Le Vœu d’une morte/Chapitre 14

G. Charpentier (p. 244-259).


XIV


Lorsque Daniel ne fut plus là, Georges, sans se l’avouer, respira plus librement. Il se trouvait seul avec son amour, seul avec Jeanne ; et il lui semblait qu’il était à la fois son amant et son frère, maintenant qu’elle n’avait plus personne qui veillât sur elle. Il prit un plaisir délicat à ne pas aller tout de suite se jeter à ses genoux : pendant deux jours, il se défendit de la voir, il rêva les premières paroles qu’il lui adresserait et le premier regard qu’elle aurait pour lui.

L’entrevue fut gênée et charmante. Ils aimaient tous deux pour la première fois. Ils étaient pleins d’un embarras délicieux, qui leur fit, pendant dix grandes minutes, échanger des banalités. Puis, leurs cœurs s’ouvrirent.

Tout fut réglé dans cet entretien. Jeanne, qui allait finir son deuil, voulut différer encore le mariage de plusieurs mois. Georges se montra obéissant. Il fut heureux, lorsque la jeune femme lui dit qu’elle n’avait aucune fortune ; car il n’aurait pu accepter l’argent de Lorin.

Comme Daniel était loin d’eux ! Ils en parlèrent un instant, ainsi qu’on parle d’un ami lointain, dont on ne reverra peut-être jamais le visage. Ils avaient l’égoïsme du bonheur, ils étaient tout au présent et à l’avenir.

Pendant près de six semaines, ils vécurent dans cette extase attendrie. Ils s’aimaient, et cela leur suffisait. Ils ne songeaient même pas aux circonstances qui les avaient rapprochés.

Un jour, Jeanne, frémissante, parla à Georges des lettres qu’il lui avait écrites. C’était un souvenir du passé qui lui revenait en plein bavardage d’amour.

Georges, à ses questions, éprouva une angoisse au cœur. L’image de Daniel s’était dressée brusquement devant lui. Il ne répondit pas et regretta de n’avoir pas interrogé son ami sur cette correspondance qui faisait ainsi trembler la jeune femme.

Elle insista, elle lui rappela certains passages, elle cita même des phrases entières. Georges eut un soupçon. Il lui demanda si elle avait conservé les lettres. Elle se mit à sourire et les lui apporta.

« Les voici, dit-elle. Vous m’aimez tant aujourd’hui, que vous ne vous souvenez plus sans doute de m’avoir aimée autrefois… Écoutez. »

Et elle lut une page passionnée. Georges la regardait d’un air éperdu, qui la faisait rire. Alors, il prit les lettres, et, fiévreusement les parcourut. Il comprit tout.

Daniel avait fui sans même songer qu’il laissait derrière lui les preuves de sa passion et de son dévouement. Dans la crise de désespoir qu’il avait subie, une seule pensée l’emplissait, celle du départ, du départ immédiat.

Georges lisait enfin jusqu’au fond de ce cœur. Il tenait dans ses mains le secret entier. Et il ne voulut pas être au-dessous de ce sublime courage. Son amour criait dans sa poitrine ; mais il lui imposa silence.

Il prit la main de Jeanne.

« Nous prétendons nous aimer, et nous ne sommes que des enfants, dit-il. Nous n’avons pas encore eu une pensée pour l’homme qui nous a donnés l’un à l’autre. Il pleure loin de nous, tandis que nous sommes ici à passer des heures tendres, dans notre égoïsme d’amants. Il faut que vous sachiez tout, Jeanne, car nous ne devons pas être des cœurs mauvais. Ces lettres viennent de m’apprendre la vérité… Écoutez l’histoire de Daniel. »

Et, simplement, il dit à Jeanne ce que son ami lui avait confié. Il lui conta cette vie généreuse, toute de sacrifice et de tendresse. Il lui montra Daniel à genoux devant le lit de sa mère. Et, alors, la jeune femme se mit à pleurer. Elle eut conscience de ses cruautés, elle revoyait dans le passé ce gardien qui l’avait soutenue, à chaque heure périlleuse de sa vie.

Mais Georges parlait toujours, racontant le long martyre. Il appuyait sur chaque détail, il étalait à nu les misères et les souffrances du pauvre être. C’étaient les douze années de solitude et d’adoration pendant que Jeanne se trouvait au couvent ; c’était l’abnégation entière et complète, l’emploi chez Tellier, la surveillance jalouse au milieu des fièvres du monde, les promenades du Mesnil-Rouge. À mesure qu’il parlait, il s’éclairait lui-même, il s’expliquait tout, il devinait ce que son ami lui avait caché. Sa voix devenait tremblante et ses yeux se mouillaient.

Enfin, Georges parla des lettres. Il avoua la vérité, dépeignit l’amour de Daniel, ouvrit devant Jeanne ce cœur saignant. Et c’étaient eux qui avaient brisé ce cœur sans le savoir ! En récompense de ses dévouements, ils venaient de lui imposer un sacrifice suprême.

Lorsqu’il eut fini, Georges se sentit plus calme. Il releva la tête, il regarda la jeune femme, qui s’était dressée, frémissante.

Elle se rappelait la dernière conversation qu’elle avait eue avec Daniel, et elle était épouvantée des souffrances qu’elle avait du lui causer. Elle venait de voir, comme dans un éclair, la vie du malheureux ; elle se sentait une pitié immense, un besoin de se faire pardonner.

« Nous ne pouvons permettre ce meurtre, dit-elle d’une voix rapide. Il faut savoir nous sacrifier, nous aussi. Nous serions malheureux, voyez-vous, si notre bonheur coûtait tant de larmes.

— Que voulez-vous faire ? demanda Georges.

— Ce que vous feriez à ma place. Dictez-moi vous-même mon devoir. »

Georges la regarda en face, et, doucement :

« Allons retrouver Daniel », dit-il.

Le soir, il reçut une lettre de son ami qui l’inquiéta. Cette lettre fiévreuse ressemblait à un dernier adieu. Daniel se trouvait, disait-il, légèrement indisposé ; il cherchait à rire, et des plaintes lui échappaient, malgré tout son courage.

Jeanne et Georges, effrayés, pressèrent leur départ.

Daniel, en quittant Paris, comprit qu’il en avait fini avec la douleur. Un accablement s’empara de lui pendant le voyage. Il ne souffrait plus, ses pensées elles-mêmes flottaient dans une sorte de crépuscule vague et réparateur. Son être était brisé ; il s’affaiblissait, s’abandonnait avec joie à cet engourdissement.

En arrivant à Saint-Henri, il loua son ancienne chambre, celle où son pauvre cœur avait tant saigné. Il ouvrit la fenêtre et regarda la mer. La mer, par un étrange effet, lui parut toute petite : c’est qu’il sentait en lui un vide plus immense encore. Il écouta le bruit des vagues, et il lui sembla qu’elles battaient les rochers avec des bruits de tonnerre : la passion ne grondait plus dans ses veines, et il entendait le flot dans le grand silence de son être.

Il recommença ses promenades sur la côte ; mais il se traînait maintenant, le souffle lui manquait à chaque pas. Il fut tout étonné de trouver les horizons changés ; par instants, il croyait marcher dans une contrée lointaine et inconnue. Il n’était plus le cœur brûlant qui jetait ses sanglots au vent du large, il n’enfiévrait plus l’immensité bleue de ses angoisses, et l’infini s’était voilé d’une brume.

Bientôt, il lui devint impossible de sortir. Il resta à la fenêtre des journées entières, regardant la mer. Il se prit d’un nouvel amour pour elle ; il la regardait avec passion, et il savait qu’elle hâtait sa mort, car son bruit sourd frappait dans sa poitrine à le faire pleurer. Puis, il se soulageait, s’anéantissait, à se perdre dans l’infini bleu, l’infini des eaux et l’infini du ciel. Cette grande pureté sans tache charmait ses délicatesses de malade. Rien ne blessait ses regards affaiblis, dans ce large trou d’azur qui lui semblait s’ouvrir sur l’autre vie. Tout au fond, il voyait parfois des lueurs aveuglantes où il aurait voulu s’anéantir.

Puis, il dut garder le lit. Il n’eut plus devant les yeux que le plafond blafard. La journée entière, il regardait ce plâtre dur et froid. Il lui semblait qu’il était mort déjà et qu’il se trouvait couché dans la terre.

Alors, il fut pris de tristesse. Dans le silence et la solitude, les souvenirs s’éveillèrent. Il se rappela la vie, il ferma les yeux, et toute son existence passa. Dès ce moment, il n’aperçut même plus le plafond, il regarda en lui. Ce furent des heures sans amertume, car il ne trouva aucun remords dans sa conscience.

Ses rêveries lui présentaient toujours les visages souriants de Georges et de Jeanne. Ce spectacle, loin de lui rendre ses fièvres, le consolait et le charmait. Il se disait que leur bonheur était son œuvre ; il s’en allait, heureux d’avoir uni à jamais les seuls êtres qu’il aimât au monde.

Dans les clairvoyances de la mort, sa mission lui apparaissait telle qu’elle avait dû être. Il comprenait qu’il avait accompli pleinement le vœu de la morte. À cette heure dernière, il sentait que son amour lui-même devait entrer dans sa tâche. Il n’aurait pas veillé sur Jeanne avec un soin si jaloux, s’il ne l’avait pas aimée. En mourant, Mme de Rionne avait dû prévoir l’avenir : elle se disait que Daniel aimerait sa fille, qu’il la garderait en amant, et que, lorsqu’il le faudrait, il saurait se sacrifier et mourir.

Un jour, un doute s’empara de Daniel. Il faillit retomber dans ses angoisses. Il se demanda si la morte n’avait pas eu une pensée secrète, si elle ne lui avait pas donné Jeanne comme épouse. Peut-être ne remplissait-il pas ses derniers désirs en mourant, en mariant sa chère fille à un autre que lui. Son cœur se mit à battre, il sentit la vie rentrer dans son être.

Mais il comprit que cette pensée était une pensée lâche, un dernier cri de sa passion. Il eut un sourire mélancolique, en se rappelant sa laideur, et il se répéta qu’il était né pour toujours aimer et pour jamais n’être aimé. Il avait agi sagement, il avait eu du courage et de la raison. Et le silence se fit de nouveau en lui. Il mourait grand et victorieux.

La fin approchait. Un matin, l’agonie le prit. Une vieille voisine vint s’établir près de son lit, pour lui fermer les yeux, quand il expirerait.

Daniel n’avait pas une parole de plainte. Il entendait encore le bruit des vagues ; il se disait que la mer pleurait sur lui, et cette consolation lui était douce.

Comme il ouvrait les yeux pour voir une dernière fois la lumière, il aperçut devant sa couche Georges et Jeanne, qui le regardaient en pleurant. Il ne fut pas étonné de les trouver là. Il sourit et leur dit d’une voix faible :

« Que vous êtes bons d’être venus ! je n’osais espérer de vous dire adieu… Voyez-vous, je ne voulais pas vous déranger ni vous attrister dans votre joie… Mais je suis bien heureux de vous voir et de vous remercier. »

Jeanne le contemplait avec une émotion poignante. Elle regardait cette tête pâle que la mort rendait belle. Il lui semblait qu’il y avait de la lumière autour de ce front large ; les yeux se creusaient dans une limpidité tendre, les lèvres souriaient divinement. Et la jeune femme pensa qu’elle n’avait jamais vu ce visage où elle lisait une noblesse et une affection si hautes.

« Daniel, demanda-t-elle, pourquoi nous avez-vous trompés ? »

Le moribond se souleva. Il regarda ses amis d’un air de reproche.

« Ne dites pas cela, Jeanne, répondit-il, je ne puis vous comprendre.

— Nous savons tout… Nous ne voulons pas que vous mouriez, nous venons vous apporter le bonheur.

— Alors, si vous savez tout, ne gâtez pas mon œuvre. »

Et Daniel se laissa retomber sur l’oreiller. Le peu de sang qui lui restait, venait de monter à ses joues. Jusque dans la mort, il restait l’enfant sauvage, aux abnégations cachées, aux adorations muettes.

Georges s’avança.

« Écoute, mon ami, dit-il, par pitié, ne me laisse pas de remords. Nous avons vécu dix-huit ans ensemble ; nous sommes devenus frères. Je ne veux pas que tu soupires… Tu le vois, je suis calme…

— Je suis encore plus calme que toi, mon pauvre Georges, reprit Daniel en souriant. Je vais mourir. Tout est bien fini, va… Je regrette maintenant que vous soyez venus, car je vois que vous n’allez pas être raisonnables. Vous dites que vous savez tout, et vous ne savez rien vous ne savez pas que je meurs heureux et tranquille, que je suis bien content de finir ainsi, en vous regardant tous les deux… C’est moi qui vous demande pardon, car j’ai eu des moments de faiblesse. »

Et, comme Georges pleurait en entendant ces paroles, il lui prit la main, et, à voix plus basse :

« Tu l’aimeras bien, n’est-ce pas ? lui dit-il ; moi, je vais me reposer, car je suis las. » Il regarda alors Jeanne avec une douceur tendre.

« Vous savez tout ? continua-t-il. Alors, vous savez que votre mère était une sainte et que j’ai adoré sa mémoire à genoux. Vous étiez toute petite quand elle est morte, vous jouiez sur le tapis. Je me souviens. C’est moi qui vous ai prise dans mes bras, et vous n’avez pas pleuré, vous vous êtes mise à sourire…

— Pardonnez-moi, murmura Jeanne au milieu de ses pleurs, j’ai été ignorante et cruelle.

— Je n’ai rien à vous pardonner, je n’ai qu’à vous remercier des joies que j’ai goûtées en vous aimant… Ma reconnaissance n’a pu égaler le bienfait de votre mère. C’est vous qui avez été bonne en supportant un pauvre être comme moi. Que de longues et douces heures j’ai passées à vous regarder ! Vous ne pouvez savoir. vous m’avez largement récompensé, allez ; je n’éprouve aucun regret, je meurs paisible et bienheureux. »

Ses yeux devenaient vagues, sa voix s’éteignait. Il allait expirer. Il regardait Jeanne avec extase, il s’anéantissait dans une adoration dernière.

« Mais vous ne pouvez mourir ainsi ! Mais je vous aime ! » cria follement la jeune femme.

Daniel eut un brusque réveil. Ses yeux s’agrandirent, il se dressa sur son séant, et d’une voix effrayée :

« Ne dites pas cela, reprit-il. Vous me faites du mal, vous êtes méchante. Ayez pitié !

— Je vous aime, je vous aime ! répétait Jeanne avec force.

— Non, non, cela ne peut être. Vous mentez, vous croyez que je souffre, et vous voulez me consoler. Je vous dis que je suis heureux… Vous voyez bien que j’étouffe maintenant… Il ne fallait pas dire cela. »

Il se calma, il sourit de nouveau. Une clarté blanche semblait sortir de son visage. Il avança ses pauvres bras amaigris.

« Venez, dit-il, tout près de moi… Donnez-moi vos mains, je le veux. »

Et, lorsque Jeanne et Georges furent devant lui, il prit leurs mains et les mit l’une dans l’autre. Il les tint ainsi serrées, jusqu’à ce que le sacrifice fût achevé, jusqu’à ce qu’il fût mort.

Et, comme il expirait, au seuil de l’infini, il entendit, du fond de la lueur aveuglante dans laquelle il entrait, une voix connue, une voix joyeuse, qui lui disait : « Vous la mariez à un homme digne d’elle, et votre tâche est accomplie… Venez à moi. »