Le Véronèse à la villa Barbaro

LE VERONESE
A LA VILLA BARBARO

C’est dans la province de Trévise, au pied des Alpes Carniche, qui forment la frontière de l’Autriche et de l’Italie, à quelques heures de Venise, que nous conduirons le lecteur. L’excursion est facile et douce, quoiqu’elle sorte de la voie banale, et elle réserve à ceux qui ont le goût des arts une véritable surprise. Le but de ce pèlerinage est tout à fait inconnu en France, et les Italiens eux-mêmes, à part ceux de la province même, pourraient ignorer quelle œuvre considérable se dérobe à la curiosité du voyageur dans une de ces villas de terre ferme où les patriciens de Venise du temps de la renaissance échappaient pendant l’été aux émanations des canaux et à l’incommodité des moustiques de la lagune.

La villa Masère, du nom du lieu où elle s’élève, ou villa Barbaro, du nom de son fondateur, a été construite par le Palladio, décorée pour la sculpture par Alessandro Vittoria, le grand artiste de Saint-Zacharie de Venise, et peinte à fresque par Paul Véronèse. C’est dire le haut intérêt qui s’attache à cette demeure. Sans le connaître, on conçoit tout d’abord une certaine admiration pour l’homme de goût qui sut réunir à son profit, dans une telle collaboration, trois des plus grands artistes de sa patrie. Si, quand on a su son nom et son origine, on découvre que ce patricien fastueux a été un des grands diplomates de la Venise de la renaissance, le négociateur heureux de la paix avec le Turc après Lépante, le représentant de la république auprès de Catherine de Médicis, l’envoyé du sénat auprès de Sixte-Quint, tour à tour soldat, magistrat, réformateur de l’université de Padoue, procurateur, doué d’une grande parole et d’une âme haute, l’horizon s’élargit; à l’attrait de l’art s’ajoute l’attrait plus grand de l’histoire, et cette excursion à Masère devient un but d’études.

Ce n’est pas à dire que les historiens et les critiques d’art des époques antérieures aient ignoré l’existence de la villa Masère : pas un écrivain local ne passe sous silence cette demeure historique, qui fut la résidence du dernier doge de Venise, et qu’on désigne encore parfois sous le nom de villa Manin, du nom de Lodovico Manin; mais aucun guide ne la signale, et les seuls écrivains qui l’aient décrite se sont bornés à une simple constatation. Le chanoine Lorenzo Grico, dans ses Lettres sur les beaux-arts de la province de Trévise, est celui qui s’est le plus étendu sur ce sujet, et il ne nomme même pas les illustres fondateurs de la villa. Temanza, dans ses Architectes italiens, la cite au chapitre Palladio, et tout récemment, à propos d’une des expositions régionales, très suivies désormais en Italie, où chaque province met en relief et ses monumens et ses produits et son industrie, M. Caccianiga a donné une description assez circonstanciée et très brillante de la villa Masère, en essayant de faire revivre ces temps fortunés de la renaissance où de tels hommes d’état s’entouraient de tels artistes. Quant aux graveurs de l’œuvre du Véronèse, les Augustin Carrache, les Vosterman, les Van-Kessel, Carle Sacchi, Coelemans, Crozat et autres, ils n’ont pas reproduit une seule figure de cet énorme ensemble, et on peut considérer l’œuvre comme entièrement inédite.

Ce n’est d’ailleurs pas tant l’attrait de l’art lui-même et ce côté piquant d’une découverte qui nous appellent à Masère; c’est un ensemble assez rare de souvenirs et de manifestations d’une grande époque, la preuve vivante de l’existence fastueuse des patriciens du XVIe siècle, de l’élévation de leur goût et de leur illustration personnelle. C’est pour nous une occasion de puiser aux sources vraies, et de restituer, à l’aide des documens des archives des Frari de Venise, des figures de diplomates et de princes de l’art que nous placerons dans leur cadre naturel. Commençons par visiter la villa; nous apprendrons plus tard à connaître le patricien qui l’a fondée.

Pour se rendre à Masère, il faut prendre la voie ferrée qui va de Venise à Udine, l’abandonner à Trévise, et de Trévise, traversant Conegliano, Feltre, Belluno, Cadore, arriver à Asolo assez à temps pour jouir de la pleine lumière indispensable à une excursion de cette nature. Le voyageur qui sera tenté de visiter la villa peut donc quitter Venise à neuf heures du matin, il sera à dix heures à Trévise, où, comme dans presque toutes les petites villes d’Italie, il trouvera facilement une voiture bien attelée qui peut en trois heures le mener à Masère : c’est le nom du village dont dépend la villa. Cette belle résidence, en admirable état de conservation après une intelligente et discrète restauration, qui toutefois n’a jamais été exercée sur la partie des fresques, appartient aujourd’hui à M. Giacomelli, un grand industriel, très ami des arts, et qui accueille les étrangers avec la cordialité et la bonne grâce italiennes. Trévise cependant mériterait qu’on s’y arrêtât un instant, c’est une ville pourvue de palais et d’églises et plantée à souhait pour l’aquarelliste, qui trouve à chaque pas de jolies places à arcades, des marchés en plein vent appuyés à des monumens d’une belle silhouette, des carrefours à fontaines qui se composent au gré de l’artiste avec de jolies figures colorées pour animer la scène. La cathédrale renferme un Titien célèbre dans toute l’Italie, une Annonciation très serrée d’exécution et plus ferme de dessin que tout ce que nous connaissons du maître, sans que toutefois cette retenue ait enlevé du charme ou de la puissance au coloris. Il est aussi de tradition pour les artistes d’aller sonner au Mont-de-Piété afin de voir un Giorgione, un Christ au tombeau. On sait que de tous les artistes italiens, si féconds et si prodigues, le doux Giorgione reste le plus mystérieux et le plus rare, et c’est un nom qui attire invinciblement. Il faut de longs pourparlers à travers les guichets, de longues transactions et quelques bonnes mains pour décider le custode à vous laisser pénétrer dans ce Mont-de-Piété qui n’est pas indiqué dans l’itinéraire; enfin on se trouve en face d’une toile certainement authentique, mais très endommagée par le temps, et qui n’a plus que la saveur du Giorgione. Nous conseillons au voyageur d’errer dans les couloirs et de visiter les bureaux du Mont-de-Piété, installé dans un ancien couvent; ils verront là une fresque intéressante qui pourrait être attribuée au Bonifazio.

A partir de Trévise, on se sent en plein souvenir de l’empire; tous les villages ont donné des titres aux généraux et aux maréchaux de Napoléon Ier, et l’empreinte que le vainqueur a laissée dans tout ce territoire est encore vivante et profonde. Pas un hôtel, pas une osteria qui ne soit décorée de gravures du temps de l’empereur et de portraits de cette époque. Ici c’est le pont d’Arcole, là c’est Lodi, Roveredo, Bassano; c’est Bonaparte sous toutes ses manifestations populaires ou épiques, « calme sur un cheval fougueux, » ou drapé dans les plis du drapeau d’Arcole. Le canon jadis a troué les murs de ces chaumières et labouré ces champs; mais ce qui étonne le voyageur qui peut pénétrer le sens intime des choses et se mêler au peuple, dont il entend le langage, c’est que de cette domination et de cette invasion étrangères il ne reste ni souvenir de haine ni levain de vengeance. Peut-être le Français vainqueur, avec une certaine tendresse particulière à la race, avec une humanité spontanée et une sociabilité inconsciente, est-il parvenu après l’action à en faire oublier la violence. Quoi qu’il en soit, les vieillards, en reconnaissant des voyageurs français, leur montrent avec un sourire les plaques de marbre qui rappellent que le roi d’Italie, protecteur de la confédération germanique, dormit tel jour sous ce toit ou y signa quelque traité mémorable. Toutes ces jolies petites villes, ces gracieux villages qui ont donné leurs titres aux lieutenans de Napoléon, diffèrent assez peu, comme caractère et comme aspect, des petits pays de la Lombardie. La culture, moins riche et moins grasse que dans le Milanais, présente la même succession de plaines bien drainées et propices aux cultivateurs. Au bord des routes, depuis Trévise jusqu’à Masère, sur une étendue de près de dix lieues, les pampres s’enroulent en guirlandes aux troncs des mûriers et y mêlent leurs feuillages. C’est un dimanche, le soleil brille, les contadini ont revêtu leurs habits de-fête et se rendent aux prochains villages pour entendre la messe; les femmes, jeunes ou vieilles, sont enveloppées du voile blanc, le mezzaro, que nous n’avions vu jusque-là qu’aux environs de Gênes, et qui semble une réminiscence du voile aux plis exquis, drapé par le sculpteur antique sur la tête et les épaules de la Florentine, cette jolie terre cuite du musée de Naples. Le voile souple encadre bien le visage et tranche vivement sur les jupes colorées, donnant une certaine grâce à la moins preste, faisant d’une jeune fille une madone du Sasso-Ferrato et d’une vieille ridée une Sibylle de Michel-Ange. La population de ces provinces a son caractère, quoique les hommes en général s’habillent d’étoffes noires, et parfois, au détour d’une route ou au repos devant une fontaine, l’œil s’arrête sur des groupes qui s’incrustent dans la mémoire et qui ne s’en effacent plus. C’est ainsi qu’un jour, dans une de ces excursions, nous vîmes venir à nous trois paysannes au buste court, au cou droit, au geste noble, dont les cheveux noirs étaient noués en tresse et ornés de ce singulier peigne en éventail que terminent des boules d’argent; le fichu blanc laiteux, le corsage agrémenté d’or, la jupe courte, donnaient à ces figures un peu trapues un tel cachet que tous en même temps nous murmurâmes le nom du Padouan, comme si les trois belles filles étaient descendues d’un cadre peint par le maître.

Déjà nous découvrons les premiers étriers des Alpes juliennes, les collines, d’un ton fauve au premier plan, se détachent en vigueur sur trois fonds successifs de montagnes neigeuses qui passent du gris au blanc d’argent pur; la dernière, qui se perd dans la nue, frappée par un vif rayon de soleil, éclate à l’extrême horizon. Nous avons traversé Asolo et nous entrons dans Masère par une route bien droite au bout de laquelle s’élève un petit temple de forme antique surmonté d’un dôme passé au lait de chaux. Le portique, par sa proportion, rappelle celui du temple de Vesta; mais, par une fantaisie qui dénonce la renaissance, d’un entre-colonnement à l’autre les chapiteaux sont reliés par des guirlandes de fruits sculptés en ronde bosse. Ces guirlandes blanches, isolées, suspendues à la colonnade éclatante, se détachent violemment sur l’ombre portée épaisse que projette le fronton frappé par un soleil ardent. C’est la chapelle de la villa.

Quelque cent mètres avant d’arriver à ce petit temple, sur notre droite, bordant la route, s’élève une fontaine monumentale dans le goût de celles de Jean de Bologne, avec une large vasque où les bergers arrêtent leurs troupeaux et où les femmes du pays viennent puiser; c’est un axe décoratif qui annonce une avenue nouvelle coupant à angle droit celle que nous parcourons et qui s’ouvre à notre gauche. Elle est bordée de cippes, de pots à feu, de statues, rompue de distance en distance par de petites fontaines, des exèdres, des bosquets, des corbeilles de fleurs en marbre; la sculpture, dans sa forme, lutte contre la végétation elle-même. Nous nous engageons dans l’allée nouvelle, et nous avons enfin en face de nous la villa des Barbaro, assise au pied des collines et profilant sa silhouette monumentale sur les horizons des Alpes.

Masère n’a pas les proportions d’un palais, c’est la villa classique, qu’on peut comparer, pour l’Italie, aux spécimens du genre dont la vigne du pape Jules II est le type, et en Espagne au capricho de l’Alaméda des ducs d’Ossuna, à quelques lieues de Madrid. Si on pouvait douter que le Palladio, grand artiste lorsqu’il s’agit de produke une impression par des combinaisons de lignes et le parti-pris architectural, ait été encore un homme très pratique, habile à profiter des conditions naturelles du terrain, la première disposition qu’il a prise à Masère ne laisserait aucune incertitude à cet égard.

L’endroit choisi par le Barbaro pour asseoir sa villa est un des premiers étriers de la montagne; il veut l’adosser à un fond de collines boisées, à courbes irrégulières, et regarder cet immense horizon qui, si les yeux pouvaient percer l’espace, ne s’arrêterait qu’à l’Adriatique. La silhouette générale de la construction devra donc se combiner avec les lignes mêmes du paysage qui lui sert de fond. Le grand architecte fait tout d’abord tailler la colline jusqu’à la hauteur à laquelle arrivera son étage noble, et il y appuie immédiatement sa fabrique, de sorte que ses deux planchers, celui du rez-de-chaussée et celui du premier étage, sont de plain-pied, l’un avec l’avenue d’arrivée, l’autre avec le sol de la colline transformée en jardin. Quand le soleil, au midi, frappe la façade de ses rayons, la lumière entre avec abondance, et la chaleur se concentre comme dans une serre chaude, tandis qu’au nord l’ombre de la villa se projette sur la colline et la protège contre les ardeurs du jour. Il y a donc deux parties bien accusées qui serviront, l’une à l’habitation pendant la saison froide, l’autre pendant les journées de l’été, La nature de l’exposition, même par un temps sans soleil, se dénonce au visiteur par la végétation qui se développe sur chacun de ces points; c’est un étonnement pour le voyageur de voir ici l’oléandre et l’olivier à côté de l’agave d’Amérique, et l’opunzia tunicata du Mexique, tandis qu’au niveau de la montagne, dans le voisinage des fontaines et des grottes de stuc sculptées par le Vittoria verdissent la fraîche mousse et les saxifrages, comme sur le versant septentrional des Alpes.

Cette condition fondamentale assurée, Palladio dispose son plan suivant les nécessités de la vie patricienne et de la villégiature, et il accuse franchement dans sa façade les différens usages auxquels servira chacune des parties de l’habitation. Au centre, il fait largement saillir un avant-corps d’une proportion grandiose, et luxueusement orné de sculptures qui annoncent la partie la plus noble, l’habitation patricienne avec sa loge en saillie. Au second plan, à droite et à gauche, il relègue les dépendances sous un grand portique à arcades simples qui les abrite contre le soleil; enfin, aux deux extrémités, il ferme ses lignes par deux autres petits pavillons légèrement sortans, couronnés par un colombier et peints à fresque à l’extérieur.

L’architecture proprement dite est réservée pour la partie centrale, qui affecte la forme d’un temple d’ordre ionique et rappelle la Fortune Virile, type cher à Palladio; au milieu s’ouvre la Loggia avec son balcon monumental, et dans le fronton le Vittoria a modelé en stuc deux figures agenouillées d’une grande tournure, qui portent un écusson entouré de rinceaux de feuillages où s’accouplent les noms des deux frères fondateurs de la villa, Marco-Antonio Barbaro, Danielle Barbaro, patriarcha d’Aquileia.

Il n’y a là ni marbre ni or, les sculptures sont des stucs qui se détachent en blanc pur sur le ton local plus foncé des matériaux du pays. L’effet général résulte de la combinaison des lignes assez mouvementées de la façade avec les profils des collines auxquelles elle s’adosse. La coloration joue aussi son rôle comme dans toute construction Italienne; le jardin, planté sur la hauteur et couronnant la villa, forme un fond de verdure sur lequel elle se détache, noble au centre, avec sa belle architecture à la fois sévère et élégante, gracieuse, mais plus que simple, au second plan, où une décoration naturelle et inattendue exprime naïvement un usage du pays symbolisé par des guirlandes de maïs qui mûrissent au soleil, forment un feston continu et font une tache d’or dans l’ombre profonde de chaque arcade du second plan.

Le rez-de-chaussée n’a pas reçu de décoration; les murs sont peints en blanc, le sol est fait de mosaïque de Florence; mais dès qu’on arrive à l’étage supérieur, on est frappé de la grandeur du parti-pris. Le plan affecte la forme d’une croix dont le bras principal tout entier n’est qu’une immense galerie. La perspective n’est coupée par aucun ornement saillant : colonnes accouplées ou pilastres de haut-relief. Ce n’est cependant pas dans cette salle de nobles proportions que le Véronèse a peint ses fresques, c’est dans une série de petites pièces qui se suivent formant les deux petits bras de la croix, et dans des sortes de stanze parallèles à la galerie et qui la desservent. On se demande comment le Véronèse, qui aimait les larges espaces et qui ne reculait pas devant les surfaces, a pu laisser la plus vaste des salles vide de peinture, et a préféré prendre pour champ les stanze, où le spectateur, qui touche pour ainsi dire du doigt les sujets, n’a plus l’illusion nécessaire et le recul indispensable pour juger une œuvre d’art de grandes proportions. L’explication de ce fait est évidemment dans le genre d’existence que mènent les Italiens en villégiature. C’est dans les petits réduits élégans de la villa que le patricien a l’habitude de vivre, la salle de gala ne s’ouvre que rarement, et il veut avoir à tout instant sous les yeux les sujets qui le charment.

La seule décoration de cette galerie consiste en huit figures allégoriques peintes chacune dans une niche. Le comte Algarotti, qui a parlé de Masère, a voulu voir là les Muses; mais les attributs qui les distinguent et le nombre des figures ne caractérisent point les filles de Mémoire. Ce sont des suonatrici peintes en grisailles dans des fausses niches sur le fond desquelles elles portent des ombres vigoureuses. Par un parti-pris familier dont nous retrouverons ici de nombreux exemples, les décorateurs ont posé dans les angles, un peu au hasard et comme si on venait de les y appuyer, des lances et des hallebardes peintes à fresque et exécutées en trompe-l’œil de manière à faire illusion. Les autres compositions et les décorations proprement dites sont réparties dans quatre petites salles de dimension restreinte aux quatre angles de la grande galerie; dans une coupole assez considérable, au centre même de la croix, et dans six petites chambres, trois à droite et trois à gauche formant les petits bras. C’est un ensemble d’une importance considérable tant au point de vue du nombre des figures qu’au point de vue de la tenue de l’œuvre.

Le Zanetti, qu’Emmanuel Cicognara, l’érudit écrivain auquel on doit les Inscrizione Venetiane, appelle « un des plus profonds critiques de la Venise pittoresque, » a dit du Véronèse : « On ne saurait demander à cet artiste une bien grande élégance dans les figures nues. » S’il avait connu la villa des Barbaro, il n’aurait point porté ce jugement sommaire sur le Paolo, car c’est justement là, dans sa composition de l’Olympe et dans ses allégories, qu’on le voit aux prises avec le nu et qu’il s’élève à une hauteur jusque-là inconnue à son génie de décorateur. Il cherche la ligne harmonieuse et le modelé sévère : ce n’est plus seulement une main habile et un prestigieux ouvrier; le procédé de la fresque l’entraîne et le porte à faire grand, il n’est plus préoccupé d’effets brillans, (de l’intérêt du morceau et de l’exécution elle-même; il vise un autre but et il l’atteint.

Il est bien certain que le Véronèse, encore qu’il soit né en plein XVIe siècle, commence la série des artistes doués d’un génie facile et abondant qui doit plus tard conduire au Tiepolo, à Ricci, et avec eux à une décadence relative; mais les plus austères, ceux qui sont épris de l’idéal, de l’harmonie des lignes, de l’élévation de la pensée, et qui mettent au-dessus des séductions de la couleur, de la magie et de la pompe de la mise en scène le caractère épique des Sibylles ou l’harmonie grandiose des œuvres du divin Sanzio, ne pourront cependant nier que, tout en se rattachant à la terre, le Véronèse n’ait sa grandeur et sa poésie. Si, suivant une classification célèbre, Paolo n’est point un des dieux de la peinture, il peut prétendre à s’asseoir au banquet des héros. C’est un patricien de l’art, il a la facile conception du génie, il est sain, robuste, abondant et pompeux; sa maestria sans seconde, qui se joue des difficultés de son art et en triomphe avec une admirable aisance, n’empêche point cependant qu’il y ait une âme dans ce grand païen à la main si habile et si sûre. Soit que, dans une pompeuse allégorie, une des plus puissantes machines picturales, il célèbre le triomphe de la reine de l’Adriatique aux plafonds de cette écrasante salle du grand-conseil, soit que dans une toile de chevalet il peigne l’Enlèvement d’Europe, il est certain qu’il vous transporte dans un monde à lui, un monde qu’il a créé et qui reflète bien tout ce qui l’entoure. Ici c’est l’atmosphère particulière à Venise, les tons gris argentés du ciel des lagunes, les chatoiemens d’étoffe, les splendides mises en scène où se déploie tout le faste des patriciens de la sérénissime république : là c’est une terre enchantée, un paysage élyséen, tout imprégné de volupté; les fleurs brillent d’un plus vif éclat, l’air est plus doux, les flots sont plus bleus, le ciel sourit à tout ce qui vit, à tout ce qui respire. Le taureau sacré, couronné de guirlandes, lèche en frémissant le pied de celle qu’un dieu va séduire. C’est bien là le paysage et l’air tiède de l’Italie; voilà ses types, ses beautés à la fois altières et charmantes. Ne faudrait-il donc, pour transporter l’esprit dans les régions heureuses que le peintre a entrevues, rien de plus qu’une brosse habile et une palette brillante, et l’artiste qui, à mille ans de distance, devine le poète latin des Métamorphoses en exprimant par un geste délicieux la peur enfantine d’Europe qui va mouiller ses beaux pieds blancs doit-il être regardé seulement comme un habile ouvrier et un peintre à la main robuste et preste?

La plupart des sujets traités par le Véronèse à la villa Barbaro sont des sujets mythologiques; mais de même que dans ses toiles religieuses il introduit des personnages épisodiques, reîtres, musiciens, bouffons ou magnifiques vêtus à la mode d’Allemagne ou de la Venise de son temps, là aussi l’allégorie devient peu transparente en raison de la fantaisie ou de l’ignorance de l’artiste, qui n’hésite pas à faire de Minerve une dame vénitienne à la robe de brocart, et de Mars un condottiere à la façon du Colleoni ou de Gattamelata.

Il n’apparaît point, par les rares documens qu’on trouve dans les archives sur le Véronèse, qu’il ait été un de ces artistes lettrés ou un de ces hommes raffinés comme le Tiden ou Rubens, familiers des princes et négociateurs d’état. Les autographes du Véronèse sont extrêmement rares, on a tout au plus de lui des reçus motivés donnés à des prieurs de couvent qui lui avaient commandé des peintures pour leurs chapelles. D’après des lettres autographes de Girolamo Grimani et de Pisani qui ont trait à la protection que lui accordèrent ces deux patriciens dans un moment burrascoso, comme dit le texte, on croirait au contraire que le Yéronèse devait mener une existence assez retirée, toujours confiné dans son travail, en perpétuelle communication avec les artistes et surtout les praticiens qui aidaient les peintres dans leurs grands travaux. Il y a même dans sa vie certain épisode de lutte violente avec le Zelotti, en pleine rue de Vicence, qui ne prouve pas une nature bien retenue, et, en cherchant dans son histoire, on pourrait expliquer son long séjour dans l’église et le couvent de Saint-Sébastien de Venise, qu’il a couverts de peinture, par l’impossibilité où il s’était mis d’en sortir, traqué qu’il était par les sbires, que le crédit des Pisani put seul désarmer, et que le droit d’asile arrêtait au seuil de Saint-Sébastien.

Il existe encore aux archives, des Frari de Venise, dans la série des inquisiteurs d’état (Processi del Sont~Uffizio-1573), un document extrêmement curieux que celui qui tentera d’écrire une biographie complète du Véronèse devra consulter comme un de ceux qui jettent un jour vrai sur son caractère et ses naïves doctrines. C’est le procès-verbal de la séance du tribunal de l’inquisition du samedi 18 juillet 1573, trouvé par M. Armand Baschet aux archives de Venise. Ce qui donne du prix à ce document, c’est que pour la première fois apparaît dans les réponses du Véronèse aux inquisiteurs un exposé de doctrines, une pensée d’esthétique personnelle naïvement formulée.

Le tribunal de Venise se composait alors du nonce du pape, du patriarche de Grado et d’un moine dit « père inquisiteur, » nommé par le pape, mais autorisé par le doge. Ces trois personnages étaient les délégués de Rome. La sérénissime république de son côté nommait trois magistrats, trois laïques, appelés savii all’ eresîa. Le sénat, en acceptant de Rome l’institution du tribunal sacré, sut toujours en restreindre ou en paralyser l’autorité par la composition même du personnel appelé à juger, et dans les votes quatre voix lui étaient acquises, puisque le a père inquisiteur » devait être agréé par le sénat. Ce n’est pas le lieu de dire quelle fut dans l’état l’importance de ce rouage politique; mais, loin de porter atteinte à la liberté publique, le tribunal fut le plus ardent soutien de l’observance des lois. Au temps de Véronèse, on lui avait confié la discipline des arts, et, tandis que les provéditeurs au sel payaient sur les fonds de la gabelle les commandes faites par l’état aux peintres, aux sculpteurs, aux architectes, les inquisiteurs avaient le soin de la conservation des œuvres d’art et pour ainsi dire la censure de tout ce qui touchait à la peinture et à la sculpture. Au point de vue de ce qu’on appelle aujourd’hui les idées libérales, il est certain que cette ingérence du tribunal sacré dans les œuvres de l’esprit est une monstruosité, mais il faut tenir compte de l’époque et savoir gré d’ailleurs au sénat d’avoir éludé les statuts du saint-office et renfermé les juges dans la répression des délits contre la religion. Voyez-vous l’église romaine coupant les ailes à la fantaisie du Giorgione et du Véronèse, assombrissant les régions de l’art, comme l’inquisition le fit en Espagne au temps de Philippe II !

Cependant, à cette date de 1573, le saint-office mande à comparaître Paolo-Caliari Véronèse, demeurant en la paroisse de Saint-Samuel, et l’engage à donner des explications sur la façon dont il a interprété la Cène faite pour le couvent de Saint-Jean-et-Saint-Paul. Le père inquisiteur trouve d’abord étrange qu’un des serviteurs qui figurent dans le tableau ait le nez taché de sang et porte un linge à son visage; ensuite il demande ce que signifient ces gens armés et habillés à la mode d’Allemagne tenant une hallebarde à la main.

« Nous autres peintres, répond le Véronèse, nous prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallebardiers, l’un buvant, l’autre mangeant au bas d’un escalier, tout prêts d’ailleurs à s’acquitter de leur service, car il me parut convenable et possible que le maître de la maison, riche et magnifique, selon ce qu’on m’a dit, dût avoir de tels serviteurs.

« — Est-ce quelque personne qui vous a commandé de peindre des Allemands, des bouffons et autres pareilles figures dans ce tableau, comme un bouffon avec un perroquet au poing?

« — Non, mais il me fut donné commission de l’orner selon que je jugerais convenable, et lorsque dans un tableau il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention.

« — Est-ce que les ornemens que vous, peintres, avez coutume de faire dans les tableaux ne doivent pas être en convenance et en rapport direct avec le sujet, ou bien sont-ils ainsi laissés à votre fantaisie, sans discrétion aucune et sans raison?

« — Je fais les peintures avec toutes les considérations qui sont propres à mon esprit et selon qu’il les entend. »

Cette réponse évasive ne satisfait pas le père inquisiteur, qui n’oublie point son office; ici il ne s’agit pas d’art, il s’agit du respect dû à la religion.

« Ne savez-vous pas qu’en Allemagne et autres lieux infestés d’hérésie ils ont coutume, avec leurs peintures pleines de niaiseries, d’avilir et de tourner en ridicule les choses de la sainte église catholique, pour enseigner ainsi la fausse doctrine aux gens ignorans ou dépourvus de bon sens?

« — Je conviens que c’est mal, mais je reviens à dire ce que j’ai dit, que c’est un devoir pour moi de suivre les exemples que m’ont donnés mes maîtres. »

Et le Véronèse cite Michel-Ange et la chapelle Sixtine, d’où la fantaisie et les allusions pleines d’anachronismes ne sont point absentes. L’accusation n’admet point que Michel-Ange ait manqué aux lois de la décence comme l’a fait le peintre de la Cène, qui finit par trouver qu’on a bien de l’imagination au saint-office, et confesse humblement qu’il a eu tort, mais que ni l’hérésie ni l’irrévérence n’ont rien à voir dans son fait.

« Non, très illustres seigneurs, je ne prétends point prouver que mon tableau soit décent, mais j’avais pensé ne point mal faire, je n’avais pas pris tant de choses en considération, et j’avais été loin d’imaginer un si grand désordre. »

Le Véronèse fut néanmoins condamné à corriger et amender son tableau dans l’espace de trois mois à dater du Jour de la réprimande. Le changement fut fait, et nous pouvons nous en convaincre, car le procès-verbal donne la description exacte du tableau et sa dimension (7 pieds sur 39 environ). Cette toile est au Louvre; elle a été offerte à Louis XIV par la république de Venise. Une figure de la Madeleine a été substituée au grand lévrier que l’artiste a l’habitude de placer dans ses tableaux. Le peintre souscrit au changement; mais il n’admet pas que la Madeleine « puisse faire bien ici, » et cela pour beaucoup de raisons qu’il donnera aussitôt qu’il trouvera occasion de les dire.

Toute la théorie de Véronèse est là, « faire ce qui fait bien, » sans aucune préoccupation du sujet et de la convenance. Ce n’est assurément pas un mérite chez le peintre ; pourtant celui-ci est si primesautier, si fantaisiste et si personnel, qu’il faut l’accepter comme il est. A Masère, il n’est point exempt de ces bizarreries dans ses compositions, et il y a là des accouplemens bien singuliers. Il convoque le monde de la fable et s’ingénie à personnifier dans des figures symboliques la noblesse, le pouvoir, l’honneur, la magnificence, et c’est un hommage qu’il rend à ses hôtes les Barbaro, parvenus au faîte des dignités. Partout où il peut loger une figure, dans une retombée de voûtes ou dans un tympan, il l’arrange avec une rare ingéniosité, et profite de l’espace, si irrégulier qu’il soit. Ici c’est Flore, Cérès, Pomone, Bacchus, qu’on prendrait aisément pour des patriciennes ou des courtisanes de Venise; puis, sans beaucoup de transition, il rend hommage à la Vierge en peignant une madone, et célèbre sainte Catherine et saint Joseph, les patrons des Barbaro. Deux des petites salles d’angle, dont les murs sont complètement nus de la base au faîte, et qui pour tout ornement n’ont qu’une cheminée monumentale, mais d’une ligne très simple, reçoivent comme fond décoratif une treille qui ploie sous le poids des grappes vermeilles, et dans un espace ovale au centre laissant voir le ciel il peint les divinités de l’Olympe, tandis qu’au-dessus de la cheminée qui fait face à la porte il assied de grandes figures qui jouent du luth et de la basse, et forment un concert. Puis, ici et là, ce sont des groupes d’enfans, des femmes demi-nues ornées de colliers, vêtues d’étoffes chatoyantes. Sur les saillies des moulures, ce sont des aiguières ciselées, des bassins de haut-relief, richement ornés, des coupes d’or pleines de perles qu’il a capricieusement posées et exécutées avec une grande dextérité de main.

Ce n’est point là que s’exercerait la censure du saint-office; ce- pendant nous ne devons pas oublier que, si nous sommes chez Marc-Antoine Barbaro, ambassadeur de la sérénissime république, nous sommes aussi chez son frère Daniel Barbaro, patriarche d’Aquilée, qui occupe la plus haute dignité de l’église.

Ce serait une tâche ingrate de décrire pas à pas les nombreuses compositions du Véronèse; on ne commente point un coloriste, et on se sent impuissant à faire passer dans l’âme du lecteur l’impression de charme profond produite par des harmonies de ton, par la fraîcheur d’une tonalité argentine ou la sonorité d’un rouge ou d’un vert qui appartient en propre au Paolo. Il y a dans les œuvres de la peinture des notes colorées qui sonnent la victoire, des cadences de ligne qui respirent la jeunesse et la force, le bonheur et l’insouciance d’un génie facile, comme il y a des sanglots, des tourmens cachés et des mélancolies profondes. Nous ne pouvons donc que constater l’importance de ces fresques, dire la place qu’elles occupent dans l’ensemble de la production de l’artiste, et, pardessus toute chose, inspirer au voyageur le désir de connaître une œuvre ignorée qui donne du peintre une idée supérieure à celle qu’on se fait de lui, même après l’avoir admiré à Venise, où son nom rayonne.

Indépendamment des figures des déesses dont nous avons parlé, le Véronèse a peint dans un plafond circulaire en forme de coupole un Olympe qui représente, dans l’ensemble des fresques de la villa, la composition la plus importante. Les figures sont beaucoup plus grandes que nature. Au centre, une jeune femme assise sur un nuage représente l’Immortalité qui monte dans l’empyrée. Mercure la regarde le bras levé vers les cieux et son caducée à la main; Diane est au repos, appuyée sur son grand lévrier qu’elle caresse; Saturne, sous les traits d’un vieillard à barbe blanche, repose sa tête sur sa main droite et de la main gauche retient sa faux; Jupiter domine un peu la scène, que complètent Mars, Apollon, Vénus et le dieu Cupidon. Il n’y a pas là d’intention nouvelle qui mérite d’être signalée, mais autant par la noblesse de la forme que par la vivacité, la fraîcheur du coloris et l’audace des raccourcis, cette partie mérite d’attirer tout d’abord l’attention du visiteur. Au-dessous de la coupole, par un contraste qui plaît à son esprit et dont nous trouvons l’explication dans sa réponse aux inquisiteurs, l’artiste a déroulé la plus singulière des compositions, la moins en rapport avec le sujet qu’il vient de traiter. Il simule d’abord dans cette sorte de frise circulaire un appui à balustres qui coupe les figures à mi-corps; une vieille, ridée, vêtue à la mode de son temps, indique à une belle jeune femme, qui s’appuie sur le marbre, un jeune homme en pourpoint qui retient un chien prêt à s’élancer sur un page qui lit tranquillement. Un singe, un petit chien à longues oreilles et un enfant contemplant un perroquet forment un groupe qui complète la composition. C’est inattendu, plein de relief et de vie, traité avec cette sûreté de main qui distingue le Véronèse, et, à côté de l’Olympe, le contraste est frappant. Puis, revenant à l’allégorie dans les retombées des voûtes, l’artiste peint Cérès et Bacchus appuyés l’un à l’autre, les élémens et la naissance de l’Amour.

Les autres fresques représentent la Vertu bâillonnant le Vice, — la Force s’appuyant sur la Vérité, — l’Envie désarmant l’Abondance, — la Vérité couronnant un souverain. Puis c’est la Beauté, la Force, Cérès, Plutus, la Charité et la Foi. Enfin à l’extrémité de chacun des deux bras de la croix faisant perspective à très longue distance, une porte s’ouvre dans la muraille du fond, et d’un côté le Véronèse lui-même, en pied, un peu plus grand que nature, habillé en chasseur et suivi de son chien, semble entrer dans les stanze, tandis qu’à gauche sa femme, en toilette de gala, entr’ouvre une porte feinte.

Comme on le voit, c’est l’œuvre d’un fantaisiste; s’il l’a là des parties grandioses, elles coudoient des œuvres pour ainsi dire intimes, on sent que le Véronèse a eu toute liberté. Les Barbaro lui ont laissé, comme on dit, « la bride sur le cou. » Il est venu s’installer là l’année 1575, il avait alors quarante-cinq ans, et le Barbaro résidait à Padoue comme réformateur de l’université. Nul doute que le maître vînt souvent à Masère pendant que le Véronèse y peignait ses fresques. L’architecte, le décorateur et le peintre, le Palladio, Alessandro Vittoria et le Véronèse, ont vécu, à n’en pas douter, dans une intimité charmante qui résultait de la conformité de leurs goûts avec ceux des patriciens qui les avaient appelés. Marc-Antoine Barbaro, quoique préoccupé des grands intérêts de l’état, était un véritable artiste; il était sculpteur, et, pendant que le peintre sur son échafaudage exécutait les fresques, l’ambassadeur, pour se délasser, modelait en terre les figures décoratives qui allaient former la belle grotte du jardin, exécutée dans le goût des stucs de Fontainebleau, de Nicolo del Abbate. Il est facile d’imaginer l’existence que ces artistes ont pu mener à Masère, ils étaient les hôtes d’une des plus riches familles de Venise et en même temps de deux patriciens qui étaient à la fois des artistes, des hommes d’état et des orateurs, et possédaient cette universalité de connaissance qui est l’apanage des hommes de cette époque, qui ont cumulé les génies les plus divers.

Des mains de la famille Barbaro, la villa passa dans celles de Lodovico Manin, le dernier doge de Venise ; après sa mort, elle échut à des possesseurs peu soucieux] du respect qu’on doit à l’œuvre des grands artistes. La guerre d’ailleurs, puis l’invasion et la conquête allaient livrer la demeure des patriciens à l’abandon; peu à peu le palais devint une ruine, les peintures disparurent sous une couche de poussière, et les eaux qui descendent des sources de la montagne attaquèrent jusqu’aux mosaïques du rez-de-chaussée et s’infiltrèrent dans le sol. Pendant de longues années, la villa resta solitaire, et le temps fit son œuvre; elle fut enfin acquise par M. Santé Giacomelli, qui résolut de la restaurer, et apporta à ce travail un soin scrupuleux et une intelligence parfaite des conditions d’une telle entreprise. Son neveu, M. Angelo Giacomelli, aujourd’hui propriétaire, qui avait alors la haute main sur les travaux, constata que l’œuvre du Véronèse, grâce à l’excellente construction de la toiture, n’avait reçu aucun dommage, et sous l’éponge des restaurateurs reparaissait fraîche et brillante comme au temps de la renaissance. Elle avait même gagné cette enveloppe précieuse et impalpable que le temps jette sur les œuvres de la peinture et que les artistes appellent la patine.

On peut donc juger l’ensemble, dont les dispositions ont été scrupuleusement respectées; ni l’architecte, ni le sculpteur, ni le peintre, n’ont été la victime des restaurateurs, comme cela se produit trop souvent en Italie, et le voyageur qui tentera de s’arrêter à Masère pour visiter la demeure des Barbaro y trouvera sans doute la cordiale et sympathique hospitalité que nous y avons trouvée nous-même.

Quant aux archives de la famille Barbaro, et quant aux titres de propriété, ils ont malheureusement été dispersés; toutefois il n’est pas impossible de restituer les figures de ces deux patriciens, car leurs noms sont de ceux dont l’histoire a souci. On les retrouve inscrits dans le cadre sculpté par le Sansovino en haut de l’escalier des géans, et dans la salle du scrutin du palais des doges, à côté d’une toile historique célébrant le haut fait d’armes de Marco Barbaro, leur aïeul, qui prit Ascalon au XIIe siècle, un artiste de la renaissance a représenté Marc-Antoine Barbaro, l’ambassadeur, tenant l’ombrelle sur la tête de Henri III, roi de France et de Pologne, à son passage à Venise.

Le Véronèse devait, lui aussi, avoir reproduit les traits de ses deux protecteurs, et ce n’est pas sans émotion qu’après nous être contentés pendant longtemps pour tout document authentique d’une médaille frappée à l’occasion de l’érection de la forteresse de Palma, qui figure dans une collection de Venise, nous avons rencontré, à la galerie du Belvédère de Vienne, un superbe portrait de Marc-Antoine. Cette toile, signée Véronèse, a toute la valeur d’un document historique, puisque l’artiste a représenté le négociateur tenant d’une main le traité de paix qu’il avait signé avec le Turc après Lépante, et montrant de l’autre les fortifications de Palma, qu’il fut chargé d’élever pour prévenir les fréquentes incursions de l’éternel ennemi de la république. Quant à Daniel, le commentateur de Vitruve, il figure dans la galerie de l’Iliade aux Offices de Florence, peint aussi par le décorateur de la villa Barbaro dans toute la pompe de son costume de patriarche d’Aquilée. Désormais, après avoir visité la villa, nous pouvons lire les dépêches des deux Barbaro aux archives de Sainte-Marie-Glorieuse-des-Frari, les suivre pas à pas dans leur longue carrière à l’aide des documens qui témoignent de tant de travaux et de tant d’illustration; nous pouvons même, après avoir contemplé les traits des fondateurs de la villa, nous incliner devant leur tombe à San-Francesco Della Vigna. C’est ainsi que l’histoire s’anime, et que l’art nous touche davantage; dans ces salles de la villa Barbaro peintes par le Véronèse, l’imagination peut évoquer les nobles figures des patriciens, qui sont non plus des abstractions, mais des personnages réels dont à chaque pas dans Venise nous retrouvons la trace et nous constatons la grandeur.


CHARLES YRIARTE.