Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 44-52).

VII

MESSAGE ROYAL


En ce temps-là les nouvelles ne se répandaient pas avec la même rapidité qu’aujourd’hui. On voyageait peu et difficilement, et les riches personnages seuls s’envoyaient des courriers. Le comte Robert avait promis à son père de lui écrire dès qu’il serait arrivé à la cour de Bretagne, et le baron pensait qu’il saisirait cette occasion pour présenter ses excuses à son père, et annoncer qu’il avait puni ses hommes d’armes ; mais aucun message ne vint de Bretagne, et il y avait déjà quinze jours que les hôtes du château en étaient partis lorsque Yvain, étant allé à la foire à Valognes, en rapporta des nouvelles peu agréables. On disait que les Bretons, joints à quelques centaines d’Anglo-Normands débarqués à Granville, étaient allés assiéger le château de la Haye-Paisnel, l’une des plus fortes places de Normandie, et que, dans le Perche, le vicomte de Bellesme, révolté contre le roi de France, avait arboré l’étendard anglais. Yvain n’en raconta pas davantage à Alain ni aux autres domestiques ; mais il dit en confidence au père Hélier que le comte Robert, à la tête de tous ses maudits Écossais, était parmi les assiégeants devant la Haye-Paisnel.

« Cela ne me surprend pas, dit le chapelain, mais ce sera un terrible coup pour monseigneur. Il est bien souffrant. Ne dites rien, Yvain : les mauvaises nouvelles vont toujours trop vite. Tâchons d’arrêter celle-là. »

Mais les précautions du père Hélier furent vaines. Beaucoup de vassaux de Brix étaient allés à Valognes, et, lorsqu’au retour ils dirent à leurs femmes que la guerre allait recommencer, et cela par la faute des Bretons, des Anglais et surtout du comte Robert, ce fut dans le village un concert de cris et de lamentations. Les femmes accoururent au château, demandèrent Mlle de Brix et la conjurèrent de prendre sous sa garde tout ce qu’elles possédaient de précieux. Elles parlaient toutes à la fois, pleurant et criant comme si l’ennemi eût été aux portes. Luce eut beaucoup de peine à savoir la vérité. Elle essaya de calmer ses vassales en leur disant que la Haye-Paisnel était bien loin de Brix.

« Ah ! notre demoiselle ! s’écria la doyenne du village, la vieille Arlette, rien n’est loin pour le feu ! On allume un fétu, toute la meule s’embrase, et la guerre fait ainsi. Ô maudite guerre ! Nous allons tout perdre ; tout sera brûlé, paille et blé ! Et dire que c’est mon nourrisson, ce petit Robert, si doux et si bel enfançon jadis, qui va ruiner son pays, et nous mettre tous à l’aumône ! »

Le baron de Brix avait entendu les clameurs des bonnes femmes. Il entra dans la salle où Luce les recevait, et à son aspect elles se turent, car il était aussi redouté qu’aimé de ses vassaux. Il voulut savoir le sujet de leurs alarmes, et la vieille Arlette le lui dit. Il entra dans une grande colère, et dit qu’il enverrait Alain pour savoir la vérité.

« Ceux qui accusent Robert de rébellion contre le roi de France en ont menti ! s’écria-t-il ; ses archers écossais devaient entrer au service du duc de Bretagne, et c’est lui, Pierre Mauclerc, qui les a envoyés à la Haye-Paisnel. Mais mon fils ne peut, ne doit pas y être. Ne répétez pas cette calomnie, femmes, ou je vous ferai punir ! Retournez chez vous et soyez tranquilles. Si par malheur les Bretons viennent jusqu’ici, le château vous servira d’asile. Il est armé et approvisionné et pourrait soutenir un siège d’un an. Tenez-vous prêtes : rassemblez vos troupeaux, rentrez vos récoltes. Tout cela peut être logé ici. Allez, mais ne dites pas que mon fils trahit la France. »

Les femmes se retirèrent en silence et coururent chez elles, où, tout en se préparant à porter au château meubles, récoltes et bestiaux, elles reprirent le fil de leurs lamentations interrompues.

Le baron continua à se promener à grands pas dans la salle, en répétant qu’il était impossible que son fils fût parmi les révoltés.

« Hélas ! dit tout bas à Luce le père Hélier, qui venait d’entrer, rien n’est plus sûr pourtant.

– Je le pressentais, dit Luce ; lady Marjory me l’avait fait entendre.

– Que murmurez-vous là ? dit le baron ; allez-vous aussi accuser mon fils ! Appelez Alain, Luce, que je lui donne mes ordres. »

Alain partit accompagné de deux hommes d’armes. Il alla jusqu’à Coutances et revint trois jours après apportant la nouvelle que le château de la Haye venait d’être pris, livré aux Anglais par la trahison de Foulques Paisnel, et que, parmi les bannières qui flottaient sur ses tours, on voyait à côté des léopards d’Angleterre le lion rampant de Brix. Le baron Adam fut atterré. Il s’enferma seul dans sa chambre, repoussa les soins de Luce, refusa de donner aucun ordre, et passa plusieurs jours dans une sombre tristesse.

« Mademoiselle, dit Alain, quelques jours après, à Luce, il faudrait pourtant aviser. On assure que la reine Blanche et le jeune roi sont en Normandie, qu’ils arrivent à la tête d’une armée pour châtier les rebelles. Ne faudrait-il pas envoyer dire à la reine que le château de Brix est à sa disposition, et que notre bon seigneur désapprouve la révolte de son fils ?

– Certainement, Alain, dit Luce : venez avec moi. Essayons d’obtenir cela de mon grand-père. »

Ils allèrent frapper à la porte du vieillard. Ne recevant aucune réponse, et pensant qu’il dormait, Luce entrouvrit la porte doucement. Elle jeta un grand cri en le voyant étendu sur le plancher et ne donnant plus aucun signe de vie. Alain appela du secours ; le père Hélier accourut et vit qu’Adam de Brix respirait encore. Il se hâta de le saigner, et le malade reprit connaissance ; mais il avait le bras gauche paralysé, et son intelligence paraissait obscurcie. Pendant une semaine il fut entre la vie et la mort, et la jeune châtelaine ne s’occupa que de lui. Enfin il fut mieux, et elle allait se hasarder à le questionner sur ce qu’elle devait faire pour assurer la sécurité du domaine de Brix, lorsqu’on vint lui annoncer un héraut, messager du roi de France.

Le baron n’était pas en état de le recevoir. Il fallut que Luce, pour la première fois, tînt la place de dame suzeraine. Inquiète et tremblante, elle se rendit, accompagnée du père Hélier et suivie de ses femmes, au-devant du héraut d’armes, revêtu d’un tabar fleurdelisé, qui l’attendait dans la grande salle. Le héraut lui remit respectueusement la missive royale et se retira, disant qu’il avait ordre de repartir sans attendre la réponse.

Les serviteurs du château essayèrent en vain de retenir et de faire causer le héraut Montjoie. Ils ne purent rien obtenir de lui, un héraut étant nécessairement incorruptible et discret comme la tombe.

Dès les premiers mots qu’elle lut, la jeune châtelaine sentit ses yeux s’obscurcir et son cœur se serrer. Elle ne put continuer.

« Mon père, dit-elle au chapelain, lisez, je ne comprends pas, sans doute. »

Le père Hélier pâlit en lisant la lettre : la reine Blanche de Castille, au nom du roi Louis IX, ordonnait au baron de Brix de quitter la France sous huit jours : ses biens étaient confisqués, et son château devait être démoli, comme l’asile d’un traître, d’un félon, convaincu de révolte à main armée et d’alliance avec l’ennemi.

« Grand Dieu ! s’écria Luce, qui a pu confondre ainsi l’innocent et le coupable ? Il faut écrire à la reine, mon père ; il faut lui envoyer un messager.

— Ainsi ferons-nous, dit le chapelain ; mais nous devons tout d’abord consulter messire Adam.

— Hélas ! dit Luce, mon pauvre grand-père est trop malade pour supporter une telle nouvelle. Il vaudrait mieux agir sans lui.

— Je vais aller à Saint-Sauveur consulter notre abbé, dit le père Helier. Il me dira ce qu’il faut faire. »

Le chapelain, qui avait passé trente ans au monastère de Saint-Sauveur, avait conservé l’habitude d’y aller faire une retraite tous les ans, et surtout de consulter l’abbé dans les cas difficiles qui se présentaient. En temps ordinaire, cela n’avait aucun inconvénient ; mais dans la circonstance présente c’était chose presque impossible.

« Mon bon père, dit Luce, songez que nous n’avons que huit jours !

— Oh ! dit le chapelain, il est impossible qu’une telle sentence s’exécute. Fort de son innocence, monseigneur. peut rester tranquille au château, où se cacher au Val, en attendant la réponse de la reine, et on ne démolit pas un château comme celui-ci du jour au lendemain. Croyez-moi, ma fille, je vais aller prendre conseil de notre révérend abbé. Il est au mieux avec ce saint prêtre, Thomas de Biville, que la reine aime tant qu’elle en a fait le confesseur du jeune roi. Saint-Sauveur est presque sur mon chemin. De là j’irai à Bellesme sans perdre un instant.

« Dieu veuille que la reine y soit encore ! dit Luce ; quand. partirez-vous, mon père‘ ?

— Demain matin, aussitôt après la messe, dit le chapelain. Monseigneur doit y communier, et, dans l’état ou il est, il ne faut pas ajourner ses dévotions. »

Dès le lendemain, en effet, le père Hélier partit comme il l’avait dit, escorté de deux hommes d’armes, et mante sur un bon et pacifique cheval.

Luce, demeurée seule avec son grand-père, le vieil écuyer et les domestiques, conçut quelques inquiétudes, et elle envoya prier Mme du Hommet de venir lui tenir compagnie, et l’aider à soigner le baron ; mais la châtelaine de la Luthumiére était au lit, fort souffrante ; elle ne put venir. Pendant la journée, le baron demanda plusieurs’fois son chapelain, et s’impatiente fort qu’il fût allé à Saint-Sauveur.

« Qu’a-t-il à faire à l’abbaye ? disait-il : il doit bien savoir que j’ai besoin de lui pour me lire des histoires. Je ne veux pas fatiguer Luce. »

Alain lui proposa de jouer aux échecs et réussit à l’occuper ainsi, tandis que Luce présidait aux arrangements intérieurs que nécessitait le grand nombre de bestiaux et d’objets de toute sorte‘ que les paysans amenaient au château. Le cœur oppressé, elle se disait que cette belle demeure, regardée comme la sauvegarde et l’asile de de tous ces pauvres gens, était vouée à la destruction, et, ne voulant pas redoubler leur effroi, espérant d’ailleurs que l’injuste sentence serait révoquée, elle gardait le silence et priait Dieu d’épargner une telle douleur à son aïeul.

Cette triste journée allait finir, le soleil était près de disparaître de l’horizon, et l’on se préparait à lever les ponts-levis, lorsqu’une petite cavalcade précédée par une dame qui montait un beau coursier noir, gravit rapidement le chemin du château. Du plus loin qu’elle l’aperçut, Luce reconnut sa tante. Elle fit baisser le pont, déjà à moitié levé, et attendit sur le seuil. Bientôt parut la comtesse Marjory : son cheval était couvert d’écume, sa robe déchirée, et souillée de poussière. Parmi les huit à dix hommes d’armes qui la suivaient, plusieurs paraissaient blessés et harassés défatigue. V -

Marjory sauta. À bas de son cheval, serra la main de Luce et lui dit

« Faites lever le pont et placer des sentinelles, ma nièce. Où est votre grand-père ?

– Il dort, dit Luce.

– Tant mieux, reprit la comtesse ; venez, Luce, il faut que je vous parle en secret. »

Elle l’emmena, traversa rapidement la grande salle du rez-de-chaussée, et, conduisant sa nièce dans l’embrasure profonde d’une croisée, lui dit :

« Nous sommes vaincus. Le château de la Haye-Paisnel est repris par ces maudits Français. Votre oncle s’est embarqué ce matin à Granville. Pour moi, je vais à Barfleur, où la nef qui nous avait amenés, et qui est mienne, nous attend. Je suis venue ici pour vous emmener ainsi que mon beau-père. Il est banni, je le sais.

– Je le sais aussi, dit Luce, mais c’est par suite d’une erreur, puisque mon grand-père n’a pas pris part à la révolte. La reine le saura bientôt ; je lui ai envoyé un messager.

– Ne vous fiez pas à la reine, dit Marjory. Blanche de Castille a la fierté des Espagnols jointe à l’entêtement des Plantagenets. Elle ne se dédira point, et s’emparera du domaine et de la forteresse de Brix. Le plus sûr est de s’enfuir.

– Non, dit Luce ; s’enfuir, c’est s’avouer coupable. Jamais mon grand-père n’y consentira.

– Dans l’état où il est, reprit Marjory, il n’a pas, il ne peut pas avoir d’autre volonté que la vôtre. Partez avec moi, Luce, emmenons-le. Il possède d’assez beaux domaines en Angleterre pour se consoler de la perte de ceux-ci, et vous trouverez aisément à faire un grand mariage de l’autre côté du détroit.

– Jamais, dit Luce, je ne quitterai mon pays ! jamais je ne manquerai à la promesse que j’ai faite à mon fiancé !

– Eh bien, dit Marjory, je vous donné deux heures pour réfléchir, Nous allons faire reposer nos chevaux et prendre un peu de nourriture ; puis, aussitôt la lune levée, nous partirons pour Barfleur. Je ne me soucie point d’être faite prisonnière et d’aller écouter les souris de la tour du Louvre. »

Luce se hâta de faire servir de solides rafraîchissements aux gens de lady Marjory, et, tandis que la comtesse faisait aussi un petit repas, Luce préparait ce qui était nécessaire pour panser les blessés. Elle le fit avec autant d’adresse que de douceur ; car à cette époque les filles nobles, destinées à vivre parmi des guerriers, étaient dès leur enfance accoutumées à soigner les blessés, et il ne leur fût jamais venu à l’idée qu’une femme pût se faire gloire d’être délicate, peureuse, et de s’évanouir à la vue du sang.

Marjory l’aida, en admirant l’art avec lequel la jeune fille disposait les bandages de fine toile, les simples et les onguents de sa petite pharmacie.

« Dans nos montagnes, dit la comtesse d’Annandale, nous n’y faisons pas tant de façon. Nos hommes se pansent entre eux, comme ils peuvent, et n’en guérissent pas moins.

– En France et en Normandie, ma tante, les chevaliers prétendent que la main d’une femme est plus douce et vaut mieux. Ils font des blessures, et c’est nous qui les fermons.

– Voici la lune qui se lève, dit Marjory : à cheval ! à cheval ! Adieu, Luce. Si la Normandie cesse de vous agréer, ou si l’exil est votre partage, souvenez-vous que vous avez en Écosse une tante qui serait fière et heureuse de vous servir de mère. Adieu. »

Elle l’embrassa, monta à cheval et partit à la clarté de la lune, qui s’élevait au-dessus des coteaux de Couville.

Dès qu’elle eut vu refermer la porte du château, Luce alla écouter à la porte entr’ouverte de son grand-père. Il dormait paisiblement. Une lampe brûlait dans la cheminée, et Alain, assis dans un grand fauteuil, près du lit, fit signe à Luce qu’il veillait et qu’elle pouvait aller dormir. Mais la jeune fille, inquiète, se rendit sur la plate-forme de la tour du nord et regarda au loin. La lune éclairait bien. Elle vit l’escorte de lady Marjory traverser le pont jeté sur la rivière d’Ouve et disparaître sous les arbres, en suivant le chemin qui allait vers le nord. Le bruit des pas des chevaux ne se faisait plus entendre qu’à peine, lorsque tout à coup un cliquetis d’armes et des cris s’y mêlèrent. Le combat dura. quelques minutes, puis le bruit cessa, et le vent du nord n’apporta plus aux oreilles de Luce que des murmures confus et lointains qui allèrent en s’affaiblissant. Luce, tremblante, s’approcha d’un homme d’armes qu’Alain avait placé en sentinelle.

« Geoffroi, lui dit-elle, avez-vous entendu ?

– Oui, Mademoiselle, la troupe de lady Marjory a été attaquée sous bois.

– Que pensez-vous qu’elle soit devenue ? demanda Lace.

– Qui peut le deviner ? dit Geoffroi : au point du jour on ira voir ; bien fou celui qui sortirait à présent. Vainqueurs ou vaincus, les Écossais ont dû s’éloigner. C’est à la male heure qu’ils vinrent ici. Mais, Mademoiselle, le vent fraîchit, pour l’amour de Dieu ! rentrez ; ce n’est pas à vous à faire le guet.

– Vous avez raison, dit Luce. Adieu, Geoffroi.

Elle rentra chez elle et se mit tout habillée sur son lit, et de sinistres pressentiments la tinrent éveillée jusqu’à l’aube.