Le Tumulus
s.d. (1904) (p. 206-254).
RODERIK, vieil ermite.
BLANKA, sa fille adoptive.
GANDALF, roi en Norvège.
ASGAUT, vieux Viking.
HROLLOUG.
JOSTEYN et plusieurs Vikings.
HEMMING, sorte de trouvère à la solde du Roi.
Le Tumulus
Scène I
Les derniers rayons du soleil
Incendient les flots.
Au bord de la mer le silence est profond comme dans un temple,
Profond comme sous les rameaux croisés des arbres de la forêt.
La douce paix du soir d’été descend sur les fleurs,
Elle descend sur la mer comme une colombe,
Comme une colombe et comme un cygne.
Dans les bois, parfumés d’oranger.
Les Dieux anciens dorment,
Et de grandes statues de marbre
Nous racontent les temps disparus.
La fidélité, le courage, la vertu morts sont là pétrifiés.
Où trouver désormais un symbole qui dise mieux
Ce que fut cette antiquité abolie.
Mais mon père m’a souvent parlé
D’un pays situé par-delà les mers,
Où la vie n’est plus une image,
Mais où elle est réelle et puissante.
Ici les Dieux sont morts,
Et ils ne revivent plus que dans le marbre.
Là-bas, au contraire, la vie s’épanouit,
Elle est forte et puissante comme un géant courageux.
Ici, quand le soir aux tièdes effluves
Oppresse ma poitrine,
Alors l’image de ces neiges du Nord
Passe devant mes yeux.
Ici, ne sont que des ruines en poussière
Dans une atmosphère lourde et moelleuse.
Là-bas, au contraire, l’avalanche se précipite
Et le printemps est vraiment la vie, l’hiver la mort.
.........................
Oh ! si j’avais les ailes du cygne !…
Quand le Ragnarok, en son crépuscule,
Aura fondu les forces farouches
Et fait naître une vie plus pure,
Alors de nouveau Alfader Balder et la douce Freja
Doivent régner sur la famille des Askens.
Blanka, te voici encore plongée dans ton rêve,
Que cherche ton regard perdu dans l’espace ?
Pardonnez-moi, mon excellent père,
Si par la pensée j’ai suivi un instant le cygne
Qui, sur ses ailes immaculées, traverse la mer.
Et si je ne t’avais pas arrêtée, ô mon beau cygne,
Qui sait jusqu’où son aile t’aurait portée,
Jusqu’à Thulé, peut-être.
Et pourquoi non.
N’est-ce pas là que vole le cygne au printemps
Pour nous revenir ici en hiver.
Mais je ne suis pas ton cygne,
Appelle-moi plutôt ton faucon captif et fidèle
Qu’un anneau d’or retient près de toi.
Qu’entends-tu par cet anneau d’or ?
Cet anneau, c’est mon amour pour toi.
C’est par ce lien qu’est attaché ton jeune faucon
Qui ne pourrait s’envoler alors même qu’il le voudrait.
Mais quand je vois le cygne léger
Passer comme un nuage sur la cime des vagues,
Je me rappelle ce que tu m’as dit
Des temps héroïques dans la lointaine Thulé.
Alors il me semble que l’oiseau est devenu la barque dorée,
Orné à la proue d’une tête de dragon.
A l’avant le héros se tient sévère, le casque de cuivre brille sur ses cheveux d’or.
Ses yeux sont bleus ; sa poitrine se bombe fièrement
Et il tient son glaive menaçant dans la main droite.
Je le suis, ce héros, dans son périple,
Mes rêves voltigent
autour de l’esquif qui le porte,
Et ils jouent follement comme les naïades
Dans les barques fraîches de ma fantaisie.
Tu rêves trop, mon enfant,
Je crains que ta pensée ne revienne trop souvent
De là-bas où sont les peuples du Nord.
Et s’il en est ainsi,
Qui donc en est la cause ?
Moi, veux-tu dire ?
Certainement, toi…
Ne vis-tu pas toujours parmi ces héros de ta jeunesse
Dont tu partageas les dangers dans les neiges du Nord ?
Pourquoi le nier, chaque fois que tu rappelles
Les luttes et les batailles d’autrefois,
Le sang colore ton visage et ton œil brille ;
De nouveau tu es jeune, il me semble.
Cela est vrai, mais n’est-ce pas naturel,
A moi qui ai vécu de la même vie que ces guerriers.
Et tout ce que leur souvenir me rappelle
Ce sont les récits de ma propre saga.
Toi, au contraire, c’est dans le soleil
Que s’écoula toute ton enfance ;
Tu n’as jamais contemplé les montagnes d’hiver
Aux couleurs d’un bleu d’argent.
Tu n’as jamais entendu sonner l’oliphant,
Comment peux-tu donc te passionner
A mes récits.
Crois-tu qu’il soit nécessaire à l’homme
De voir et d’entendre tout au moyen des sens,
L’âme ne voit-elle pas et n’entend-elle pas elle aussi ?
De mes yeux réels je distingue fort bien
Le fond rouge vif de cette rose.
Seul le regard de l’âme dans le calice de la fleur,
Verra l’alphe charmant, aux ailes de papillon,
Qui se dissimule coquettement sous les pétales
Et chante cette puissance secrète du ciel
Qui parfuma la fleur et la peignit sous de brillantes couleurs.
Comme c’est vrai, mon enfant !
Je commence même à croire
Que c’est surtout parce que je n’ai rien vu de là-bas
Que tout y paraît plus suave à mon imagination.
Même pour toi, ô mon père,
Les légendes divines et les chansons héroïques
Dont tu parles sans cesse avec joie,
Tu les retraces avec amour sur tes tablettes.
Mais si je t’interroge sur ta pauvre existence
Ecoulée là-bas, dans les neiges du Nord,
Alors ton œil s’assombrit,
Tes lèvres se taisent, et ta poitrine
Se soulève, comme si elle était trop étroite
Pour contenir des souvenirs aussi lourds.
Ne parlons plus de tout cela, chère enfant,
Qui de nous n’a pas, dans la mémoire,
D’amers souvenirs ? Tu le sais,
Les Normands sont des héros sauvages.
Mais le guerrier du Sud
Est-il donc moins cruel.
As-tu donc oublié cette nuit,
D’il y a dix années maintenant,
Où les étrangers vinrent dans cette île
Saccager et piller tout.
Assez, mon enfant,
Partons, le soleil descend à l’horizon,
Viens, viens, ma fille.
Donne-moi ta main.
Attends un peu.
Qu’as-tu donc ?
Pour la première fois aujourd’hui, j’ai oublié…
Qu’as-tu oublié ?
Cette pierre et ces fleurs !
Eh bien ?
C’est la couronne fanée d’hier.
Je ne l’ai pas renouvelée, aujourd’hui j’ai oublié.
Mais laisse-moi d’abord t’accompagner jusqu’à ta demeure,
Ensuite j’irai chercher des fleurs.
La violette embaume davantage
Quand la rosée du soir l’a baignée et orfévrie ;
Et le bouton de rose n’est jamais plus frais
Que lorsqu’il est cueilli au milieu de la nuit.
Scène II
Nous voici arrivés.
Où sommes-nous, voyons.
Attendez un instant que nous ayons dépassé la forêt,
Sur le rocher, auprès de la mer,
Se dressait une muraille
Elle doit y être encore, je suppose.
Dis-nous, Seigneur, est-ce vraiment profitable
A nous de courir comme des fous à travers cette île.
Oui, dis-nous ce qu’il faut…
Il faut vous taire et obéir aveuglément
Aux ordres de votre roi.
Il me semble, du reste, que la dernière fois,
Vous avez fait la table trop rase en passant ici.
Vous eussiez dû me laisser quelque chose à détruire
Pour la satisfaction de ma vengeance.
Tu es notre roi,
Et tes guerriers t’ont juré fidélité ;
Mais lorsque nous t’avons suivi
C’était pour acquérir la gloire immortelle.
Et de l’or, et de larges trésors, Hrolloug !
Oui, ainsi est la coutume, Gandalf,
Il la faut respecter.
Je connais la loi aussi bien que vous.
Mais n’est-il pas coutume aussi,
Lorsqu’un frère d’armes est tombé à l’ennemi,
Que son cadavre a été dévoré par les corbeaux,
De le venger dans le sang ?
Oui, cela est vrai.
Préparez donc vos glaives et vos boucliers,
Vous avez à venger un roi,
Et moi un père.
Un roi !
Un père !
Ecoutez-moi, je vais tout vous dire :
Vous le savez, mon père fut un puissant Viking.
Voici douze ans, pour la dernière fois,
Il partit en guerre avec Asgaut, que voilà, et ses vieux compagnons.
Pendant deux années, il courut d’une rive à l’autre,
A Bretland-Valland et même Blaaland.
Enfin il arriva à Sikiloj ;
Là il apprit qu’un chef habitait dans cette île lointaine
Un château-fort construit sur cette montagne,
Et qui recelait des trésors sans nombre.
Mon père débarqua bientôt sur ce point pendant la nuit,
Il s’empara du château et le brûla.
Lui-même, comme un ours courageux,
Marchait devant ses troupes et dans la lutte furieuse
Il ne voyait pas ses guerriers tomber autour de lui.
Aux premiers rayons du soleil levant
Le château s’écroula en ruines au milieu des cendres.
Seul Asgaut et quelques rares soldats survécurent,
Tandis que mon père et une centaine de ses hommes
A cheval avaient traversé les flammes pour gagner le Walhal.
Je déployai aussitôt les voiles
Et nous fîmes route aussitôt vers le Nord.
Là, je cherchai vainement Gandalf,
Le jeune aigle avait traversé la mer
Et vers l’Islande et les Feroë il était allé.
Je le cherchai vainement,
Mais on avait entendu parler de lui là-bas ;
Car si son vaisseau était porté rapidement par le vent,
Sa renommée portait plus vite encore le récit de ses exploits.
Enfin, cet été, j’ai pu parvenir à trouver sa trace ;
A Welskland je le rencontrai.
Je lui contai la mort héroïque de son père,
Et Gandalf jura par tous les Dieux du Walhal
De venger son trépas par le fer et par le feu.
Il faut tenir ce serment suivant la coutume.
Mais si j’avais été le roi, Gandalf,
Je serais resté à Welskland,
Il y avait de l’or à prendre.
Aussi de la gloire à recueillir.
Voilà le sentiment de fidélité pour votre roi défunt.
Ne t’irrite pas.
Je voulais dire seulement
Que puisqu’il est mort sa vengeance peut attendre.
Misérable génération.
Enfin, puisque nous voilà ici…
Oui, dressons à sa mémoire un glorieux monument.
Oui ! Oui !
Avec du feu et du sang.
Voilà qui est bien.
Et maintenant traversons l’île dans tous les sens.
Car, dès cette nuit, la vengeance doit s’accomplir
Ou bien je dois périr moi-même.
Oui, il a juré de périr…
Je l’ai juré par tous les Dieux de Walhal
Et je le jure encore une fois.
Ne jure pas ainsi, Gandalf.
Mais qu’as-tu donc ?
Ne jure pas dans cette forêt,
Nos dieux ne peuvent t’y entendre ;
Sur nos barques ou sur les cimes de nos montagnes
Ils t’écoutent mais non ici.
L’air pestilentiel de ce midi
T’a-t-il empoisonné toi aussi ?
Dans Welskland j’entendis les pieux apôtres
Parler merveilleusement du Christ Blanc,
Et ce qu’ils disaient s’est gravé si profondément
Dans mon cœur que je ne saurais plus oublier.
Je te pris comme chantre
Parce que, dès l’enfance, ta voix était harmonieuse,
Je voulais te faire assister à nos prouesses,
Afin que roi devenu vieux,
Assis près d’une table ronde entourée de mes guerriers
Je pusse faire moins longs les soirs de mon hiver,
En entendant célébrer la gloire de mes armées,
Car la mémoire célébrée par le poète
Est le plus glorieux tombeau du héros.
Va-t-en maintenant,
Délaisse la lyre,
Et habille-toi en prêtre si cela te convient.
Ah ! ah !
Le roi Gandalf aura été chanté par un noble poète.
Triste époque que la nôtre,
La croyance aux dieux s’évanouit peu à peu
Ainsi que nos antiques coutumes.
Il est heureux pour moi d’être vieux déjà,
Car mon regard ne doit pas voir la déchéance des Normands.
Mais toi ? O mon Roi, tu es jeune et vigoureux,
Souviens-toi de toujours défendre,
Comme il convient à un Roi,
Les dieux et les coutumes de notre pays.
Il n’a pas une confiance bien grande en moi,
Je le vois s’éloigner avec plaisir.
Quand il arrive, mes épaules me semblent lourdes
Ce vieillard aux traits durs et marmoréens
Et semblable à Thor lui-même,
Armé de Mjôlmer, et que ses reins sont ceints de la ceinture de lutte,
Tel qu’il est représenté dans le palais de mon père.
Qui sait à présent comment tout va là-bas dans la patrie.
Certes, les montagnes et les forêts sont toujours immuables
Mais les hommes, mais mon peuple,
Sont-ils restés les mêmes ?
Non, quelque chose de corrompu
A souillé notre temps,
Diminué les forces du Nord
Et empoisonne les fleurs les plus saines.
Je veux regagner mon pays
Et sauver tout, avant que la ruine n’arrive.
Comme l’air est pur dans ces bois du midi,
Nos forêts de sapins n’ont pas de parfums si doux.
Quoi donc, un tumulus ?
Un de nos vieux héros doit dormir là.
Un tombeau dans le Midi,
Cela se trouve aisément.
C’est le Midi qui a tué le nord.
Quel temps délicieux !
Je me souviens d’une soirée d’hiver
Où, petit enfant, j’étais assis sur les genoux
De mon père au coin du feu ;
Il me disait la gloire de nos Dieux !
D’Odin, de Balder et de Thor si puissant.
Il me parla aussi des bois où vivait Freja,
Cette forêt est semblable à celle qu’il me dépeignait alors ;
Mais quand je l’interrogeai sur Freja,
Quand je voulus savoir comment était la belle déesse
Le vieillard alors se mit à rire
Et, me déposant à terre, il me dit :
Une femme t’expliquera cela plus tard.
Chut ! On marche sous bois !
Gandalf, on t’apporte le commencement de ta vengeance !
Scène III
Blanka entre par la gauche ; ses cheveux sont ornés de feuilles de chêne, elle porte une corbeille pleine de fleurs, elle s’assied côté gauche et tresse une couronne.
Dans les vertes vallées les sources bruissent,
Les vagues viennent se briser contre le rivage de la mer ;
Mais le bruissement de la source
Et le murmure des vagues
N’ont pas un charme aussi pénétrant que ces fleurs
Qui semblent unies comme des sœurs
Pour pleurer sur ce tombeau.
Ces fleurs m’amènent ici jour et nuit,
Ici où il est si doux de rêver.
Mais voici la couronne terminée,
La pierre tombale froide et dure qui couvre le héros
Doit être dissimulée sous des fleurs.
Oui, c’est vraiment beau.
Une vie brisée. Des forces héroïques couvertes de terre,
La mémoire seule restant aux survivants,
Une pierre froide sur une fosse et voilà tout.
Alors arrive l’ami qui cueille des fleurs
Au sein de la nature pour en parfumer ce marbre dur
Gardien du souvenir et le couvre et de lys blancs
Et de toutes les fleurs embaumées du printemps.
Maintenant de nouveau nos rêves, comme les hirondelles,
S’envolent au travers des mers.
Je me sens attirée là-bas où reste ma pensée
Et volontairement je laisse mon âme s’envoler.
Me voici parmi les Normands !
Je suis la fiancée d’un héros,
Et tel un aigle à la cime d’un mont
Je regarde au loin ;
Là-bas sur la mer je vois cingler la barque
Comme la mouette. Viens vite à la rive,
Je suis un enfant du midi je ne sais pas attendre,
J’arrache de mon front la couronne de chêne,
Prends-là, mon héros ! Je t’appelle pour la seconde fois.
Eh quoi te voici !
Nom, ce n’est pas un rêve !
Qui es-tu, étranger ?
Que cherches-tu donc sur cette rive ?
Descends d’abord de ce tombeau,
Alors nous parlerons,
Me voici.
La cuirasse ceint sa poitrine, le casque de cuivre orne son front.
C’est ainsi que l’a dépeint mon père.
Ote ce casque !
Pourquoi ?
Ote-le, te dis-je ?
Des yeux bleus, des cheveux d’or comme je l’ai vu dans mon rêve.
Femme, qui es-tu ?
Moi, un enfant pauvre.
Mais assurément la plus belle de l’île.
La plus belle, c’est possible, je suis seule ici.
Seule ?
Mon père et moi sommes seuls et mon père est un vieillard
Qui porte une longue barbe d’argent,
Vraiment, je le crois, je suis plus belle que lui.
Tu es joyeuse ?
Pas toujours !
Mais dis-moi ? Comment est-il possible
Que tu vives seule ici avec ton père ?
On m’a affirmé que cette île comptait de nombreux habitants.
Autrefois, il y a trois ans,
Mais c’est une bien triste histoire
Je te la raconterai si tu veux l’entendre.
Certainement !
Il y a trois années déjà.
Viens t’asseoir.
Non, je préfère rester debout.
Voici trois ans donc arrivèrent des brigands en armes
Venant je ne sais d’où ;
Ils ont tout pillé, tout saccagé
Et tué tous les êtres vivants rencontrés.
Les rares survivants qui purent s’enfuir
Cherchèrent le château de mon père
Qui se dressait sur le rocher.
Le château de ton père, dis-tu ?
Oui.
Il faisait sombre lorsque, par un soir nuageux,
Ils s’approchèrent de la porte du château,
Ils démolirent la muraille, tombèrent dans l’enceinte,
Et tuèrent tant qu’ils eurent des forces.
Heureusement je me sauvai dans la nuit noire
Et dissimulée dans la forêt,
Je voyais le château brûler dans la nuit ;
J’entendais le bruit des boucliers et les cris des mourants.
Puis le silence ? Tous étaient morts,
La bande sauvage soudain regagna le rivage
Et s’enfuit dans les barques ;
Le lendemain matin je me tenais sur le rocher,
Près des ruines qui fumaient encore ;
Seule, je survivais au désastre.
Ne disais-tu pas que ton père avait la vie sauve ?
Mon père nourricier ! Mais écoute la suite :
Peureuse et désolée, je restais sur le rocher,
Au milieu du funèbre silence,
Soudain j’entendis un soupir
Qui partait d’une crevasse du sol sous mes pieds ;
J’eus une grande frayeur, mais je descendis
Et vis un étranger pâle et couvert de sang ;
Malgré ma frayeur je m’approchai de lui,
Je le soignai et je fus assez heureuse pour le sauver.
Et lui ?
Lui, il me conta que, venu dans un bateau
De commerce le jour même du désastre,
Il s’émît enfui de ce côté du château
Et avait lutté contre les brigands ;
Epuisé, il était tombé enfin dans cette crevasse
Où je venais de le trouver.
Depuis, nous avons vécu de la même vie,
Il construisit une cabane dans le bois
Et il m’est devenu cher et je l’aime par dessus tout !
Mais viens, viens ! je veux te le faire voir,
Non, un instant !
Nous nous trouverons assez tôt en présence, je suppose.
Comme tu voudras !
Mais sois certain qu’il t’accueillera volontiers sous son toit,
Car l’hospitalité n’est pas seulement une vertu du Nord.
Le Nord ! Que dis-tu ?
D’où tu viens, oui, je le sais !
Mon père m’a si souvent parlé de vous
Que du premier regard j’ai vu d’où tu venais.
Et tu n’as pas craint…
Peur de quoi ?
Ne t’a-t-il rien dit contre nous ?
Il m’a dit que vous étiez de courageux héros. Oui !
Mais cela ne peut m’effrayer,
Je sais que sur les lointains rivages
Vous cherchez la gloire dans les combats,
Mais moi qui n’ai ni cuirasse, ni glaive,
Pourquoi vous redouterais-je ?
Evidemment,
Mais ces étrangers qui brûlaient le château ?
Eh bien ?
Je voulais savoir de toi
Si ton père avait jamais dit d’où ils venaient.
Jamais. Il ne les connaissait pas,
C’étaient des étrangers,
Mais si tu le désires je le lui demanderai de nouveau,
Inutile !
Je comprends, tu voudrais
Savoir où trouver ceux-là
Sur lesquels tu dois exercer
La vengeance du sang, comme vous dites.
Vengeance du sang,
Merci de m’avoir rappelé,
J’allais oublier…
Tu dois savoir que c’est là une laide coutume.
Adieu !
Eh quoi ! Tu pars ?
Nous nous retrouverons assez tôt.
Un mot encore ?
Qui repose en ce tombeau ?
Je ne sais !
Comment, sans savoir, tu fleuris chaque jour
La tombe de ce héros ?
Un matin, mon père me mena sur ce point
Et me montra cette tombe fraîche alors
Et que jamais je n’avais vue sur cette rive,
Il m’ordonna de prier chaque matin ici,
Et de prier Dieu pour ceux-là même
Qui nous avaient fait tant dé mal par le glaive
Et par le feu.
Et toi ?
Chaque jour, à partir de ce matin,
Je suis venue prier ici pour l’âme de ceux-là,
Et tous les soirs j’ai tressé une couronne
Et l’ai disposée sur cette pierre.
Etrange, étrange.
Comment peux-tu prier pour ton ennemi.
Ainsi me l’ordonne ma religion.
Cette religion est basse,
Elle enlève l’énergie au guerrier,
Voilà pourquoi l’héroïsme a cessé d’être en honneur
Dans vos pays méridionaux.
Ma religion est vile,
Dis-tu ?
Peut-être, transplantée dans votre terre nouvelle,
Elle ferait naître au contraire une floraison puissante
Sur les crêtes nues de vos montagnes.
Laisse la montagne nue,
S’écrouler seule.
Emmène-moi avec toi vers ces rives lointaines.
Que veux-tu dire,
Je vais revenir vers le Nord.
Je t’accompagnerai,
Déjà si souvent dans mon esprit
J’ai voyagé dans ta patrie
Couverte de neige et ombragée de sapins.
Je t’assure que la joie rayonnerait
Dans le château si j’étais là,
Je suis gaie, très gaie. As-tu un trouvère,
Un poète près de toi ?
J’en avais un,
Mais le soleil du Midi a fait éclater
Les cordes de sa lyre, il ne chante plus.
Alors c’est moi qui chanterai.
Toi !
Tu pourrais nous suivre,
Quitter ta cabane et ton père.
Ah ! Ah ! Tu me croyais vraiment.
Tu riais ?
Non, un rêve insensé
Que j’ai fait bien souvent
Avant de t’avoir vu
Et que sans doute je referai
Maintes fois quand tu…
Pourquoi me regarder ainsi fixement ?
Moi !
Oui, à quoi penses-tu ?
A rien !
Rien !
Je ne le sais même pas moi-même,
A quoi bon te le dire, du reste,
Comment pourrais-tu trouver dans le Nord tes fleurs aimées ?
Et je pense à ma religion
Dans laquelle il est un enseignement
Auquel je n’avais rien compris
Avant ce jour où je te vis…
Quel est-il donc ?
Il est dit, chez nous,
Qu’Odin n’a droit qu’à la moitié des guerriers morts,
Freja a droit à l’autre moitié.
Je n’avais jamais pu comprendre cela
Avant ce jour.
Moi-même ne suis-je pas un guerrier perdu
Et la moitié la meilleure de moi-même n’est-elle pas à Freja.
Qu’entends-tu par là ?
Apprends donc…
Non, non, tais-toi,
Je n’ose plus longtemps demeurer ici,
Mon père m’attend, il faut partir.
Adieu !
Tu t’en vas ?
Garde la couronne,
Ce que je t’ai offert dans mes rêves
Maintenant éveillée je te le donne.
Adiea !
Scène IV
Il est parti !
Tout est silencieux sur le rivage solitaire,
Et maintenant le silence du tombeau
Opprime aussi ma poitrine.
Est-il donc venu pour disparaître.
Aussitôt comme un rayon
De soleil se cache dans le brouillard.
Hélas ! hélas, il s’en ira rapidement,
Comme la mouette chassée par
Le vent de la nuit.
Que deviendrai-je alors !
Il ne me restera que la fleur
La fleur du souvenir pour mon rêve.
La solitude sera mon lot,
Et comme le Pétrel j’irai voleter en pensée
Autour de sa barque fugitive.
Quel est ce bruit ?
Trop tard !
Te voilà de nouveau.
Que me veux-tu ?
Fuis rapidement.
Qu’oses-tu dire ?
Ta vie est en danger. Fuis, te die je.
Le danger ?
Oui, la mort te menace.
Je ne te comprends pas.
Je voulais te sauver,
Et j’étais allé chercher mes guerriers
Pour les décider à remonter sur leurs barques
Et à partir.
Jamais tu n’aurais su…
Mais le son de l’oliphant m’annonce qu’il est trop tard,
Les voici qui viennent.
Mais qui donc ?
Apprends que les étrangers
Qui jadis ravagèrent cette île
Etaient des Vikings comme moi.
Des Vikings ? des Normands ?
Oui, et mon père, leur roi,
Fut tué ici ! Je dois venger sa mort.
Venger sa mort ?
C’est un devoir dans notre clan.
Ah ! je comprends.
Ils arrivent, cache-toi derrière moi.
Eloigne-toi, homme rouge de sang.
Scène V
Un maigre résultat,
Cependant un résultat, Gandalf.
Mon père !
Blanka, oh ! ma fille !
Une femme ! le vieillard aura une compagne de route.
Pour l’enfer !
Oh ! père. Pourquoi ne m’as-tu jamais dit…
Tais-toi, mon enfant !
C’est là votre chef ?
Oui !
Cet homme peut te dire comment ton père,
Succomba, il était présent et fut sauvé, lui.
Silence !
Je ne veux rien entendre.
Fort bien, à l’œuvre donc !
Grand Dieu, que veulent-ils faire !
C’est impossible, Asgaut.
Notre roi serait-il lâche,
La voix harmonieuse de la femme l’a-t-elle séduit ?
Non, mais j’ai dit…
Songe que tu ne dois pas perdre l’estime de tes compagnons,
Tu as juré devant tous les dieux du Walhal,
Manquer à ton serment maintenant,
Et aux yeux de tous tu n’es plus qu’un misérable,
N’oublie pas que notre ancienne foi est déjà ébranlée,
Un pareil parjure peut beaucoup lui nuire,
Et si ce crime vient du roi c’en est fait de notre religion.
Ah ! serment de malheur !
Guerriers, préparez-vous.
Vous oseriez assassiner ce vieillard sans défense ?
À mort tous les deux !
Dieux !
Non, la femme est trop belle,
Elle nous suivra sur la barque.
Ce sera notre Walkyrie.
Arrière !
Epargnez ma malheureuse enfant !
Si vous l’épargnez je vous livrerai celui qui a tué votre roi.
Livre-nous-le et ta fille sera libérée aussitôt.
C’est cela !
Que signifie cette promesse ?
Livre-nous le coupable.
Le voici !
Le vieillard lui-même !
Oh malheur !
Non ! non !
Voici la main qui a tué le Viking
Qui repose dans ce tombeau.
Le tombeau de mon père !
Il était fort et courageux,
Aussi l’ai-je mis en terre
Selon l’usage de vos ancêtres.
Comme il a reçu tous les honneurs funèbres…
Même ainsi, notre roi tué
Crie vengeance, frappez donc.
Il vous trompe.
N’as-tu pas compris,
Qu’il veut ainsi sauver ma vie.
Il est vrai que tu ne saurais comprendre
L’amour de celui qui se sacrifie pour…
Tu crois ?
Il ne périra pas !
Comment ?
Oh ! mon père,
Il est aussi bon que toi.
Tu oublies tes serments.
Non, je me souviens !
Qu’entends-tu faire ?
Dis-nous-le.
J’ai juré de venger le roi
Ou de mourir moi-même.
Lui sera libre, et moi j’irai au Walhal.
Que dit-il ?
Quoi, tu veux mourir ?
Préparez une de mes barques ;
Que les voiles soient offertes au vent.
A l’avant disposez un grand bûcher,
Selon la coutume, je monterai dans la barque
Et le vent du soir portera l’esquif au large,
Et sur des ailes rouges je monterai à Walhal.
Malheur !
C’est cette femme qui te rendit insensé.
Non, je veux que tu vives !
Je reste fidèle à mes dieux,
Je ne puis manquer à mes serments,
Ton serment était rouge de sang,
Balder n’aime pas le carnage.
Oh ! Balder n’est plus honoré parmi nous.
Par toi, si. Puisque ton âme est douce.
Oui, pour mon malheur.
Mon devoir de roi était de conserver l’héroïsme de nos coutumes ;
Mais l’énergie me manque.
Viens, Asgaut, prendre de ma main
Le sceptre royal.
Tu es un guerrier de vieille race,
Le Midi, depuis de longues années,
M’enleva tout mon courage.
Mais si je ne puis vivre pour mon peuple,
Pour lui je saurai mourir.
Bien parlé, ô mon roi !
Le sort en est jeté.
Tombe donc comme un héros,
Plein d’amour pour tes dieux,
Mais maintenant que nos routes
Vont se séparer pour jamais,
Apprends alors que lorsque tu tomberas
Pour obéir à tes serments,
Moi-même tu m’auras voué à la mort.
La mort pour toi ?
Ma vie était semblable à une fleur
Transplantée dans une terre étrangère
Etiolée par l’exil.
Alors un rayon est venu de la patrie lointaine.
Ce rayon, c’était ton regard, ô mon Gandalf,
La fleur ouvrit alors sa corolle,
Un moment bien court seulement ;
Mais le rayon pâlit et la fleur va mourir.
J’ai compris.
Tu voudrais. Alors, mon serment est dix fois malheureux.
Nous nous reverrons encore.
Non, plus jamais.
Toi, le Christ Blanc et ton ciel t’attendent ;
Moi, c’est au Valhal que je vais,
Et silencieusement je m’assoierai au bout de la table,
Près de la porte, car la gaîté de ce lieu de délices
N’est pas faite pour moi.
La barque est prête
Selon tes ordres.
Ta mort sera superbe,
Bien des héros l’envieront.
Adieu.
Adieu, pour cette vie ; adieu, pour l’éternité !
Arrête ! Arrête !
Pitié ! Pardonne-moi ! Pardonne-moi !
Oh ! Dieu !
Que veut-il dire ?
Vous saurez tout.
Tout cela n’est que mensonge.
La douleur a troublé son cerveau.
Non ! Non !
Et toi, jeune roi, sois délivré de ton serment ;
L’ombre de ton père n’a pas besoin de vengeance.
Explique-toi donc !
Oui, parle vite !
Je suis le roi Rörek !
Le roi mort.
O ciel !
Tu serais mon père ?
Asgaut, viens voir cette blessure
Que tu me fis à notre première expédition,
Quand nous nous battîmes tous les deux
Pour partager notre butin.
Oui, par Thor, c’est bien le roi Rörek.
Père ! Père ! Pour la deuxième fois
Tu m’as donné la vie ; sois béni !
Et toi, toi, qu’offres-tu au vieux bandit ?
Ma tendresse t’appartient toujours,
Je suis ta fille.
Est-ce que trois années de soins paternels
N’ont pas lavé le sang qui couvrit ton bouclier ?
Explique-nous donc comment tu as pu
Echapper à la mort.
C’est elle qui le sauva,
Oui, comme un Elfe céleste,
Elle a guéri mes blessures
Et m’a donné des soins généreux ;
Et cependant elle m’expliquait si passionnément
Les croyances des gens de ce pays,
Que ma dure poitrine s’attendrit enfin
Et j’avais honte de lui avouer
Qui j’étais.
Mais ce tombeau ?
Là ma cuirasse et mon glaive
Sont enfouis
J’avais cru enterrer avec eux
Le Viking sauvage ;
Et mon enfant, chaque jour,
Priait sur ce tombeau
Avec ferveur.
Adieu !
Où vas-tu donc ?
Je retourne vers le Nord sur ma barque.
Je vois bien que mon temps est fini
Et le temps aussi des Vikings,
Je voguerai vers l’Islande.
Le mal chrétien n’y est pas encore parvenu.
Et toi, jeune femme,
Prends ma place auprès du roi.
Thor agonise et Mjôlnir reste inerte.
Maintenant par toi arrive le règne de Balder.
Adieu !
Oui, ma Blanka, Balder régnera par toi,
Maintenant je comprends mon rôle de Viking
Ce ne fut pas la soif des richesses et l’amour de la gloire
Qui m’éloignèrent de ma patrie.
Non. Ce qui me fit partir c’était la nostalgie
De la douceur de Balder,
Cette nostalgie est maintenant passée,
Nous allons regagner la Norvège,
Et là je veux vivre dans la paix parmi mes peuples.
Voulez-vous me suivre ?
Nous te suivrons.
Et toi, ma Blanka.
Moi, je suis déjà vôtre ;
N’est-ce pas dans vos montagnes
Que j’ai vécu dans mes rêves ;
Vers vous allaient mes désirs
Et c’est à vous que je dois de connaître l’amour.
Partez donc !
Mais toi, père ?
Tu vas venir avec nous.
Non, je dois demeurer ici.
Mon tombeau m’attend.
Eh quoi ! Je t’abandonnerais ! Tu serais seul.
Non, sois sans crainte,
C’est moi qui fermerai ses yeux
Et lui chanterai une hymne sacrée,
La dernière que jamais je dirai.
Adieu, mon roi. Tu as trouvé maintenant
Un meilleur poète.
Il faut qu’il en soit ainsi,
Tu es roi, Gandalf, et tu as de grands devoirs
Vis-à-vis de ton peuple.
Vous êtes les enfants bénis du Printemps,
Allez vivre heureux sur le trône royal.
Moi je représente le passé,
Mon trône, c’est le tombeau,
Laissez-le moi.
Et maintenant partons pour la Norvège.
Oui, partons !
En route pour la Norvège.
Oui, en route,
C’est vers le Nord que nous ferons voile,
A travers le vent sur les vagues bleues ;
Bientôt le jour éclairera pour nous les cimes
Des montagnes Scandinaves,
Bientôt ces luttes douloureuses
Ne seront plus qu’un souvenir.
Déjà le Viking du Nord est près de son tombeau,
Le temps est passé où, portant la désolation
Du fer et du feu, il allait de rivages en rivages.
Le marteau de Thor va tomber en poussière
Bientôt le Nord lui-même ne sera plus qu’un tombeau.
N’oublie pas les promesses d’Alfader
Et quand la mousse et les fleurs recouvriront le tombeau des Normands,
L’âme normande, purifiée, s’élèvera de nouveau,
Mais cette fois elle sera victorieuse par l’esprit ;