L. Genonceaux, éditeurs (p. 1-9).

LE TUTU




I

Lorsqu’il se trouva sur le trottoir, une pluie fine, persistante, pareille à de l’eau pulvérisée, et si ténue, si ténue qu’elle tombait à peine, de sorte qu’il était difficile de reconnaître si elle venait d’en haut ou si elle s’élevait de la terre ; une pluie impalpable, telles des molécules d’air liquéfiées, ouatait le boulevard d’un brouillard que les becs de gaz avaient peine à percer. Mauri de Noirof, la tête un peu étourdie, s’aventura au hasard, s’arrêta, tournoya sur les talons, reprit sa marche biscornue, ayant un souvenir confus de la chose qu’il venait de commettre pour la première fois. Sur l’asphalte, il aperçut un morceau de brique qu’il s’amusa à pousser devant lui, à petits coups de pied ; la pierre roulait à dia, à droite, selon la fantaisie du mouvement auquel elle obéissait. Ce morceau de brique finit par l’intéresser, il le ramassa et tressaillit tout-à-coup : un strident bruit éclatait au-dessus de sa tête. C’était un train en partance pour la Bretagne. La fumée de la machine, plus dense que l’atmosphère, masqua la défilade des wagons et retomba peu à peu pour venir s’engouffrer sous les arcades du pont du chemin de fer. Mauri s’orienta : il ne devait pas être loin de la gare Montparnasse. Des histoires de brigand lui revinrent alors en mémoire, et dans la crainte de se faire assassiner, il rebroussa chemin, remonta le trottoir gauche du boulevard de Montrouge, son morceau de brique à la main. D’où provenait-il, ce fragment de terre cuite ? Qu’était devenu l’arrière grand-père de l’ouvrier qui avait donné le premier, le tout premier coup de pioche dans la glaise dont il devait être pétri ? Qui l’avait déposé là, sur le trottoir ? Possédait-il une âme, ce morceau de brique ? Souffrait-il de la pluie ou de la chaleur ? Mauri fut arraché à ces réflexions par le passage d’un éteigneur de réverbères, et par deux ou trois pst ! pst ! allongés, poussés derrière lui. En ce moment précis, il se rappela une soirée qu’il avait passée cinq ans auparavant chez une amie de sa mère, dans le Doubs. Puis, l’idée de manger des escargots sans ail sur un cheval sans tête qui prendrait le mors aux dents à reculons, le hanta. Alors, il se heurta à un nouveau morceau de brique qu’il fit rouler devant lui, toujours à petits coups de pied. Il allait lentement, en évitant soigneusement de marcher sur les lignes de rencontre des dalles du trottoir : cela l’amusait. À un moment, il marcha sur une de ces lignes, et il fut exaspéré de sa maladresse. Un ouvrier le dépassa ; Mauri observa que le derrière de son pantalon plissait grimacièrement. Puis, il ne pensa plus à rien. Sa tête se vidait, sous cette pluie de mai qui le glaçait peu à peu, pénétrant les vêtements neufs qu’il étrennait, ce jour-là, pour la troisième fois.

Avant de descendre la rue d’Odessa, il se retourna ; la maison avait grand air, ses volets étaient clos religieusement, comme des yeux de vierge. Bien qu’elle n’eût rien de particulièrement remarquable dans sa forme architecturale, c’était la maison la plus belle du boulevard. Pourtant, l’immeuble ressemblait à tous les autres immeubles : n’importe, c’était le plus beau. De nouveaux pst ! pst ! se firent entendre.

— Monsieur Mauri ! Vous me lâchez donc ?

— Tiens, c’est vous ? Qu’est-ce que vous fichez ici ?

— Mais je vous attends, pardi ! Vous me dites que vous n’en avez que pour une minute.

Mauri le regarda.

— Vous êtes hydraté, Pancrace ; oui, milliard de Dieu, hydraté. Moi aussi, d’ailleurs. Quel sale temps ! Ah, vous m’avez attendu toute la nuit… Mais c’est idiot, il fallait entrer et me demander.

— J’avais peur de vous déranger. Enfin, cela fait dix-neuf francs…

Décidément, ce cocher n’était pas fort. Après l’avoir payé, Mauri se traita d’imbécile, de propre à rien, et s’engagea dans la rue d’Odessa, cherchant un café pour s’y affaler, car il ressentait une fatigue étrange dans les jambes. Cette fatigue des jambes l’étonna même, et volontairement, il refusa, mentalement, d’en rechercher les causes.

— Monsieur Mauri ! Et ma voiture ?

Ces mots sortirent de la trachée-artère d’un second cocher, un cocher de l’Urbaine, cette fois — le premier appartenait à la Coopérative, ou plutôt aux Métropolitaines. — Il lui réclamait quinze francs pour l’avoir attendu depuis minuit.

— Parfaitement, depuis minuit, monsieur Mauri. Vous m’aviez dit hier de venir vous attendre à minuit. Je vous ai attendu depuis minuit. Il est cinq heures. Calculez !

— … chez-moi la paix. C’est la dernière fois que je prends des fiacres. Quand j’en prends, je ne m’en sers pas. Je ferai comme tout le monde, je me contenterai d’omnibus.

— Mais la nuit, monsieur Mauri…

Ce cocher avait raison, les omnibus ne roulaient pas la nuit. Il l’invita à prendre un verre que l’autre refusa avec dignité. D’ailleurs, la rue d’Odessa ne possédait point de café, et aucun établissement n’était ouvert place de Rennes. Noirof déambula, barbottant dans des flaques jaunes, mouillé comme un canard, toujours intrigué par le morceau de brique qu’il ne lâchait pas. Quelques rares passants l’examinaient curieusement, et un sergent de ville le toisa avec mépris. Où aller ? La demie sonna à la gare. Cinq heures et demie ! Lui, Mauri de Noirof, sur le pavé à pareille heure ! Il fit demi-tour, mais comme il avait horreur de passer deux fois de suite aux mêmes endroits — ce qu’il appelait le pléonasme de la locomotion, — il prit la rue du Départ, travaillé par le souvenir d’un cigare qui l’avait rendu malade, six mois auparavant, chez madame Perle, une grande cocotte des Champs-Élysées, où l’on jouait gros. Oui, ce cigare l’avait rendu malade. Tout à coup, il se retrouva boulevard de Montrouge, et par un hasard curieux, tous les événements de la matinée dansèrent une ronde échevelée dans sa cervelle : la sortie, le morceau de brique, le coup de sifflet de la locomotive, le pont du chemin de fer, le pied posé sur une ligne de séparation des dalles du trottoir, l’autre morceau de brique, les deux cochers, la fatigue des jambes. Le jour venait péniblement, le brouillard trop lourd restait englué au sol ; l’air puait l’eau ; des ouvriers débouchaient de la rue de la Gaîté et des maraîchers s’installaient sur le boulevard. Tout cela était triste. Noirof se sentait les yeux fatigués ; chaque fois qu’il cillait, il lui semblait remuer des grains de sable sous les paupières. Très amusante, la vie ! Il en avait connu la suprême jouissance la nuit dernière, là, dans cette grande maison qui dormait toujours chastement. C’était ça, l’idéal de la chair ! Il hésita, devait-il rentrer chez lui, à une heure aussi anormale, ou ne pas rentrer ? Où se réfugier ? Trempé comme il l’était, où aller se sécher ? Il grelotta. Il passa devant la glace extérieure d’un marchand d’antiquités, et se regarda ; il se regardait probablement pour la première fois, car son étonnement fut extrême. Comment, c’était lui, cette grande carcasse mouillée, avec une figure tirant sur le vert-cadavre-de-noyé-ayant-séjourné-trois-mois-dans-l’eau, avec cette cravate nouée de travers, les boutons de la redingote passés dans les boutonnières du gilet, et des sillons de pluie sur la joue, et de la saleté partout ? Il se dit :

— J’ai l’air d’un mendiant, je vais me donner deux sous.

De la main droite, il prit un sou dans la poche de son gilet, et se l’offrit généreusement :

— Tiens, mon vieux, c’est de bon cœur.

Ce monologue le fit sourire, et il se sourit gracieusement, et il en ressentit un contentement qu’il formula ainsi, à mi-voix, ou plutôt avec la voix d’un homme couché dont la poitrine serait opprimée par un poids de plusieurs millions de kilogrammes :

— Chouette !

Alors, il prit une résolution : il ne retournerait pas chez lui ce matin.

Très rapidement, il traversa le boulevard et rentra dans le bordel.