Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 11-15).

LE
VAL DE BRIX
CHRONIQUE NORMANDE
(DÉDIÉE À Mlle  MARIE MILCENT.)
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I

LE CHÂTEAU DES BRUCE


En ce temps-là, c’est-à-dire en 1227, la seconde année du règne de saint Louis, le val de Brix était comme à présent verdoyant, ombragé, plein de troupeaux, d’oiseaux et de fleurs ; mais le joli petit château qui l’embellit à présent, et où l’hospitalité me fut si douce, n’était pas encore bâti.

Une simple ferme, couverte en chaume, occupait sa place future, au penchant du coteau, sur la rive droite de la rivière clairette et murmurante. Cette ferme dépendait du château de Brix ; elle était fieffée à Nicolette Hamelin, bonne veuve laborieuse et charitable, qui l’habitait avec sa fille Marie et ses trois fils Pierre, Charlot et Georget, les plus beaux et les meilleurs enfants qui fussent à vingt lieues à la ronde. L’héritière du château de Brix, damoiselle Luce, alors âgée de seize ans, venait souvent à la ferme, où elle avait été nourrie, et les soins de la noble damoiselle faisaient régner dans cette demeure certaines habitudes d’ordre et de bien-être qui la distinguaient des autres fermes du pays. Luce de Brix n’avait pas de plus grande joie que de venir cueillir des fleurs et récolter des fruits au Val. Elle se plaisait aux soins de la laiterie, et souvent son aïeul, le vieux baron Adam de Brix, se promenant, monté sur son grand cheval Soliman, qui l’avait porté dans vingt batailles, s’arrêtait le long des herbages du Val pour regarder sa blonde petite-fille s’amusant avec les agneaux et les génisses de Colette.

Luce avait perdu son père, tué à la bataille de Bouvines. Le second fils du baron de Brix, Robert, habitait toujours l’Écosse, où sa femme, lady Marjory, comtesse d’Annandale, possédait d’immenses domaines. Le mariage de Robert avec la noble Écossaise avait été désapprouvé par le baron Adam, et il ne recevait qu’à de rares intervalles les visites de son fils et de sa belle-fille. Ceux-ci avaient pourtant deux beaux garçons, vrais Brix pour la taille et les traits ; mais le baron Adam leur préférait de beaucoup l’unique enfant de son fils aîné, et il avait fait un testament qui assurait à Luce l’héritage du château de Brix et des nombreuses terres qui en dépendaient.

« Mes petits-fils auront assez de biens du chef de leur mère et de nos fiefs des comtés d’York et de Durham, disait-il. Quant à mon fils Robert, il préfère nos domaines anglais à ceux de Normandie. Je veux qu’il ne jouisse de ceux-ci que comme tuteur de sa nièce, si je meurs avant de l’avoir mariée. »

Adam de Brix avait alors quatre-vingt-dix ans. Sa taille presque gigantesque était restée droite ; ses longs cheveux d’un blanc de neige, moult bien pignés, comme on disait alors, retombaient à flots sur ses robustes épaules. Ses yeux étaient restés perçants et vifs comme ceux d’un jeune homme, et il marchait et montait à cheval pendant plusieurs heures tous les jours et en toute saison. Il avait été à la croisade avec Richard Cœur-de-Lion. Le plus grand plaisir du baron de Brix était de raconter les exploits et les aventures de ce roi-chevalier ; mais quant au successeur de Richard, le lâche et cruel Jean sans Terre, Adam de Brix n’avait jamais eu pour lui qu’un profond mépris, et c’était sans regret qu’il l’avait vu perdre la Normandie par sa faute et fuir devant les armes victorieuses de Philippe-Auguste.

Le château de Brix, que les vieilles chroniques appellent indifféremment Brucius, Bruce, Bruis et Brix, avait été construit au xiie siècle par le père du baron Adam, et ce dernier l’avait terminé et fortifié avec soin. C’était une belle demeure, dont les tours, reliées entre elles par de solides courtines et appuyées sur des rochers, dominaient la vallée boisée où coule la rivière d’Ouve. Du haut du donjon, quand le ciel était pur, on apercevait la mer, au delà des forêts de Brix et d’Octeville. À l’est, sur un ressaut des fortifications, s’étendait une étroite et longue terrasse où la jeune châtelaine aimait à cultiver des fleurs. C’était la promenade favorite du baron. Chaque jour après son dîner, il venait marcher le long du parapet crénelé de cette terrasse, et, lorsqu’il était las, s’asseyait dans une sorte de guérite du pierre ajourée, construite en encorbellement à l’angle de la muraille, et d’où l’on dominait toute la vallée. Tantôt promenant ses regards sur les prairies et les bois, tantôt suivant de l’œil avec complaisance les mouvements gracieux de sa petite-fille qui arrosait les fleurs et remplissait son aiguière d’argent à une source jaillissant du flanc des rochers, le vieux baron se parlait à lui-même, ou, élevant la voix, interpellait la gouvernante de sa petite-fille, dame Jouvine, qui filait sa quenouille, assise à l’ombre d’un houx toujours vert.

« Jouvine, lui dit-il, n’entendez-vous pas sonner du cor là-bas ?

– Non, Monseigneur, et cela m’étonne. Messire Guillaume avait pourtant bien promis d’être ici de bonne heure.

– Qui peut le retenir ? dit le vieillard ; son père refuserait-il mon invitation ?

– Oh ! certes non, messire le connétable en sera trop content, et messire Guillaume se fait une fête de la chasse de demain. Nous allons le voir arriver bien sûr. »

Elle mit sa main au-dessus de ses yeux, regarda au loin et dit :

« Je ne vois rien.

– Vous n’avez pas de bons yeux, Jouvine. J’aperçois un cavalier sur le chemin des bruyères et je le reconnais. C’est Guillaume du Hommet. Je le reconnaîtrais entre mille : personne ne monte à cheval aussi bien que lui. Ah ! quand il aura cinq ans de plus, ce sera un fier homme de guerre.

— Et un bon et loyal seigneur, dit Jouvine ; c’est le meilleur cœur du monde ; si doux, si pitoyable aux pauvres gens, si pieux à l’église, si adroit et si gai à la chasse et partout ! Et, avec cela, beau comme un archange, ce qui ne gâte rien. »

Luce s’était rapprochée de son aïeul, tout en arrosant les lis en fleur, et ses yeux, suivant la direction de ceux de Jouvine et du vieux baron, n’hésitèrent pas à reconnaître le cavalier qui s’avançait dans la vallée au grand trot de son coursier noir. Elle devint toute vermeille et s’écria :

« Voici messire Guillaume. Nous verrons s’il m’apporte les roses qu’il m’a promises.

— Et que voulez-vous faire de ces roses, ma fille ? dit le vieillard.

— De beaux chapels pour nous parer demain, mes amies et moi, et des bouquets pour orner la table. Je préparerai tout cela pour ce soir, et on mettra les fleurs à la cave pour les tenir fraîches jusqu’à demain matin. Dès le lever du soleil, Guyonne et ses enfants iront couper force joncs, marjolaines, genêts et serpolets pour joncher la salle du festin, et ils ont déjà fait les guirlandes de lierre et les couronnes qu’on suspendra autour de la grande salle.

— Fort bien, reprit le baron, mais nos chasseurs ne sont pas des jeunes filles, et toutes ces fleurs ne les contenteront pas. Ayez-vous bien songé aux provisions, ma fille ? C’est la première fois que je vous confie le soin d’ordonner une fête. Il faut que celle de demain vous fasse honneur.

— Soyez tranquille, Monseigneur, tout est prévu : maman Colette a déjà apporté au château des agneaux gras, des poulets et des pigeons en quantité. Le bœuf est tué, le chevreuil aussi ; la marée arrivera cette nuit de Cherbourg, et dès le matin on cueillera les fraises et les cerises. Le cuisinier fait déjà ses tartes. Si vous voulez bien venir avec moi sur le balcon de la cuisine, Monseigneur, vous verrez quel réjouissant coup d’œil elle présente. Nous aurons un beau paon tout emplumé, des pâtés d’anguilles, des chapons au blanc-manger, et force gaufres et tourtes au miel et à la rose.

– À la bonne heure, ma fille, il faut maintenir les traditions d’élégance et d’hospitalité du château de Brix. Du temps de ma défunte baronne, on servait ici des repas aussi beaux que ceux des ducs de Normandie, et votre grand-mère y présidait avec la grâce et la dignité d’une reine. Mes trois fils m’entouraient alors, et le château retentissait du bruit des armes et des concerts des ménestrels. Que de morts, que de places vides, hélas ! Mais ne parlons plus du passé. Vous nous ramènerez les fêtes, ma belle Luce, et j’espère, avant de quitter ce monde, célébrer ici celle de vos noces.

– Voici messire Guillaume qui passe sur le pont-levis, dit Jouvine.

– Faites-lui dire que je l’attends ici, ma bonne Jouvine. »

Jouvine s’éloigna aussitôt, et Luce, s’asseyant aux pieds de son grand-père, appuya sa tête sur les genoux du vieillard et prit une de ses mains dans les siennes. Et sa longue robe blanche et sa chevelure dorée brillèrent d’un nouvel éclat, rapprochées des vêtements sombres et de la figure basanée du vieux guerrier.