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Xavier tout ému saisit la main d’Herménégilde et l’appuya contre son cœur.

— Écoute-le lui-même, ton Stanislas ! s’écria-t-il ; et de ses lèvres s’échappèrent des protestations d’un amour brûlant, telles que peut seule en inspirer la passion la plus dévorante.

Il s’était jeté aux pieds d’Herménégilde ; il l’avait enlacée de ses deux bras, et cherchait à l’attirer vers lui, quand il se sentit violemment repoussé. Herménégilde fixa sur lui un regard étrange, et dit d’une voix sourde :

— Vaine poupée ! quand même je t’animerais en t’échauffant sur mon sein, tu n’es pas mon Stanislas, tu ne le seras jamais !

À ces mots, elle quitta la chambre à pas lents et sans bruit.

Xavier vit trop tard son étourderie. Il ne sentait que trop vivement qu’il était éperdument amoureux d’Herménégilde, de la fiancée de son parent et ami, et que toutes les démarches qu’il entreprendrait en faveur de sa folle passion l’exposaient à trahir l’amitié. Partir de suite sans revoir Herménégilde, telle fut l’héroique résolution qu’il adopta, et en effet il ordonna aussitôt de faire ses malles et d’atteler sa voiture.

Le comte Népomucène fut bien étonné en voyant Xavier prendre congé de lui. Il fit tout pour l’engager à rester ; mais Xavier s’y refusa avec une fermeté qui provenait plutôt d’un spasme nerveux que d’une véritable force d’âme, et prétéxta des affaires particulières.

Xavier, son sabre au côté, son bonnet de police à la main, se tenait au milieu de la chambre. Son domestique était dans l’antichambre et portait son manteau. Les chevaux impatients hennissaient devant la grande porte. En ce moment la porte de la salle s’ouvrit, et Herménégilde entra. Elle s’approcha du comte Xavier avec une grâce inexprimable, et lui dit en lui adressant un doux sourire :

Vous voulez partir, mon cher Xavier ? Je comptais vous entendre encore parler tant de fois de mon bien-aimé Stanislas ! Savez-vous bien que vos récits me procurent de merveilleuses consolations ?

Xavier baissa les yeux, et une vive rougeur colora ses joues. On s’assit ; le comte Népomucène assura à plusieurs reprises que depuis plusieurs mois il n’avait pas vu Herménégilde dans cet état de calme et d’effusion.

L’heure du souper arriva. À un signe du comte, on servit le repas dans la pièce même où ils étaient. Le meilleur vin de Hongrie pétilla dans les verres, et, la figure animée, Herménégilde prit une coupe remplie, et but à son bien-aimé, à la liberté et à la patrie.

— Je partirai cette nuit, se dit Xavier ; et dès que la table fut desservie, il demanda à son domestique si la voiture attendait.

Celui-ci lui répondit que depuis longtemps, par ordre du comte Népomucène, les bagages avaient été rentrés, la voiture placée sous la remise, les chevaux dételés et conduits à l’écurie, et que le cocher ronflait sur la litière.

Xavier prit son parti. L’apparition imprévue d’Herménégilde l’avait convaincu qu’il était non seulement possible, mais encore convenable et à propos de rester, et de cette conviction il en vint à une autre : c’est qu’il ne s’agissait que d’être maître de soi, c’est-à-dire de réprimer ces élans de passion qui, irritant l’esprit malade Herménégilde, pouvaient lui être pernicieux. Il se dit, en terminant ces réflexions, qu’il fallait tout attendre des circonstances ; Herménégilde, tirée de ses rêveries, pourrait préférer un présent tranquille à un avenir douteux, et qu’en demeurant au château il n’était ni déloyal ni traître envers son ami.


VII
Le lendemain, lorsque Xavier revit Herménégilde, il parvint en effet, en s’observant minutieusement, à calmer la bouillante ardeur de son sang et à lutter avec succès contre sa passion. Demeurant dans les bornes des plus strictes convenances, observant même un cérémonial glacé, il ne donna à la conversation que l’impulsion de cette galanterie dont la douceur mielleuse cache souvent un poison funeste aux femmes.

Xavier, jeune homme de vingt ans, inhabile aux ruses d’amour, guidé par un tact bien sûr, déploya l’art d’un maître expérimenté. Il ne parla que de Stanislas, de son inexprimable amour pour la douce fiancée ; mais, dans le feu qu’il alluma, il sut adroitement faire luire sa propre figure, de sorte qu’Herménégilde, en proie à un pénible égarement, ne savait pas elle-même comment séparer ces deux images, celle de Stanislas absent et celle de Xavier présent à ses yeux.

La société de Xavier fut bientôt indispensable à Herménégilde complètement fascinée, et il s’ensuivit qu’on les vit presque constamment ensemble et souvent causant familièrement comme deux amants. L’habitude surmonta par degrés la timidité d’Herménégilde, et en même temps Xavier franchit cette barrière que mettaient entre eux les froides convenances et dans les limites de laquelle il s’était d’abord tenu renfermé. Herménégilde et Xavier se promenaient bras dessus bras dessous dans le parc, et la jeune fille lui abandonnait négligemment sa main quand, assis auprès d’elle dans sa chambre, il l’entretenait de l’heureux Stanislas.

Absorbé par les affaires d’État, par ce qui avait rapport à sa patrie, le comte Népomucène n’était pas capable de sonder la profondeur des cœurs. Il se contentait de voir ce qui se passait à la superficie ; sa pensée morte pour tout le reste ne pouvait, semblable à un miroir, réfléchir que passagèrement les images fugitives de la vie, et elle s’evanouissaient devant lui sans laisser de traces. Il ne se douta nullement de l’état du cœur d’Herménégilde, et trouva bon qu’elle eût enfin changé contre un jeune homme vivant la poupée que son délire lui avait fait prendre pour son bien-aimé. Il crut montrer beaucoup de finesse en prévoyant que Xavier, gendre aussi convenable que tout autre à ses yeux, ne tarderait pas à remplacer Stanislas. Il ne pensa plus au fidèle fiancé.

Xavier eut des idées analogues ; il se persuada qu’au bout de quelques mois Herménégilde, quelque préoccupée qu’elle fût de la pensée de Stanislas, consentirait pourtant à écouter les vœux de celui qui le remplaçait.

Un matin, on fut averti qu’Herménégilde s’était renfermée dans son appartement avec sa femme de chambre et qu’elle ne voulait voir personne.

Le comte Népomucène crut simplement que c’était un nouveau paroxysme qui ne durerait pas. Il pria le comte Xavier d’employer à la guérison de sa fille l’empire qu’il avait obtenu sur elle ; mais quel fut son étonnement lorsque Xavier non seulement se refusa à approcher d’Herménégilde sous aucun prétexte, mais encore laissa voir un changement total dans sa manière d’être ! Au lieu de montrer comme auparavant une hardiesse portée presque à l’excès, il était troublé comme s’il avait aperçu des fantômes : le son de sa voix était tremblant ; il s’exprimait avec peine, et ses discours étaient vagues et incohérents.

Il dit qu’il était obligé de retourner à Varsovie ; qu’il ne reverrait jamais Herménégilde ; que dernièrement l’égarement de la malade l’avait rempli d’épouvante ; qu’il renonçait à toutes les félicités de l’amour ; que la fidélité d’Herménégilde, poussée jusqu’au délire, lui avait fait sentir à sa grande confusion l’étendue de la perfidie dont il allait se rendre coupable à l’égard de son ami, et qu’une prompte fuite était son unique ressource.

Le comte Népomucène ne comprit rien à ce discours, et fut tenté de croire que l’extravagance d’Herménégilde s’était communiquée au jeune homme. Il chercha à le calmer, mais inutilement. Plus le comte lui prouvait la nécessité de voir sa fille pour la guérir de toutes ses bizarreries, plus Xavier s’opiniâtrait à refuser. Il coupa court à l’entretien en se jetant dans sa voiture et en s’éloignant, comme poussé par une puissance invisible et incompréhensible.

Le comte Népomucène, irrité et chagrin de la conduite d’Herménégilde, ne s’inquiéta plus d’elle, et il arriva qu’elle passa plusieurs jours enfermée dans son appartement sans voir d’autre personne que sa femme de chambre.

Un jour, le comte Népomucène était assis dans sa chambre et plongé dans ses réflexions. Il songeait aux exploits de l’homm que les Polonais invoquaient alors comme une fausse idole.3 Tout à coup la porte s’ouvrit, et Herménégilde parut en grand deuil et presque entièrement couverte d’un long voile noir ; elle s’approcha de son père à pas lents et solennels, tomba à ses genoux, et dit d’une voix tremblante :

— Ô mon père ! le comte Stanislas, mon bien-aimé fiancé, n’est plus ! Il est tombé en brave dans une lutte sanglante ! Sa déplorable veuve est à genoux devant toi.

Le comte Népomucène dut considérer ces paroles comme une nouvelle preuve du dérangement de l’esprit d’Herménégilde, d’autant plus que le jour précédent il avait reçu des nouvelles de la bonne santé de Stanislas. Il releva doucement la jeune fille.

— Rassure-toi, ma chère fille, dit-il, Stanislas se porte bien. Bientôt il sera dans tes bras.

Herménégilde poussa un soupir qui ressemblait au râle d’un agonisant, et, déchirée par une douleur sauvage, elle s’affaissa et tomba à côté de son père sur les coussins du sofa. Elle fut quelques instants à se remettre, et reprit avec un calme singulier :

— Laisse-moi te dire, mon cher père, comment tout cela s’est passé, car il faut que tu le saches pour reconnaître en moi la veuve du comte Stanislas. Apprends qu’il y a six jours, au moment du crépuscule, je me trouvai dans le pavillon situé au sud de notre parc. Tout mon être, toutes mes pensées se tournèrent vers mon bien-aimé. Je sentis mes yeux se fermer involontairement ; je ne dormais pas ; mais j’étais plongée dans un étrange état auquel je ne puis donner que le nom d’hallucination. Bientôt tout bourdonna et tourna autour de moi ; j’entendis un sinistre tumulte et un bruit de coups de feu qui se rapprocha de plus en plus. Je me levai, et fus bien étonné de me trouver dans une tente. Il était à genoux devant moi ; c’était bien mon Stanislas ! Je l’entourai de mes bras, je le pressai contre mon cœur.

— Dieu soit béni ! m’écria-je ; tu vis, tu es à moi !

Il me dit qu’immédiatement après la cérémonie nuptiale j’étais tombée dans un évanouissement profond, et ce fut alors seulement que je me rappelai la bénédiction donnée à mon époux et à moi dans la chapelle voisine par le père Cyprien, au milieu du fracas de l’artillerie et de l’agitation du combat. Je vis alors le vénérable prêtre sortir de la tente. L’anneau d’or du mariage étincelait à mon doigt ; le bonheur que je ressentais à serrer mon époux dans mes bras était inexprimable ; un ravissement sans nom, que je n’avais jamais éprouvé, remplit toute mon âme ; mes sens s’égarèrent ; un froid glacial s’empara de moi. Je fermai les yeux ; affreux spectacle ! Je me trouve soudain au milieu d’une mêlée furieuse. Devant moi brûle la tente incendiée, d’où l’on m’a probablement arrachée. Stanislas est entouré de cavaliers ennemis ; ses amis volent à son secours, mais il est trop tard ! Un cavalier vient de le renverser de cheval !

À ces mots, Herménégilde, épuisée par la douleur, tomba de nouveau sans connaissance ; Népomucène courut chercher des cordiaux, mais il n’eut pas le temps de les employer, car elle reprit ses sens, par l’effet seul d’une singulière énergie.

— La volonté du ciel soit accomplie ! dit-elle d’une voix sourde et solennelle ; il ne m’est pas convenable de me plaindre ; mais jusqu’à la mort, fidèle à mon fiancé, je ne dois me séparer de lui par aucun engagement terrestre. Le pleurer, prier pour lui, pour notre salut, voilà mon devoir, et rien ne saurait m’en détourner.


VIII

Le comte Ndpomucène crut avec raison que la folie de sa fille lui avait fait voir cette vision imaginaire. Il espéra que le deuil d’Herménégilde ferait succéder une douleur tranquille et concentrée à une agitation désordonnée, et compta sur le retour du comte Stanislas pour mettre un terme à cette nouvelle extravagance.

Parfois le comte Népomucène laissait tomber les mots de rêveries et de visions ; mais Herménégilde souriait amèrement, pressait sur ses lèvres l’anneau d’or qu’elle portait au doigt, et le baignait de larmes brûlantes.

Le comte Népomucène remarqua avec étonnement que cet anneau n’appartenait réellement pas à sa fille ; il ne le lui avait jamais vu, et il se livra à mille conjectures sur la source d’où il pouvait provenir, main sana se donner la peine de faire une enquête sérieuse.


Une mauvaise nouvelle vint l’affliger ; le comte Stanislas avait été fait prisonnier.

Vers cette époque, le prince Zapolski arriva avec sa femme. La mère d’Herménégilde étant morte jeune, la princesse l’avait remplacée auprès de l’orpheline, et celle-ci lui témoignait un dévouenient filial. Elle lui ouvrit son cœur et se plaignit amèrement que, bien qu’elle eût les preuves les plus convaincantes de la réalité de son union avec Stanislas, on la traitât de visionnaire et d’insensée. La princesse, instruite du dérangement d’idées d’Herménégilde, se garda bien de la contredire ; elle se contenta de lui assurer que le temps éclaircirait tout, et qu’en attendant il était convenable de se soumettre humblement à la volonté du ciel.

La princesse fut plus attentive quand Herménégilde lui parla de son état physique, et qu’elle décrivit les singuliers symptômes de l’indisposition qui paraissait la troubler. On vit la princesse veiller sur Herménégilde avec la plus vive sollicitude et une anxiété surprenante, à mesure que la jeune fille parut se remettre. Une vive rougeur remplaçait la pâleur mortelle des joues et des lèvres d’Herménégilde ; ses yeux perdaient leur feu sombre et sinistre. Son regard devenait doux et serein, ses formes amaigries s’arrondissaient à vue d’œil ; bref, elle reparut dans la fleur de la jeunesse et de la beauté.

Toutefois la princesse semblait la regarder comme plus malade que jamais, car, l’inquiétude peinte sur tous les traits, elle lui demandait : — Comment es-tu, qu’as-tu, mon enfant, qu’éprouves-tu ? sitôt qu’Herménégilde soupirait ou que son front se couvrait de la plus légère pâleur.

Le comte Népomucène, le prince et sa femme se consultèrent sur ce qu’il y avait à faire à l’égard d’Herménégilde et de son idée fixe qu’elle était la veuve de Stanislas.

— Je crois malheureusement, dit le prince, que son délire est incurable ; car elle n’est pas malade physiquement, et les forces de son corps soutiennent le désordre de son âme.

À ces mots, la princesse lança vers le ciel un regard triste et pensif.

— Oui, continua le prince, elle ne souffre pas, quoiqu’on la tourmente mal à propos comme une malade, à son grand détriment.


La princesse, à laquelle ces mots s’adressaient, regarda en face le comte Népomucène, et dit d’un ton vif et résolu :

— Non, Herménégilde n’est pas malade ; mais s’il était dans l’ordre des choses possible qu’elle se fût abandonnée, je serais convaincue qu’elle est enceinte.

À ces mots, elle se leva et quitta la chambre.

Le comte Népomucène et le prince demeurèrent interdits et comme frappés de la foudre. Ce dernier, reprenant le premier la parole, dit que sa femme avait souvent aussi les plus singulières visions.

Le comte Népomucène répondit d’un ton sévère :

— La princesse a eu raison ; une faute semblable de la part d’Herménégilde est au rang des choses impossibles. Mais si je te disais qu’une semblable pensée m’est venue hier à l’esprit quand ma fille s’est présentée devant moi ; si je te disais que cette idée ne m’a été que trop aisément suggérée par son aspect, tu comprendras naturellement combien les paroles de la princesse ont dû me causer d’émotion, de trouble et de douleur.

— Ainsi, répondit le prince, il faut que le médecin ou la sage-femme décident la question, et que le jugement peut-être trop précipité de la princesse soit anéanti, ou notre honte constatée.

Tous deux errèrent pendant plusieurs jours de projets en projets. L’état d’Herménégilde leur parait suspect, et ils furent d’avis de s’en rapporter à la princesse sur ce qu’il y avait à faire. Celle-ci rejeta l’intervention d’un médecin peut-être bavard, et fit entendre que dans cinq mois d’autres secours seraient nécessaires.

— Quels secours ? s’écrièrent à la fois le prince et le comte Népomucène.

— Oui, poursuivit la princesse en élevant la voix ; ce n’est plus douteux pour moi, ou Herménégilde est la plus infâme hypocrite que je connaisse, ou il y a là un inconcevable mystère ; elle est bien positivement enceinte.

Éperdu et troublé, le comte Népomucène ne trouva pas d’abord une parole ; enfin, se recueillant avec effort, il conjura la princesse de savoir à tout prix d’Herménégilde elle-même quel était le malheureux qui avait imprimé à leur maison une tache ineffaçable.

— Herménégilde, dit la princesse, ne soupçonne pas encore que je connais sa position. Je me promets tout du moment où je lui dirai ce qui en est. Le masque de l’hypocrite tombera, ou l’on aura d’éclatantes preuves de son innocence, qui pourtant, je l’avoue, me semble fort équivoque.


IX

Le soir même, la princesse se rendit auprès d’Herménégilde, dont la grossesse était de plus en plus apparente. Elle prit la pauvre jeune fille par les deux bras, fixa ses yeux sur les siens, et lui dit d’un ton pénétrant :

— Ma chère, tu es enceinte !

Herménégilde leva les yeux au ciel comme dans une extase céleste, et s’écria avec l’accent de la joie la plus vive :

— Ô ma mère, ma mère, je le sais ! Je le sens depuis longtemps, et j’éprouve un bien-être inexprimable, quoique mon cher époux soit tombé sous les coups meurtriers des ennemis. Oui, le moment de ma plus grande félicité terrestre dure encore en moi, et mon bien-aimé revit dans le tendre gage d’une douce alliance !

Il sembla à la princesse que tout tournait autour d’elle, et qu’elle allait perdre la tête. La naïveté des expressions d’Herménégilde, son extase, son ton de vérité ne permettaient pas de l’accuser de perfidie, et son délire seul pouvait faire comprendre comment elle s’aveuglait elle-même sur l’étendue de sa faute.

Frappée de cette dernière idée, la princesse repoussa Herménégilde, et s’écria avec colère :

— Insensée ! un songe t’a-t-il mise dans cet état, qui nous voue tous à l’ignominie ? Crois-tu donc me donner le change par tes absurdes récits ? Réfléchis ; rassemble tous les souvenirs des jours passés ; l’aveu dicté par le repentir peut seul te réconcilier avec nous.

Baignée de larmes, abîmée dans la douleur, Herménégilde tomba aux genoux de la princesse :

— Ma mère, dit-elle d’une voix plaintive, toi aussi tu m’appelles visionnaire, toi aussi tu refuses de croire que l’Église m’a unie à mon Stanislas, que je suis sa femme ! Mais vois-tu donc seulement cet anneau à mon doigt ? Que dis-je ? toi, tu connais mon état ; n’est-ce pas assez pour te convaincre que je n’ai pas rêvé ?

La princesse reconnut pour vrai, à son grand étonnement, que la pensée d’une faute n’étais pas venue à Herménégilde, et q’elle n’avait ni saisi ni compris ses reproches à ce sujet. Herménégilde, pressant avec ardeur sur son cœur les mains de sa mère adoptive, la supplia de croire à son mariage, dont son état ne permettait point d’ailleurs de douter ; la bonne dame, toute déconcertée, hors d’elle-même, ne savait plus que dire à la pauvre enfant, et quel nouveau moyen employer pour saisir la trace du secret qui enveloppait Herménégilde.

Ce ne ne fut que plusieurs jours après que la princesse déclara au comte Népomucène qu’il était impossible de rien savoir de sa fille, qui croyait porter dans son sein un fruit de l’amour de son époux, et qui en avait même une conviction intime.

Les deux seigneurs irrités traitèrent Herménégilde d’hypocrite, et le comte Népomucène surtout jura que si les moyens de douceur ne parvenaient pas à dissiper son délire et à lui arracher l’aveu de son déshonneur, il userait de mesures rigoureuses.

Le princesse fut d’avis que l’emploi de la force serait aussi cruel qu’inutile. Elle était convaincue, disait-elle, qu’Herménégilde, loin d’y mettre de la fourberie, croyait de toute son âme ce qu’elle disait.

— Il y a encore dans le monde, ajouta-t-elle, plusieurs mystères que nous sommes tout à fait hors d’état de comprendre. Qui sait si l’union ardente de la pensée n’a pas une action physique, et si des rapports spirituels entre Stanislas et Herménégilde n’ont pas produit cet état qui nous semble incompréhensible ?

Malgré toute la colère et tous les soucis de ce fatal moment, le prince et le comte Népomucène ne purent s’empêcher de rire, et parlèrent de cette idée de la princesse comme d’une des plus sublimes et des plus éthérées qu’eût produites le spiritualisme humaine.

La princesse, le visage couvert d’une vive rougeur, dit que de semblables choses étaient hors de la portée de l’esprit grossier des hommes ; mais, tout en étant persuadée de l’innocence de sa protégée, elle n’en jugeait pas moins sa position très critique. Un voyage, qu’elle se proposait d’entreprendre avec Herménégilde, lui parut l’unique et le meilleur moyen de la soustraire à la honte et aux tourments.

Le comte Népomucène fut satisfait de cette proposition ; car Herménégilde ne faisait aucun mystère de sa grossesse, et si elle voulait conserver sa réputation, elle devait s’éloigner volontairement du cercle de ses relations ordinaires.

Ce point étant réglé, tous se sentirent plus tranquilles. Le comte Népomucène songea à peine davantage au funeste secret lorsqu’il vit la possibilité de le cacher au monde, dont le blâme était ce qu’il redoutait le plus. Le prince jugea avec beaucoup de raison que, vu le bizarre enchaînement des circonstances et le dérangement d’esprit d’Herménégilde, tout ce qu’on pouvait faire était d’attendre du temps le dénoûment de cette étrange aventure.

La délibération était close, et ils allaient se séparer, quand la soudaine arrivée du comte Xavier vint causer de nouveaux soucis et de nouveaux embarras.

Échauffé d’une course rapide, couvert de poussière, il se précipita dans la chambre avec l’empressement que donne une passion désordonnée, et sans saluer, sans faire attention à qui que ce fût, il s’écria d’une voix perçante :

— Il est mort ! le comte Stanislas est mort ! il n’a pas été fait prisonnier... non... il a été tué par l’ennemi : en voici les preuves !

À ces mots, il tira rapidement de sa poche plusieurs lettres qu’il remit au comte Népomucène. Leur contenu bouleversa le comte. La princesse jeta un coup d’œil sur l’une des lettres ; mais à peine eut-elle lu quelques lignes, qu’elle leva les yeux au ciel, joignit les mains, et s’écria avec l’accent de la douleur :

— Herménégilde ! pauvre enfant ! quel inexplicable mystère !

Elle venait de voir que le jour de la mort de Stanislas était précisément celui de son entrevue avec Herménégilde, et que ces deux événements semblaient s’être passés simultanément.4

— Il est mort, dit Xavier vivement et avec feu, Herménégilde est libre ; aucun obstacle ne s’élève contre moi, qui l’aime plus que ma vie ; je demande sa main !

Le comte Népomucène fut incapable de répondre. La princesse prit la parole, et déclara que certaines circonstances les mettaient dans l’impossibilité d’accueillir sa demande, que dans ce moment même il ne pouvait voir Herménégilde, et qu’on le priait de s’éloigner aussi vite qu’il était venu.


Xavier répondit qu’il connaissait fort bien le désordre d’esprit d’Herménégilde, auquel vraisemblablement on voulait faire allusion, mais qu’il le considérait d’autant moins comme un obstacle, que son mariage avec la jeune fille devait mettre un terme à ce funeste état.

La princesse lui assura qu’Herménégilde avait juré de rester fidèle à Stanislas jusqu’à la mort, qu’elle repousserait toute autre alliance, et qu’au reste, elle ne se trouvait plus au château.

Xavier se mit à rire ; il dit que le consentement du père lui suffisait ; et qu’il n’y avait qu’à lui laisser le soin de rétablir le calme dans le cœur d’Herménégilde.

Irrité au dernier point de l’impétueuse importunité du jeune homme, le comte Népomucène déclara qu’il était inutile de compter sur son consentement, et enjoignit à Xavier de quitter le château au plus tôt.

Le comte Xavier le regarda fixement, ouvrit la porte du vestibule, et cria au cocher d’apporter ses bagages, de desseller les chevaux et de les conduire à l’écurie. Puis il revint dans la chambre, et se jeta dans un fauteuil près de la fenêtre.

— La force seule, dit-il d’un ton calme et sévère, pourra m’arracher du château avant d’avoir vu Herménégilde, avant de lui avoir parlé.

— Mais vous pourrez y faire un long séjour, répondit le comte Népomucène ; quant à moi, je vous cède la place, et je vous demanderai la permission de quitter ces lieux.

Aussitôt, le comte Népomucène, le prince et sa femme sortirent de l’appartement pour aviser au prompt départ d’Herménégilde. Le hasard voulut qu’à cette heure-là, contre son habitude, elle se trouvât dans le parc. Xavier l’aperçut au loin par la fenêtre, courut dans le parc, et atteignit enfin la jeune fille au moment où elle entrait dans le fatal pavillon du sud. Son état était déjà visible presque à tous les yeux.

— Ô puissance du ciel ! s’écria Xavier.

Il se précipita aux genoux d’Herménégilde, lui fit les plus brûlantes protestations d’amour, et la conjura de l’accepter pour époux.

— C’est un mauvais génie qui vous amène, répondit-elle éperdue de crainte et de surprise ; ne cherchez pas à troubler mon repos ; je serai fidèle jusqu’à la mort à mon bien-aimé ; jamais, jamais je ne serai la femme d’un autre !

Xaver, voyant échouer le instances et les supplications, lui représenta qu’elle s’abusait elle-même, qu’elle lui avait déja prodigué les plus douces preuves d’amour ; mais lorsqu’il se releva et voulut la serrer dans ses bras, Herménégilde, pâle comme la mort, le repoussa avec horreur et dédain.

— Malheureux ! s’écria-t-elle, fou présomptueux ! tu ne pourras pas plus me déterminer à violer la foi promise que tu ne peux anéantir le gage de mon union avec Stanislas ! fuis loin de mes yeux !

Xavier serra les poings, et partit d’un éclat de rire méprisant :

— Insensée, s’écria-t-il, n’as-tu pas rompu toi-même tes absurdes serments ? Cet enfant que tu portes dans toi sein, c’est mon enfant ; c’est moi qui t’ai pressée dans mes bras ici-même, à cette place ! tu as été ma maîtresse, et ce titre restera le tien, si tu ne l’échanges contre celui d’épouse !

Herménégilde le regarda d’un œil qui brillait des flammes de l’enfer.

— Monstre ! s’écria-t-elle ; et comme frappée de mort subite, elle tomba sur le plancher du pavillon.


X

Xavier retourna en courant au château ; on eût dit qu’il était poursuivi par toutes les furies ; il s’avança vers la princesse, qu’il rencontra, lui saisit la main, et l’entraîna dans le salon.

— Elle m’a repoussé avec horreur ! moi, le père de son enfant !

— Au nom de tous les saints ! toi, Xavier, mon Dieu ! parle, comment est-ce possible ?

— Me condamne qui voudra, dit Xavier un peu remis ; mais quiconque aura dans les veines un sang bouillant comme le mien, sera comme moi coupable dans un pareil moment. Je trouvai Herménégilde dans le pavillon ; son état était étrange et tel que je ne puis le décrire. Elle était étendue sur le canapé, et semblait rêver en dormant d’un profond sommeil. À peine fus-je entré, qu’elle se leva, vint à moi, me prit par la main, et me condusit à travers le pavillon à pas lents et solennels. Elle s’agenouilla, je fis de même ; elle pria, et je m’aperçus bientôt qu’elle s’imaginait voir un prêtre devant nous.

Elle tira de son doigt un anneau qu’elle présenta au prêtre. Je la pris, et donnai à Herménégilde un anneau d’or que j’ôtai de mon doigt. Puis elle se laissa tomber dans mes bras avec toutes les marques du plus brûlant amour... Lorsque je m’enfuis, elle était dans un profond assoupissement.

— Misérable ! crime horrible ! s’éçria la princesse hors d’elle-même.

Le comte Népomucène et le prince entrèrent, apprirent en peu de mots les aveux de Xavier, et la délicatesse de la princesse fut vivement blessée quand ils déclarèrent que l’action criminelle de Xavier était très excusable, et pouvait se réparer par son mariage avec Herménégilde.

— Non, dit la princesse, jamais Herménégilde n’accordera sa main à celui qui, comme un mauvais génie, a empoisonné par un crime odieux le plus sublime moment de sa vie.

Il faut qu’elle m’accorde sa main, dit le comte Xavier avec une hauteur froide et dédaigneuse, il le faut pour sauver son honneur. Je reste ici, et tout s’arrangera.

En ce moment s’éleva un bruit sourd ; on rapportait au château Herménégilde que le jardinier avait trouvée sans vie dans le pavillon. On la posa sur le sopha ; avant que la princesse pût l’en empêcher, Xavier s’avança et prit la main d’Herménégilde. Elle se leva en poussaut un cri affreux qui n’avait rien d’humain, mais ressemblait au gémissement perçant d’une bête fauve. Immobile, raidie par une affreuse convulsion, elle fixa sur le comte des yeux étincelants. Celui-ci chancela sous l’impression de ce regard foudroyant, et murmura d’une voix à peine intelligible :

— Des chevaux !

Sur un signe de la princesse, on lui en prépara.

— Du vin ! du vin ! s’écria-t-il.

Il en avala précipitamment quelques verres, sauta à cheval avec vigueur, et disparut.

L’état d’Herménégilde, dont le délire sombre semblait vouloir dégénérer en frénésie sauvage, changea les dispositions de Népomucène et du prince, qui reconnurent pour la première fois l’horreur de l’action irrémissible de Xavier ; on voulut envoyer chercher un médecin ; mais la princesse rejeta tous les secours de l’art, là ou il n’y avait besoin peut-être que de consolations spirituelles. Au lieu d’un médecin, on manda donc le père Cyrprien, moine de l’ordre mendiant des Carmes et confesseur de la maison. Il réussit merveilleusement à tirer Herménégilde de son abattement et de son délire. Bien plus, bientôt calme et de sang-froid, elle tint à la princesse des discours fort suivis, et lui exprima le désir d’aller, après ses couches, vivre, pénitente et désolée, dans le couvent de l’ordre de Citeaux, à Oppeln. Elle avait ajouté à ses habits de deuil un voile qui lui couvrait entièrement le visage, et qu’elle ne leva plus jamais.

Le père Cyprien quitta le château, mais il revint au bout de quelques jours. Cependant le prince Zapolski avait écrit au bourgmestre de Lilinitz, chez lequel Herménégilde devait attendre sa délivrance ; l’abbesse du couvent de l’ordre de Citeaux, alliée de la maison, devait la mener à Lilinitz, pendant que la princesse ferait un voyage en Italie, accompagnée en apparence d’Herménégilde.

Il était minuit ; la voiture qui devait conduire Herménégilde au couvent était prête devant la porte. Accablé de douleur, Népomucène, le prince et sa femme attendaient la malheureuse enfant dont il leur fallait prendre congé. Elle parut, couverte de son voile, à côté du moine, qui tenait un flambeau dont la lumière éclaira le vestibule.

— La sœur Célestine a grièvement péché, dit Cyprien d’une voix solennelle, quand elle appartenait encore au monde, car le crime de Satan a souillé sa pureté ; mais un vœu qu’elle ne rompra jamais lui procurera des consolations, le calme et le bonheur éternel ! Jamais le monde ne reverra le visage dont la beauté a tenté le démon ! Regardez : ainsi Célestine commence et accomplit son expiation.

À ces mots, le moine leva le voile d’Herménégilde, et tous poussèrent un cri perçant ; car ils virent le pâle masque de mort sous lequel Herménégilde avait caché pour toujours l’angélique beauté de ses traits.

Sans proférer une seule parole, elle se sépara de son père, qui, brisé par la douleur, crut qu’il n’aurait plus la force de supporter la vie. Le prince, homme plus ferme, versa cependant des torrents de larmes, et la princesse seule, domptant de toute son énergie l’horreur que lui inspirait ce vœu fatal, parvint à rester maîtresse d’elle-même.

Comment le comte Xavier découvrit la retraite d’Herménégilde et apprit la consécration du nouveau-né à l’église, c’est ce qui reste inexpliqué. Il lui fut inutile d’avoir enlevé son fils ; car, lorsqu’il arriva à Praga, et voulut le remettre entre les mains d’une femme de confiance, l’enfant n’était pas évanoui de froid, comme Xavier l’avait cru, mais il avait cessé de vivre. Le comte Xavier disparut alors sans laisser de traces, et l’on pensa qu’il s’était donné la mort.


Plusieurs années s’étaient écoulées, lorsque le jeune prince Boleslas Zapolski, pendant un voyage qu’il fit à Naples, arriva au pied du mont Pausilippe. Là, au milieu de la plus délicieuse contrée, est placé le couvent des Camaldules. Le prince y monta pour jouir d’une vue qu’on lui avait dépeinte comme la plus magnifique de tout l’État napolitain.

Il était dans le jardin du couvent, et sur le point de gravir la cime d’un rocher élevé, d’où l’on pouvait voir le point de vue dans toute sa beauté, lorsqu’il remarqua un moine qui s’y était installé avant lui sur une large pierre. Ce moine avait un livre de prières ouvert sur les genoux, et ses regards étaient fixés sur l’horizon. Son visage, dont les traits étaient encore jeunes, portait l’empreinte d’un profond chagrin.

Un vague souvenir préoccupa le prince à mesure qu’il s’approchait du moine. Il se glissa auprès de lui, et s’aperçut que son livre de prières était écrit en polonais ; il parla polonais au religieux ; mais celui-ci se détourna avec effroi ; et à peine eut-il regardé le prince qu’il se voila le visage, et, comme poussé par un mauvais génie, s’enfuit à travers les buissons.

Lorsque le prince Boleslas raconta cet incident au comte Népomucène, il lui assura que ce moine n’était autre que le comte Xavier.



NOTES DU TRADUCTEUR

3. Il est vraisemblable qu’Hoffmann veut ici parler de Napoléon, sur lequel les Polonais comptèrent inutilement pour rétablir leur indépendance.

4. Ainsi une espèce de vision aurait appris à Herménégilde la mort de Stanislas, et, sauf les détails qu’ajoute à la vérité son imagmation égarée, l’aurait rendue spectatrice d’une scène qui se passait à une grande distance du lieu où elle était. Quelque étrange que paraisse la donnée adoptée par Hoffmann, les recueils d’observations physiologiques fournissent plusieurs exemples de faits analogues.



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