Adolphe Delahays, éditeur (p. 59-79).

V.

Une Nuit désagréable.

Indépendamment des portraits que nous aurons à faire, il nous en reste quelques-uns à finir. Que M. de Rolleboise veuille donc prendre un fauteuil et nous accorder une courte séance. — Robert avait vingt-cinq ans. Bien des jeunes hommes, à cet âge, agissant toujours par des actions dépendantes, ne sont encore rien par eux-mêmes. Mais Robert n’avait pas subi cette jeunesse d’écolier. Son esprit ne s’était jamais senti balloté dans des éventualités indécises. Toutes les heures de sa vie avaient été certaines. À vingt ans il était homme, car à vingt ans il s’était trouvé seul dans la vie. Aussi, à cette époque, sa physionomie se dépouilla tout à coup de l’expression irrésolue de l’adolescent insouciant du demain. Son allure devint ferme et arrêtée. La raison pratique, cette routine de l’homme de bon sens, surgit à sa volonté. — Au physique, Robert n’ayant pas donné dans les travers de certains jeunes gens dont l’esprit sorti tout à coup des gonds des écoles, se jette dans des excentricités ridicules, avait toutes les manières du monde aisé relevé par une tournure non commune. En un mot, c’était une de ces têtes juvéniles qui, à l’issue d’un bal ou d’une fête, font rêver les jeunes filles, et dont la présence dans un cercle intime irrite sourdement les maris à l’esprit contourné.

Nonobstant ces qualités naturelles, Robert possédait encore une certaine maladie d’esprit qu’apprécieront sans doute les âmes rêveuses. Ainsi, de Rolleboise était une de ces jeunes têtes imbues d’une littérature exagérée où les passions sont tourmentées et tordues jusqu’au dernier élancement de douleur, jusqu’à la dernière lueur d’extase. À force de plonger son cœur dans les illusions, il était devenu un de ces amants imaginaires qui rêvent un sentiment outré, des ravissements cataleptiques, des joies impossibles. Un de ces esprits illuminés qui prennent au sérieux la pensée folle d’un poète ivre, s’en pénètrent avec avidité et foi, puis cherchent bravement à en faire une réalité palpable, à concréfier ce rayon de soleil. Son esprit s’était saturé jusqu’à l’indigestion de toute cette littérature déraillée du dix-neuvième siècle. Il s’était tant repu de fantaisies et de romans qu’il en était venu par mille gradations hallucinantes, à y croire. La vie réelle put bien ébranler d’abord sa religion, mais non la détruire. Quand ses idées paradoxales et malades se sentaient repoussées par le simple bon sens de la foule, il acceptait ce heurt violent sans murmures et par conséquence de son système. — Car, se disait-il, la société des hommes est un tout orbiculaire composé de différents cercles. Le hasard veut que je sois aujourd’hui le centre inactif de rayons stériles. Peut-être que demain ma véritable sphère m’enveloppera, et alors j’agirai. — Aussi, d’après ce principe, la vie du jeune homme n’était qu’un déplacement continuel. Les femmes qui, en toutes choses, recherchent le bizarre et l’indécis, le disaient aimable et spirituel. Les hommes qui n’apprécient que les idées contenues et arrêtées, le jugeaient fou. Or, Robert de Rolleboise était simplement un rêveur, partant un homme heureux.

Le jour qui suivit, de Rolleboise et M. de Bassens, dont la société lui avait aussitôt agréé par une loi conséquente de son esprit chercheur, quittèrent ensemble Paris. Après quelques heures de vitesse, ils atteignirent la mer. La mer !… vastitude immense à l’aspect de laquelle on frissonne comme un adolescent à la vue d’une belle femme nue !…

M. de Lormont habitait une propriété dans le pays de Caux, à une ou deux lieues du Hâvre, sur le rivage de l’Océan. La personne dont se recommandait M. de Bassens était bien chère au vieillard, car il reçut le jeune homme plus cordialement qu’un ami, presque aussi affectueusement qu’un fils. La jeune vicomtesse elle-même lui accorda un sourire d’une bienveillance inexprimable. Souvent un simple sourire de femme dit plus que toutes les franches protestations d’un homme.

Dans cette société où le hasard nous jette, il n’y avait de femme que Mme la vicomtesse, aussi réunissait-elle sur elle toutes les attentions de ses commensaux.

Mathilde de Lormont comptait tout au plus vingt ans. Ce n’était pas une femme jolie. Il est même probable qu’à l’âge de quinze ans elle avait dû être maigre et trop brune. À vingt ans c’était une personne magnifique. Ses cheveux d’un brun sombre, sans cet affreux luisant qui est à la chevelure ce que le fard est au visage, présentaient dans leur souplesse toutes les moelleuses sinuosités du peigne. Un peintre n’aurait pu trouver l’ombre vaporeuse qui flottait autour de cette chevelure au contact du derme dont le grain pur s’éclairait d’une lumière d’un gustoso tout italien. Ses sourcils bruns et ses longs cils dévoilaient de ses yeux une vie riche de passions splendides. Une faible ombre bleuâtre entourait ses paupières et ajoutait à la beauté du visage. Des yeux fatigués ajoutent à une belle femme comme le goût de venaison au gibier noir. Sa bouche avait conservé toute la fraîcheur du jeune âge. Le cou de cette tête offrait les contours heureux de la Vénus milésienne et les teintes cœrulées d’une chair du Titien.

Cependant Mme de Lormont n’était pas une belle femme seulement par la tête, ce tronçon du corps. Si son visage présentait des lignes d’une morbidesse rêveuse, on devinait encore au-delà du rempart de soie et de satin qui les défendait des formes et des contours à faire frissonner un amant. Or, aux belles femmes, n’importe leur situation sociale, il faut l’amour d’un jeune homme. — Le jour où Robert aperçut pour la première fois Mme de Lormont, il la reconnut. C’était la conception de ses rêves. Depuis long temps il en était amoureux. La présence de cette femme n’apporta donc aucune perturbation dans son esprit.

En effet, à son âge, à vingt-cinq ans, tout autre jeune homme eut déjà épuisé plus de vingt-cinq amours. Mais, lui, prédisposé par cette folle et fantasque nourriture morale, n’avait eu qu’une passion. — Mathilde la connaissait. Cependant, soit vertu, soit inertie de cœur, elle était restée fidèle à son mari et à son honneur. Elle ne s’était pas effrayée de cet amour impétueux, sans prodrome, sans affection surgissante, et qui l’avait saisie froidement comme une roue d’engrenage qui, ayant commencé sa rotation à vide, la continue en broyant. — Or, c’est un aphorisme irréfragable que toute femme vivant dans une société d’hommes ne peut affranchir son cœur. Si elle résiste à l’amour d’un jeune homme, celui-ci doit en prendre sagement son parti, car il est venu trop tard. Nous devons donc supposer honnêtement que Mme de Lormont aimait son vieux mari.

Sur le même plan que la jeune femme apparaissait le vicomte ; belle tête vêtue de cheveux blancs. Sa physionomie bienveillante était souvent sérieuse quand elle s’abandonnait au cours de ses pensées intimes. Toutefois, loin qu’il s’effrayât des assiduités courtoises que montraient les étrangers envers sa femme, elles semblaient au contraire l’enorgueillir comme si l’on se fut adressé à sa fille. — Il y avait peu de temps que les deux époux se trouvaient dans le pays. Ils venaient de Paris, où d’ailleurs ils n’avaient demeuré qu’une saison d’hiver, et les bains de mer seuls les avaient attirés en Normandie.

Les autres personnes réunies dans le salon de Mme de Lormont étaient des personnages insignifiants pour nous, — sinon pour eux-mêmes ; quelques riches négociants du Hâvre, beaucoup trop exclusifs dans leurs habitudes et aussi dans leur causerie.

Cependant, tout au fond, dans l’ombre, apparaissait une tête frappée du sceau de haute intelligence. C’était Horatio Mackinguss. Il serait difficile d’expliquer par quel secret d’ensemble, la vue de ce masque humain, arrêtait la pensée fuyante, détournait le fil flottant de la réflexion et s’emparait du regard de la foule. — Ce magnétisme ne gisait point dans sa chevelure reculée et ample, dans son front grave, ni dans son œil large et fixe. Cependant, un esprit rêveur eut conservé l’empreinte de cette physionomie, une intelligence vulgaire l’eût considérée niaisement sans comprendre l’effet qu’elle produisait sur sa rude nature, une femme en ses songes en eût rejeté l’image avec frayeur ou l’eut aimée en esclave.

Lord Horatio était un de ces hommes dont on n’ose supputer la fortune, et à qui la pauvreté ne saurait seoir. On ne l’entendait jamais faire jactance, ni avouer son impuissance par défaut d’or.

Pour la troisième fois Robert de Rolleboise se rencontrait avec lui. Car il le reconnut aussitôt pour l’avoir vu un mois avant à Bazas, et la veille silencieux et grave dans la joie folle des convives du médianoche où il s’était trouvé par hazard. — Cependant, on disait tout bas dans un certain monde, que cet homme ayant souffert d’une femme s’en était vengé longtemps, jusqu’au tombeau. Mais, comme chaque personne donnait une version nouvelle, il est bon de conjecturer que le secret n’était connu que d’un seul.

Un petit vieillard guilleret et galantin dépensait une amabilité intarissable pour la jeune vicomtesse qui riait à part elle de ses contorsions grotesques et de ses affèteries surannées.

— Non, madame, vous ne quitterez pas la mer avant la fin de la saison. Mais, après votre départ, ce serait ici un désert !… Vous, la plus belle des belles femmes de la côte !… Ignorez-vous donc une trâme horrible ?… Oui, toutes nos anglaises d’Ingouville se sont liguées contre vous, et menacent même de faire une coalition redoutable avec les parisiennes de Frascati.

— Mais, s’il en est ainsi, M. Straton, il est réellement dangereux pour moi d’habiter une contrée où tant d’inimitiés me sont acquises. — M. Horatio, vous serez pour nous, j’espère.

— Madame, je serai avec tous les hommes. D’ailleurs, ils vous doivent ce secours ; grâce à vous, Frascati est moins triste. Hier soir, le vieux duc de Brissac a parié que pour vous voir il gravirait les falaises sans guide et sans bâton. Enfin, on a tant parlé de madame la vicomtesse que la baronne de Bléville envoyant le vide commis autour d’elle est tombée dans une humeur qui consacre votre triomphe.

— Vraiment, lord Horatio, si je m’enorgueillis de quelque chose, ce sera bien plutôt de vos paroles. Certainement, et j’en suis persuadée, je suis la première femme à qui vous ayez accordé tant de flatterie. M. Straton lui-même en est tout ébahi.

— Madame, c’est une méchanceté que je ne méritais pas, fit le petit vieillard en s’inclinant tout satisfait de sa réplique.

— Autrement, mylord, que dit-on de sérieux à Frascati ?…

— On parle de vous, beaucoup ; de politique, trop ; de riens, un peu.

— Et, quels sont les riens qu’on y dit ?…

— Hélas ! madame, ce sont des pyramides d’esprit ne laissant après, chez les caractères graves qu’un léger désappointement d’avoir été pris à de si futiles propos. Cependant, quelquefois, dans ce tableau chargé de rose, se trouve une nuance forte et sombre. Ainsi…

— Mylord, je vous en prie, ne nous effrayez pas.

— Ce que j’allais vous dire, madame, est le fait d’un théâtre inconnu, et, tellement insignifiant, que je le tairais si je ne considérais comme un devoir d’obtempérer à votre désir. — Hier, soir, M. Forlow nous a conté un récit presque fantastique. Ce même M. Forlow qui, lorsqu’il écrit à sa maîtresse, signe par habitude : Forlow et Compagnie.

— Et, vous même, M. Horatio, comment vous trouvez-vous instruit de cette particularité ?…

— C’est M. Straton qui me l’a dite, peut-être.

— Oui, oui, je la tiens de mon neveu, ajouta le négociant incriminé.

Le neveu n’était pas présent.

— Eh bien ! M. Forlow nous a dit la soirée dernière, un fait étrange. Voici la chose. Un de ses correspondants d’une ville du Midi, dont le nom m’échappe, fut assassiné, il y a de cela un an.

M. de Lormont se trouvait alors près de la table, du même côté que la vicomtesse. Par un mouvement naturel et inaperçu, il fit pencher l’abat-jour vers lui. Cette inclinaison subite enveloppa d’obscurité le mari et la jeune femme. M. de Bassens qui se trouvait en face, se leva sans affectation et vint se placer dans l’ombre. Ces divers mouvements eurent lieu sans que personne n’y prit garde, et même si nous les consignons ici, c’est simplement par une observation de détails un peu trop consciencieuse peut-être. — Lord Horatio reprit en portant son regard fixe sur la pénombre :

— L’assassin fut condamné à mort. Mais ce qu’il y a de bizarre…

— Ah ! voyons…

— Oui, ce qu’il y a de bizarre, c’est que le jour fixé pour exécuter la sentence, le geôlier ne trouva dans le cachot qu’un cadavre.

— Mais, mylord, ceci arrive tous les jours. Ce sont de ces faits si communs que je les passe chaque fois qu’ils se rencontrent dans le journal, ainsi que les incendies et les naufrages. Vraiment, vous êtes terrible dans le choix de vos histoires. Que ne nous contez-nous plutôt le joyeux incident par lequel on reconnut que Mme de Graville porte des fausses nattes.

— Ah ! madame, M. Straton vous dira cela avec tout son esprit mordant et satirique. Pour moi, je tiens à terminer l’aventure du correspondant de M. Forlow. — On ne trouva donc qu’un cadavre, reprit obstinément le lord ; mais, chose étrange, c’est que ce cadavre dont la tête était presque consumée par le feu qui avait donné la mort, fut reconnu pour celui d’un vieillard.

— Ah ! ah ! et l’assassin était une femme, sans doute ?…

— Non, M. Straton, mais l’assassin était un jeune homme.

— C’est très extraordinaire, dit la vicomtesse en quittant sa place, mais il est dommage que vous n’ayez pas un dénouement à nous dire.

— Ah ! madame, la justice le cherche.

Alors, la conversation entra par ce sujet dans un labyrinthe tellement sinueux, le fil se tordait en un peloton si inextricable et si embrouillé qu’il eût été impossible de revenir au point de départ, phrase par phrase, circuit par circuit, chainon par chainon. Chose bizarre que le chemin fait par une causerie familière. Les extravagances d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Tout marche en zig-zags. Un mot qui tombe vous jette dans une voie nouvelle. — Ainsi, après être sorti du cachot d’un condamné, on s’arrêta un moment sur le luxe d’une danseuse, et ce nouveau sujet conduisit la causerie en Californie, d’où elle s’envola pour une station tout à fait antipodale.

Robert de Rolleboise s’était écarté de ce cercle dont les paroles lui étaient indifférentes, et, appuyé sur l’accoudoir d’une croisée ouverte, il rêvait. Rêver, pour un amoureux c’est presque posséder. — Les rideaux dégagés de leurs embrasses, le dérobaient tout à fait à la vue des personnes réunies dans le salon. La solitude est la première amante de ceux qui aiment ; elle les initie et les prépare à cette grande joie qui leur est promise.

Le paysage qui s’étendait devant les yeux du jeune homme était beau. En face de lui, du haut des falaises du cap de la Hève, apparaissait l’océan illuminé d’une blanche lumière sélénique. Tout autour du rivage où roulaient bruyamment les galets, brillaient comme des étoiles les sémaphores et les phares. Et, dans le fond, bien bas, apparaissaient sur un étroit angle de terre quelques lumières ternes, quelques maisons noires, et ce petit espace renfermait le Hâvre, une des plus riches villes de France, le Hâvre, le port de Paris.

Robert se pénétrait du vaste effet de ce tableau, mais ne l’admirait pas. Tout entier à son amour, il n’avait point le loisir de gaspiller ses heures en rêveries stériles. D’ailleurs, il savait que, bien qu’il ressentit souvent l’influence d’une poésie, il n’était pas pour cela poète. Puis, sa passion crudescente avait atteint un paroxysme tellement matériel, la joie physique devenait si tangible, que le rêve et l’illusion étaient restés bien en-deçà derrière lui.

Les deux croisées du salon étaient ouvertes l’une et l’autre. En portant son regard au hazard autour de lui, Robert distingua à la fenêtre contiguë une tête, une tête de femme. Aussitôt une des croisées fut abandonnée. — Dès que la vicomtesse s’aperçut de la présence du jeune homme, elle fit geste de se retirer. Celui-ci la retint.

— Oh ! non, ne partez pas !… Ne jetez pas ainsi le désespoir dans mon cœur enivré !… — Restez là, seule avec ce paysage qui s’étend en face, et que je sois heureux !…

— Pauvre Robert, toujours la même folie !…

— Toujours le même amour, toujours la même joie quand j’approche de vous !… Oh ! croyez-le, cette grande passion, cette foi fervente que mon âme a mise en vous, n’est pas un vain caprice, une simple fantaisie de jeune homme !… C’est toute ma vie dont votre tête est assumée. Ah ! cela vous fait sourire… et, cependant, madame, par vous je puis vivre ou mourir. — Ne croyez point surtout que je vous dise tout ce que mon cœur ressent, que je vous peigne tous les vertiges dont ma tête bouillonne, oh ! non, je ne le pourrais !… Car, je ne sais exprimer l’amour, je ne puis que le sentir… je suis amoureux et non poète !… Oh ! par pitié, ne partez pas, ne retirez pas votre main de la mienne ; restez dans cette brise heureuse qui m’apporte tous les enivrements de votre tête !…

— Monsieur, taisez-vous.

— Oui, c’est vrai, je suis un fou, un étourdi… Je parle haut comme un adolescent échappé des bras de sa mère… parlons bas.

— Comment, parlons bas !… s’exclama la jeune femme à ce mot imprudent. M. de Lormont est à deux pas de nous et vous osez vous exprimer de la sorte !…

— Oh ! je vous en prie, jamais, non jamais, ne prononcez ce nom !… c’est un mot qui m’obsède, une image que ma main effrayée repousse de mes rêves les plus noirs !… Non, cet homme ne pourrait m’en vouloir, car cet homme ne peut vous aimer.

— L’affection durable et dévouée n’est pas une fièvre, monsieur.

— Une fièvre !… Écoutez, madame, je vous vis une première fois aux Pyrénées, à Cauterets, et cette vue fut pour moi toute une révélation. Je vous suivis à Paris. Fidèle, je me plaçai partout sur votre route ; ma pensée s’attacha à la vôtre par une affinité intime et forte comme l’éclair s’attache à l’aimant. Vous viviez dans la retraite, dans la religion ; je vous attendais à l’église. Vous avez quitté Paris, me voici près de vous. Dites, croyez-vous que je vous aime ou non ?…

— Robert, je vous en supplie…

— C’est moi qui vous implore, et vous me demandez pitié !… Non, la vie nouvelle qui me transporte est si véhémente, la passion qui m’exalte si impétueuse que votre nature aimante ne saurait résister à son magnétisme !… — Dans cette lumière argentée votre tête est bien belle, madame !… Ah ! vous aussi, ayez pitié de moi !…

Et le jeune homme ivre de bonheur s’inclinait d’avantage vers le visage de cette femme, dont la respiration saccadée faisait entr’ouvrir ses lèvres pâlies.

Robert ne savoura pas longtemps l’extase où ses sens étaient plongés. Pythagore nous apprend que le chien du Nil lape en courant, de crainte du crocodile, et nous engage à faire de même à la coupe des plaisirs. Une main étrangère, sans doute en vertu de ce précepte, vint tout à coup le secouer dans son ivresse. Un bras vigoureux l’attira, et, avant qu’il eût eu l’idée d’opposer résistance, il se trouva replacé dans le salon en dehors du rideau. Un homme le tenait encore ; c’était lord Horatio.

Robert, l’œil furieux, s’apprêtait à demander explication de cette étrange brusquerie, lorsque le lord sans parler lui indiqua de la main le vieillard qui levait le rideau.

— Mathilde, voici dix minutes que je te cherche. Ces messieurs implorent un peu de musique.

— Chanter !… hélas ! le puis-je ! dit à demi-voix la jeune femme en quittant l’embrasure.

— Madame, nous vous en supplions, fit Horatio en s’avançant vers elle. Et même, si cela pouvait le moins du monde activer votre détermination, j’offrirais de vous accompagner.

La vicomtesse lui répondit par un sourire de gracieuseté mondaine, et, appuyée sur la main de son mari, elle se rendit au piano. — Dans ce court intervalle, l’anglais se retourna et dit à mi-voix au jeune homme demeuré muet :

— Enfant, auriez-vous donc préféré que ce fût M. de Lormont qui vous eût rappelé de votre distraction !…

— Monsieur, je ne sais dans quel but et par quelle cause vous avez agi de la sorte, mais toujours je vous en remercie.

M. de Bassens qui, toute la soirée était resté mêlé dans la compagnie de négociants et d’armateurs à l’esprit compassé, causant tant bien que mal commerce et politique, s’approcha de Robert.

— Savez-vous, M. de Rolleboise, que j’ai bien envie de vous livrer à tous les ressentiments vindicatifs de madame la vicomtesse. Vous me dites, hier soir, tout simplement, sans conviction, par banalité même, que Mme de Lormont est belle. Mais, c’est magnifique que vous vouliez dire, je suppose !

— N’est-ce pas !… appuya étourdiment le jeune homme.

— Connaissez-vous ce personnage qui s’assied auprès d’elle ?…

— Je le vois pour la troisième fois, c’est un Anglais.

— Un de ces messieurs m’a dit qu’il est fou, un autre qu’il est amoureux ; c’est à peu près même chose.

— Amoureux !… vous dites que cet homme est amoureux !… fit-il sans réserve encore en regardant lord Horatio avec des yeux de flamme. Et, vous a-t-on dit de qui ?…

— Il est épris m’a-t-on assuré de dix à vingt millions annexés à la main d’une jeune Anglaise.

— Mais, cela est-il certain ?…

— Non-seulement, je sais le chiffre de la fortune, mais encore le nom de la personne, grâce à l’obligeance de M. Straton. — C’est miss Olivia, fille du duc de Firstland.

— Firstland !… fit le jeune homme en appuyant son front sur sa main. J’ai vu ce nom quelque part, mais où, je ne puis me le rappeler.

Les causeries diverses avaient cessé, le cercle s’était resserré autour du piano, où Mme de Lormont s’asseyait.

— Que nous chanterez-vous, madame ?… demanda lord Mackinguss en passant en revue plusieurs cahiers épars sur l’instrument.

— Je ne sais, mylord ; ce qui vous plaira.

— Oh ! nous n’exigeons pas autant, car alors il faudrait tout nous dire, observa un armateur baleinier à l’esprit madrigalesque.

— Aimez-vous Meyer-Beer, voici une cavatine de lui qui me tombe sous la main.

Et l’Anglais préluda l’admirable cantilène du quatrième acte de Robert-le-Diable :

Robert ! toi que j’aime,
Et qui reçus ma foi,
Tu vois mon effroi……

En reconnaissant les notes que le musicien faisait vibrer avec une puissance et une langueur sardonique, la jeune femme pâlit. Au hazard elle prit un cahier se confiant dans un dernier secours.

— J’aime Donizetti, articula-t-elle faiblement.

— Tu sais bien que la collection est chez le relieur, lui dit son mari ; mais, n’importe, tu tends admirablement ce morceau que monsieur a choisi.

Robert appuyé en face, sur le dossier d’un fauteuil, attendait, les yeux immobiles et files, que celle qu’il dévorait du regard, commençât. Tout entier à son idole, il n’avait accordé aucune attention aux préludes, et ignorait par conséquent ce que la vicomtesse allait chanter. — Mathilde commença.

Au premier mot, en entendant son nom, le jeune homme tressaillit sous le coup de l’illusion. La voix était implorante, sympathique, enivrante. Quand elle vint à crier grâce, ses yeux comme par hasard tombèrent sur ceux de Robert. — Celui-ci ne pouvant supporter la lamentation apparente de ce chant, se leva et marcha dans le salon comme un fou, comme une fauve dans sa cage. Le chant continua. La voix s’élevait à des proportions éblouissantes et vertigineuses. On la sentait frénollir épuisée sur des prolations ardentes, et jeter son dernier effort dans son dernier cri de merci. C’était toute l’image de la passion, et, là, où l’art seul devait être admiré, le jeune homme, emporté par son imagination flambante, voyait la réalité.

L’instrument criait aussi avec angoisse. Les touches frémissaient sous des doigts d’acier. Et le pauvre amoureux, perdu dans le vague du vertige, recevait ces sons comme une raillerie poignante que le musicien faisait ricaner à son oreille. — Il était fou.

N’en pouvant plus, il vint tomber sur l’accoudoir de la fenêtre, où se trouvait marqué pour lui un souvenir ineffaçable. La tête dans ses mains, s’isolant forcément du bruit, il essaya de conquérir ce calme énergique qui vous arrive souvent après les grandes sensations. Quand il découvrit son visage, son œil était pensif mais tranquille, ses joues pâles mais sans frissons.

— Observons les choses de sang-froid, se dit-il. Ce qui vient de se passer ce soir m’a jeté sur le seuil, s’arrêter ce serait reculer, il faut entrer. L’amour est une guerre. Il y a un proverbe latin qui dit que la fortune sourit toujours aux audacieux. Or, dans la vie d’un jeune homme, la timidité est plus qu’un défaut, c’est une laideur morale. Voici un an que je tourne auprès de cette femme ; c’est assez. Je ne veux voir l’avenir que jusqu’à demain, pas au-delà.

L’Anglais captivait l’attention générale. Dans le thème qu’il ornait de variations brillantes, et pour les oreilles commerciales tendues vers lui, il montrait du talent. Mais une remarque que ne fit personne, moins de Rolleboise que tout autre, c’est l’expression de raillerie qu’on lisait sur son visage sérieux, la mélodie du maître qui, tourmentée et maniée par une fantaisie bizarre, se tordait en plaintes moqueuses et en éclats de notes fantastiques.

C’est pendant ces crépitations d’ironie que tout le monde cherchait à comprendre, avec la même obstination fausse qu’un étranger tâche de saisir dans une langue inconnue quelque rapport avec la sienne, c’est alors, disons-nous, que Robert quitta le salon. Étant venu déjà plusieurs fois dans cette maison, les détours de l’escalier, la direction des couloirs lui étaient connus. Arrivé à l’étage supérieur, il plaça son oreille à la serrure d’une porte et son œil s’arrêta sur l’obscurité.

Il entra vite et sans bruit.

Les rideaux relevés des croisées permettaient à la lune de verser tous ses rayons dans cette chambre. Le jeune homme éclairé ainsi, vit son image réfléchie dans une glace, il eut peur.

Sa figure était livide comme une tête de Zurbaran, sa chevelure humide et en désordre. Il est, dans la vie, des heures qui décident quelquefois de toute une existence. Robert comprit alors que l’action qu’il commettait allait amener après elle une conséquence ignorée, mais grande. Indécis, il vacilla un instant, il se demanda s’il n’était pas imprudent de violenter ainsi sa destinée, de jeter de la sorte une torche éclatante dans l’inconnu. Mais ses yeux habitués à la demi-teinte de l’appartement lui montrèrent élevé sur une estrade le lit de la vicomtesse. Il respirait cette atmosphère enivrante qui flotte dans le boudoir d’une femme, et détruit toujours toute idée de sagesse dans le cœur d’un jeune homme. La scène du salon revint à son esprit déjà toute parée des enjolivures du souvenir. Il était sur le théâtre, il résolut d’accomplir son rôle. D’abord, par une certaine défiance de lui-même, il chercha non à reculer, mais tout au contraire à ne pouvoir retourner en arrière. Il demeura un moment immobile ; puis entendant au-dehors des voix et des pas dans l’escalier, il se dit satisfait et croyant se tromper : — Maintenant, c’est impossible !… Alors, rejetant le passé comme fini, derrière cette barrière, il accepta l’avenir du point où il se trouvait.

Il y a dans toutes les actions humaines, surtout en amour, un fait matériel qu’on ne saurait éviter. Ainsi, ne devant pas être vu tout d’abord, il lui fallait une retraite sûre. Le choix de cette retraite était le côté grotesque du drame.

En effet, dans ces circonstances, ce n’est pas chose facile à trouver. Les rideaux des croisées n’étaient pas tombés. Et, d’ailleurs, par cette belle soirée de lune, l’esprit rêveur d’une femme n’aime-t-il pas avant le sommeil à penser en silence aux émotions du jour. Puis, surtout, il voulait rester debout, car s’il devait être découvert il tenait du moins à ce qu’on le trouvât dans une position digne. Il est peu probable, en effet, qu’une femme cède à un amant qui lui apparait sous un lit d’où il sort péniblement, tout poussiéreux, et n’ayant pas le loisir et les facilités de la réplique. Il est impossible encore qu’elle retienne son rire devant celui qu’elle trouvera accroupi, ratatiné ou aplati comme un squelette d’anatomiste dans un placard. Or, en amour, le rire n’est pas de bon augure. Robert comprenait tout cela. Ainsi, après avoir plusieurs fois fureté tous les recoins et tourné autour de tous les meubles, il s’arrêta devant la tenture d’une porte paraissant fermée depuis longtemps.

Le jeune homme, ainsi caché, demeura près d’une heure à attendre. Pendant ce temps il comprit en frémissant tous les inconvénients de sa position scabreuse, et réfléchit sérieusement de combien peu de chose dépendait sa sûreté. La cause la plus futile, pouvait inspirer le soupçon. Un craquement de sa chaussure, un éternuement, un borborygme d’estomac, une tentation de toux. Mais minuit sonna. Et pendant qu’il s’occupait encore à pressentir toutes ces craintes et à conjurer tous ces accidents, la porte s’ouvrit et l’appartement s’éclaira. Une femme de chambre entra.

À ce moment un reproche lui cingla le cœur. Il allait déshonorer un homme, perdre une femme, peut-être. Caché, il avait attendu au détour d’une ruelle, l’occasion propice pour voler l’amour d’un vieillard !… Mais, hélas ! toute pensée de sagesse murmurait bien bas en face des bouillonnements de sa fièvre !… Mathilde entra.

— Lucrèce, ouvrez ces fenêtres ; la nuit est magnifique.

Dans le plus grand silence de sa satisfaction intérieure, Robert s’applaudit d’avoir repoussé le refuge des rideaux des croisées.

— Je n’ai pas aperçu M. de Rolleboise.

— Madame, je crois l’avoir vu monter, il y a une heure. Je n’aperçois pas de lumière chez lui ; il est sans doute couché.

— Qui monte en voiture, dans la cour ?…

— C’est M. Mackinguss.

— Je me coucherai tard ; laissez-moi, Lucrèce.

— Madame n’aura besoin de rien cette nuit ?…

— Non, je me déshabillerai seule. Et puis, vous me réveillez chaque matin dans le meilleur de mon sommeil.

— J’attendrai les ordres de madame.

— Ne venez que lorsque je sonnerai.

La vicomtesse demeurée seule s’appuya à la fenêtre. Robert, haletant, et remerciant l’enfer de toutes ces dispositions favorables, allait se montrer. Mais la jeune femme parla. Un monologue de femme est toujours utile à entendre.

— Il est minuit passé. Toutes les fenêtres sont tombées dans la nuit, les domestiques dorment, je vais l’attendre.

Le jeune homme à bon droit s’ébahit. Ces paroles qu’il n’osa comprendre le firent tressaillir. — La vicomtesse ouvrit sa porte avec précaution, regarda dans le couloir, et revint en disant bien bas :

— Il n’y a personne, viens !…

À qui s’adressait-elle ?… Était-ce à Robert ?… Non, cela ne pouvait être. — À son mari ?… Mais, pourquoi ce mystère !…

Un bruit de pas discrets s’éleva du couloir, la porte entrebâillée s’ouvrit plus largement, un homme entra. — C’était M. de Bassens.

La jeune femme se jeta dans ses bras. Robert frissonna d’une horripilation mortelle, ses dents grincèrent, et ses cheveux se trempèrent d’une sueur glacée.

Le lendemain, à l’heure du déjeûner, Rolleboise apparut le dernier dans la salle, tranquille et froid. Son visage était livide. Une nuit paraissait l’avoir vieilli de dix ans.