’à présent du principe de la relativité n’est admissible qu’à deux conditions : 1° en englobant dans l’expression « navire aérien » le cortège de tourbillons, de remous, qu’engendre le jeu de ses différens organes et qu’il traîne avec lui ; 2° en supposant le navire loin du sol et, par conséquent, des remous qui se produisent si fréquemment au voisinage de la terre, en le supposant loin, aussi, de tout autre navire aérien. De même, du reste, pour un bateau : lorsque la rivière est trop étroite par rapport aux dimensions du bateau, il devient obligatoire de tenir compte des remous qui se produisent sur les rives, comme, aussi, de ceux que produisent les bateaux qui passent dans son voisinage.

Reste, maintenant, pour être à pou près complet, à examiner le cas d’un vent latéral, ascendant ou descendant, car le vent, que nous avons supposé jusqu’à présent rectiligne et horizontal, est rarement l’un et l’autre : dans les basses régions de l’air, il épouse les dénivellations du sol et, par suite, est tantôt ascendant, tantôt descendant ; les montagnes et les vallées, de leur côté, sont parcourues alternativement par des brises de sens contraire : une brise descendant le long des pentes pendant la nuit, une brise ascendante pendant le jour ; puis, au-dessus des grandes rivières, souffle fréquemment, dans le sens de la pente, un vent descendant qui suit les sinuosités de la vallée ; etc.

Si le vent est ascendant, on peut, en raison des principes de Mécanique invoqués tout à l’heure, le regarder, en direction et en intensité, comme la résultante de deux vents, l’un latéral et horizontal, l’autre vertical et ascendant. Par suite, la dérive correspondante, dirigée suivant une ligne oblique ascendante, pourra être considérée comme la résultante de deux dérives : 1° une dérive latérale horizontale, dont nous venons d’analyser les effets ; 2° une dérive verticale ascendante. Le vent est-il descendant ? il en est de même, sauf que la dérive verticale est descendante. Tout cela importe peu aux dirigeables, qui, grâce à leur « vessie natatoire, » peuvent toujours lutter contre la dérive verticale. Mais tel n’est pas le cas des aéroplanes : la dérive ascendante ne les gêne pas ; mais la dérive descendante, elle, leur produit l’effet d’une lourde masse de plomb qui, si le moteur ne peut fournir un excédent de puissance suffisant, les précipite vers le sol. Bielovucic raconte que, dans le raid Paris-Bordeaux, il fut obligé, aux environs d’Orléans, de monter à 1 500 mètres, pour traverser la Loire. A des hauteurs moindres, non seulement il était irrésistiblement entraîné dans le sens du lit du fleuve, mais, de plus, il était fortement secoué par les remous que produisait la rencontre du vent régnant ce jour-là, un vent du Nord, avec le fleuve aérien qui, au-dessus de la rivière, et avec elle, descendait la vallée. On i)eut se demander à quelle hauteur l’aviateur aurait dû s’élever pour traverser le Rhône un jour de mistral.

Il semble, à présent, que nous pourrions regarder comme achevée la partie de cet article consacrée à l’étude des effets cinématiques que peuvent produire sur un navire aérien quelconque, dirigeable, aéroplane, hélicoptère, oiseau, insecte, etc., les vents, c’est-à-dire les mouvemens de l’atmosphère dont la composante horizontale est la composante dominante. Mais il nous parait difficile, à cette heure, de ne pas consacrer quelques lignes à certaines questions regardées longtemps comme secondaires, mais auxquelles la pratique du vol en aéroplane donne, aujourd’hui, une importance capitale.

Un point d’abord, que nous avons sciemment laissé de côté, et qui rentre cependant dans notre programme :

Il n’y a guère de vents réguliers qu’aux grandes hauteurs, 1 000, 1 500, 2 000 mètres au-dessus du sol. Mais, au voisinage de la terre, le vent souffle souvent par rafales, qui, lorsqu’elles prennent un aéroplane par l’arrière, peuvent lui faire courir les plus grands dangers. De plus, même quand la vitesse du vent apparaît uniforme, des expériences délicates, mais précises, ont montré que, bien souvent, il n’en est rien et que, presque toujours, elle oscille, à des intervalles de temps très rapprochés, entre des valeurs assez distantes les unes des autres, la vitesse du vent, c’est-à-dire la vitesse des trajectoires parallèles que décrivent les particules de la masse d’air en mouvement, ne correspondant, en définitive, qu’à une moyenne. Ainsi, lorsque les anémomètres d’un aérodrome indiquent un vent de 10 mètres, il doit être entendu, une fois pour toutes, que ce chiffre n’est qu’une moyenne et qu’à tout moment la vitesse instantanée de ce vent peut, par exemple, ou être inférieure à 6 mètres, ou dépasser 14 mètres. C’est du reste l’existence de ces pulsations, qui rend scabreux le vol en aéroplane dès que la vitesse moyenne du vent dépasse 12 mètres, et qui explique la rapidité avec laquelle, aux environs de ce chiffre, se fatigue la membrure de ces machines.

Seulement ces pulsations, si longtemps insoupçonnées, les bouffées, les rafales du vent, les remous qu’engendre, comme nous l’avons vu tout à l’heure, la rencontre de deux ou plusieurs courans aériens, ne sont ()as les seuls phénomènes qui méritent de solliciter l’attention :

Par les plus beaux jours, le calme de l’atmosphère peut n’être qu’apparent. D’abord, si faible que soit la brise, il est prouvé que les inégalités du sol, les grandes constructions isolées, engendrent des remous verticaux qui produisent leur maximum d’effet au double, environ, de la hauteur de l’obstacle, 50 mètres, par exemple, si celle hauteur est de 20 mètres. Ensuite, par temps calme, surtout par temps calme, des mouvemens de convection, analogues à ceux qui se produisent au sein d’une masse d’eau chauffée à sa partie inférieure, peuvent troubler l’atmosphère : H. Maxim a depuis longtemps signalé les colonnes d’air verticales, alternativement ascendantes et descendantes qui, par un beau soleil, peuvent se former en masse au-dessus de la mer et doivent leur naissance à la différence de température entre l’Océan échauffé et les régions glacées de la haute atmosphère. Il s’en produit aussi au-dessus du sol : les trombes de chaleur du désert, qui se forment à chaque instant au-dessus d’un sable dont la température atteint parfois 80 degrés, et qui se font sentir jusqu’à un millier de mètres de hauteur, sont dues aux mêmes causes. La variété des terrains, enfin, peut déterminer aussi la formation de courans verticaux : les sols sablonneux, arides, desséchant et échauffant l’air immédiatement au-dessus, surtout quand le soleil donne, engendrent des courans franchement ascendans, tandis que des courans de sens contraire sont produits par les régions humides : forêts, étangs, marécages, etc.

En somme, même par beau temps, l’atmosphère peut être le siège de « bouillons » dont l’observateur non averti ne se doute guère, les vents seuls, par suite de la prédominance de leur composante horizontale, étant sensibles à tous, et dès lors, on s’explique facilement la présence, qu’il y ait du vent ou non, de ces remous, de ces vagues d’air, de proportions souvent gigantesques (nous venons d’en donner un exemple), que l’on peut classer, tout comme les vagues de la mer, en lames déferlantes, lames de fond, houle, brisans, etc., dont la rencontre fait vibrer ou trépider nos aéroplanes, quand elle ne les fait pas capoter ou chavirer. Seulement, tandis que les vagues de la mer, d’un lac, d’un fleuve, sont visibles, qu’on peut les voir venir, prévoir leurs effets, chercher à y parer, les remous d’air, eux, malheureusement, sont invisibles : rien ne))eut indiquer sûrement leur existence, leur proximité, les dangers qu’ils peuvent faire courir et, par suite, presque jamais la manœuvre ne peut être préventive. Peu importe, certes, aux grands dirigeables, que leurs dimensions protègent, comme celles des cuirassés sur une mer houleuse et qui n’ont guère à redouter que les brisans que fait naître le voisinage du sol. Mais tout autre est le cas de nos petits aéroplanes, que la moindre vague risque de culbuter et qui, perdus au sein de cet océan en ébullition, ne nous donnent que trop souvent la sensation de « canots à voile gouvernés par des aveugles. » Il y a heureusement toutes raisons d’espérer que cet état de choses ne tardera pas à prendre fin.


II

Il ne tardera pas à prendre fin : 1° parce que d’ores et déjà, avec des cerfs-volans, des ballons-pilote ou à l’aide de dispositifs convenables, tels que ceux dont le principe vient d’être indiqué par M. Chassériaud, et qui, placés aux sommets des pylônes d’un aérodrome, téléphoneront l’état de l’air, au moins dans le voisinage du champ d’aviation, on pourra, à l’instant du départ, être déjà en possession de renseignemens précieux ; 2° parce que, avec le temps, nous aurons des pilotes qui, par suite d’une longue pratique de l’Océan aérien, pourront, après un examen attentif de l’atmosphère, diagnostiquer convenablement son état ; 3° parce que, enfin, la stabilisation des aéroplanes que M. J. Bordeaux vient d’étudier d’une façon si magistrale[1] a tout l’air (le stabilisateur Doutre en fait foi) d’être un problème à la solution complète duquel on touche. Ainsi le moment approche où la question de l’état de l’air, si gênante, si angoissante même, à l’heure actuelle, ne sera plus la principale des préoccupations de nos aviateurs.

Mais, quels que soient leurs perfectionnemens futurs, les machines volantes, tout comme les bateaux les mieux construits, seront toujours susceptibles de se perdre et, par suite, ceux qui les gouverneront devront toujours compter, s’ils veulent diminuer les chances de naufrage, avec les grands météores, tornades, cyclones, dépressions, etc., qui, en tout pays, troublent par moment l’état normal de l’atmosphère et font succéder à un régime de calmes ou de vents modérés des vents de tempête, aussi irréguliers que violens, auxquels nul dirigeable et, à plus forte raison, nul aéroplane ne saurait avoir la prétention de résister. L’art de prédire ces perturbations possibles de l’atmosphère est donc un art ou, si l’on veut, une science dont ne saurait se désintéresser tout aéronaute un peu sérieux. Mais il va de soi qu’ici, dans cette Revue, un exposé un peu complet de cet art, de cette science, ne saurait trouver place. La seule chose faisable est de rappeler, en gros, les règles sur lesquelles repose la prévision du temps pour nos pays, abstraction faite, toutefois, des bords de la Méditerranée, qui se trouvent dans des conditions un peu particulières. Or, chez nous, le régime ordinaire des vents, vents variables, certes, mais plutôt modérés, est à chaque instant bouleversé par la venue des vents intenses et capricieux que nous apportent les dépressions dont l’Atlantique nous gratifie peut-être un peu trop fréquemment, pour nos pilotes de l’air, du moins. C’est donc à une étude rapide de ce genre de météores que nous nous bornerons.

Tout le monde sait, aujourd’hui, que les dépressions sont d’immenses tourbillons aériens dont le diamètre, pour l’Europe, varie de 1 500 à 4 000 kilomètres. Tout le monde sait aussi que le mouvement giratoire à l’intérieur de ces tourbillons se fait autour d’un centre, dit centre de la dépression, où la pression atmosphérique est très basse, 740, 730, 720 millimètres de mercure et même moins, et que, quant aux bords extrêmes de la dépression, ils correspondent à une vaste zone, où la pression atmosphérique est équilibrée par une colonne de mercure de 760 millimètres de hauteur. Le sens des mouvemens de l’air à l’intérieur d’une dépression est moins connu du grand public ; le voici : sur toute l’étendue du continent européen, sur tout notre hémisphère (le contraire a lieu pour l’hémisphère austral) les vents, à l’intérieur d’une dépression, tournent, par suite de la rotation de la Terre, en sens inverse des aiguilles d’une montre, pour un observateur placé au-dessus de la dépression et qui regarderait le sol ; autrement dit, si cet observateur faisait le tour de la dépression du Nord au Sud pour revenir ensuite au Nord, il constaterait que le vent y souffle d’abord du Nord-Est, tourne ensuite à l’Est, au Sud-Est, au Sud, au Sud-Ouest, à l’Ouest, au Nord-Ouest, pour revenir, enfin, au Nord, toutes les directions intermédiaires étant successivement abordées.

En général, après nous avoir assailli par l’Ouest ou le Sud-Ouest, les dépressions restent rarement stationnaires : d’ordinaire, elles se dirigent immédiatement vers l’Est, se propageant à la façon des ondes qui se forment à la surface des eaux, sans qu’il y ait, par conséquent, réellement transport de matière, au contraire de ce qui a lieu avec les courans aériens ordinaires, tels que les vents. Le résultat de cette marche vers l’Est, c’est que, pour un observateur placé à terre au Sud de leur trajectoire, c’est-à-dire au Sud du chemin parcouru par le centre de dépression, le vent souffle d’abord presque exactement du Sud, puis du Sud-Ouest, de l’Ouest et, enfin, du Nord-Ouest, tournant ainsi progressivement dans le sens des aiguilles d’une montre (loi de Dove), ce que les anciens avaient déjà constaté, l’Ecclésiaste en fait foi. Le contraire aurait lieu pour un observateur placé au Nord de la trajectoire : l’arrivée de la dépression coïnciderait, pour lui, avec des vents de Sud-Est, tournant progressivement au Nord, c’est-à-dire en sens inverse des aiguilles d’une montre. Or, presque toujours, en France, nous sommes au Sud des dépressions qui passent dans notre ciel. Par suite, les vents qu’elles nous amènent sont des vents du Sud ou du Sud-Ouest, vents chargés de pluie qui relève la température en hiver, la fait baisser en été, l’établissement du vent au Nord-Ouest annonçant que le météore nous a quittés. Le contraire a lieu pour un pays placé au Nord de la dépression : les vents d’Est, de Nord-Est, accompagnant l’arrivée d’une dépression, vents ayant soufflé sur l’Europe continentale, vents secs, par conséquent, abaissent la température en hiver, la relèvent en été.

Si la pluie peut, à certains égards, être considérée comme un bienfait, non pour les pilotes que la brume, le brouillard, les chutes d’eau gênent toujours plus ou moins, en revanche, la violence des vents qui, chez nous, l’apportent, est fortement renforcée par le déplacement vers l’Est de presque toutes les dépressions qui nous abordent. Comme les tornados des pays tropicaux, une dépression présente toujours, en effet, ce que les marins appellent le côté maniable et le côté non maniable. Or, il est clair qu’en France, par suite de notre position au Sud de presque toutes les dépressions, nous sommes, en général, du côté non maniable, car le vent que nous sentons est, approximativement, la somme arithmétique de deux vitesses : 1° la vitesse giratoire du vent autour du centre de la dépression, vitesse dirigée vers l’Est, puisque le vent souffle de l’Ouest ; 2° la vitesse de propagation de la dépression, dirigée aussi vers l’Est, vitesse qui, chez nous, se maintient entre 24 et 30 kilomètres à l’heure, mais peut, quelquefois, atteindre 90, 100 kilomètres. De là les grands vents, les vents de tempête annoncés plus haut.

D’ailleurs, les dépressions que nous envoie l’Atlantique ne nous amènent pas seulement de grands vents. Avec elles, presque toujours, voyagent ce qu’on appelle des grains, dont l’effet est d’augmenter, au moins momentanément, la violence de ces vents.

Qu’est-ce qu’un grain ?

Le baromètre est bas, le ciel plutôt clair, le vent très supportable. Tout à coup, une étroite et courte bande de nuages apparaît à l’horizon, du côté du Sud-Ouest, le plus souvent (dans nos pays, bien entendu). Peu à peu cette bande s’allonge des deux côtés et monte, lentement d’abord, puis très rapidement, simple effet de perspective, car sa vitesse de propagation est assez constante. Au moment où la bande approche du zénith, on peut souvent voir se produire de petits tourbillons ascendans de poussière, mais, toujours, un coup de vent violent apprend à l’observateur qu’il y a quelque chose de changé dans l’atmosphère, et le baromètre monte brusquement. Le vent, quelques instans auparavant, n’était qu’un doux zéphyr ; maintenant il passe du Sud-Ouest au Nord-Ouest en devenant un vent de tempête de 25, 30 mètres à la seconde. Les nuages continuent à avancer, le ciel se couvre de plus en plus, même vers l’Est, l’air se rafraichit, la pluie ou la neige, suivant la saison (quelquefois la grêle) arrive et, le plus souvent, l’orage se met de la partie car, en général, dans nos pays, lorsque l’atmosphère est saturée d’électricité, l’orage est déclanché par un grain. C’est l’instant où les animaux du ciel et de la terre cherchent un abri, et l’homme aussi, car les parapluies se retournent et les chapeaux s’envolent. Voilà ce que c’est qu’un grain !

Au bout d’une heure en moyenne, souvent moins, quelques minutes seulement, le vent se calme, retourne lentement au Sud-Ouest ou à l’Ouest, la pluie s’apaise, l’orage s’éloigne, la température se réchauffe, le baromètre, après une baisse aussi brusque que sa hausse de tout à l’heure, remonte à son point de départ, le ciel redevient clair, quelquefois, cependant, plus troublé qu’auparavant : le grain est passé ! Les animaux sortent alors de leur retraite et l’homme retourne à ses occupations ou à ses plaisirs.

La violence des grains est très variable, mais ce n’est que rarement que les petits tourbillons dont on vient de parler se transforment en véritables trombes, à l’intérieur desquelles, comme dans les dépressions, le vent tourne rapidement, sur notre hémisphère, en sens inverse des aiguilles d’une montre. Il est assez fréquent, du reste, de voir des grains sans orage, sans pluie : l’été dernier nous en a donné des exemples.

Ce même été, d’ailleurs, nous a permis de constater la persistance du beau temps sous un régime de dépression, apparente anomalie qui tient à ce que la vitesse des vents diminuant du centre aux bords de la dépression, si ce centre est très éloigné, le temps peut rester beau ou à peu près beau. D’autre part, on comprend facilement que plus une dépression, à rayon d’action égal, est « creuse, » c’est-à-dire plus la baisse barométrique à son centre est accentuée, plus les vents engendrés sont violens. Et, même, si la dépression est assez resserrée, on conçoit très bien qu’elle se transforme en tempête, avec des vents de 30, 40 mètres et plus, les vents, en somme, ne tendant à souffler avec modération que lorsqu’une dépression s’étend ou qu’elle est faible, c’est-à-dire peu profonde.

Tout comme les dépressions, les grains ne sont pas des phénomènes localisés, mais, au contraire, comme Helmholtz l’a établi le premier, des météores d’une grande envergure. Un grain est dû, en effet, à l’action d’une immense vague aérienne, dite ruban de grain, formée par une nappe d’air descendante et dirigée de telle sorte que sa vitesse s’ajoute à celle de la dépression qui la transporte, ce qui explique la violence du vent du grain. Cette vague, après avoir heurté le sol, rebondit avec force, et devient ascendante, non sans avoir donné naissance à des remous, à des tourbillons plus ou moins dangereux. Tout semble indiquer, au reste, que cette vague se forme au centre de la dépression qui la traîne, et, de là, s’étend en longueur jusqu’à l’un des bords, en suivant, à quelques sinuosités près, le rayon correspondant. Sur nos contrées, le ruban de grain s’étend, en général, du Nord au Sud, et puisque le diamètre des dépressions y peut varier entre 1 500 et 4 000 kilomètres, nécessairement la longueur de la vague qui constitue le ruban de grain varie de 730 à 2 000 kilomètres environ. C’est assez pour balayer l’Europe.

La largeur du ruban est infiniment moins considérable : 10 à 60 kilomètres, au plus. Voyageant avec la dépression au sein de laquelle il a pris naissance, la vitesse de propagation d’un grain est donc, à très peu près, celle de sa dépression, et par suite, de 24 à 30 kilomètres à l’heure, rarement plus.

Ces notions sommaires exposées, voyons les enseignemens que nous pouvons en tirer pour la Navigation aérienne.

« Se tenir coi » est le conseil le plus sage à donner lors de l’arrivée probable d’une dépression, surtout si elle s’annonce profonde. Il se peut, cependant, qu’un aéroplane, qu’un dirigeable, puissent, sans trop de témérité, affronter les airs, mais à condition que la brume ne les gêne pas, que le vent soit relativement doux, ce qui, on l’a vu tout à l’heure, peut arriver. Toutefois, si l’on monte un dirigeable, on doit, s’il est possible, s’assurer que la vitesse du vent ne dépasse pas celle d’une bonne brise, 11 à 15 mètres par seconde, environ, la vitesse propre de ce genre de machines volantes ne dépassant guère, actuellement, 19 à 20 mètres. Avec les aéroplanes actuels, qui peuvent avancer de 23 à 30, 35 mètres par seconde dans le lit du vent, on peut se risquer par de fortes brises, 16 à 20 mètres. Mais il ne faut pas oublier ce qui a été dit plus haut, que par suite des pulsations possibles du vent, l’aéroplane devient assez scabreux à partir des vents de 12 mètres. Les prouesses de quelques aviateurs exceptionnellement doués, si précieux que soient leurs enseignemens, ne sont, après tout, que des prouesses. En tout cas, un pilote sérieux doit, avant le départ, consulter les anémomètres, qui lui donneront la vitesse moyenne du vent au voisinage du sol, observer les nuages flottant un peu bas et, par la mesure approximative de leur vitesse (cette opération est plus facile, plus rapide qu’on ne le pense), en déduire celle du vent aux altitudes qu’il peut être forcé d’atteindre pendant son voyage. Il devra, aussi, tenir compte de ce fait que, dans nos pays, le vent d’une dépression tourne, d’ordinaire, assez lentement, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, et que, par suite son arrivée au Nord -Ouest indique la fin du passage de la dépression.

Mais que faire en présence d’un grain ?

Pour les dirigeables, le bon sens indique qu’ils n’ont qu’à se terrer, si faire se peut ; dans le cas contraire, se transformer en ballons libres, en arrêtant les moteurs, puis monter haut, très haut, là où les vents sont plus violens, mais aussi plus réguliers ; ensuite, se laisser aller et attendre, pour atterrir ou reprendre leur course, le moment favorable. Avec un aéroplane, on peut agir autrement. Un savant météorologiste, M. Durand-Gréville, pense, et nous sommes de son avis, que le pilote a deux partis à prendre : atterrir, s’il le peut ; sinon, foncer sur l’ennemi. Expliquons-nous.

Considérons un aéroplane naviguant, dans nos pays, le cap sur un point plus ou moins situé à l’Ouest et abordé inopinément par un grain. Etant donné qu’en même temps qu’il est assailli par un courant descendant violent, le vent change brusquement de direction vers le Nord-Ouest, son pilote devra s’écarter de sa route pour faire face au vent et, en même temps, s’élever aussi haut que possible, pour rencontrer les vents réguliers dont il a été question à l’instant. En manoeuvrant ainsi, le pilote : 1° évitera d’être rabattu sur le sol par la partie descendante de la vague aérienne ; 2° ne risquera plus d’être la victime d’un remous ; 3° ne sera pas pris de côté ; 4° enfin, comme le vent propre du grain est à peu près perpendiculaire au grain et qu’il importe de sortir au plus vite de ce ruban pour retrouver des vents relativement faibles, c’est encore de cette façon que le pilote pourra se tirer du danger le plus rapidement. Et, en effet, avec une machine volante rapide telle qu’un aéroplane, la traversée du ruban, si le pilote se hâte vers l’Ouest, ne sera jamais bien longue puisque, de son côté, le grain se déplace vers l’Est. De même deux trains qui se croisent restent moins longtemps voisins l’un de l’autre que si l’un d’eux restait en place.

Il peut advenir qu’un grain soit immédiatement suivi d’un autre, le ruban de grain étant alors formé de plusieurs rubans parallèles très voisins les uns des autres. Le pilote n’a alors qu’à recommencer pour chaque nouveau grain les manœuvres qui viennent d’être préconisées. D’ailleurs, les « rubans composés » ont des vents moins violens, mais aussi plus variables.

Supposons maintenant que l’aéroplane ait le cap sur un point plus ou moins situé à l’Est. Les chances de rencontre avec un grain sont alors fortement diminuées. Toutefois, si, au lieu de viser l’Est, le navire aérien a le cap sur le Nord-Est, le Sud-Est, ou sur des points encore plus voisins du Nord ou du Sud, il pourra parfaitement être (rattrapé par le grain, de même qu’il peut très bien le rattraper si, naviguant franchement vers l’Est, la vitesse qui l’anime est supérieure à celle de la propagation du météore. Dans n’importe lequel de ces cas, M. Durand-Gréville conseille encore : 1° de s’élever assez haut, afin de se mettre à l’abri des remous et de la partie descendante du ruban ; 2° de faire varier sa direction de manière à la rendre perpendiculaire à celle du ruban. Seulement, alors, au lieu d’avoir vent debout, le pilote aura vent arrière, ce qui, en définitive, hâtera le voyage.

Il va de soi qu’à cause des remous qui, s’ils ne sont pas très dangereux, en général, pour un dirigeable, peuvent parfaitement faire capoter ou chavirer un aéroplane, il faut éviter d’atterrir en plein grain. Si, cependant, on se trouve juste au-dessus du point d’arrivée, et qu’on ne veuille pas absolument aller plus loin, il faudra tâcher de toujours faire face au grain et de ne garder de vitesse que juste ce qu’il faut pour rester à peu près sur place. On ne devra reprendre terre qu’après le passage du grain, alors que le vent, après avoir retourné vers le Sud-Ouest, s’est sensiblement calmé.

En définitive, la manœuvre d’un aviateur, d’un pilote, attaqué par un grain, peut se résumer ainsi : 1° ne pas rester près du sol, afin d’éviter les remous ; 2° faire varier sa direction de manière à avoir toujours le vent en face ou dans le dos, suivant les cas, seul moyen de traverser le ruban de grain le plus promptement possible ; 3° éviter d’atterrir à l’intérieur du grain, attendre qu’il ait passé.


III

A propos d’un chimérique projet de traversée de l’Atlantique en dirigeable, M. G. Prade écrit : » Le vent est tantôt un ami, tantôt un adversaire, surtout un inconnu ; se fier à lui, c’est faire entrer l’irréel dans ses calculs. » M. Prade exagère, au moins en ce qui concerne les pays civilisés, au moins en ce qui concerne le nôtre. Si nous nous sommes fait comprendre de nos lecteurs dans les pages qui précèdent, ils doivent, en effet, être convaincus qu’on peut, dès aujourd’hui, sans imprudence, faire entrer dans les calculs la prévision du temps probable. ou, si l’on veut, du vent probable (la pluie, la neige, l’orage lui-même, ne pouvant être considérés comme des empêchemens majeurs), et que seul, pour l’instant, l’ » état de l’air, » tel que nous l’avons défini, plus haut, est une inconnue qui nous échappe.

En ce qui concerne l’arrivée et l’allure des dépressions, notre Bureau central de Météorologie avec ses cartes synoptiques et ses bulletins, nos grands journaux, le Temps, particulièrement, donnent des renseignemens suffisans. Certes, en France, en Angleterre, ou est moins favorisé que le centre de l’Europe : trop souvent, au moment où le Bureau central annonce une perturbation atmosphérique, elle est déjà sur nous, tandis que les habitans de l’Europe centrale, prévenus par le télégraphe, vu la lenteur avec laquelle se déplace ordinairement le centre de la dépression, ont le temps de la voir arriver. Mais, même chez nous, un pilote sérieux ne peut pas être pris au dépourvu, car, en dehors des indications d’origine officielle, une foule de symptômes lui permettent de prévoir le temps probable :

Si le baromètre baisse graduellement, que le thermomètre, en été, en fasse autant (il monterait en hiver), que le vent, augmentant progressivement d’intensité, souffle du Sud et tende à tourner à l’Ouest, que des nuages apparaissent, il peut, en effet, tabler sur l’arrivée d’une dépression. Que si, quelque temps après, le baromètre remonte graduellement, le thermomètre aussi, en été, bien entendu, car, en hiver, c’est le mouvement contraire qui se produira, que le vent, en même temps, s’affaiblisse, en tournant au Nord-Ouest et au Nord-Nord-Ouest, et que le ciel s’éclaircisse, c’est que la dépression s’éloigne, pour disparaître en comblant les profondeurs de notre continent.

Le baromètre met-il alors trois ou quatre jours pour monter graduellement de la pression normale de 760 millimètres, à 770, 780 millimètres, le thermomètre en fait-il autant si on est en été, baisse-t-il si on est en hiver, alors, comme il y a toutes chances pour que la baisse du baromètre dure aussi longtemps que la hausse, notre pilote peut compter sur trois et quatre jours, et même plus, de beau temps. Toutefois, par prudence, il sera bien de regarder, de temps à autre, l’horizon du côté du Nord-Ouest. Si, à un moment donné, il voit apparaître des nuages rapides de la catégorie de ceux qu’on appelle queues-de-chat (cirrus), ou encore des nuages pommelés (cirro-cumulus), il y a grandes chances pour que l’Atlantique nous gratifie d’une dépression. Cependant, il ne devra pas oublier : 1° qu’une dépression peut se combler avant d’arriver sur nous, et qu’alors le temps peut rester beau ; 2° que, nous l’avons déjà dit et nous le répétons, le temps peut rester beau pendant le passage d’une dépression, si le centre est très éloigné ; 3° que, loin des grands centres, là où les bulletins du Bureau central font défaut, les avis des marins et des agriculteurs ne sont pas à dédaigner. On ne peut, en pareil cas, se fier aux animaux ni aux plantes : les chats qui se fardent, les oiseaux aquatiques qui battent des ailes, les poules quand elles s’ébattent et se couvrent de sable, les tiges du trèfle qui se redressent, etc., ne font qu’annoncer la pluie, tout comme le vulgaire hygromètre à cheveu. Mais les pronostics tirés de l’état de l’atmosphère ont plus de valeur : les halos lunaires ou solaires annoncent, avec une presque certitude, la pluie accompagnée de vent ; de même, une perceptibilité plus facile des sons lointains, surtout de ceux qui sont émis dans une certaine direction, annonce la venue, dans cette direction, de vents pluvieux ; l’amoncellement des nuages du côté de l’horizon vers lequel souffle le vent annonce la pluie ; la lourdeur de l’atmosphère et l’apparition de cumulo-nimbus annoncent l’orage ; etc., etc.

En somme, un pilote de l’air n’a pour ainsi dire pas le droit de se laisser surprendre par une dépression. Il n’en est pas de même pour les grains, qui peuvent l’assaillir un quart d’heure, une demi-heure au plus après que les bancs de nuages qui les annoncent ont été perçus à l’horizon, et qui, on l’a vu, sont beaucoup plus dangereux que les dépressions, à l’intérieur desquelles les vents tournent presque toujours avec assez de lenteur et sont animés de vitesses bien moindres, en général, que celles des vents de grains.

Aussi M. Durand-Gréville pense-t-il qu’en raison des progrès incessans de la navigation aérienne, une mesure s’impose d’ores et déjà : la création d’un service d’annonce des grains. Il se fonde, pour la préconiser, sur les essais très satisfaisans qui ont déjà eu lieu : à Francfort, un météorologiste allemand, M. Linken, sur 37 grains qui ont passé sur cette ville, en quatre mois, a pu en annoncer 33, au moins une heure à l’avance, résultat magnifique, que n’a jamais obtenu le service d’annonce des dépressions. Nous sommes absolument de l’avis de M. Durand-Gréville : il est certain qu’en France, par exemple, une seule dépêche venant de Brest suffirait pour prévenir la venue d’un grain pouvant balayer l’Europe. Quelques dépêches supplémentaires, expédiées de Saint-Brieuc, Nantes, Cherbourg, etc., au moment du passage du grain sur ces villes, permettraient de se faire une idée suffisante de son orientation, de sa largeur et de sa vitesse de propagation. A peu de minutes près, l’heure de son passage sur Paris ou tout autre point plus à l’Est pourrait être prévue.

Où, cependant, nous nous séparons de M. Durand-Gréville, c’est lorsqu’il pose en principe que la dépense de ce service d’annonce serait minime. Si l’on s’en tenait à la prévision des orages, oui : la télégraphie sans fils, qui est appelée sûrement à simplifier le service d’annonce des dépressions, est, dès aujourd’hui, en mesure d’annoncer les orages et sans trop de frais. Mais tous les grains ne sont pas orageux ; beaucoup d’orages sont des phénomènes purement locaux. Par suite, pour signaler l’arrivée d’un grain, il faut, au moins pour l’instant, chercher à recruter un assez grand nombre d’observateurs, toujours disponibles, logés à proximité d’un bureau télégraphique ; il faut, pour la transmission rapide des télégrammes, des fils spéciaux, reliés directement au Bureau central de Météorologie de Paris, etc. Seuls les pouvoirs publics, évidemment, dans un pays tel que le nôtre, sont à même de déférer aux vœux de M. Durand-Gréville, de tous les météorologistes, et, nous nous permettons de l’affirmer, de tous les aéronautes.

En attendant, nos pilotes aériens, au moment du départ et pendant le voyage, surtout si celui-ci doit être d’une certaine durée, feront bien, de temps à autre, de regarder à l’horizon, du côté de l’Ouest, afin de surveiller l’apparition possible des bancs de nuages qu’un véritable grain se fait toujours un devoir de charrier.


P. BANET-RIVET.

  1. Étude raisonnée de l’Aréoplane, par M. J. Bordeaux, 1 vol. in-8 (Gauthier-Villars).