Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 62-68).

IX

LES RUINES


Dès que le jour parut, Alain disposa avec soin un petit chariot qui appartenait à la cure ; il y étendit un tapis pris à l’église, attela un mulet, et pria Mlle de Brix de monter dans cette rustique voiture.

« Je vais vous conduire au Val, lui dit-il ; les révérends pères garderont notre bon seigneur dans la crypte jusqu’au moment où nous pourrons lui faire des funérailles convenables. Partons, Mademoiselle, vous n’avez que faire ici, et on y est trop près du château. »

Luce le regardait sans avoir l’air de comprendre. Il lui prit doucement la main, la fit lever, et l’emmena vers la porte. Elle se laissait conduire passivement.

« Je ne sais ce qu’a notre demoiselle, dit Marie, de toute la nuit elle n’a pas prononcé une parole. »

Ils arrivaient sur le seuil. Alain souleva Luce dans ses bras et la porta sur le chariot. Elle regarda autour d’elle en pressant son front de ses mains comme une personne qui s’éveille.

« Où allons-nous ? dit-elle.

– Au Val, Mademoiselle, dit Marie.

– Au Val ! s’écria Luce. Ah ! que je suis contente ! » et elle se mit à rire et à chanter. Elle était folle.

À peine arrivée au bas de la colline sur laquelle s’élève le village de Brix, la petite escorte de Luce rencontra Mme du Hommet, qui, ayant été avertie de grand matin par Pierre, accourait à Brix avec quelques domestiques bien armés. Alain lui apprit les funestes évènements de la nuit précédente, et la noble dame, mettant pied à terre, s’approcha de la fiancée de son fils, l’embrassa tendrement et l’engagea à venir se réfugier à la Luthumière. Luce ne parut pas reconnaître Mme du Hommet, mais elle n’opposa aucune résistance et se laissa emmener au château du connétable. Alain, dès qu’il vit sa jeune maîtresse en sûreté dans cette place forte, et bien soignée par Mme du Hommet et Marie, reprit le chemin de Brix, mais non sans passer au Val. Il trouva Colette en pleurs et toute seule, inquiète de sa fille et de Mlle de Brix, mais n’osait quitter la maison. Alain la rassura, et lui demanda où étaient Pierre et ses frères.

« Mes deux cadets sont occupés à enterrer l’Écossais qui est mort ici cette nuit, dit Colette à voix basse, et quant à mon Pierre, il est parti. Dieu sait s’il reviendra jamais.

– Et où est-il allé ?

– À la cour de France, demander justice pour notre bon seigneur. Il m’a dit : « Voyez-vous, mère, le chapelain y est allé ; mais il est vieux, il lui faut tout un attirail de montures, de domestiques. Moi je suis le plus leste marcheur de tout le Cotentin. J’irai, cheminant jour et nuit, jusqu’à Bellesme où est le roi, et je lui dirai ce qui en est mieux que personne, puisque j’ai tout vu. Allez au château le plus tôt que vous pourrez. Je cours de ce pas avertir Mme la connétable. – Mais, lui ai-je dit, les Anglais te tueront..– Non point, me dit-il ; mère, donnez-moi les vêtements de pèlerin que portait jadis mon père quand il allait au mont Saint-Michel. C’est la meilleure sauvegarde que je puisse prendre. » Et il est parti.

– Il a bien fait, dit l’écuyer ; si je savais parler comme lui, j’irais dire à la reine ce qui s’est passé ; mais il faut que je reste à Brix. Une fois mon pauvre maître enterré, je m’occuperai de le venger.

– Enterré ! s’écria Colette ; que dites-vous, Alain ? » Et, bientôt instruite, elle éclata en cris et en sanglots.

« Vous êtes heureuse de pouvoir pleurer, dit Alain ; moi je suis comme changé en pierre, tant j’ai froid au cœur. Adieu, Colette, viendrez-vous à la cure ?

– J’irai d’abord à la Luthumière voir notre demoiselle et ma fille, dit Colette ; je partirai d’ici dès que mes gars seront rentrés.

– Vous ferez bien, dit Alain ; notre pauvre demoiselle est dans un état bien inquiétant. Ce brigand de Hugo lui a dit que messire Guillaume était mort. Je suis sûr que ce n’est pas vrai, et qu’il mentait comme un chien qu’il est ; mais notre pauvre demoiselle l’a cru, et elle est folle de douleur.

– Je pars tout de suite, dit Colette ; voici mes fils qui reviennent. »

Elle leur recommanda de bien garder la maison, et sans autre escorte que son chien de garde Faraud, vigoureux mâtin qui avait étranglé plus d’un loup, elle prit le chemin du château du connétable, situé à trois quarts de lieue du Val, dans cette belle forêt de chênes, abattus au siècle dernier, dont nous voyons encore les souches énormes, semblables à des rochers, se couvrir de rejetons à chaque printemps, et soutenir les terres le long des chemins creux de la fertile vallée de Brix.

Pendant ce temps Hugo se hâtait de procéder à l’œuvre de destruction. Il avait effrontément menti en disant que la reine l’avait chargé de détruire immédiatement le château. Sa mission, qu’il avait du reste sollicitée, ne consistait qu’à s’assurer du départ du baron de Brix, à mettre une petite garnison dans le château et à y attendre des ordres. Hugo, perdu de dettes, et ne souhaitant que de passer en Angleterre pour échapper à ses créanciers, n’avait vu là qu’une occasion de pillage et de vengeance. Il détestait Adam de Brix, qui, plus d’une fois, l’avait dénoncé à l’Échiquier comme donnant asile dans son château de Ganneville à tous les braconniers, vagabonds et coupe-jarrets du pays, les protégeant et les aidant à molester voyageurs et villageois. Enfin, il y a de cela plusieurs années, le château de Ganneville avait été démoli comme repaire de brigands, par l’ordre du roi Richard. Hugo s’était alors attaché au service de Jean sans Terre, en rébellion contre son frère Richard, puis il l’avait quitté pour passer dans les rangs de l’armée du roi de France, et, bien que peu estimé, il était parvenu à gagner les bonnes grâces du roi Louis VIII par son activité et sa hardiesse dans les occasions. La reine Blanche l’avait gardé à son service en souvenir de son mari ; mais elle commençait à ne plus le traiter si bien, s’étant aperçue qu’il était grand menteur. L’adroit Normand, se sentant à la veille d’une disgrâce, risquait un dernier coup pour s’enrichir. Adam de Brix passait pour posséder beaucoup d’or monnayé et de pierres précieuses rapportées d’Orient, et Hugo espérait se les approprier. Aussi, à peine le convoi du baron de Brix eut-il quitté le château, qu’Hugo ordonna à ses soldats d’enfermer tous les prisonniers et de veiller avec soin du haut des remparts. Puis, ayant posé lui-même quelques sentinelles, il prit une lumière et courut s’enfermer dans la chambre du défunt baron. Il avait pris toutes les clefs qu’Adam de Brix portait sur lui, et, d’après leurs dimensions, il jugeait qu’elles devaient ouvrir des coffrets destinés à contenir des choses précieuses. Il n’en trouva aucun cependant, et les bahuts de la chambre seigneuriale étaient presque vides.

« Damnation ! s’écria-t-il ; on m’a donc précédé ici ! » mais, en y réfléchissant, il vit que pas un des hommes entrés avec lui n’avait pu visiter cette chambre en secret. Le corps du baron y avait été apporté tout d’abord, et, à peine posé sur le lit, Hugo s’en était approché et avait pris les clefs que le mort portait sur lui. Hugo se mit à fureter partout, sondant les murs, soulevant les meubles et les tapisseries. Il se fatigua inutilement, et passa, de guerre lasse, dans l’appartement de Luce. Sauf quelques vêtements, quelques livres de prières serrés dans un bahut, il ne trouva rien. Marie avait adroitement enlevé et caché sous ses habits les joyaux de Mlle de Brix. Quant au trésor du baron, voici ce qu’il était devenu. En faisant construire le château de Brix, le père du baron, selon l’usage du temps, y avait pratiqué des oubliettes ; un carreau de pierre, placé sous le foyer même, et se soulevant au moyen d’un ressort caché dans les sculptures de la cheminée, recouvrait un plan incliné communiquant avec une gaine qui se prolongeait dans l’épaisseur des murs et aboutissait à un caveau où l’on pouvait pénétrer, par une petite porte de fer dissimulée sous une maçonnerie légère, dans les souterrains du château. En cas de siège, le châtelain glissait dans cette cachette tout ce qu’il voulait soustraire à l’avidité des ennemis, et le baron de Brix, qui seul connaissait cette oubliette, aussitôt après la première apparition d’Hugo devant son château, avait jeté dans la cachette, soigneusement enveloppés, ses titres, ses joyaux et son argent. – Hugo, furieux d’être déçu, descendit dans les caves. Il y trouva d’amples provisions de cidre, de vin, d’hydromel et de cervoise, en fit distribuer à ses gens, but avec eux, et la nuit s’acheva dans l’orgie. Dès le matin, après avoir dormi une couple d’heures, Hugo se remit à boire, et, l’ivresse redoublant sa méchanceté, il s’arma d’une masse d’armes et parcourut les appartements en brisant tout sur son passage. Ses gens suivirent son exemple, et bientôt des débris de toutes sortes jonchèrent les salles. Gilles le Roux était de toute la bande celui qui avait conservé le plus de sang-froid.

« Messire, dit-il à Hugo, que faut-il faire des paysans ? J’ai là mon vieux père ; c’est un bon homme, et, pour prix de mes services, je demande qu’on lui rende la liberté.

– C’est juste, dit Hugo ; mais il faut qu’il travaille : que chacun des prisonniers abatte un créneau et qu’il s’en aille après. »

Gilles et deux de ses compagnons allèrent ouvrir la porte de la salle basse où étaient les vassaux. Ces malheureux, à demi morts de frayeur, se hâtèrent d’obéir, et, munis de leviers et de pics, travaillèrent à démanteler le château.. Ils étaient environ une centaine, et les brigands une fois moins nombreux, mais armés, les forcèrent à travailler jusqu’au soir, sans leur donner aucune autre nourriture qu’un peu de pain et d’eau ; mais, comme eux-mêmes ne cessaient de boire, ils furent bientôt hors d’état de surveiller leurs victimes, et presque toutes s’échappèrent, soit en traversant le fossé à la nage, soit en formant un gué avec les pierres tombées du haut des murailles. Gilles le Roux, voyant son père hors d’état de se sauver de cette manière, prit sur lui de faire baisser le pont.

« Partez, mon père, lui dit-il, partez vite, avant que ce damné Hugo vienne par ici.

– Gilles, lui dit son père, viens avec moi. Tu peux encore quitter la route de l’enfer, te repentir... je te pardonnerai.

– Votre pardon ne me sauverait pas de la potence, dit Gilles : je m’enfuirai cette nuit avec Hugo. Adieu, partez vite, ou il vous arrivera malheur. »

Le vieillard s’éloigna avec quelques-uns de ses compagnons, et Hugo, accourant, les vit déjà à cent pas du château. Il se mit à blasphémer, reprochant à Gilles de les avoir fait évader.

« De quoi vous inquiétez-vous ? lui dit Gilles ; qu’importe que ces vilains s’en aillent ? ils sont à bout de forces et ne font que nous gêner. Avez-vous trouvé le trésor ?

– Non, dit Hugo ; j’ai pourtant bien cherché.

– Il est dans les oubliettes pour sûr, dit Gilles ; je sais à peu près où elles sont. Si vous voulez me promettre de partager avec moi, je vous le montrerai.

– Je le jure », dit Hugo ; et, la langue épaissie par l’ivresse, il fit des serments horribles.

« C’est bien, reprit son digne complice, prenons chacun un pic, un levier, et descendons dans les souterrains. Mais il ne faut pas que vos hommes nous suivent.

– Nous nous enfermerons, dit Hugo, et je vais leur donner de l’ouvrage. »

Il commanda à ses compagnons de continuer à démolir et leur permit de piller. Cette permission était superflue. Tous étaient déjà surchargés de butin, et, las de détruire, ils n’aspiraient qu’à s’enfuir pour éviter les représailles qu’ils pressentaient. Aussi, dès que la nuit vint, ne voyant plus Hugo parmi eux, ils quittèrent le château par petits groupes, en chassant devant eux les bestiaux et les chevaux qui remplissaient les écuries, et, laissant le pont baissé et toutes les portes ouvertes, ils se dispersèrent dans la forêt. Mais, avant de partir, l’un d’eux, plus méchant encore que les autres, mit le feu dans les écuries. La flamme gagna rapidement le fenil situé au-dessus, et bientôt, activée par une forte brise du sud, s’étendit par tout le château. Les paysans accoururent et essayèrent en vain d’éteindre l’incendie. Il déjoua tous leurs efforts, et les poutres embrasées, les toits et les planchers détruits, entraînant dans leur chute des pans de murs et les voûtes, consommèrent en quelques heures la ruine d’un des plus beaux châteaux de la Normandie.

Quant à Hugo et à son complice, personne ne les revit jamais, et leurs tristes restes sont encore cachés sous les ruines du château de Brix, à côté du trésor du baron Adam. Quelque jour peut-être l’un de ces nobles Écossais, descendant des Bruce et des Stuarts, qui viennent de temps en temps visiter les ruines du château qui fut le berceau de leurs ancêtres, ordonnera des fouilles et retrouvera ces épaves ensevelies depuis six cents ans, au-dessus desquelles croissent les taillis de chênes et de hêtres, et chantent au printemps les pinsons et les merles jaseurs.