Adolphe Delahays, éditeur (p. 89-96).

VII.

Stout et Porter.

Le lendemain, vers sept heures, Robert entrait dans les salons de la taverne anglaise, à Paris. La personne qu’il devait y rencontrer était douée d’une de ces physionomies qui passent rarement inaperçues dans la foule. Son regard tomba donc sur celui d’Horatio qui se trouvait attablé dans une partie de la salle assez peu fréquentée.

En face de lui buvait un individu masqué d’une figure inconnue à notre jeune homme. C’était un Anglais. Son visage exprimait la bonhommie et l’insouciance. Ses joues étaient pleines et rosées comme ces fruits en sucre que les confiseurs étalent aux premiers jours de l’année. Les cheveux qui croissaient sur sa tête et les deux touffes de favoris latéraux qui grimpaient dans les conques de ses oreilles tortueusement convolutées, étaient d’un blond rougeâtre comme la bière. Sa cravate d’une fantaisie toute britannique nouée en cornes de limaçon, dirigeaient comme des défenses deux cols d’une forme des plus lancéolées. Ses sourcils en friche, son nez marisque et turbiné faisaient de tous ses traits un ensemble drôle.

— Monsieur de Rolleboise, dit Horatio, je vous présente mon ami sir James Cawdor, baronet. Sir James, monsieur Robert de Rolleboise.

Les deux hommes s’inclinèrent, et Robert s’assit en face de lord Mackinguss.

— Que buvez-vous, monsieur de Rolleboise ? lui demanda abruptement l’Anglais.

— Je ne sais ; quelque chose de fort. Qu’est cela ? fit-il en indiquant plusieurs bouteilles fiolées aussi vides que des bulles de savon.

— Oh ! c’est la boisson éternelle de ce buveur éternel. Sir James vient en France pour le vin de Bordeaux et retourne en Angleterre pour le rhum de la Jamaïque et le vin de Madère.

L’Anglais dont on parlait ainsi eut été sourd qu’il n’eut pas fait moins d’attention aux paroles définissantes de son ami. Le garçon venait de déposer devant le jeune Français une grosse bouteille, de ces bouteilles qu’on peut se jeter à la tête sans les casser, ayant une vaste étiquette comme on en voit sur les tôpetes de cirage anglais.

— Quelle est cette affreuse boisson noirâtre que vous me faites servir ?

— Il vous faut du tonique, on vous sert du stout. C’est un correctif utile pour les hautes circonstances.

Robert remplit son verre de la liqueur épaisse et noire à la surface de laquelle se forma une écume jaunâtre, et le vida précipitamment. Pendant ce temps, Horatio feuilletait un journal anglais. Puis, l’ayant replié sur un article, il le présenta à Robert.

— Lisez ces quelques lignes ; cela vous intéresse peut-être.

Le jeune homme prit le journal, y jeta les yeux, et le rendit aussitôt au lord.

— Vous m’excuserez ; mais je ne comprends pas très bien l’anglais.

— Ah ! il faudra l’apprendre. Vous entendez, sir James, monsieur de Rolleboise ne connaît pas l’anglais.

— Nous le lui enseignerons, répondit simplement le baronet qui paraissait employer sa bouche à un tout autre usage qu’à parler.

— Si monsieur de Rolleboise veut m’écouter, je vais lui traduire cet entrefilet. C’est ainsi, je crois, que vous nommez cela ici ?

— Peut-être… Je ne suis pas journaliste.

Robert appuya sans façon ses coudes sur la table et attendit que l’Anglais commençât.

— « On écrit de Carluke, (Écosse). — À quelques lieues de Stonebyres s’élève sur la Clyde, un vieux château. Cette ruine se nomme le Château des Chutes, Castle of the falls, et appartient à sir James Cawdor, baronet. Mais ce gentilhomme n’y met jamais les pieds. Ce manoir ainsi inhabité est, assurent les habitants de la contrée, hanté certaines nuits par des esprits malfaisants. Si bien que les paysans l’ont débaptisé de son nom primitif, et le désignent communément sous celui de Château des Vampires. En effet, ils prétendent qu’à certaines époques, par des nuits sombres, les croisées s’allument rougeâtres, les cheminées fument, des chevaux hennissent, des hommes chantent. Toutefois, est-il un fait certain, c’est que le lendemain ou le surlendemain de ces prétendues assemblées nocturnes, on a trouvé plusieurs fois aux Chutes de Stonebyres, un cadavre de femme inconnue au pays ; et plusieurs nuits après, la tombe qu’on leur accordait dans le cimetière du village était violée. D’ailleurs, le voyageur qui visite les ruines et les salles du manoir n’aperçoit rien, n’entend aucun bruit. Reste à savoir maintenant si ces meurtres… » — Je m’abstiens de traduire les réflexions du rédacteur. — Voyons, monsieur de Rolleboise, que pensez-vous de cela ? Croyez-vous aux vampires ?

— Mais, je présume que sir James, mieux que tout autre, pourrait éclaircir le fait, puisqu’il est le propriétaire du château des Chutes.

Sir James, retranché dans son flegme imperturbable, ne s’inquiéta pas plus des paroles du jeune homme, que si son nom n’eût pas été prononcé.

Robert avait vidé presque toute sa bouteille de stout, et cette pâle ivresse, sérieuse et grave, agissait sur lui. D’abord il s’était effrayé : la crainte l’avait saisi en se sentant pénétrer dans la vie mystérieuse et peut-être criminelle où il se voyait engagé. Mais, en ce moment, les choses comme les objets revêtaient une forme nouvelle. Il sentait son cerveau s’élargir, son esprit s’éclairer d’une lucidité étrange. La ronde figure de sir James lui apparaissait comme une fantaisie farcesque, une bouffonnerie d’Hogarth.

— Robert, fit Horatio, souvent les croyances superstitieuses ne sont que l’exagération de la vérité.

— C’est-à-dire ?…

— C’est-à-dire, que les habitants du Lanarkshire ne se trompent peut-être pas, monsieur de Rolleboise.

Les yeux de l’Anglais étaient posés sur ceux du jeune homme comme un fer rouge sur une plaie. Sous l’influence d’un magnétisme puissant, Robert ne pouvait détourner les siens. Horatio continua :

— Voyons, Robert, voulez-vous être un vampire ?

Par un effort violent, de Rolleboise se détacha de l’action de cet homme, comme un dormeur ivre qui se débat sous le cauchemar qui le tient à la gorge, et s’écria d’une voix sourde et contenue :

— Non, jamais !

— Vous ne désirez donc plus revoir la magnifique Mathilde ? dit le lord avec une aisance et un laisser-aller railleurs ; vous voulez donc à vingt ans quitter la vie sans avoir exprimé tout le fiel de votre cœur, avant d’avoir rendu mépris pour mépris ?… Ah ! jeune homme, c’est cependant une bien belle femme, une brune aux passions splendides, aux embrassements frénétiques… Vous renonceriez à la réalité ayant encore dans votre oreille l’écho de cette voix amoureusement timbrée, après avoir reçu dans votre imagination ardente ses paroles d’amour, vous rejetteriez dans l’abime du néant ses caresses enivrantes, ses extases !…

— Silence ! s’écria Robert qu’un terrible souvenir couvrit d’une sueur froide et en se redressant tout debout comme galvanisé.

Mais l’empire irrésistible qu’exerçait sur lui Horatio le fît redescendre lentement sur son siège, où il retomba lourdement, comme terrassé. Par son ivresse, il voyait la figure de Mackinguss dans des proportions agrandies. Sa physionomie lançait sur lui une fascination violente.

Celui-ci continua avec une expression que Robert distinguait comme une raillerie infernale :

— Sans doute, Vous connaissiez ces joies !… Elle vous a accordé tout ce que son amour pouvait prodiguer, et vous n’en voulez plus !

— Milord, dit d’une voix lente et sombre le jeune homme en serrant fortement le bras de son interlocuteur, milord, donnez-la moi un jour, une heure, n’importe !… non pour l’aimer, mais pour me venger, et je suis à vous ! Mais, par grâce, délivrez-moi de ce fluide fatal qui circule dans mes veines ; ne me regardez pas ainsi, car je deviendrais fou, et je veux avoir ma raison !

Anéanti, il laissa retomber sa tête dans ses bras, sur la table.

— Sir James, dit alors Horatio à demi-voix à son voisin, vous avez entendu la lecture de cet article ?

— Je l’ai entendu.

— On a pu, en effet, retrouver un cadavre ou deux : celui de la fière duchesse de Grasslow, qui préféra se précipiter dans la Clyde, et celui de la comtesse Mac-Grahor, qu’un accès de colère étouffa ; mais jamais je n’ai pu comprendre ce qu’ils voulaient dire par ces tombes violées. Cependant, c’est un fait palpable ; cela doit être vrai. Il faudra chercher et trouver l’explication de ce mystère, entendez-vous, sir James ?

— J’entends, milord.

— Demain matin, vous partirez pour Londres avec lord Lodore et lui, fit-il en indiquant le jeune homme toujours affaissé sur la table. Cette nuit, vous recevrez vos instructions.

Quand Robert se releva, sa physionomie était calme.

Pendant toute cette scène, le baronet n’avait pas eu une expression dans son visage qui se rattachât à ce qui se perpétrait sous ses yeux. Il buvait toujours imperturbablement. Les bouteilles qu’il avait vidées étaient sur une table voisine, disposées en jeu de quilles.

Horatio et de Rolleboise se levèrent. Leur compagnon, sérieusement occupé à voir grésiller un pouding dans les flammes bleuâtres du rhum, ne fit aucune attention à leur départ. En arrivant dans la rue, Robert s’apprêtait à partir seul, lorsque Horatio l’arrêta.

— Montez dans ma voiture.

Robert n’objecta pas une parole, et s’assit à côté de lord Mackinguss.

Horatio était le fils puiné du comte Mackinguss. À la mort de son père, son frère profitant du privilège accordé aux aînés de famille, prit possession de la fortune de ses ancêtres. Ce n’était pas un de ces maigres patrimoines comme il en existe en France, et dont on fait vanité. La fortune du vieux comte pouvait être de vingt à trente millions. Il l’avait reçue telle de son père et la remettait intacte à son fils. Certes, la nature en façonnant le caractère des deux frères, avait peu réfléchi aux différentes positions qui les attendaient dans le monde. Mais la nature n’a pas aussi les loisirs de la réflexion.

Edgard était avare et cupide ; Horatio, en toutes choses, se montrait grand seigneur. De toutes les carrières qui servent de refuge aux cadets de famille, il n’en voulut aucune. Aussi, à vingt ans, se trouva-t-il avec un des plus beaux noms d’Écosse, sans fortune et sans espérances légales. Mais Horatio était, par le caractère, de ces hommes qui, bravant leur destinée, doivent primer partout. Il voyagea longtemps ; il séjourna même, dit-on, quelques années dans le midi de la France.

De retour à Londres, on le remarqua un peu. Il possédait de superbes chevaux, de riches lévriers admirablement reintés qui, mantelés de velours blasonné, couraient l’hiver devant son coursier, autour de Hyde-Parck ; mais on ne lui connaissait pas de femmes.

En effet, Horatio n’eut jamais d’amour. Il méprisa ce sentiment comme asservissant, et ne pouvant se concilier avec celui qui prédominait en lui, celui qui faisait saillir toute sa force, — l’orgueil. Tout au contraire de bien d’autres que l’orgueil a perdus, Mackinguss se sauva par l’orgueil. C’était une passion impétueuse qu’il fallait satisfaire, et la chose la plus nécessaire à cette fin étant la fortune, il se fit riche. L’honneur, pour lui, était simplement une réputation qu’il fallait se conserver.

Dans le cours de ce drame, nous fouillerons plus avant dans les fibres cachées, dans la vie intime de cet homme.