Adolphe Delahays, éditeur (p. 1-40).
Mordu  ►


LE VAMPIRE.


I.

L’hôtel de la Corne-Verte.

Il existe en France bon nombre de petites villes qui n’ont point encore été atteintes par le progrès. Les mœurs y sont simples et primitives ; mais je n’affirmerais pas qu’elles y soient plus pures qu’autre part. Dans ces vieilles cités, autrefois baignant sans doute sur la rive de quelque rivière desséchée aujourd’hui, ou même détournée de son cours, la relation d’un voyage en chemin de fer y est écoutée avec plus d’attention qu’il n’en serait accordé, à Paris, au récit d’une ascension aérostatique.

J’aime assez les villes ainsi naïves et ignorantes de tout le bruit qui se fait dans un cercle plus actif. Bien des romanciers l’ont dit avant moi, je le sais ; et, bien des lecteurs, de ceux qui veulent toujours du nouveau, se récrieront sans doute.

Mais, messieurs, — ceci aux lecteurs qui se récrient, — je ne me targue point d’écrire ce qu’on n’a jamais dit, et, si vous le désirez, certes vous n’exigez pas peu. Ma seule ambition est de vous intéresser. On amuse par des faits connus habilement agencés. Le nouveau étonne.

Ah, vous n’êtes pas ambitieux dans vos prétentions !… toujours la même redite, un roman !… dites-nous donc du neuf. — Messieurs, on n’en dit pas tous les siècles.

Lorsque Colomb cria : Terre !…

Le jour où Galilée, ce Josué de la science, arrêta le soleil…

Quand Watt, sur la mer, dompta le vent, et, sur terre, détruisit la distance…

Alors ces hommes disaient du nouveau.

Le romancier tend vers un but plus modeste, et n’aspire pas, que je sache, à la révélation. La psychologie est presque sa seule étude ; c’est pour lui, simultanément, distraction et science. Curieux comme une fille, il fouille sans cesse dans les alvéoles secrètes des sentiments intimes, il exfolie avec amour toutes les couches des sensations inconnues, il place une lentille grossissante sur les tubercules du cœur. Puis, il raconte ses observations à ceux qu’elles intéressent.

Quant à moi, je considère le roman comme une causerie familière avec un inconnu. Seulement, je cause à mon aise et à mes heures, sans me soucier si l’on m’écoute ; mais je permets aussi qu’on me lise de même.

D’ailleurs, je l’écris franchement, ce livre n’est pas indispensable à la société. On peut être très-honnête homme, excessivement docte, et ne lire jamais de romans. Ces pages s’adressent aux jeunes gens rêveurs, aux personnes loisireuses, pas à d’autres. Et, bien sûr, je serais énormément fâché qu’on perdit son temps à cause de moi. — Le roman est le beau sexe du monde des livres. Il faut savoir le fréquenter.

Mais me voilà très-loin du sujet de mon premier alinéa. Il serait l’heure de fermer la parenthèse. Toutefois, avant de continuer, et à propos de digression, je confesserai ceci qu’étant, par nature, quelque peu saccadé, il est possible qu’il m’arrive dans le cours de ce récit, alors que je me heurterai à quelque idée bizarre, de quitter un moment la grande ligne, pour parler digressivement et vagabonder dans un sentier de traverse.

On me reprochera peut-être encore d’employer trop souvent la première personne du verbe. Ce n’est point la vanité qui me guide en ceci. Mais, il me semble injuste et peu convenable qu’un auteur attribue à plusieurs, par un timide nous, les réflexions plus ou moins sensées, quelquefois grotesques, qu’il peut tirer au vol quand elles traversent son cerveau. Ensuite, un livre n’ayant qu’une signature n’a nécessairement qu’un auteur.

Le seul mérite de bien des écrivains secondaires est d’avoir été personnels dans leurs œuvres. Je promets néanmoins de ne tomber ici dans aucun excès d’intimité.


Bazas est une vieille petite ville qu’on rencontre à quelque dix lieues de Bordeaux, en allant vers les Pyrénées. L’aspect en est sale et morne. Des rues étroites, caillouteuses, assombries par des couverts, conduisent sur une longue place où s’élève une des belles cathédrales de France.

Les habitants de cette ville ont quelque intelligence qu’ils dépensent entr’eux on ne sait comme.

Les rares voyageurs qui séjournent dans cette antique bourgade y trouvent quelques hôtels que je vous présente bien pour des auberges. Car il existe encore des auberges, de ces bonnes hôtelleries où l’on est mal servi, où il arrive qu’il n’y a pas suffisamment de couches, où l’on s’aperçoit, enfin, qu’on n’est plus chez soi. — En effet, aujourd’hui, les voyages n’ont plus le même attrait que jadis. D’abord tout le monde voyage. À Bade on est coudoyé par son tailleur. Aux Pyrénées, on laisse passer l’orage sous le couvert où s’abrite déjà un créancier ou une ancienne maîtresse — ce qui est même chose.

Et puis le comfort vous suit partout. Les hôtels modernes parent à tous les besoins. À Liverpool, on vous sert des petits pains viennois ; à Cadix, des huîtres d’Ostende. C’est insupportable !…

Le maître de l’hôtel de la Corne Verte ne s’est jamais expliqué la signification du mot comfort. Toutefois les voyageurs s’arrêtent chez lui, car c’est une des hôtelleries un peu propres de Bazas.

Un soir du mois d’octobre de l’année 1849, deux hommes, après avoir dîné ensemble, se reposaient en face d’un assez bon feu, dans la salle commune de l’hôtel. — Cette salle n’offrait à l’œil aucun luxe. Le manteau de la cheminée était aussi nu qu’un degré d’escalier, et, au fond, se détachant sur une tapisserie à personnages de taille naturelle, était une pendule hexagone dont le timbre rendait un son sourd, comme frappé dans le lointain.

Ce chronomètre bourgeois plaisait énormément à madame l’hôtesse. Quand les heures sonnaient, il lui semblait entendre l’horloge de la cathédrale.

Les deux voyageurs, placés en face du foyer, paraissaient être du même monde, mais ils n’avaient pas même âge. L’un était un jeune homme, l’autre pouvait se trouver autour de la quarantaine. Ils parlaient peu. Le plus jeune, de temps à autre, parcourait d’un œil indifférent les colonnes d’un journal de la localité.

Ces deux messieurs occupaient chacun un angle de la cheminée, laissant dans le milieu une large place qui n’était point vacante.

Un énorme chien de race montagnarde s’y étendait. Cet animal n’avait de remarquable que sa taille. Autrement sa robe drue et rude, ses larges et longues pattes, sa tête forte à petites oreilles, ses yeux mal faits et chassieux ne composaient qu’une forme rustique.

Tout-à-coup son sommeil fut interrompu par un bruit extérieur ; il leva la tête et grogna.

— Silence, Mont-Dore ! — ordonna son maître, le plus âgé des deux voyageurs.

Mont-Dore, après avoir jeté un regard inquiet vers la porte, remit son gros museau entre ses deux pattes, et se donna l’air de dormir.

— Vous avez là un terrible défenseur, observa le jeune homme.

— C’est qu’il a senti qu’il nous venait du monde. Il n’est pas traître d’habitude ; mais je ne sais ce qui le tracasse aujourd’hui, il a failli mordre une ou deux personnes qui ne lui disaient rien. Allons, Mont-Dore, restez tranquille.

— Ses mauvaises humeurs peuvent vous causer des tracas, car il est de taille à ne pas se laisser vaincre.

— Eh, eh ! je crois cependant qu’il a trouvé son maître dernièrement. Après une nuit de vagabondage, voici plus d’un mois, il me revint un beau matin avec une morsure à la cuisse. Une blessure qui ne vous fait pas honneur, Mont-Dore, une blessure par derrière ! continua-t-il en s’adressant à l’animal tout en lui tapant sur la tête du plat de la main.

Le chien ne reçut cette caresse que par un grognement sourd que quelques paroles de reproches firent cesser.

Toutefois, il accueillit sans trop de défiance, un nouvel arrivant qui vient sur notre scène par la porte de la salle commune de l’hôtel de la Corne-Verte.

Nous allons employer le moment où ce troisième voyageur s’entretient avec le maître de l’hôtellerie, à présenter au lecteur ces premiers personnages qui doivent tenir dans ce drame les principaux rôles.

Celui qui occupe la gauche, le maître de Mont-Dore, se nomme Horatio Mackinguss. La première impression qu’envoie le visage de cet homme est l’honnêteté.

Ceux qui auront le courage de pénétrer plus avant dans les dédales de ce livre, reprocheront peut-être cette appréciation. Cependant elle est juste et vraie. D’autant plus juste, d’autant plus vraie qu’elle réunit la généralité des exemples.

Horatio porte sur son visage une franche expression de probité. Il ne m’est point loisible de dire autrement. Et cela me désespère, non point parce qu’il peut être que le sentiment réel se cache sous une fausse effigie, cela m’importe peu ; mais cela me décourage à cause que ce contraste ne sort nullement du vulgaire. En écrire davantage, serait anticiper sur les chapitres qui suivront.

Horatio avait le visage imberbe, d’un teint égal, plutôt pâle que coloré, mais d’une pâleur à gros grains, causée peut-être par l’épaisseur du derme. Son front était large, peu bombé, surmontant des yeux clairs, L’œil clair, en ce qui touche la prunelle, est tout un indice. Sa bouche se fermait mince, peu dessinée, sous un nez irréprochable de formes et de contours, si ce n’est que les lobes offraient les dimensions renflées qui indiquent une propension vers un sensualisme outré. Les cheveux de cet homme tombaient épais, moelleux, et ne bouclaient pas.

Voici le portrait de Mackinguss, la reproduction des lignes et des bosses.

Sa taille était haute, son port plein de noblesse, ses manières faciles, sa voix polie. — Je puis vous dire encore que monsieur Horatio Mackinguss, ainsi que l’indique son nom, était de naissance et d’origine écossaise.

Robert de Rolleboise se trouvait en face d’Horatio et à côté de Mont-Dore que l’on connaît déjà. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans, ayant physionomie intelligente et désinvolture aisée. Nous nous réservons de dévoiler plus tard ses tendances intimes.

Tandis que le troisième voyageur occupait l’hôte sur le seuil de la salle, Robert de Rolleboise ayant reposé le journal, le regardait attentivement.

Puis, comme l’hôte sortait, il se leva et marcha vers le jeune homme.

— Je ne me trompe pas ? C’est bien à monsieur le vicomte de Saint-Loubès que j’ai le plaisir… de serrer la main.

— Mais certainement, mon cher de Rolleboise !… j’arrive de Cauterets où je vous avais laissé excessivement occupé à vous rendre incurable d’une maladie de cœur.

— Oh ! monsieur…

— C’est vrai, c’est indiscret. Comment se porte madame de Lormont, monsieur de Rolleboise ?… Est-elle encore aux eaux.

— Non, monsieur, elle revient à Paris.

— Ah ! pardon, c’est juste, vous êtes en voyage.

— La physionomie contrainte du jeune homme disait la gêne que ces paroles lui causaient. Monsieur de Saint-Loubès s’en aperçut.

— Mais enfin, s’écria-t-il, on se rencontre donc encore dans les auberges comme au temps des petits in-douze et des coches qui couchaient !…

— Il y a encore des auberges, monsieur le vicomte, et comme vous le voyez on a l’avantage de s’y rencontrer. Pour ce qui me touche, voici comment. Ceci soit dit simplement pour offrir mes excuses de cette aventure qu’on prendrait peut-être pour un pastiche. — Avant de revenir à Paris j’avais l’intention de m’arrêter quelques jours chez mon oncle, à Auch. Cette visite m’a donc écarté de ma route. Pour m’y remettre, j’ai pris un peu le chemin de l’école buissonnière. Ainsi j’ai descendu le Gers jusqu’à Agen la ville du poète Jasmin.

— Oui, je vous ai toujours reconnu attaqué de poésie. Mais les eaux, bien quelles ne vous aient pas guéri, ont dû avoir cependant cet effet salutaire de déplacer le siège du mal.

— Comment donc ?…

— Certainement, avant vous étiez poète par l’esprit, n’est-ce pas ?

— Ah ! et aujourd’hui, monsieur de Saint-Loubès ?…

— Aujourd’hui vous l’êtes… par le cœur.

Robert eut un mouvement d’impatience et continua sans autre réflexion :

— De chez Jasmin je suis allé au château de Nérac, où j’ai trouvé une voiture qui m’a transporté ici. Dans cette voiture, j’ai rencontré monsieur, qui, venant de Montpellier, je crois, doit prendre demain matin, ainsi que moi, la diligence de Bayonne qui nous conduira à Paris. Nous avons fait ensemble un mauvais dîner, et je viens de lire un bon journal ; je parle de son esprit plus que de sa rédaction. Maintenant, monsieur, à votre tour à nous expliquer par quel événement bizarre vous faites ainsi votre entrée dans la salle de l’hôtel de la Corne-Verte. Si c’est pour nous en expliquer l’enseigne, vous serez plus habile que notre hôte, et nous vous écoutons.

M. de Saint-Loubès avança un siège et s’assit en face du foyer au déplaisir de Mont-Dore qui se retira, non sans murmurer, sous la chaise de son maître.

Le vicomte était un jeune homme riche. Aujourd’hui cette qualification est tout un portrait. De plus, comme il l’avait toujours été il joignait à cet avantage le mérite plus rare d’avoir le sentiment d’une politesse native et d’opposer dans la causerie discutante une ductilité de caractère qu’on ne saurait trop apprécier,

Je crois, maintenant, qu’il serait surabondant de parler de ses tendances morales et politiques, de sonder ses convictions et ses principes, en un mot, de faire de la psychologie à son sujet.

M. de Saint-Loubès se mettait bien. Il portait des pantalons d’une étricité de bon goût, des bottes vernies souples et plissées, des habits amples. Encore, inscrivons qu’il avait de grands yeux à fluide, de belles dents et des moustaches à la Molière.

— Messieurs, fit le vicomte sur un ton de réserve étrange, je me trouve ici par des circonstances si malheureuses, que je suis honteux de vous les révéler. Lorsqu’il m’a fallu forcément en faire part au maître de ce caravansérail grotesque, j’ai craint que l’on ne me rit au nez. Mais d’abord, il faut vous dire une chose. Je suis ennemi du vulgaire, et je m’astreins autant qu’il est possible en moi de m’affranchir des lois générales sur lesquelles végète le commun du prochain. Mon antipathie c’est le prosaïsme.

— Mais, monsieur, observa Horatio, permettez-moi de croire que tous les trois nous professons la même répulsion.

— C’est très bien mais avez-vous remarqué que depuis quelque vingt ans, les choses ont bien changé dans le monde prosaïque. Certains hommes d’esprit l’ont montré du doigt ; aussitôt la foule l’a fui. De sorte que la vie privilégiée, indépendante du lourd ridicule, ce cercle artiste d’autrefois, est devenu, par l’envahissement, le monde prosaïque d’aujourd’hui…… Mais, vous ne me comprendrez jamais !…

— Pardonnez-nous, vicomte. Si bien qu’on ne peut mieux formuler votre idée qu’en disant que vous vous faites prosaïque afin de ne pas l’être.

— Bravo. Ainsi lorsqu’il m’arrive de commettre une action inordinaire, eh ! mon Dieu ! lâchons le mot, bien qu’il soit mort, romantique……

— Romanesque n’est pas si vieux.

— Aussi les bourgeois l’emploient. Conséquence de mon système.

— C’est très vrai.

— Eh bien, lorsque je tombe dans cette faute, j’en suis tout contusionné. Je vous demande donc bien pardon de vous avouer que ma chaise de poste s’est brisée à deux lieues d’ici !… Hélas ! oui, comme dans un roman de Ducray-Duménil, ou dans un drame de M. de Pixéricourt !…

— Et pour comble de prosaïsme vous ne vous êtes rien cassé !…

— Pas une foulure !…

— Pauvre vicomte !…

— Ce qui me console, cependant…

— Ah ! voyons !…

— Oui, ce qui adoucit ma situation, c’est que le lieu où ma voiture s’est rompue est un affreux endroit, sans paysage, sans couleur. Le bon du ridicule des bourgeois à qui pareille sotte aventure écheoit, c’est qu’ils tombent dans des gorges effondrées, rebondissent sur des anfractuosités de roches. Heureusement, en ce qui me regarde, c’est sur la belle route.

— À quel endroit, s’il vous plaît ?…

— À Beaulac, un nom affreux.

— Mais c’est un lieu très pittoresque.

— Non, non, plat comme la main.

— Sur les rives du Ciron. C’est très romanesque.

M. de Rolleboise, prenez pitié de moi !… Et, surtout… surtout, pas un mot à Paris sur cela… autrement je nie tout… Et je me coupe la gorge avec vous… ainsi qu’avec monsieur…

— Mais, vous êtes vraiment étrange ! — s’exclama en riant Horatio, — comment, vous ne tiendriez donc pas à être le héros d’un petit in-octavo ?

— Savez-vous bien, monsieur, que mon carrossier a enlevé sa femme pour l’épouser, que mon tailleur a été presqu’empoisonné par son fils !… Le bizarre aujourd’hui est l’ordinaire, l’exception la généralité, le distingué l’incolore

— Hélas ! le vicomte ne dit que trop vrai !… Nos mœurs sont tellement remuées et rebrassées par les ferments du siècle qu’on n’oserait avancer, qu’il n’y a pas un drame dans toute existence si calme que paraisse sa surface. Interrogez l’inconnu qui traverse la foule, il vous dira un poignant récit ; la femme qui rit follement dans une fête sent son cœur haché par les dents de fer de la jalousie, et renferme en elle un épisode torturant peut-être ; écoutez cette clameur lointaine, ce bruit vague qui trouble tout à coup votre silence, c’est un affreux dénouement qui s’accomplit, c’est une malœuvre surgie de l’enfer qui tombe sur une tête maudite. — Et, si, même, nous voulons descendre plus bas dans le réalisme de la vie. Prenons un journal, cette somme des événements d’un jour qu’un éclat, qu’un hazard a jetés hors de l’ombre, et chaque alinéa sera l’argument d’un drame. Ainsi, pour exemple, voici une feuille de la localité que je lisais tout-à-l’heure, le Glaneur. Il y a sous la rubrique de Montpellier un entrefilet de cinq lignes, et dans ces cinq lignes on trouverait peut-être cinq volumes d’histoire vraie.

— D’où l’on peut conclure, ajouta M. de Saint-Loubès, que le roman le plus exagéré devrait être le roman ennuyeux. Si j’étais romancier, je n’en ferais jamais d’autres.

— Toutefois, reprit Robert après avoir cherché dans le journal, je ne veux pas vous faire grâce des cinq lignes dont je vous ai parlé. Les voici : — « Des personnes mal informées, sans doute, ont répandu dans notre ville des versions diverses sur un très déplorable événement. Il est de notre devoir de rétablir les faits dans leur vérité exacte. M. le comte de B…… a eu une rencontre avec M. N……, jeune homme de vingt et un ans, élève de l’école polytechnique. Le combat a été fatal à M. N……

« La politique n’était pour rien dans la cause de ce duel. »

Ainsi, voilà une relation de mort que bien des personnes ont lue indifféremment ; quelques femmes peut-être, ont accordé une pensée de commisération pour la victime, puis, le journal posé, le fait a été oublié. Et, cependant, autour du cadavre il y a une famille en deuil, une mère éplorée, des décombres d’espérances, toutes les fois en l’avenir écroulées !…

— Certes, monsieur, en prenant ce fait pour exemple, vous avez été justement inspiré. Il existe en effet un grand drame dans cet événement, un drame des plus étranges, et là, où vous n’avez aperçu que des initiales, je puis vous écrire les autres lettres des noms, car je connais tous les détails qui ont amené ce duel.

— Mais, en effet, vous venez de Montpellier !…

— Et, si cela ne vous effraie pas trop, je pourrais avant de nous retirer, vous raconter l’histoire véritable.

— Ah ! pour cette fois, je suis perdu ! — s’écria le vicomte, — dans un même soir, avoir sa chaise de poste brisée, rencontrer un ami dans une ville morte, et pour comble de prosaïsme, entendre une histoire dans une auberge !… Vraiment, c’est jouer du malheur !… Je ne sais où je me suis fourré !… Je me pince sans m’éveiller… Non, je ne dors pas… Enfin, monsieur, je veux bien écouter votre récit mais, à la condition, messieurs, que ce sera votre dernière plaisanterie. Seulement, je vous demande une grâce, si, par hazard, pendant le déroulement de la narration de monsieur, si, par malheur, ma physionomie, ma pose, se changeait au point que je ressemblasse par mon attitude à un personnage de M. le marquis de Poudras, Rolleboise, mon ami, je vous en prie, secouez-moi bien fort. Allons, je me résigne !…

— Vous êtes décidément un personnage très plaisant.

— Mais, non, du tout, je suis bourgeois excessivement ; je connais l’heure du coucher du soleil, et les variations du baromètre me préoccupent beaucoup !…

— Ah ! que dit le baromètre, vicomte ?…

— Variable, mon cher ami, variable… nous aurons changement de temps, j’en suis sûr, car c’est le plein ce soir à onze heures, sept minutes.

— Eh, bien ! monsieur, maintenant que l’accès du vicomte est apaisé, nous vous écoutons. D’abord, nous direz-vous les noms que le journal n’indique pas ?…

— Très aisément. Le comte de Boistilla s’est battu avec M. Raoul Noirtier. Mais, si je ne craignais pas d’occasionner des soubresauts à M. de Saint-Loubès, je commencerais mon récit à quelques années avant l’événement qui en a été le dénouement.

— Je courbe la tête sous les lois de ma destinée, dit d’une humour piteuse le bizarre vicomte, et tout en saluant Horatio comme pour lui assurer qu’il ne prétendait pas porter sa plaisanterie au-delà des convenances et de la politesse.

Chacun alluma son cigare. On prétend que c’est d’un grand secours dans ces circonstances. Si l’auteur de ces lignes était plus en rapport avec ses lecteurs, il se ferait un plaisir, un devoir même, de leur offrir un havane.

Avant de commencer, Horatio Mackinguss, après avoir regardé l’un de ses deux auditeurs avec une certaine attention, dit :

M. de Rolleboise, pardonnez la liberté d’une réflexion ; mais vous ressemblez à s’y méprendre à une personne que j’ai souvent rencontrée à Londres, sir Amadeus Harriss. Ne lui seriez-vous point parent ?…

— Pas le moins du monde, monsieur, et je n’ai même aucune personne de ma famille en Angleterre.

— N’importe, votre ressemblance avec ce gentleman est frappante. Mais revenons à notre sujet.

Le mariage est une loterie qui promet quelques lots heureux, beaucoup de mauvais, une assez grande quantité de grotesques. Ainsi le 1er mars de l’année 1830, M. Noirtier, jeune avocat de Montpellier, tombait sur un bon lot au dire de beaucoup de monde, et, même, ce qui vaut autant, de l’avis de son cœur. Il épousait une jeune fille aimée, appelée Valérie.

Valérie ne possédait seulement pas la pensée d’une dot, mais le ciel lui avait départi en place un visage à perdre bien des fortunes. C’était une de ces imposantes beautés mystiques et sérieuses que l’on n’ose aimer ; placides et froides dans l’indifférence, splendides d’effusion près d’une tête adorée. — À côté de cette belle femme, l’épousé discordait de formes. C’était un frêle jeune homme d’une nature peu forte, d’une physionomie douce mais faible. Valérie l’avait seul agréé. Elle l’aimait par cette même loi bizarre du cœur qui porte de beaux jeunes hommes, vigoureux de santé, brillants de fortune, à préférer aux belles femmes qui les entourent, une modeste enfant ignorée, insignifiante de tournure, médiocre d’esprit. Néanmoins, nos deux époux se convenaient fort bien l’un et l’autre ; et comme je n’ai que le droit de récit félicitons en monsieur et ne blâmons nullement madame.

Si vous voulez vous rappeler que ce fait a lieu en 1830 et de plus en province, vous me permetterez bien d’ajouter qu’on dansait un peu au mariage de M. Noirtier. Même, aujourd’hui, grand nombre de petites gens n’ont pas encore supprimé le bal des noces, cette joyeuse préface d’un roman bien vulgaire.

De crainte de me heurter contre une bizarrerie de goût, ou plutôt à une justesse de jugement, je n’avancerai pas que Valérie fût la plus jolie des femmes réunies pour le bal ; mais, assurément, c’était la plus belle. Parmi les hommes, on en distinguait aussi un plus beau.

Ce personnage, ami du marié, n’était pas français. Il arrivait des États-Unis. On le nommait le docteur Nohé-Nahm. — Nohé-Nahm avait vingt-cinq ans, mais grâce à son visage imberbe on l’eût jugé plus jeune. Peu démonstratif, ses mouvements s’accomplissaient sans saccades, avec lenteur, et ses passions n’agissaient point au-dehors.

La dissimulation ne se lisait jamais sur sa physionomie ouverte ; peut-être même possédait-il l’art de voiler la feinte. Néanmoins, la facilité de ses mœurs, la ductilité de ses manières, le faisaient rechercher du monde. Il avait aimé Valérie, mais celle-ci par un caprice de femme lui avait préféré le jeune avocat. Cette défaite n’attiédit nullement la bonne cordialité des deux jeunes hommes, et même de part et d’autre, on l’entoura de tant de convenances qu’il n’en transpira rien hors de l’intimité du cercle. Il est vrai qu’il existe de fatals caractères sur lesquels influent terriblement un froissement d’orgueil, de ténébreux cerveaux qui réfléchissent jusqu’au dernier cri de douleur, jusqu’à l’extrême lancinement d’angoisse, une pensée torturante. Mais Nohé-Nahm ne paraissait avoir aucun rapport avec ces esprits malades.

Dans le cours de la soirée, il se trouva seul près de Mme Noirtier. La physionomie du jeune homme, comme toujours, s’offrait calme et inaltérée.

— Madame, — lui dit-il avec un sourire affectueux et doux, — mes vœux se réalisent : vous êtes heureuse.

— Est-ce avec franchise de cœur que vous me souhaitez le bonheur, monsieur ?…

— Madame, je n’ai aimé qu’une seule fois dans ma vie, et je n’ai pas été aimé. Je ne le mérite pas sans doute. Je suis courageux et prompt devant les décisions fortes. Mon cœur a été broyé et mon amour s’est éteint !…

— Vous serez notre ami, n’est-ce pas ?…

— L’amitié !… Hélas ! madame, je suis extrême dans mes sentiments, et je vous ai bien aimée !…

— Vous détournez le sens de mes paroles. Je vous demande votre amitié ; me la refuserez-vous ?

— L’amitié ne se promet pas, mais se prouve.

— Vous êtes extrême en tout, dites-vous ?

— C’est vrai, madame.

— Je n’ose donc vous comprendre. J’ai crainte de vous questionner sur le sentiment qui vous anime maintenant pour moi !…

— Je vous le dirai.

— Quand ?…

— Quand ? Ah ! loin d’aujourd’hui !… — ajouta-t-il le sourire aux lèvres et sur le ton de la plus haute déférence.

Deux ans s’écoulèrent. Valérie eut un fils.

Parmi le monde que recevait le jeune avocat Nohé-Nahm se regardait le plus familier et le plus intime. Aucune dissimulation ne recouvrait ses manières, et, seul avec Valérie, rien dans ses paroles n’eût fait soupçonner qu’il eût aimé cette femme. C’était l’ami de la maison. — 1832, fut, tout le monde s’en souvient, une terrible année pour la France. Le fléau qui semble marcher à la suite des révolutions, ravageait Paris et les grands centres des provinces. La mortalité prenait des proportions effrayantes.

Un soir, M. Noirtier éprouvant un malaise, se coucha avant la nuit. Comme c’était plutôt un surcroît de fatigues qu’un prodrôme de maladie, Valérie s’en inquiéta peu. D’ailleurs, son salon la réclamait. Elle pria donc simplement M. Nohé-Nahm de faire une visite à son mari.

Quand il entra dans la chambre de Noirtier, celui-ci n’ayant, nous l’avons dit, besoin que de repos, commençait à s’assoupir. Une seule veilleuse combattait faiblement l’obscurité.

— Le docteur réveilla le malade et lui prit les mains avec un sourire amical.

La pâle lueur éclairait en demi teinte la belle figure du médecin, et de fortes ombres la frappaient. Tout-à-coup de souriante et affectueuse, sa physionomie se fixa grave et étonnée. Sans mot dire il alluma un flambeau elle posa près du chevet.

— Je suis fatigué et n’ai besoin que de repos, — dit le mari de Valérie en fermant ses yeux que la lumière fatiguait.

La figure de Nohé-Nahm s’assombrit ; les deux mains appuyée sur la couche, la tête penchée vers le mari de la femme qu’il avait aimée d’une passion vaste et contenue, il lui dit d’une voix lente :

— Vous êtes malade.

— Un peu de migraine, voilà tout. Le sommeil dissipera cela.

— Écoutez, Noirtier, le temps est précieux. Ne vous troublez pas, mais, je le répète, vous êtes malade.

— Mais enfin ?… interrogea avec inquiétude le mari de Valérie en se redressant sur sa couche.

— Ami, avez-vous du courage ?

— Parlez… mais vous êtes pâle !…

— N’effrayons pas votre femme, vous-même ne vous frappez pas l’esprit et je vous sauve.

— Mais dites, quel mal supposez-vous que j’aie ?

— Je ne suppose pas, je suis sûr. Vous avez tous les symptômes de l’épidémie. Avant une heure, si l’on ne se hâte, avant une heure vous aurez le choléra !…

La sueur mouilla le visage appali du malade. Ses dents se martelèrent et sa voix ne put articuler une parole. Un mal aussi foudroyant que la peste, la peur, l’avait saisi.

Une heure après, Noirtier avait réellement le choléra. Dans le cours de la nuit, malgré les soins du docteur, il mourut.

Le désespoir de Valérie fut immense ; on craignit un moment pour ses jours, longtemps pour sa raison. Mais à travers le sombre deuil qui l’enveloppait, se dessinait toujours la belle tête du médecin qui, de son double duel avec la nature, sortit vainqueur. Mais aussi, quels soins ne donna-t-il pas à cette femme qu’il avait aimée !… Tout ce que l’amant peut imaginer, ce que le fils peut souffrir, il le surpassa. Il traversa des nuits entières les yeux sur la tête frappée, , suivant avec inquiétude le cours du mal, observant avec espoir le progrès du remède. En un mot, il opéra presqu’un miracle, il violenta la nature et Mme Noirtier entra en convalescence.

La mort de l’avocat frappait doublement Valérie. Le paroxysme de l’angoisse du cœur passé, elle vit que cet événement la laissait pauvre avec un fils en bas âge.

Cet enfant s’offrit à ses yeux comme une transformation de l’être perdu. Aussi, unissant le sentiment torturé à l’amour maternel, elle se créa plus que de l’amour mais de l’adoration pour ce fils. Elle dit adieu aux joies de la terre, se retira du monde avec son berceau, et commença, non sans courage, une grande œuvre.

À cette époque, la physionomie de la veuve se modifia comme le sentiment de son cœur. Sa beauté se fit austère. Ses joues allanguies s’appalirent en une suave teinte, sa bouche perdit toute expression sensuelle et ses grands yeux noirs s’aréolèrent. Ce n’était plus la belle vierge raphaëlique, mais l’image vêtue de noir, la tête maigre et sans vie de la mère du Christ dans les vieux tableaux de Franck.

La jeune femme, l’avons-nous dit, était pauvre. À peine son revenu suffisait-il à soutenir sa modeste existence ; et cette pénurie l’effrayait non pour elle, mais pour son fils. Cependant, ainsi que dans toute âme pensive, un espoir rayonnait à ses yeux. Un homme ne l’avait point oubliée. L’amitié de Nohé-Nahm promettait pour l’avenir protection à son enfant.

L’enfance de Raoul s’écoula heureuse. Sa mère ne le punit et ne le gronda jamais. Seulement, s’il faisait une faute, elle devenait triste, s’il commettait une méchanceté, elle pleurait. Raoul aimait autant sa mère qu’il en était aimé, et comme les larmes d’une mère touchent le jeune cœur d’un enfant, il ne la fit presque jamais pleurer.

Raoul atteignit sa dixième année, cet âge où les soins de la famille étant le plus nécessaires aux enfants, le collège les prend. À la suite de bien des démarches, Nohé-Nahm obtint une bourse pour le fils de son amie.

Afin de moins se séparer de celui qu’elle aimait au dessus de tout, la pauvre mère, quitta son humble demeure de campagne et vint s’établir dans la ville. Ce lui fut une bien triste journée que celle où il lui fallut revenir seule chez elle, et longtemps elle pleura !…

Sa nouvelle existence exigea un surcroît de dépenses. Mais la courageuse mère, toute à son idée ambitieuse, ne s’en effraya pas. Elle augmenta ses privations. Pour son fils, elle se fit avare. Ses vêtements, entourés de précautions défiaient l’usure ; ses chapeaux se transformaient mais n’étaient jamais remplacés. Il est vrai aussi, que l’été Raoul avait, pour le dimanche un pantalon blanc, cette toilette de luxe des élèves soumis à l’uniforme. Pendant quinze jours, Valérie retranchait un plat de sa table, économisait son pain et son sucre avec une âpre joie, buvait l’eau à peine teinte de vin ; mais presque tous les Soirs elle apportait une friandise à Raoul à l’heure du goûter, et, chaque congé, celui-ci trouvait chez sa mère un excellent repas. Ce genre de vie pauvre mais non misérable, dura huit ans, jusqu’à l’époque où le jeune élève sortit bachelier.

Nous ne nous inquiétons pas de savoir ni de dire si Raoul fit de bonnes classes et s’il remporta un nombre suffisant de prix, car l’éducation sérieuse d’un homme ne commence qu’à l’issue du collège. Valérie le savait fort bien, aussi ce moment amena-t-il chez elle une poignante inquiétude. Mais une main amie prévint presque ses démarches. Nohé-Nahm, ce bon génie familier, se présenta un jour devant elle ; c’était constamment le même homme, ne promettant rien mais obtenant, ferme de dévoûment, impassible et mystérieux.

La veuve lui prit sa main et la baisa. Cet homme qu’elle avait repoussé autrefois, elle l’admirait en ce jour.

— Votre fils, madame, va quitter le collège, à quoi le destinez-vous ?… — dit-il sans préambule et de ce ton qui annonce qu’on a déjà une résolution prise.

— Hélas ! mon ami, mon projet est de le conduire à Paris.

— Vous voulez lui faire faire son droit. Eh bien, ce n’est pas mon avis. Le droit est le gouffre où se jettent maintenant capacités et incapacités. Votre fils est intelligent, nous pourrons faire de lui mieux qu’un avocat.

Le visage de Valérie rayonna d’orgueil et d’espérance.

— Placez-le dans une école préparatoire pour l’admission à l’école polytechnique. Nous passerons facilement sur le chapitre des frais que nécessitent ces études. J’ai quelques fonds devant moi ; je vous les offre. Au sortir de l’école, le gouvernement rétribuera votre fils ; ainsi son avenir est pour moi une hypothèque certaine.

La pauvre mère, émue jusqu’aux larmes, ne put parler ; elle saisit les mains du docteur et se jeta dans ses bras. — Celui-ci la reçut sans aucune émotion démonstrative.

Le jeune Raoul Noirtier sortit un des premiers de l’école polytechnique. Il serait impossible de définir le bonheur qu’éprouva sa mère lorsqu’il se présenta devant elle. La création avait donc atteint la hauteur du rêve. Devant son œuvre Valérie faillit devenir folle. Rien ne saurait balancer cette admiration de la mère pour son fils, c’était de l’extase, du délire, de l’enfantillage, du ridicule. Mais aussi Raoul était beau ; — magnifique marbre éclairé d’une vive intelligence — et, plus heureuse que le sculpteur Pygmalion, la mère avait une statue animée.

Il n’est pas, pour les âmes fières, de plus doux sentiment que celui de la supériorité conquise. Valérie eut l’occasion de le savourer avec orgueil. Elle avait, de par le monde, une nièce tout aussi peu favorisée qu’elle par la fortune, mais d’une excessive beauté. Or, il advint qu’un de ces hommes qui, semblant avoir violé la destinée, joignent à une nature indomptable la puissance de l’or, l’aima. Il se nommait le comte de Boistilla. Longtemps il tourna autour de cette femme, mais son insuccès jeta dans son amour une forte dose de vanité ; ne pouvant espérer d’obtenir la nièce de Valérie pour maîtresse, il employa un moyen déplorable, il l’épousa. La comtesse Mathilde, par son caractère et par sa beauté, on pourrait se dispenser de le dire, contrastait de tous points avec son mari. Celui-ci l’aimait brutalement, et recevait en retour, cette soumission craintive que certains débauchés préfèrent à l’amour.

Le comte ne voulut jamais voir sa parente, madame Noirtier, cette pauvresse, disait-il, qui avait fait la sottise de préférer un maladif crétin au beau Nohé-Nahm. Mais bientôt on parla, dans le monde, des succès du jeune Raoul. Les hommes sérieux l’attiraient pour ses connaissances, les femmes, ces êtres frivoles et futiles, l’agréaient pour sa jolie tournure. Tant que l’obscurité avait enveloppé nos deux personnages, personne ne s’inquiéta de remarquer le peu de liaison qui existait entre le châtelain et sa parente. Ce dédain pour les parents pauvres trouvait même de l’approbation chez certains officieux du comte. Mais alors, on en {{corr|chuchotta|chuchota} quelques mots. M. de Boistilla en eut avis ; aussi, conseillé par sa femme, il résolut d’inviter son jeune cousin à passer quelques jours dans sa terre. C’est cette invitation qui répandit l’ivresse sur l’amour-propre de la mère de Raoul.

Ce grand jour arrivé, l’heureuse Valérie soigna elle-même la toilette presque militaire de son fils, passa ses belles mains blanches dans la brune chevelure du jeune homme, puis baisa son front, ses yeux, sa soyeuse moustache. Enfin il partit. Mais la mère placée à la fenêtre, l’admira dans la rue, toute joyeuse quand un passant se retournait pour son costume, lorsqu’une femme donnait une œillade furtive à sa fière prestance.

C’était une brillante journée d’automne, éclatante de soleil, tempérée par un vent d’est qui faisait trembler les feuilles, car Raoul avait atteint la campagne. Lui aussi se sentait heureux. Il avait vingt ans !… Pour la première fois, la vie lui apparaissait indépendante et l’horizon de ses pensées s’élargissait. Puis il allait voir une belle femme, sa cousine Mathilde ; et, comme tous les très-jeunes gens, il devenait amoureux par anticipation. Les amoureux sont rêveurs. Et puis, que faire à vingt ans, à moins que l’on ne songe ? Ainsi, Raoul se créait loisireusement le portrait de sa cousine. Il la voyait grande, un peu corporée, car les jeunes gens ne s’éprennent guères de filles fluettes, le visage orné d’une bouche appétible, d’un nez à lobes charnus et de deux yeux larges et scintillants comme deux coupes pleines. Or, dans son croquis notre gentil cousin ne se trompait pas. Telle était la comtesse Mathilde de Boistilla.

Il devait y avoir grande chasse le lendemain, jour de la Saint-Hubert. Cette solennité inaperçue dans les villes, avait attiré sous le toit du comte une nombreuse société de bruyants chasseurs. Les chenils résonnaient des voix graves du chien courant, et les lévriers transformaient la cour en carrousel.

Raoul fut fort bien reçu. Son cousin, homme dur et froid, le présenta cavalièrement à sa jeune femme qui l’accueillit avec un sourire devant lequel il devint plus rouge que les pattes de son habit, et à ses amis qui le passèrent curieusement en revue. — M. de Boistilla avait un caractère violent et brutal. Tout, dans son château, relevait de son humeur et le craignait, ses valets comme ses chiens. C’était un de ces hommes que l’on dit bons au fond, mais dont les colères sont terribles. Dans le premier mouvement, ils vous brisent un membre, mais ils s’en repentent après ; excellentes gens !…

On remarquait peu de femmes dans le salon du comte, et aucune d’elles ne pouvait prétendre au titre envié par ce sexe. Nous ne parlons, bien entendu, que des dames invitées. Raoul, tout gorgé de mathématiques, tombant au milieu de ce monde brut, ne comprenait rien à ces esprits exclusifs, à ces conversations en style de braconniers. Aussi douta-t-il un moment de lui-même. Mais Nohé-Nahm qui, en sa qualité de docteur, se trouvait un des familiers de la maison, vint à son secours.

L’heure du dîner sonna. Le comte était grand mangeur, sa seule qualité peut-être. Aussi sa table était-elle, à bon titre, réputée dans le pays. Raoul, bien que n’ayant point encore atteint l’âge où l’homme d’esprit se fait gourmand, fut néanmoins sensible au splendide aspect du service du comte. On l’avait placé entre un honnête propriétaire dont les champs, sans aucun doute, devaient être beaucoup mieux cultivés que son esprit, et une vieille fille d’une laideur raisonnable ; mais ce cadre grotesque n’inquiéta nullement notre jeune ami qui reposait la vue en face sur sa belle cousine. Il était à cet âge dangereux où l’homme est sujet à des attaques foudroyantes d’amour. — Après le repas, la digestion, cette séduisante proxénète, murmurait tout bas en souriant au cœur du jeune éphèbe de folles espérances. Accoudé seul à une fenêtre ouverte, en face de ces immenses échafaudages de nues derrière lesquels le soleil est si longtemps à se coucher en automne, il livrait son imagination à mille pensées étranges. — Tous les conviés faisant circonférence autour d’un centre représenté par le comte, s’étaient engagés dans une bruyante discussion sur les chiens.

Soudain la forme gracieuse de la comtesse vint se placer près de Raoul, mais en tournant le dos au dehors par convenance pour ses hôtes et pour elle-même. Cette présence, certainement, causa une vive joie au jeune homme, mais aussi, disons-le, elle l’embarrassa beaucoup.

— Eh bien ! mon cousin, comment trouvez-vous nos amis ?…

— Mais très-heureux, madame, si vous les voyez souvent.

— Leur conversation vous intéresse peu et même cette chasse qui occupe tant mon mari n’aura pas peut-être pour vous l’attrait que nous voudrions. Vraiment, si je ne craignais de vous faire encourir la mésestime de ces messieurs, je vous offrirais de rester demain avec nous près des voitures.

Raoul n’osa pas ou plutôt craignit d’exprimer trop vivement combien il serait heureux de sacrifier toutes les chasses possibles au plaisir de demeurer auprès de sa cousine. Mais celle-ci reprit sur un ton plus sérieux :

— Écoutez, mon cousin, je suis votre aînée et votre parente, deux autorités qui me permettent de vous parler avec franchise. J’ai remarqué en vous le grand défaut de bien des jeunes gens dans le monde ; la timidité ou, si vous préférez, la défiance de soi-même. La timidité a cela de dangereux qu’elle conduit à la faiblesse, et la faiblesse est un mal incurable, a dit un philosophe. Tous ces hommes qui parlent si haut, dont les mouvements ont de l’aisance, dont la voix est assurée, ont le double de votre âge. Or, pénétrez-vous bien de cette idée que vous possédez le double de connaissances qu’eux, et qu’à leur âge la fréquentation du monde vous aura initié à des mœurs plus polies. Dans un salon ne vous laissez jamais influencer par le nombre. L’intelligence diffère tout-à-fait des chiffres ; le groupement ne l’agrandit pas. Maintenant vous êtes seul dans l’ombre, entrez au milieu de ce cercle, donnez vigoureusement à la discussion un tour nouveau et vous serez seul dans le jour.

— Merci, madame ; je comprends la justesse de vos paroles et je m’en souviendrai. D’ailleurs, je puis m’illusionner. Mais ce que vous nommez l’ombre, quand je suis près de vous, moi, je le prends pour la lumière.

La jeune comtesse rougit ; ses belles lèvres s’animèrent du rayon d’un sourire, et, abandonnant son rôle de mentor, elle reprit avec enjouement.

— Est-ce donc à l’école que vous avez appris à adresser des flatteries aux femmes, mon cousin ?…

— Non, madame, mais c’est auprès de vous que j’apprends à être vrai et à dire presque mes sentiments…

— Vous êtes un enfant, et si vous ne parlez pas avec plus de sagesse je vous retire ma protection. Écoutez, voici les flambeaux qu’on apporte ; on va ouvrir les tables de jeu ; afin de ne point vous trouver dans une inoccupation remarquée, prenez place à l’une d’elles.

L’entretien sur les chiens ne donnant plus d’intérêt, on se disposa à prendre les cartes. Mathilde, armée de son plus riche sourire, indiqua un fauteuil à Raoul en face du propriétaire à côté duquel il avait diné.

Il est probable que la culture des champs donne un meilleur rapport que celle de l’esprit, car le partenaire de Raoul s’apprêtait à jouer fort jeu. Il y avait sur les tables plus d’or que d’argent. La physionomie du jeune homme se couvrit tout-à-coup des teintes de l’embarras. Ses oreilles rougies lui sifflaient dans la tête. Ses yeux se portèrent avec anxiété sur les autres tables où ne blanchoyait pas le moindre bourgeois écu de cent sols. Et Valérie, la mère pauvre, n’avait glissé dans la poche de son fils que deux pièces de cinq francs !…

Les femmes ne pensent pas d’abord à tout, mais en revanche, quand elles veulent, elles devinent tout. Mathilde comprit la situation du jeune homme et en souffrit. Aussi, tout en donnant la réplique à une causerie indifférente, elle passa près de Raoul et lui glissa dans la main son mouchoir. Celui-ci déplia ce mouchoir sous la table. Il contenait une bourse. Le regard du jeune homme, bien qu’un peu confus, se porta reconnaissant sur celui de sa belle cousine.

Raoul connaissait très-bien le jeu. Aussi, après avoir battu le premier propriétaire, il en mit un second hors de combat, puis un fier hobereau et enfin un gros notaire. Sous sa main caquetaient joyeuses, de leurs voix argentines des pièces d’or en tel nombre qu’il se plaisait à les ranger en véliottes.

Un homme avait suivi les gestes de la comtesse. Les yeux froids de cet homme s’étaient arrêtés longtemps sur les mains de Raoul qui s’agitaient dans l’ombre, mettant la bourse vide dans une poche et le mouchoir autre part. C’était le docteur Nohé-Nahm. Appuyé seul contre la cheminée, il considérait le jeu de son protégé mais ne parlait pas.

Depuis vingt ans, la femme qu’il avait aimée, avait reçu de lui la preuve d’une affection vraie, mais jamais la moindre démonstration intime. Il l’avait aidée dans le cours difficile de la vie, sans une parole d’encouragement, sans un sourire monté du cœur. Enfant, Raoul ne reçut jamais une caresse ni un baiser de lui ; jeune homme, il ne lui serra jamais la main. Raoul recevait la parole de Nohé-Nahm plutôt comme un ordre que comme un conseil. — Un esprit romanesque eut soupçonné un mystère dans le cœur de cet être impassible, mais les personnes qui le connaissaient étaient parfaitement saines d’esprit.

Lorsque Raoul quitta le jeu, il se trouva si riche qu’il ne savait où nicher son or. Il lui fut donc facile de rendre furtivement à sa cousine sa bourse telle qu’il l’avait reçue, en lui glissant dans l’oreille un merci brûlant. Il ne lui remit pas le mouchoir. Mathilde ne le réclama pas. Ni l’un ni l’autre n’y pensèrent peut-être. Cependant, il est bon de soupçonner que la raison vraie qui empêcha Raoul de le joindre à la bourse, c’est qu’il y pensait trop.

Retiré dans sa chambre de nuit, notre jouvenceau eut bien garde de s’endormir. Heureux âge, où une fleur donnée, un pressement de main, un griffonnage un mouchoir, donnent la fièvre au cœur et chassent le sommeil !…

Ce même soir, Nohé-Nahm écrivit une lettre avec un soin singulier.

La journée du lendemain s’annonça au ciel magnifique. Dès le matin les préparatifs de la chasse occupaient palefreniers et piqueurs. Des chevaux pour les chasseurs et des voitures anglaises pour les quelques dames qui devaient suivre attendaient dans les cours. L’impatience des chiens ajoutait à celle du comte. On partit. Le lieu du rendez-vous était indiqué au milieu d’une plaine boisée, clair semée de landes. — Au plus animé de la chasse, le comte écarté s’arrêta pour s’orienter sur la voix de la meute qui, par moments, se perdait. Soudain un piqueur accourant au galop lui remit une lettre. Tout en laissant à son cheval son allure, le comte lut. Sa face s’empourpra, ses yeux se firent farouches, et avec un jurement formidable il s’élança au détour d’une clairière.

Mais Raoul s’occupait peu du loup que l’on poussait. Perdu dans une fougeraie close de la forêt, il savourait à loisir les joies que procurent un sentiment qui nait. Parfois, seulement, une pensée l’attristait. Car, cette ivresse n’aurait qu’un jour, et, le lendemain, il rentrerait dans la vie austère que vivait sa mère. Pauvre nature humaine, si excellente qu’elle soit, une bouffée d’amour la ferait presque ingrate !…

Tout à coup, sa rêverie fut troublée par l’arrivée de trois cavaliers, qui, débouchant d’une haie, se dirigèrent vers lui. L’un de ces trois chasseurs, celui qui venait le premier, était le comte de Boistilla.

À son approche, Raoul remit aussitôt dans son habit d’uniforme déboutonné du haut, un tout petit mouchoir dentelé.

— Mon gentil cousin, est-ce le gouvernement qui vous fournit de semblable batiste ? — dit-il en prenant lui-même dans le sein du jeune homme le linge marqué au chiffre de la comtesse. — Ce n’était sans doute pas nous que vous attendiez ici, ou peut-être arrivons-nous trop tard !… — ajouta-t-il avec un sang-froid barbare.

— Monsieur, ce mouchoir ne m’a point été donné…

— Vous l’avez sans doute trouvé dans la forêt, n’est-ce pas, mon joli monsieur, c’est ainsi qu’on répond au collège. Eh bien ! j’ai une leçon à vous donner, mon jeune écolier.

Et, ce disant, le comte cingla la figure de Raoul avec sa cravache. Celui-ci bondit en arrière et tira son épée.

— Nous n’avons pas d’épée, monsieur, mais vous avez comme moi des pistolets dans vos fontes. Descendons de cheval, et si ces messieurs veulent s’adjoindre deux autres témoins, nous allons terminer l’affaire sur-le-champ

Malgré l’injustice et la brutalité de l’accusation du comte, Raoul qui était brave, remit les explications qu’il pouvait donner à l’issue du combat.

Un des compagnons de M. de Boistilla qui s’était absenté, revint bientôt suivi de deux chasseurs. — Le duel eut lieu.

Le lendemain, on rapporta à Mme Noirtier le cadavre de son fils. Cet événement fut pour la malheureuse mère un coup mortel.

Sur son lit de mort, le docteur Nohé-Nahm penché sur sa bouche ralante, lui dit de sa voix froide et calme :

— Il y a vingt ans, Valérie, le jour de votre mariage, vous me demandiez quel sentiment je ressentais pour vous. Je viens vous répondre aujourd’hui. C’est la haine. J’ai tué votre mari, j’ai tué votre fils, je vous tue.

Deux jours après on descendait deux cercueils dans une même fosse.

Messieurs, il est près de onze heures, la diligence passe ici assez matin, je me permettrai donc de prendre congé de vous pour la nuit. Vous ne m’en voulez pas beaucoup, monsieur de Saint-Loubès.

— Monsieur, votre récit m’a vivement intéressé puisque je puis me fier à sa véracité. Ensuite, si j’en voulais à quelqu’un ici ce ne serait jamais qu’à moi.

— Allons, Mont-Dore, allons dormir.

— Ce n’est point pour vous adresser un compliment drôle en votre qualité de narrateur, mais il me semble que votre chien s’est lui-même beaucoup intéressé aux péripéties de l’histoire de la pauvre veuve. Il n’a nullement dormi. J’ai même vu tout le temps ses yeux enflammés fixés sur nous. À moins d’être son maître, je ne voudrais point savoir un pareil animal dans ma chambre.

— Mont-Dore m’est fidèle et attaché. Avec lui, je dormirai la porte ouverte, ma montre et ma bourse à la disposition de qui pourrait les prendre. Allons Mont-Dore, venez !…

Le chien se mit lourdement sur ses quatre pattes, et tout en suivant son maître qui saluait sur le seuil, il eut un grognement sourd au bruit duquel le vicomte se rangea de côté.

— Eh bien, il ne me manquerait plus que d’être mordu pour que ma soirée fût complète !… dit de Saint-Loubès à Robert lorsqu’ils se trouvèrent seuls.

— Voulez-vous savoir l’idée qui me vient en tête, vicomte ?…

— Je veux la savoir.

— C’est que je soupçonne fort cet étranger d’être un des personnages du drame qu’il nous a dit.

— Mon cher ami, je vous l’ai souvent fait remarquer, vous avez le tort de voir de l’extraordinaire dans toute chose. Vous êtes plus amoureux du fantastique que… d’une femme que nous connaissons ; et, de plus, votre amour en cela est plus constant. Dans les conditions où nous nous trouvions, cet homme m’aurait paru excessivement original s’il n’avait pas agi de la sorte.

— Alors, c’est quelque romancier qui, sur cette donnée du journal, s’est plu à bâtir une émouvante intrigue.

— Mais, pas le moins du monde, c’est tout uniment un honnête voyageur du commerce qui possède une vieille rengaine, déjà racontée cent fois, une mélodramatique aventure lui venant de monsieur son père, dont il nous a imposé l’audition. — Enfin, M. de Rolleboise, causons de choses plus intimes. Vous vous trouvez donc toujours sous la tutelle de ce viscère incommode qui ne sert, à mon avis, qu’à nous faire faire des folies en temps de jeunesse, et à nous gratifier d’anévrismes en âge mûr !… Que cette légèreté de langage ne vous fasse point supposer un ingrat caractère. Je veux même parler avec vous, sérieusement, en ami, de cette passion. Vous m’envoyez une bouffée de tabac, c’est fort bien. Je comprends cette pantomime. Et je ne veux nullement vous guérir d’une affection dont vous ne tenez pas à être guéri. Cependant, connaissiez-vous cette femme avant que je vous connusse ?…

— J’ai vu pour la première fois Mme de Lormont, cette saison à Cauterets. J’en suis amoureux et je m’en félicite. Si je n’avais pas cette passion au cœur, qui m’occuperait, je vous le demande !…

— Oui, j’aimerais moi aussi à me trouver dans cette intéressante situation d’esprit !… Mais, ce serait une affreuse imitation.

— Enfin, cette délicieuse femme m’a déjà procuré par le rêve de délicieuses heures. Peut-être influera-t-elle sur ma destinée… en bien… en mal… peu m’importe !… Quand je savoure un vin exquis, je m’inquiète peu s’il déterminera dans mes vieux jours un coup de sang ou autre chose !…

— Vous raisonnez admirablement…., en fantaisiste. Néanmoins, votre fièvre vous laisse de fois à autre quelques heures de rémission, de calme ?…

— Souvent, oui.

— Êtes-vous dans un de ces affaissements de cœur ?

— Peut-être.

— Tant mieux.

— Pourquoi tant mieux ?…

— Parce que nous pourrons causer.

— Causons,… mais avec du thé.

— Du thé à Bazas !… Jamais. Écoutez-moi. Ainsi que le monde des eaux, je me suis rencontré avec Mme de Lormont, et, comme bien des personnes, je n’ai point laissé de lui accorder cette sorte d’intérêt que vous suscite toujours l’aspect d’une jeune et belle femme à la suite d’un vieux mari. Car M. de Lormont pourrait bien être son père. Néanmoins, n’étant nullement amoureux, Dieu m’en garde, j’ai pu remarquer à mon aise.

— Ah ! vous allez me torturer le cœur !… Mais, n’importe, parlez.

— Ne vous effrayez donc pas de la jalousie. Plonger ce sentiment glouton dans l’âme, c’est jeter une fascine dans la fournaise. La flamme n’en est que plus active. Toutefois, je rejetterai loin de moi l’idée de vous offrir l’ombre d’un soupçon. En un mot, ce qui froisse mon esprit quand je me reporte vers ces hôtes, d’ailleurs très aimables, c’est cette pénombre mystérieuse dont ils s’enveloppaient.

— Cette réflexion ne m’est jamais venue.

— Je le crois bien ; vous avez un bandeau sur les yeux !… — Sans cela, si vous aviez voulu observer, vous auriez été frappé de l’art avec lequel la conversation était maintenue hors de certains sujets. Souvent dans une discussion en apparence insignifiante, un mot du mari rejetait l’attention sur un autre point, un geste de la femme distrayait les parleurs. J’ai vu madame pâlir à une seule parole, frissonner à une exclamation, à un simple bruit de porte qu’on ouvrait. Sur les tables jamais un journal, jamais non plus n’était adressée à celui qui entrait cette banalité d’usage : Qu’y a-t-il de nouveau ?… Aussi, je vous le répète avec conviction, entre ces deux personnes il existe un grand secret, un grand mystère !…

— Je connais des gens qui, à ma place, offriraient toutes ces remarques comme un aliment à leur esprit inquiet. Mais, j’ai le bonheur de ne pas être ainsi fait. Même, au contraire, si j’étais égoïste je me congratulerais d’un sujet de préoccupations intérieures qui écarterait le soupçon contre moi. Ensuite, croyez-vous que je sois d’une exigence excessive ?… Point. Les sentiments heureux me ramènent enfant. Ma rêverie se contente de la plus frêle faveur. Une fleur, un sourire, sont des fêtes dans mon cœur. Vous voyez que d’être poète cela sert à quelque chose.

— Vos joies en effet sont bien faiblement ambitieuses. Pareil à ces pauvres diables qui se complaisent aux alentours de la Monnaie au bruit des écus que les machines vomissent, ou encore aux savoyards qui se délectent aux fumées des cuisines du Palais-Royal, les simples préludes de l’amour vous satisfont.

— Vous êtes désespérant vicomte.

— Je ne suis pas amoureux, voilà tout. Quand je vois un homme ivre, je ne le plains pas. Sa joie est fausse, mais n’en est pas moins une joie.

— Oh ! oui, c’est une ivresse qui me transporte, ivresse splendide, sans lassitude, sans abrutissement, ivresse raisonnée, et d’autant plus sentie que je sais que ce n’est qu’une ivresse ! Hélas ! notre vie en est là !… Orage et tempête, puis quelques éclairs qui parfois entr’ouvent le ciel !… Oui, j’aime cette femme, peu m’importe qui elle est, peu m’importe son passé, je l’aime de toute mon âme !… À elle toutes mes pensées du jour, tous mes rêves de la nuit !… Le souvenir de sa beauté alimente plus ma passion que sa possession n’alimenterait un amour ordinaire. Un jour, vicomte, un jour…

— Oui, je devine, vous fûtes heureux.

— Ah ! vous croyez que je vais vous dire une de ces faveurs qui se comptent comme nécessaires au bonheur !… Non pas, vicomte, non pas… Un jour, dans un couloir, j’osai…

— Lui offrir une fleur ?

— Non, pas autant… j’osai lui prendre la main… cette main elle ne la retira pas… et, pendant un instant, nous demeurâmes ainsi, sans un mot, sans un geste !… Oh ! si le ciel eût voulu, sur cette seconde bien-heureuse, arrêter le cours du temps et prolonger mon extase !… Mais, non, elle partit !…

— Admirable, mon cher Robert !… Je m’applaudis de vous voir tout aussi égoïste que les amants de théâtre !… En effet, ne serait-il pas charmant que le ciel vous écoutât !… Et, ce ne pourrait être que très agréable pour beaucoup !… Ainsi, un dentiste se dispose à me priver d’une dent malade ; aux premiers craquements des racines, alors que toute ma mâchoire s’ébranle, au lieu de hâter l’extraction, l’opérateur s’arrête sur cette douleur et fait continuer mon supplice. Je blasphème. — « Ah ! monsieur, me dit-il complaisamment, un peu de patience, c’est votre ami, M. de Rolleboise qui a obtenu que le temps s’arrêtât sur un moment très heureux qui vient de lui écheoir. Ce ne sera pas long, » — Elle est très jolie votre idée, Robert, très jolie !… — Enfin, Mme de Lormont a quitté les eaux, et vous vous empressez aussitôt de la suivre à Paris. Vous êtes bien jeune !…

— Vous êtes bien vieux, vicomte !…

— Enfin, nous deviserons plus au long sur ce sujet pendant notre voyage. Car, je pense que vous serez assez aimable pour accepter une place dans ma voiture.

— Non pas, vous me mèneriez dans un pays tout opposé à celui vers lequel je cours !…

— Ah ! mon ami Robert, que vous me connaissez peu de supposer que j’aille ainsi m’engager dans des moyens scéniques !… N’ai-je pas déjà trop de m’être heurté à tant d’étrangetés depuis ce soir !… L’incertitude, l’imprévu, l’extraordinaire, mais ce sont pour moi des toxiques moraux auxquels je ne saurais jamais résister !

Les deux jeunes gens demeurèrent assez tard devant les dernières braises blanchissantes, parlant de fois à autres, ou bien rêvant, l’un à des souvenirs intimes, l’autre à des bouffées de cigare, à rien, à tout, — la plus attrayante rêverie, peut être.

Tout à coup le silence fut bouleversé par deux coups de feu, tirés sans doute dans une des chambres de l’hôtel.

Le vicomte de Saint-Loubès tressauta sur son siège. Puis, se mettant à arpenter la grande salle, il s’écriait tout furieux.

— Allons, il ne me manquait plus que cela ! Après avoir traversé toutes les phases ridicules des destinées qu’enfantent les imaginations enfiévrées, rencontrer dans une auberge des héros de truculents mélodrames !… Pardieu, me voilà dans une belle affaire !… Je suis dans le crime jusqu’aux hanches. Je me vois déjà aux assises… comme témoin !… Les journaux diront mon costume, le timbre de ma voix, si je grasseye ou si je traîne !… L’Illustration est capable de donner mon portrait… des femmes deviendront passionnées pour moi ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quel avenir !…

À cet instant l’hôte entrait tout troublé et dans un costume incomplet.

— Laissez-moi partir !… cria le vicomte. — Ma voiture est-elle réparée ?…

— Comment, partir, monsieur !… vous tirez des coups de fusils chez moi, vous assassinez peut-être, et vous voulez fuir !… Ah ! mais, non pas !…

— Ah ça, êtes-vous fou, aubergiste ?…

— Mais, je ne sais rien, j’entends des détonations épouvantables et je vois un voyageur qui veut fuir, donc, je l’arrête !…

— Mais, malheureux, le bruit est parti des chambres.

— Alors, courons-y, monsieur ; je vous en prie, suivez-moi.

— Vous avez peur ?

— Non, je n’ai pas peur. Mais il peut y avoir du danger et je ne serais pas fâché de l’éviter. Je suis père de famille…