Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 31-38).

V

LA COMTESSE D’ANNANDALE


À peine le premier rayon du soleil levant eut-il doré le faîte du donjon de Brix, qu’Alain le Noir, le vieil écuyer du baron Adam, fit baisser le pont-levis, sortit à cheval, et trotta vers le Val de Brix par le plus court chemin. Arrivé à cent pas de la ferme, Alain attacha son cheval à un arbre et s’avança à pied, cherchant des yeux à qui il pourrait s’adresser sans éveiller Mlle de Brix. Il ne tarda pas à voir Colette, levée la première, selon sa coutume, et qui ouvrait la porte à ses poules. Elle fit une exclamation de surprise en apercevant l’écuyer. Alain l’engagea à se taire, et, l’emmenant derrière le four, lui dit pourquoi il était venu.

« Voyez-vous, Colette, notre baron ne va pas bien. Il est tout endolori et à demi perclus depuis deux jours, et lorsqu’il est revenu du Val la dernière fois, j’ai dû le descendre de cheval dans mes bras ; son humeur change ; il devient colère, méfiant ; il ne prend plus rien à gré depuis le départ de mademoiselle. Et, pour comble de malheur, le comte Robert et madame sa femme sont débarqués à Barfleur et arrivent ce soir au château. Un messager est venu les annoncer hier pendant que le père Hélier était ici.

– Eh bien ! dit Colette, cela fera de la compagnie à monseigneur, et il ne s’ennuiera plus.

– Ah ! Colette, bien au contraire. Monseigneur et son fils Robert ne se sont jamais bien accordés, et la comtesse d’Annandale est loin d’être agréable à son beau-père. Ils amènent une suite nombreuse de ces damnés Écossais, à moitié sauvages, et tout le château va être comme une ville prise d’assaut si mademoiselle ne revient pas conforter et seconder son grand-père.

– Oui-da ! dit Colette, et elle retombera malade au milieu de ce tracas. Est-ce que monseigneur la demande ?

– Non point ! dit Alain ; au contraire, il a défendu au père Hélier de rien lui faire dire ; mais comme il ne m’a rien défendu, à moi, je suis venu prévenir notre demoiselle. Vous lui direz tout cela à son réveil, n’est-ce pas ?

– Peut-être que non, dit Colette. Mon affaire, à moi, c’est de soigner ma fille, et elle est ma fille, toute grande dame qu’elle est, voyez-vous, Alain !

– D’accord, répondit l’écuyer ; mais, avant tout, il faut songer à monseigneur. Notre demoiselle est toute jeune et lui fort vieux, et il le faut soigner. Et puisque je ne puis compter sur vous, Colette, je vais aller chercher mademoiselle…

– Vous n’en aurez pas la peine, mon bon Alain, dit Luce qui arrivait et avait entendu les derniers mots de l’écuyer ; j’ai vu votre cheval en allant à la messe à Saint-Jouvin, et bien vite j’ai rebroussé chemin pour vous parler. Qu’y a-t-il donc de nouveau ?

L’écuyer lui répéta tout ce qu’il avait dit à Colette, et Luce donna aussitôt l’ordre de seller sa haquenée.

« Je vais aller au château avec vous, Alain, dit-elle, et si mon grand-père se fâche, je me charge de l’apaiser. Allons, vite, Jacqueline, Annette, préparez-vous à me suivre. Au revoir, mère nourrice. Ne défaites pas mon petit lit, je reviendrai bientôt.

– Dieu le veuille ! dit Colette. Hélas ! on sait quand on s’en va, point quand on reviendra. »

Et la bonne femme pleura longtemps encore après que la petite cavalcade eut disparu derrière les chênes du clos.

Au château de Brix tout était en mouvement pour préparer une belle réception au comte Robert ; mais les ordres multipliés et contradictoires du vieux baron, ses hésitations et ses impatiences faisaient perdre la tête à ses serviteurs. Aussi furent-ils les plus contents du monde de voir arriver leur jeune maîtresse. Son grand-père la reçut à bras ouverts, et ne s’informa même pas de ce qui l’avait décidée à revenir si à propos. Cette omission étonna et affligea Luce, et lui prouva que l’esprit du vieillard n’était plus si actif ni si vigilant qu’autrefois. Aidée par la femme de charge qui avait succédé à défunte Jouvine, elle se hâta de faire mettre en bon ordre l’appartement des hôtes et d’ordonner le festin, et le père Hélier emmena le baron sur la terrasse, lui fit raconter le siège de Saint-Jean-d’Acre, afin qu’il ne se mêlât de rien.

Le soleil commençait à décliner. Tout était prêt, et Luce de Brix, revêtue de son costume d’apparat, se rendit près de son grand-père, qui s’était placé, pour guetter l’arrivée du comte Robert, sur une plate-forme attenante à la salle du dais. Luce était vêtue d’une longue robe de cendal blanc et d’un surcot de velours bleu d’azur bordé de menu-vair ; ses longs cheveux flottants formaient un manteau d’or tombant jusqu’à ses pieds, et un chapel de roses blanches couronnait son front charmant. En la voyant si belle, l’aïeul sourit, et, l’embrassant avec tendresse, dit au père Hélier :

« Je voudrais bien voir les noces de cette fiancée-là, mon père. Il faut le demander à Dieu.

– Ainsi fais-je soir et matin, Monseigneur, dit le chapelain ; mais, regardez, voici l’escorte de votre fils. »

Sur la colline, où les derniers rayons du soleil faisaient étinceler les casques et les armures, le son éclatant des trompettes se fit entendre, et celles du château y répondirent par de joyeuses fanfares.

Bientôt on distingua le panache écarlate du comte Robert, sa haute taille, son coursier blanc, et à côté de lui l’élégante et fière lady Marjory, sa femme. Elle était presque aussi grande que son mari, et guidait hardiment, non point une haquenée de dame, mais un cheval semblable à celui du comte Robert. Quelques pages et deux écuyers les suivaient ou les précédaient de quelques pas, et, ce qui surprit beaucoup Luce de Brix, une troupe d’une centaine d’hommes d’armes marchaient à quelque distance, bien montés, enseignes déployées, et portant les uns des lances, les autres des arcs d’une très grande dimension.

« Mon oncle amène une petite armée, dit-elle ; je ne m’attendais pas à lui voir une suite si nombreuse. Et vous, Monseigneur ?

– J’en suis aussi surpris que vous, ma fille. Le messager de mon fils ne m’avait annoncé qu’une trentaine d’Écossais, et je trouvais que c’était bien assez. Nous en logerons dans les granges. Mais rentrons dans la salle. »

Il prit le bras du chapelain et alla s’asseoir sur son fauteuil seigneurial abrité d’un dais armorié. Dix valets tenant de grands flambeaux de cire se rangèrent autour de la salle. Luce s’assit sur une escabelle, auprès de son grand-père, qui le voulut ainsi, et ne permit pas qu’elle allât au-devant de sa tante. Il envoya l’intendant et la femme de charge recevoir les hôtes dans la cour du château.

Aussitôt descendus de cheval, le comte et la comtesse, refusant d’entrer d’abord dans leurs appartements, se rendirent dans la grande salle. Ils y entrèrent précédés par deux pages portant des torches de cire, et suivis par leurs principaux serviteurs.

Il y avait plusieurs années que Luce n’avait vu sa tante, et elle ne se souvenait de son visage que confusément. Elle en demeura éblouie ; Marjory d’Annandale avait été l’astre de la cour du roi Jean, et bien qu’âgée alors de plus de trente ans, elle effaçait encore les plus belles. Sa haute taille d’une proportion parfaite, son profil aquilin, ses yeux bleu foncé, sa chevelure bouclée d’un blond ardent, et son teint d’une blancheur de neige, où la moindre émotion amenait d’éclatantes couleurs, étaient accompagnés d’un air si noble et si impérieux, que cette belle personne semblait faite pour commander encore plus que pour plaire. Sa longue robe de drap vert, qu’elle relevait avec grâce, dessinait sa taille aux fermes contours ; sa toque de velours noir, entourée d’une chaîne d’émeraudes et surmontée d’une plume de héron, faisait ressortir l’or de sa chevelure, et sa blanche main que tenait son mari, était grande et vigoureuse comme celle d’un chevalier. Robert de Brix était beau aussi, et portait légèrement dans les tournois une armure que trois hommes de notre temps auraient peine à soulever. Ce soir-là, il était revêtu d’un léger haubert à mailles dorées et d’une cotte d’armes en velours vermeil, et ses cheveux châtains, coupés au niveau du casque, commençaient à peine à grisonner.

« Soyez les bienvenus, mes enfants », dit le baron en voyant entrer le noble couple.

Ils vinrent s’agenouiller devant lui : il les bénit, les embrassa, et leur présenta sa petite-fille.

« La reconnaissez-vous ? » leur dit-il.

Le comte et la comtesse baisèrent leur nièce au front. Robert lui dit gracieusement qu’il la trouvait grandie et embellie au delà de tout ce qu’on lui avait dit, et Marjory se récria sur la petitesse de ses mains.

« En vérité, dit-elle, je les revois telles qu’elles étaient il y a sept ans. Elles doivent être bien faibles et avoir peine à tenir une quenouille.

– C’est tout ce qu’elles savent faire, dit Luce ; les mains d’une femme n’ont pas besoin d’être bien fortes.

– Celles de ma petite-fille ont su attacher la croix à l’épaule de son fiancé, dit le baron, et c’est dans le cœur que doit être la force d’une femme. Mais où sont vos fils, Madame ? Je m’attendais à les voir avec vous.

– Ils sont entrés comme pages du roi, l’aîné à la cour du roi d’Écosse, le cadet à la cour d’Angleterre, dit la comtesse.

– Quoi ! sans me consulter ! s’écria le baron en fronçant le sourcil ; voilà qui n’est pas bien, Robert. Je comptais en envoyer un à la cour de France. Nous sommes, par nos possessions de ce côté de la mer, sujets du roi Louis IX, et vos fils auraient eu plus à gagner en gentillesse et prud’homie en servant Mme Blanche de Castille, notre sainte reine, que de séjourner à la cour à demi sauvage du roi d’Écosse ou à celle du fils de l’infâme Jean sans Terre. »

Lady Marjory devint pourpre.

« Les Écossais ne sont pas... » s’écria-t-elle.

Mais son mari, se hâtant de lui couper la parole, dit respectueusement à son père :

« Je regrette, Monseigneur, que nos arrangements ne vous plaisent point. J’ai dû prendre une décision, pressé par les instances des deux rois. Quant à la cour de France, permettez-moi de vous rappeler que vos dispositions ne laissant à mes fils aucun domaine en Normandie, ceux qu’ils posséderont un jour en Écosse et en Angleterre m’obligent à les faire élever en ce pays-là de préférence à la France.

– Allons, à table, dit le baron. Demain nous parlerons de choses sérieuses. Pour aujourd’hui j’espère, mes enfants, que l’hospitalité du château de Brix effacera la fatigue du voyage. »

Il offrit la main à sa belle-fille, le comte Robert à Luce, et tous quatre, ainsi que le père Hélier, passèrent dans la salle du festin, tout embaumée des fleurs qui jonchaient les dalles.

Vers la fin du souper, le baron dit à lady Marjory :

« Je regrette, Madame, de n’avoir à vous offrir dans ma solitude aucun des plaisirs que vous trouvez à la cour d’Angleterre. Autrefois, quand, le roi Henri II séjournait souvent à Cherbourg, ce pays-ci était aimé des ménestrels, et ils y venaient nombreux, sûrs de trouver bon accueil dans tous les châteaux du Cotentin ; mais depuis la mort du roi Richard, depuis surtout que beaucoup de familles nobles ont mieux aimé quitter la Normandie que de se soumettre au roi de France, les chanteurs et les mimes ne viennent plus chercher fortune par ici. Je n’ai donc à vous offrir d’autre musique que celle que pourra vous faire Mlle de Brix.

– Elle nous sera assurément bien plus agréable que celle des chanteurs mercenaires, dit lady Marjory.

– Allons, ma petite Luce, dit le baron, chantez-nous le lai d’Arthur. »

On apporta à la jeune fille un luth d’ébène, et elle chanta le poème, si populaire alors, de la mort d’Arthur de Bretagne assassiné par Jean sans Terre.

Ce lugubre récit et les malédictions dont le poète accablait l’assassin ne parurent pas agréer à la noble Écossaise. Elle se borna à louer la jolie voix de Luce, sans dire un mot de la musique ni des paroles, et le chapelain, se rappelant que Jean sans Terre avait été l’admirateur déclaré de lady Marjory, regretta que la ballade eût été si malencontreusement choisie.

Un silence embarrassant régna pendant quelques minutes, puis lady Marjory demanda sa harpe et proposa de faire entendre au baron de Brix un chant anglo-saxon.

« J’ai un peu oublié cette langue, dit le vieillard, mais je serai très heureux de vous entendre, Madame. »

La belle lady préluda, puis d’une voix un peu rude, mais sonore et expressive, elle chanta la Jeune Normande :

« Pourquoi pleures-tu, jeune fille, en regardant les flots ? Pourquoi regardes-tu toujours du côté du midi, vers les blanches falaises de la Normandie ? N’as-tu pas ici, dans la belle Angleterre, des châteaux, des jardins, de vertes prairies remplies de troupeaux, de beaux chevaux, des cygnes et des faucons ? Pourquoi pleures-tu en appelant le duc Rollon, qui dort depuis trois siècles dans son tombeau de Rouen ?

« – Je pleure et je regarde au delà des flots, parce que là-bas, en Normandie, est mon berceau. C’est là que j’ai grandi, là que j’étais heureuse. J’appelle le duc Rollon parce que Philippe de France nous a repris injustement la Normandie.

« Que ne suis-je un chevalier ! Je passerais la mer comme le firent jadis les fiers soldats de Rollon. Je reprendrais ces champs qu’ils ont labourés, ces villes, ces châteaux, bâtis par Leurs mains laborieuses et vaillantes, et Philippe-Auguste, tremblant dans son Louvre, m’offrirait la paix et des trésors. Je ne suis qu’une femme, mais je suis l’héritière de vingt domaines, de nombreux chevaliers aspirent à m’obtenir. Qu’ils le sachent bien, je n’épouserai que celui qui me rendra mon château de Normandie. C’est là que je suis née, c’est là que je veux aller attendre le soir de ma vie, près des tombes de mes pères, prés de la tienne, ô duc Rollon ! »

Pendant ce chant, le vieux baron avait plus d’une fois froncé le sourcil ; mais, ne voulant pas désobliger sa belle-fille, il feignit de n’avoir pas compris le sens des paroles. Il remercia la comtesse, loua sa belle voix, et, prétextant la fatigue de ses hôtes, donna le signal du repos. La prière fut dite à la chapelle, et bientôt après le couvre-feu sonna, et les lumières du château s’éteignirent avant dix heures.