Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 75-79).

XI

RETOUR DU CROISÉ


Tandis que Thomas de Biville et Pierre, escortés par le brave Gauthier et ses hommes d’armes, cheminaient à grandes journées vers Brix, sans se douter que le château et le noble vieillard qu’ils allaient protéger n’existaient plus, une grande nef, venue d’Harfleur et dont le mât portait une bannière armoriée, s’approchait du port de Barfleur. Les marins du port et les oisifs de la ville cherchaient à la reconnaître. Un jeune homme aux yeux perçants s’écria :

« Je vois les armoiries du connétable de Normandie. Je distingue les fasces d’azur et d’argent, et les trois molettes de sable ; mais d’où vient que le pavillon est en berne ?

– Je vois un cercueil sur le pont ! dit un marin ; je distingue un drap mortuaire portant les mêmes armoiries que le pavillon. Ah ! pour sûr, le brave connétable de Normandie est mort. Quel malheur ! »

C’était vrai, Guillaume ramenait en France le corps de son père, mort des suites d’une blessure que lui avait faite la flèche empoisonnée d’un Sarrasin. Guillaume avait passé à Paris, espérant y trouver le roi et recevoir de ses mains l’épée de connétable, comme successeur de droit à la dignité de son père. Apprenant le départ du roi, qui, disait-on à Paris, guerroyait dans le Perche et ne reviendrait pas au Louvre avant la Toussaint, Guillaume s’était décidé à descendre la Seine pour aller de nouveau s’embarquer à Harfleur. Il ramenait peu d’hommes et de chevaux, tous épuisés de fatigue, et la voie de mer lui avait paru préférable à celle de terre, vu l’état de ses équipages et le triste fardeau qu’il rapportait.

Un canot se détacha du vaisseau, qui attendait l’heure de la pleine mer pour entrer dans le port ; il portait un écuyer envoyé par Guillaume, et qui alla prévenir le clergé de Barfleur. Lorsqu’à la marée haute la nef aborda, les moines de l’abbaye de Barfleur, dont le connétable avait été l’insigne bienfaiteur, vinrent processionnellement recevoir son cercueil à la descente du vaisseau, et l’emportèrent dans la crypte de leur église.

Dès que Guillaume eut remis ce dépôt sacré aux bons religieux, il donna ses ordres à ses gens, et leur dit qu’il les précéderait d’un jour à la Luthumière. L’abbé lui prêta deux chevaux, car ceux du croisé avaient beaucoup souffert de la traversée, et Guillaume du Hommet, suivi de son écuyer, prit le chemin de son château.

Revoir son pays après une absence de plus d’une année, le revoir dans cette belle saison d’automne où la Normandie est encore, s’il se peut, plus belle qu’au printemps, penser qu’il allait retrouver sa jeune fiancée, sa bonne mère, tout cela aurait réjoui le jeune chevalier s’il eût pu oublier la mort de son père. Mais cette pensée, celle du deuil de sa mère, serraient douloureusement son cœur, et il se disait : « Si au moins j’avais vu Jérusalem libre, si j’avais fait toucher au saint sépulcre mon épée victorieuse, je me consolerais. Mais Sion est encore captive et désolée, le sang chrétien a coulé en vain, et les efforts des princes restés en Orient ne servent à rien. »

Guillaume se trompait. Les croisades les plus désastreuses pour les chrétiens n’en avaient pas moins été une digue puissante opposée au flot musulman qui menaçait de couvrir l’Europe, et, si l’islam et le schisme règnent encore sur Jérusalem, du sein des tombes où dorment les croisés d’autrefois ont germé les ordres religieux, les sanctuaires nouveaux qui gardent en Orient l’honneur du nom chrétien et le souvenir de la noble France.

Après avoir chevauché quatre heures sans rencontrer personne qu’il connût, Guillaume arriva sur ses terres, et un paysan qui labourait l’aperçut et s’écria :

« Seigneur Jésus ! c’est messire Guillaume ! »

Et, quittant sa charrue, il vint baiser la main de son jeune maître.

« Comment se porte ma mère ? dit Guillaume.

– Assez bien, Messire ; mais elle mène grand deuil, la pauvre dame !

– Hélas ! » dit Guillaume ; et, sentant que les larmes le gagnaient, il piqua des deux et continua son chemin au galop.

Les serviteurs du château jetèrent des cris de joie en le voyant. Il sauta à bas de son cheval, et ; pressé d’embrasser sa mère, gravit rapidement l’escalier.

Avertie par les acclamations de ses domestiques, Mme du Hommet venait au-devant de lui. Il la vit sur le seuil de la grande salle, pâle, vieillie de dix ans et en grand deuil de veuve.

« Ô ma mère ! s’écria-t-il en se jetant dans ses bras, vous saviez donc ?

– Oui, mon fils, dit-elle, la cloche du donjon a sonné d’elle-même. Cela n’arrive que lorsque le chef de la famille du Hommet meurt. Elle a sonné le glas à onze heures du soir, la veille de la Pentecôte.

– C’est à cette heure que mon père est mort, dit Guillaume ; ses dernières paroles ont été pour vous, ma mère. « Honore et respecte ta bonne mère, Guillaume, m’a-t-il dit, et rends-lui un peu du bonheur qu’elle m’a donné. Remets-lui cet anneau qu’elle m’avait donné le jour de notre mariage. Jamais je n’ai manqué à la foi que je lui avais promise. J’espère la revoir au ciel ; ses prières y hâteront mon entrée. »

Mme du Hommet baisa l’anneau nuptial et le mit en silence à son doigt. Elle se recueillit un instant, puis, raffermissant sa voix :

« Que la très sainte volonté de Dieu s’accomplisse ! dit-elle. Il m’a ôté mon bon et cher mari ; je n’ai plus qu’à prier Dieu, mon fils. Vous êtes maintenant maître et seigneur ici. Je vous remets les clefs en signe de votre souverain domaine sur tous les biens de la famille. »

Et, selon l’usage d’alors, la noble veuve, détachant de sa ceinture les clefs armoriées, symbole de son autorité, les remit humblement à son fils.

« Gardez-les, ma chère mère, dit Guillaume en lui baisant la main, gardez-les au moins jusqu’au jour où je vous amènerai pour fille ma chère fiancée, ma belle Luce. L’avez-vous vue depuis peu ?

– Oui, mon fils, dit tristement Mme du Hommet. Je l’ai vue hier. Avez-vous rapporté le corps de votre père, Guillaume ?

– Il est à Barfleur, sous la garde des bons pères de l’abbaye, dit Guillaume. J’irai le chercher demain, ma mère. Pardonnez-moi ; mais, je vous en prie, parlez-moi de Mlle de Brix.

– Mon fils, dit Mme du Hommet, le baron de Brix n’est plus ; son château est détruit, ses biens confisqués. J’ai amené Luce ici, je l’ai comblée de soins ; mais elle a voulu aller au Val ; elle y est, pauvre enfant ! »

Et Mme du Hommet, qui, depuis l’arrivée de son fils, faisait des efforts surhumains pour retenir ses larmes, éclata en sanglots. Dès qu’elle eut repris un peu de calme, Guillaume la questionna. Elle lui fit un rapide récit de ce qui s’était passé, mais sans parler de l’état de Luce. Guillaume l’écoutait indigné et désolé tour à tour. Enfin il lui dit :

« Chère bonne mère, nous allons rendre à Mlle de Brix plus qu’elle n’a perdu. Votre affection et la mienne la consoleront. Mon père en mourant m’a recommandé de ne pas attendre la fin de notre deuil pour me marier. Je compte que vous m’accorderez cette grâce.

– Hélas ! mon pauvre enfant, dit Mme du Hommet, il ne faut plus penser à Luce.

– Que dites-vous, ma mère ? s’écria Guillaume ; m’a-t-elle oublié ? m’a-t-elle trahi ?

– Non, mon fils ; mais elle vous a cru mort, et de douleur elle est devenue folle.

– Ma vue la guérira, dit Guillaume. Permettez-moi de vous quitter une heure, ma mère. Je vais courir au Val.

– Restez, mon fils, dit Mme du Hommet. Je ne crois pas possible que Mlle de Brix guérisse, et, dût-elle retrouver quelques lueurs de raison, je m’opposerais à ce que vous l’épousiez. La folie est une horrible chose, mon fils !

– Quoi, Madame ! s’écria Guillaume, vous me conseilleriez d’abandonner ma fiancée orpheline, ruinée et devenue folle par amour pour moi ! C’est impossible. Mon devoir est tout tracé.

– Mon fils, reprit sa mère, il est certains cas où les promesses de mariage et le mariage lui-même peuvent être rompus. Votre devoir ne va pas jusqu’à vous obliger d’épouser une folle.

– Ma mère, dit Guillaume, vous m’avez plus d’une fois dit ceci : « Où le devoir finit, l’honneur commence ! »

Il la salua respectueusement, descendit, se fit seller un cheval frais, et partit au galop pour le Val de Brix.