Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 21-26).

III

LUCE DE BRIX


L’automne et l’hiver s’écoulèrent tristement au château de Brix. Comme d’habitude, le baron Adam réunit aux fêtes de Noël de nombreux convives et régala tous ses tenanciers ; mais, malgré les bonnes nouvelles qu’il avait reçues d’Aigues-Mortes, où le connétable s’était embarqué au mois de septembre, le baron était triste, et sa petite-fille, tout en faisant les honneurs du château avec sa bonne grâce accoutumée, ne voulut ni danser, ni chanter, ni prendre part aux jeux de la noblesse invitée au réveillon.

Mme du Hommet, souffrante, ne put y venir ; mais elle envoya de magnifiques présents à sa future belle-fille, et lui promit de l’aller voir au printemps.

Il vint tard, cette année-là, et plus d’une fois, en regardant les arbres couverts de givre et les prés ensevelis sous la neige, Luce se demanda s’il viendrait jamais. Mais enfin les perce-neige élevèrent leurs frileuses corolles au-dessus des feuilles mortes et des mousses humides. Au chant du pinson les violettes s’éveillèrent, et bientôt le renouveau couvrit la Normandie d’un robe de fleurs et de feuillage.

L’aïeul reprit ses promenades sur la terrasse, et Luce, soutenant ses pas de jour en jour plus lents, lui faisait raconter pour la millième fois le siège de Ptolémaïs, la captivité et la délivrance de Richard Cœur-de-Lion.

Mais elle ne souriait plus, et à mesure que les roses de mai fleurissaient dans son jardin, la pâleur des lis s’étendait sur ses joues. Inquiet, le baron Adam envoya chercher un fameux médecin astrologue qui habitait Cherbourg, et dont la science était fort réputée dans la Hague et le Cotentin. On le nommait maître Ozius Draconis.

Guidé par l’homme d’armes qui l’était allé chercher à Cherbourg, et suivi par un chirurgien et un apothicaire portant en croupe des sacs de cuir contenant des drogues et des instruments de chirurgie, le célèbre médecin cheminait, monté sur une mule bien caparaçonnée. Maître Ozius était encore alerte, malgré sa barbe grise ; ses yeux brillants sous d’épais sourcils, sa haute taille, son grand nez aquilin, et sa voix de basse-taille, faisaient de lui une sorte d’épouvantail pour les petits enfants. C’était du reste un habile homme, et on venait le consulter de fort loin. Il se dérangeait rarement ; mais la lettre pressante que lui avait fait écrire le baron Adam par le père Hélier l’avait décidé à franchir les trois lieues de chemin montant qui séparent Cherbourg de Brix.

La mule, si on lui eût demandé son avis, aurait proposé un autre plan. La route lui semblait longue, et elle ralentissait de plus en plus le pas, tandis que le cheval de l’homme d’armes, sentant l’écurie, rongeait son frein et bondissait d’impatience, contenu par son cavalier.

Une demi-lieue avant d’arriver à Brix, maître Draconis aperçut une jeune paysanne qui venait à sa rencontre, montée sur un joli petit âne qui trottinait paisiblement. La jeune fille portait le grand bonnet ailé, le fichu à franges et la robe de droguet noir des femmes du pays. Elle était fort jolie, et d’un air décidé, armée d’une baguette de coudrier, gouvernait sa rustique monture. L’homme d’armes, qui avait pris les devants, s’écria en la voyant : « Hé ! bonjour, Marie du Val ; quelle merveille de vous voir ici ! Je vous croyais bien occupée à soigner notre demoiselle.

– C’est pour l’amour d’elle que je suis ici, dit Marie ; il faut que je parle au médecin. Faites-moi le plaisir de me laisser seul avec lui, mon bon Hervé.

– Non point, s’écria Hervé, on le dit sorcier, et je resterai près de vous pour empêcher qu’il ne vous ensorcelle.

– Dites plutôt parce que vous êtes curieux comme une chouette, reprit Marie ; mais, pour cette fois, messire Hervé, vous rengainerez votre curiosité. Allez vite au château annoncer l’arrivée de maître Draconis. Vous voyez bien que votre cheval est enragé d’impatience. Allons, détalez, et emmenez avec vous ces deux figures d’apothicaires, tandis que je causerai avec cet astrologue. Allez, vous dis-je, ou jamais de ma vie je ne vous parlerai.

– C’est aisé à dire, dit Hervé, mais monseigneur m’a commandé d’escorter le médecin, et je ne connais que ma consigne.

– La mienne lève la vôtre ; c’est monseigneur lui-même qui m’envoie vous remplacer. D’ailleurs je vais le dire à maître Ozius. »

Celui-ci arrivait près d’eux. Dès les premiers mots il comprit, et pria Hervé d’emmener en avant ses aides. Hervé, vexé, éperonna son cheval et en même temps donna de grands coups de houssine à ceux des apothicaires, et tous trois, prenant le galop, disparurent bientôt au détour du chemin.

« Maître Ozius, dit la jeune paysanne en amenant son petit âne à côté de la grande mule du docteur, je sais que vous êtes un grand physicien, et aussi bon et charitable que savant : c’est pourquoi je veux vous parler en toute franchise. Je suis la sœur de lait de Mlle de Brix ; je connais son mal, j’en sais le remède, et, si vous le permettez, je vais vous le dire.

– Parlez, ma fillette ; cela ne peut nuire, et Dieu a souvent mis la vérité dans la bouche des enfants.

– Donc, Messire, vous savez que notre demoiselle était promise au fils du connétable de Normandie, à Guillaume du Hommet, et qu’il était déjà question de fixer le jour de leurs noces, car notre baron est fort âgé, et aurait voulu marier sa petite-fille avant de s’en aller en paradis ; mais le connétable a malheureusement fait un vœu. Il s’est croisé, et il a emmené son fils en terre sainte l’été dernier. Depuis ce temps, mademoiselle s’ennuie et va s’amenuisant comme une cire. Elle est en peine de son fiancé, et, pour la distraire, son grand-père ne trouve rien de mieux que de lui conter des histoires de la croisade où il a été. Et, voyez-vous, ce sont des histoires capables de faire mourir de peur. Je ne suis au château que depuis Pâques, je n’ai écouté monseigneur que trois fois, et toutes les nuits je rêve de têtes tranchées, de Sarrasins coupés en quatre, et du roi Richard qui faisait rôtir tout vifs les espions. Puis quand notre vieux seigneur a fini de conter, il se fait lire, dans un grand bouquin noir, lourd comme une maison, d’autres histoires de tueries plus épouvantables les unes que les autres. Si c’était le chapelain qui lût, cela me serait bien égal ; mais il a eu la malencontreuse idée d’apprendre à lire à notre demoiselle. Monseigneur est sourd, il faut qu’elle élève la voix, et cela est bien fatigant.

– Je la ferai reposer, dit maître Ozius ; je défendrai qu’elle lise, et je recommanderai qu’on l’amuse.

– Alors elle en mourra d’ennui, Messire. On a essayé ; Mme du Hommet l’a emmenée aux fêtes de Pâques dans son beau château de la Luthumière, et a rassemblé beaucoup de jeunesse et force musiciens pour la divertir. Tous les jours, bien que Mme du Hommet soit elle-même malade et triste comme la nuit depuis le départ du connétable, tous les jours il y avait concert et festin, chasse, pêche et danse au château. Mlle Luce en est revenue plus malade qu’auparavant.

– C’est qu’elle a quelque mauvaise fièvre. Je lui ferai prendre de la thériaque de Venise, et je la saignerai au pied et au bras.

– Hélas ! dit Marie, moi qui vous croyais si bon !

– Mais, mon enfant, c’est pour la guérir.

– Il y a mieux à faire : ordonnez-lui tout bonnement de passer l’été au Val, chez sa mère nourrice. Elle en a grande envie et n’ose le demander à son grand-père, de crainte de lui faire de la peine. À la ferme, mademoiselle reprendra ses belles couleurs et sa gaieté. Nous y avons un souverain remède contre l’ennui et la tristesse.

– Oui da ! dit maître Ozius : je sais que beaucoup de bonnes femmes en Normandie ont des recettes mystérieuses, mais il faut s’en méfier, vu leur ignorance. Elles en savent assez pour soigner leurs bêtes, mais pour traiter des chrétiens il faut être savant. Quel est ce fameux remède que vous avez au Val ?

– Il est bien simple, Messire, et le bon Dieu l’a donné pour rien aux pauvres gens et l’a béni dans l’atelier de Nazareth : c’est le travail. Ce qui fait les nobles dames si délicates, ce qui les rend si inconsolables quand elles perdent ceux qu’elles aiment, c’est qu’elles passent tout leur temps à écouter leur cœur, à creuser leurs idées noires. Nous autres, nous peinons tout le long du jour et toute la semaine sans avoir le temps de songer au passé, et le dimanche, quand nous nous reposons, c’est pour prier Dieu et songer à ce grand dimanche qui ne finira point et où nous ferons fête en paradis avec nos chers défunts. Et voilà : envoyez notre demoiselle au Val. Quand elle m’aura aidée tout le jour à sarcler le jardin, à faire le beurre, à estouper nos haies, elle soupera et dormira comme moi. Nous voici presque arrivés, maître Ozius. Souvenez-vous de mes paroles. Je ne suis qu’une ignorante, mais tout ce que je vous ai dit est vrai, aussi vrai que vous êtes un grand savant. »

Et, fouettant son âne, la jeune fermière lui fit gravir lestement la montée du château.

Maître Draconis, après avoir examiné et interrogé longuement la malade, reconnut que Marie avait raison. Il ordonna donc à Luce d’aller passer la belle saison dans un lieu abrité, paisible et champêtre, de n’y recevoir d’autres visites que celles de son grand-père et de Mme du Hommet, et de vivre en paysanne, levée avec l’alouette, couchée en même temps que les poules, et travaillant le plus possible en plein air. Mais, pour maintenir l’honneur médical, il lui prescrivit de prendre chaque matin deux grains de thériaque de Venise, et de se baigner le front tous les soirs d’une eau merveilleuse qu’il avait rapportée de Constantinople, et dans la composition de laquelle entraient de l’or potable, de la rosée de mai et du sang d’aigle. Il dit au baron que sa petite-fille avait une maladie à laquelle il donna un nom arabe ou grec absolument impossible à retenir ; mais il assura qu’elle guérirait, et le bon chevalier, heureux de cette promesse, le récompensa royalement.

Dès le lendemain matin, il voulut lui-même conduire sa petite-fille au Val, et fit seller Soliman, son vieux destrier. Il lui en coûtait bien de se séparer de Luce, et quand il la vit s’élancer sur sa haquenée blanche et recommander à Marie et à ses suivantes de se hâter de partir, l’aïeul eut un serrement de cœur. Il escorta en silence sa petite-fille sur le chemin bordé de haies d’aubépine et de pommiers en fleur ; mais lorsque en apercevant du haut de la colline la ferme de sa nourrice et la bonne femme qui filait, assise sur le seuil, entourée de ses poules et de leurs poussins, Luce se mit à chanter, le vieux seigneur chanta aussi, comme s’il fût redevenu jeune. Il chanta, car au xiiie siècle, comme à présent, le bonheur des grands-pères n’était fait que de la joie des enfants.