Le Tsarisme et les partis révolutionnaires

Le Tsarisme et les partis révolutionnaires
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 759-800).
LE TSARISME
ET
LES PARTIS RÉVOLUTIONNAIRES[1]

Au lendemain des grands jours d’épreuve qu’elle vient de traverser, la Russie entre dans le cercle des États où les hommes jouissent de droits consacrés par des lois auxquelles sont appelés à collaborer les représentans des diverses classes sociales. La Douma d’Empire s’est réunie. Les divers partis qui s’y rencontrent, — conservateurs, libéraux, démocrates-constitutionnels, — ne représentent encore que des traditions politiques, des tendances, des aspirations, des conceptions philosophiques ; l’absence totale de liberté, de vie publique, les avait empêchés de se constituer : c’est à peine s’ils ont pu prendre forme et figure depuis une année, et, pour ainsi dire, en pleine anarchie. Seuls les partis subversifs se sont organisés et ont exercé une action en Russie pendant un demi-siècle, malgré la répression la plus rigoureuse. L’étude de leurs dramatiques vicissitudes, qui s’harmonise avec la sombre et tragique histoire de la Russie, présente un double intérêt, pour la Russie elle-même, et au point de vue d’une connaissance plus approfondie des théories et des tactiques socialistes empruntées à la France et à l’Allemagne, mais amplifiées par l’imagination et le caractère slaves : les systèmes et l’action socialistes s’y trouvent aux prises avec des difficultés et des obstacles moins sensibles ailleurs et qui en font mieux ressortir l’insuffisance ou l’utopie, mais aussi la force de propulsion, de révolution.

Un premier fait dément tout ce que nous enseignent les socialistes orthodoxes, dépositaires de la doctrine : les partis socialistes restent en quelque sorte stagnans dans les pays tels que l’Angleterre et les États-Unis, où l’industrie capitaliste atteint le plus haut degré de développement, et où les libertés démocratiques sont le mieux assurées ; ils prennent, au contraire, le développement le plus agressif chez les peuples, tels que les Russes, nés d’hier à la vie industrielle. C’est le renversement des théories classiques, qui font du Capitalisme et du Socialisme les deux côtés d’une médaille. D’autre part, la Russie étant parvenue la dernière à la vie politique, les idées révolutionnaires devaient y revêtir le caractère socialiste, car les idées libérales avaient déjà commencé à décliner à l’occident, lors de la naissance du mouvement russe.


I. — LES TSARS ET LA COMMUNE RURALE

Jusque vers le milieu du XIXe siècle, la Russie était encore un État exclusivement agraire. Elle reposait sur deux institutions fondamentales, le Tsarisme et la Commune rurale. Le Tsarisme représente l’organe de la vie et de l’unité politiques ; la Communauté rurale, l’Obchtchina, où la propriété paysanne est organisée sur une base de communisme, a servi de fondement économique à la nation. Dompteurs de peuples barbares, les tsars ne se sont pas toujours montrés des modèles de philanthropie : « Il n’était point extraordinaire, écrit Voltaire, de voir un tsar appliquer de sa main royale cent coups de nerf de bœuf sur les épaules nues d’un premier officier de la couronne ou d’une dame de palais, ou essayer son sabre en faisant voler la tête d’un criminel. » La croix russe est surmontée d’un glaive, le sceptre russe se prolonge en nagaïka. Les tsars de Moscou ont eu à lutter contre les boïards, mais avec un clergé soumis. Sans le tsarisme, la Russie aurait éprouvé le sort de la Pologne, divisée, affaiblie, ruinée par l’incurable égoïsme de sa noblesse. Les tsars ont satisfait les besoins d’un peuple de pasteurs, de laboureurs, de guerriers. Ils l’ont uni et l’ont conduit à la conquête dans le long et victorieux combat contre les Tartares, les Turcs, les Lithuaniens, les Suédois, les Polonais. Ils ont étendu, à chaque génération, les limites de la Russie. Ils ont incorporé à l’association nationale des peuplades ennemies toujours prêtes à se ruer les unes contre les autres, en raison des oppositions de races, de mœurs, de traditions, de climat, de langue, de religion. Ils ont éveillé en elles le sentiment patriotique. Avec un mode si primitif de culture, des territoires si étendus, des populations si disparates, aucune autre forme de gouvernement n’était possible. Pierre le Grand fit franchir des siècles à la Russie en y introduisant l’administration centralisée, l’industrie, l’armée régulière, en un mot les élémens de la civilisation occidentale. Forte, absolue, bienfaisante, l’autocratie n’avait d’autres limites que cette administration même et l’arbitraire et les abus, que l’immensité de l’empire permettaient d’opposer à la volonté du maître.

Si tel est le pouvoir central, considérons le peuple. L’industrie et la vie urbaine, encore peu développées, ne tenaient pas, pendant la première moitié du XIXe siècle, une place importante dans la vie nationale. La classe moyenne ne comptait guère. La masse du peuple paysan, qui vit de la culture du sol, est organisée en Grande Russie dans l’Obchtchina[2], sous forme de communisme patriarcal et conservateur. Cette constitution primitive de la propriété et de la famille s’était établie partout où les hommes commençaient à se livrer aux occupations sédentaires de l’agriculture ; pour des causes trop longues à expliquer, elle a survécu en Russie. Homogène et inerte dans sa communauté de village, la classe paysanne jouissait d’une certaine stabilité économique et elle se gouvernait elle-même en une certaine mesure : les relations des : membres entre eux reposaient sur des principes d’égalité et de liberté. Mais soumis au tsar et aux propriétaires nobles, le paysan restait attaché à la glèbe. Il payait les impôts, fournissait les soldats. Ses pensées ne dépassaient pas l’horizon du village ancestral. Il était incapable de concevoir la liberté politique[3].

C’est dans un pays ainsi constitué, où la grande majorité vit encore dans le cercle d’idées du moyen âge, où le pouvoir représente l’esprit de la monarchie centralisée de Louis XIV, que les opinions les plus avancées de l’Europe occidentale, les théories qui dépassent le XXe siècle, se sont frayé une voie sanglante.


II. — LES DÊCABRISTES

L’esprit de révolte n’était pas inconnu en Russie au temps passé. Plongés dans l’ignorance, exposés à des famines périodiques, payant un lourd tribut en hommes et en argent, les paysans traduisaient parfois leur mécontentement en des tumultes populaires. Mais, à leurs yeux, l’autocratie était amie du peuple : ils tournaient leur fureur contre les nobles, considérés comme les ennemis communs du moujik et du Tsar. Les paysans ne se croyaient liés par le servage que d’une façon temporaire. Le Tsar n’avait pas d’argent, pensaient-ils, pour payer des appointemens fixes à ceux qui le servaient, aussi leur donnait-il des terres avec les paysans. Mais le temps viendrait où le gouvernement trouverait un autre moyen de récompenser ses guerriers : les paysans recouvreraient leur ancienne liberté et leur ancienne terre. Lorsque Catherine II délivra la noblesse rurale du service obligatoire, les paysans furent persuadés qu’ils allaient être également affranchis de leur dépendance. Un ordre impérial, — ils en étaient convaincus, — avait été édicté dans ce sens, mais les nobles le tenaient caché. Pougatchef réussit à les soulever (1773) en prenant le nom de Pierre III, le mari assassiné de Catherine II. A la tête de ses bandes, il pendait tous les nobles qu’il prenait ; il ne visait en aucune manière à conquérir la liberté politique.

Durant le règne de la Grande Catherine, une sorte de libéralisme sentimental était de mode chez la souveraine et dans les cercles de la Cour. Catherine II correspondait avec Voltaire, Diderot, d’Alembert ; malgré son goût pour les encyclopédistes, elle savait s’adapter à merveille aux principes religieux et sociaux sur lesquels était fondée la Russie. Elle faisait élaborer des plans de constitution interdits en France. Mais la Révolution française n’était pas de nature à engager la Tsarine dans ces nouveautés. Elle envoyait en Sibérie Radichtchef, condamné pour son livre Voyage de Pétersbourg à Moscou, dirigé contre le servage ; elle poursuivait les premières sociétés secrètes où le franc-maçon Novikof, l’ancêtre des révolutionnaires russes, répandait les idées de liberté et d’égalité.

Après la réaction de Paul Ier, Alexandre, élève de La Harpe, manifesta des velléités libérales. Il rêvait de protéger ses sujets contre l’arbitraire, en leur donnant les droits fondamentaux de l’Habeas Corpus, et d’affranchir les paysans. La constitution de la Finlande, la suppression du servage dans les provinces balliques, la constitution polonaise de 1815, semblaient annoncer d’autres changemens. L’opposition des nobles et de la bureaucratie triomphèrent de la volonté débile d’Alexandre Ier, entravée d’ailleurs par les guerres. Spéranski, le fervent adepte des réformes, tomba en 1812. La seconde partie du règne, sous l’influence du caporalisme d’Araktchéief, et du mysticisme de la Sainte-Alliance, ne devait pas tenir les promesses de la première.

Cependant les campagnes contre Napoléon, l’invasion en France, le contact avec les idées occidentales, suggéraient, après 1815, à quelques jeunes officiers de la haute noblesse le désir de transformer la Russie en un pays libre. Ils fondèrent la Société littéraire Arzamas qui devint politique à partir de 1817 ; ils s’élevaient contre les abus, la corruption dans la bureaucratie, l’arbitraire dans la justice, la brutalité dans le traitement des serfs et des soldats ; ils croyaient que le Tsar ne pouvait s’opposer à des réformes urgentes. Mais, en 1822, la réaction devint plus marquée, toutes les loges maçonniques furent fermées : la société dut se dissoudre. Elle se reconstitua en deux sections, celle du Nord et celle du Sud, sous la direction du poète Ryléïef, ami de Pouchkine, partisan d’un libéralisme doctrinal, et du colonel Pestel, qui visait à détruire le mal par sa racine, à supprimer le Tsar et sa famille, à exproprier les nobles, à organiser un vaste république fédérative, l’Alliance des Slaves réunis. L’Alliance devait soustraire à la suzeraineté de la Turquie et de l’Autriche les rameaux détachés de la famille slave. La bureaucratie serait écartée. La société nouvelle se fonderait sur la communauté de propriété existante. Le chef de la commune serait élu et investi de pouvoirs très étendus, sous le contrôle d’une assemblée communale choisie parmi les pères de famille.

Cette république, communiste et fédérative, devait s’établir au moyen d’une conjuration jacobine et d’un soulèvement militaire. Le jour choisi fut le 14 décembre 1825, lorsque les troupes, réunies à Pétersbourg sur la place Saint-Isaac, allaient prêter le nouveau serment à l’Empereur Nicolas, élevé au trône par l’abdication de son frère Constantin. Nicolas était réputé pour son penchant despotique. Deux mille soldats s’ameutèrent. Le prince Troubetskoï, qui devait être présenté au peuple et acclamé dictateur, fut introuvable au dernier moment. Les troupes fidèles réprimèrent la révolte de la façon la plus expéditive et la plus sommaire, en présence de la foule indifférente et étonnée. Cinq des conspirateurs furent condamnés à l’écartèlement. Nicolas leur fit la grande faveur de commuer le supplice en pendaison. Le bourreau s’y prit mal, la corde glissa sur le capuchon noir de Ryléïef, il tomba de la potence, dans la trappe ouverte, dut être rependu, et, tout contusionné, se plaignit, dans l’intervalle, avec humeur, qu’en Russie on ne sut ni conspirer, ni juger, ni pendre. Les autres conjurés, au nombre d’une centaine, parmi lesquels Troubetskoï, Narychkine, Orlof, tout ce qu’il y avait de distingué parmi la jeunesse, furent expédiés en Sibérie, où leurs femmes, élevées dans le luxe, se dévouèrent à les suivre. Tel fut le sort des premiers martyrs, bientôt vénérés, d’une liberté que ces âmes généreuses et chimériques étaient alors presque seules à désirer pour la Russie.

Poussé par cette première expérience sur sa pente naturelle, Nicolas fit de son royaume une caserne et une prison. Si, après l’heureux traité d’Andrinople, il songeait à quelques réformes, il en fut détourné par la Révolution de Juillet et l’insurrection de la Pologne. Centraliser, unifier à outrance, en matière d’administration, de langue et de religion, resta le mot d’ordre de son règne. Toutes les manifestations d’idées indépendantes furent étouffées. La pensée russe ne trouva de refuge que dans sa littérature nationale. Lermontof en exprime la désespérance. Gogol, dans sa pièce le Revisor, fera rire l’Empereur lui-même aux dépens des juges vénaux, des employés prévaricateurs : dans ses Ames mortes, il introduit dans le roman l’élément social, et présente à la Russie la noire peinture de la corruption bureaucratique et de la décadence intellectuelle et morale d’une société basée sur le servage.


III. — LA PROPAGANDE DES ÉMIGRÉS

La censure la plus rigoureuse ne pouvait cependant fermer la Russie aux nouveautés de l’Occident. Quelques jeunes gens, qui revenaient des universités allemandes, en avaient rapporté la philosophie de Hegel et de Feuerbach, en même temps que les systèmes socialistes français de Saint-Simon, de Fourier et de Proudhon.

A Moscou, dans la maison de Stankiévitch, homme riche et de loisir, des jeunes hommes se trouvaient réunis, vers 1836, qui devaient plus tard se signaler dans des directions contraires, Herzen, Katkof, Tourguenef, Biélinski, Ogaref. Là, durant d’interminables soirées, au milieu de la fumée des cigarettes, au bruit chantant du samovar, on discutait les théories hégéliennes. L’esprit le plus conservateur et le plus révolutionnaire trouvent également leur justification dans l’hégélianisme. On reportait à la Russie l’adoration de Hegel pour l’État prussien ; la mission qu’il assigne à la Prusse, en vertu de l’évolution historique, on l’appliquait à la race slave. La théorie du devenir semblait le gage d’une révolution prochaine. Le cœur de tous ces jeunes gens battait à l’unisson pour le peuple, pour leur frère le paysan. Ils désiraient son affranchissement. Ils mettaient également tout leur espoir dans la commune rurale. Mais les uns, les Slavophiles, les regards tournés vers le passé, ne songeaient qu’à fortifier le loyalisme tsariste et l’esprit chrétien ; les autres, les Occidentaux, Herzen et ses amis, voulaient au contraire en délivrer le peuple. Ils croyaient à une révolution prochaine, qu’ils appelaient de tous leurs vœux. Ils voyaient dans l’Obchtchina la cellule de la société de l’avenir : la Russie était appelée, grâce à l’Obchtchina et à l’Artèle, à la communauté des champs et à la coopérative industrielle, à réaliser, sans effort, une fois affranchie du christianisme et du tsarisme, le rêve de Proudhon, une fédération de communes agricoles, passant de la copropriété à la coproduction. Ces idées étaient dangereuses à répandre pour ceux qui restaient en Russie. Bakounine, officier démissionnaire, se rendait en 1841 à Berlin, puis en 1843 à Paris, alors en pleine effervescence socialiste. Après avoir éprouvé les rigueurs de la police, Herzen obtint, en 1847, la permission de voyager à l’étranger.

La Révolution de 1848 en France, en Allemagne et en Autriche, amenait à Pétersbourg un redoublement de mesures réactionnaires. Les cercles d’études parurent un péril. Une de ces petites sociétés, analogue à celles de Moscou, qui se réunissait chez Petrachevski, fonctionnaire des affaires étrangères, fut dénoncée à la police et, en avril 1849, ses membres, au nombre d’une cinquantaine, étaient arrêtés. Trente-trois des accusés furent condamnés à mort. Le crime de Petrachevski, adepte de Fourier, et celui de ses complices, c’était de vouloir réaliser l’émancipation des paysans par l’initiative du gouvernement, ou par d’autres moyens, si le gouvernement résistait. Ils étaient déjà alignés au champ du supplice, et prêts à être exécutés, lorsqu’arriva l’ordre impérial qui commuait leur peine en travaux forcés. Parmi eux se trouvait Dostoïevski, converti depuis au slavophilisme chrétien le plus conservateur, et qui se montrera, dans son journal, très hostile à Herzen.

La guerre de Crimée délivra la Russie de Nicolas et de son absolutisme. La défaite de Sébastopol (1855), le Iéna russe, révéla les plus crians abus dans l’administration de l’armée. C’était la condamnation du régime bureaucratique et la preuve éclatante de la supériorité de l’Occident. Bientôt va s’ouvrir, avec Alexandre II, Père des grandes réformes. Le nouveau Tsar accomplit tout d’abord en Russie l’œuvre de la Révolution en France et de Stein en Allemagne, l’émancipation des paysans.

La propagande des émigrés n’a pas été sans exercer une influence sur ces réformes. Herzen, fils naturel d’une Allemande et d’un seigneur russe, et qui avait reçu, à la veille de quitter la Russie, un riche héritage, s’était fixé à Londres et y avait établi, en 1851, une imprimerie. L’autocratisme de Nicolas le jetait à l’extrême opposé, au despotisme de Babeuf. Après la déception de 1848, il se livre à l’apostolat le plus révolutionnaire, « La Révolution de 1789, écrivait-il, avait été faite par les différentes couches de la bourgeoisie, appuyée sur le peuple paysan et ouvrier ; la Révolution de 1848 a séparé en deux camps irréconciliables la bourgeoisie et le peuple, les radicaux et les socialistes. » Herzen exprime son horreur du radicalisme républicain et bourgeois, qui s’incarne par exemple, en un Ledru-Rollin. C’est toute la civilisation bourgeoise qu’il faut ruiner de fond en comble, car cette civilisation n’est que mensonge, corruption, décrépitude. Les prolétaires sont appelés à jouer le rôle des barbares dans l’empire romain, à fonder une société nouvelle sur les ruines de l’absolutisme, du christianisme et du capitalisme. Herzen fait appel aux hommes de Terreur, aux Robespierre et aux Saint-Just, pour qu’ils se mettent à la tête du prolétariat et qu’ils relèvent la guillotine. En 1857, il fondait avec son cousin Ogaref le journal La Cloche. Il ne s’en tenait pas aux déclamations vagues de ses précédentes brochures, il dénonçait tous les abus. Interdite en Russie, la Cloche y était lue par les gens cultivés et même, par le Tsar. Herzen s’attaquait surtout au servage, proposait à la vieille Europe l’exemple de la Commune russe, et, du fond de sa confortable retraite de Londres, exaltait à la façon de Rousseau et depuis de Tolstoï, la vie rurale dont Tourguenef, dans ses Récits d’un chasseur (1847 à 1851), nous a laissé des tableaux pleins de mélancolie, de naturel et de vérité.

Cependant, dès 1857, Alexandre II avait proclamé la nécessité des réformes : « II valait mieux, disait-il à Moscou, qu’elles fussent accomplies par en haut que par en bas, » par le pouvoir régulier que par la Révolution. L’édit d’émancipation des paysans fut publié le 19 février 1861. L’abolition du servage était d’ailleurs devenue une nécessité économique. Le servage ne pouvait s’accommoder à une culture du sol plus rationnelle, à l’exportation croissante ; le travail serf rendait moins que le travail libre. La propriété commune et les partages périodiques continuaient toutefois à subsister ; l’Obchtchina demeurait à peu près intacte ; il était cependant permis aux cultivateurs ruraux, sous certaines conditions, de quitter la communauté, en rachetant leur lot de terre.

La réforme impériale fut loin de satisfaire les paysans. Ils n’obtenaient pas toute la terre qu’ils avaient cultivée et qu’ils jugeaient leur appartenir et ils ne recevaient pas gratuitement les parts qu’on leur attribuait ; les champs qu’on leur assignait en partage étaient les moins fertiles. Ils ne se révoltèrent pas ; leur attachement au Tsar ne fut pas altéré ; ils accusaient toujours de fraude les propriétaires et les nobles. Ceux-ci conservaient les meilleures terres et recevaient une indemnité pour les autres.

La bourgeoisie, qui ne formait qu’une mince couche sociale, n’était pas moins favorable que la noblesse au nouveau règne : le Tsar se préparait à satisfaire, par d’autres réformes, les aspirations libérales. Enfin le prolétariat urbain, sans instruction, encore peu nombreux, demeurait calme et apathique.


IV. — LES NIHILISTES

Un seul groupe était porté vers l’opposition, la jeunesse des universités : à partir de 1860, elle entre sur la scène politique, pour ne plus la quitter.

En France, c’est la petite bourgeoisie qui, pendant la Révolution française, puis en 1830, en 1848, en 1871, a joué le rôle le plus considérable ; elle occupe aujourd’hui le pouvoir et prétend le conserver, grâce à la fiction que c’est le peuple qui gouverne par elle. En Russie, cette classe de la petite bourgeoisie, rurale et urbaine, est nationaliste, réactionnaire, ou passive : le rôle de mandataires prétendus, de représentans spontanés des classes populaires sera rempli par les étudians. Partout et toujours, la jeunesse cultivée se montre idéaliste, disposée à l’opposition, portée vers les opinions extrêmes, impatiente, irréfléchie, ne connaissant pas d’obstacles. Cette maladie de croissance passe en Russie comme ailleurs : nombre d’intransigeans de vingt ans qui s’insurgent contre les abus deviennent, à trente, des tchinovniki, des fonctionnaires trop souvent sans scrupules, des philistins d’État qui ne songent qu’à leur avancement. Mais la jeunesse russe perd plus aisément l’équilibre ; les jeunes gens vivent en camaraderie avec les jeunes filles admises aux écoles, qui achèvent de les exalter.

Cette nouvelle catégorie d’étudians radicaux des deux sexes était inconnue avant le règne d’Alexandre II. À partir de son avènement, la fréquentation des gymnases, des universités, des instituts techniques augmente rapidement, et les étudians se recrutent dans les couches sociales les moins cultivées, et jusque dans le peuple pauvre, chez les petits employés, les popes, les ouvriers, les paysans, les domestiques, qui, pour l’éducation de leurs enfans, se sont imposés de durs sacrifices. A l’université, ces jeunes gens, boursiers en grand nombre, vivent en d’étroits logis, quelquefois plusieurs occupent la même chambre, dans la rigueur d’un long hiver, souvent sans feu ni lumière. Ils rognent sur leur maigre pitance pour s’acheter des livres. Ils ont la tête pleine et l’estomac vide. Un avenir incertain s’ouvre devant eux : dans l’armée, le clergé, l’administration, les grades sont réservés à la noblesse, au favoritisme : les carrières libérales exigent des avances. Ainsi commence à se former un prolétariat intellectuel qui fournira d’admirables types à la littérature. Comparez au Bachelier de Jules Vallès, le Raskolnikof de Dostoïevski, dans Crime et Chatiment (1866), lorsqu’étendu sur son sopha tout usé, dans sa petite chambre au plafond trop bas, il rêve les destinées d’un Napoléon. Cette classe redoutable des intellectuels déclassés, inconnue en Angleterre et aux États-Unis, où un jeune homme pauvre ne songe qu’à faire fortune dans les affaires, fournit en France tout un personnel politique, et, en Russie, un état-major de conspirateurs, en guerre perpétuelle contre l’ordre établi.

Cette génération diffère singulièrement de celle qui l’a précédée. De même que les révolutionnaires de 1825, les propagandistes de 1855 appartenaient à la meilleure société : c’étaient des hommes bien nés, bien élevés, bien nourris, bien vêtus, bien logés ; ils ne vont plus se reconnaître dans les jeunes oursons mal léchés, formés à leur école. L’aristocrate Herzen, épris de tous les raffinemens de l’art, reculera d’étonnement devant ses disciples, se détournera d’eux, se convertira vers la fin de sa vie au libéralisme anglais et se rapprochera de son ami Tourguenef, qui n’a jamais découvert chez les révolutionnaires autre chose que des têtes creuses. La génération précédente, à l’exception de Bakounine, se bornait à la propagande littéraire, la nouvelle est pressée d’agir ; mais, au préalable, elle fait dans son esprit table rase de tout le passé : elle nie la tradition, l’autorité dans les idées, avant de chercher à les détruire dans les actes ; Tourguenef a inventé le mot de nihilisme, pour exprimer cet esprit d’absolue négation dont elle est possédée. De Maistre, si profond connaisseur du caractère russe, prévoyait, dès 1810, l’avènement de ces rienistes, comme il les appelle, ivres d’une demi-science pire que l’ignorance, éternels détracteurs de tous les principes sur lequel le monde civilisé n’a cessé de vivre.

Le nihilisme est, à vrai dire, en germe dans la critique démolisseuse de Herzen, lorsqu’il subordonne la philosophie à la science, honnit le passé, et méprise les révolutions simplement politiques. Du moins Herzen avait fait ses preuves d’écrivain et de penseur. La culture « scientifique » des nihilistes est souvent de surface, presque verbale. Les Russes qui se noient si volontiers dans les spéculations abstraites, n’ont produit aucune philosophie originale : ce n’est, chez eux, que l’engouement des modes occidentales. Les nihilistes cherchaient dans la « science » la ruine des traditions, la condamnation de la métaphysique chez Auguste Comte, l’exaltation du progrès avec Buckle, le matérialisme de carabin, avec Moleschott et Büchner.

Dans Pères et Enfans (1862), où Tourguenef met en saisissant contraste les deux générations, cet esprit nouveau a pour interprète génial l’inoubliable Bazarof, rebelle à tout principe d’autorité et qui considère comme plus important de disséquer des grenouilles que d’admirer Goethe. Le critique Pissaref, déclare préférer une paire de bottes à Shakspeare. Dobrolioubof prêche aux jeunes gens de descendre au peuple, de se faire peuple. Cette rudesse, cette franchise, ce cynisme, cette indifférence à toute culture délicate et noble annoncent la démocratie.

Le meilleur interprète du nihilisme et le plus convaincu est un fils de pope, Tchernychevski, gauche et mal habillé, d’un savoir encyclopédique, critique de l’économie politique de Stuart Mill. Son roman : Que faire ? (1863), deviendra l’évangile des nihilistes. Dans la première partie, un groupe déjeunes gens, hommes et femmes, décident de s’affranchir de toute convention, aussi bien dans la vie de famille que dans la vie sociale. Ils pratiquent l’amour libre. Mais l’amour libre n’est pas l’amour pervers. Cette jeunesse pauvre n’est point dépravée : ce n’est pas pour elle que Tolstoï écrira plus tard la Sonate à Kreutzer. La seconde partie du roman nous fait assister à la transition du nihilisme individualiste au socialisme. Désormais libres de tout préjugé, les héros du roman fondent une communauté de village, sur le modèle de Fourier. Le scepticisme absolu s’adresse en effet à l’ancien monde, on se tourne vers l’avenir avec l’enthousiasme de la foi. Ces jeunes gens sentent-les souffrances du peuple bien plus profondément que leurs précurseurs, parce qu’ils les éprouvent eux-mêmes chaque jour, et ils aspirent à le délivrer du fléau de l’ignorance et de la misère, à le conduire vers la terre promise, « On trouve parfois en eux cette folie du renoncement, remarque M. Brunetière, qu’on sera bientôt tenté de prendre comme un trait du caractère russe[4]. » Ils se croient des matérialistes, ce sont des idéalistes pur sang…

Entre ceux qui brûlaient de bouleverser de la sorte la société jusque dans ses fondemens, de détruire religion, propriété, famille, afin de régénérer le vieux monde, et ceux qui ne concevaient comme réalisables que des changemens partiels, graduels et lents, aucune entente, aucun compromis n’étaient possibles. L’acte d’émancipation des paysans du 19 février 1861, par son insuffisance, créait un abîme entre les socialistes et le gouvernement. C’est le point de départ des premiers mouvemens révolutionnaires, tentatives de jeunes gens dont les idées sont très peu claires et les buts très incertains.

Les mutineries d’étudians commencent en 1861 à Pétersbourg, Moscou, Kazan, pour ne plus disparaître. Des groupes souterrains se forment. La société secrète de la Jeune Russie, qui se compose d’officiers, installe une presse clandestine dans le local de l’Etat-Major : elle réclame une assemblée constituante, l’émancipation de la Pologne du joug de la Russie. Un autre comité révolutionnaire déclare, en 1862, dans une proclamation, que les Romanof doivent expier dans le sang la misère du peuple. Un petit groupe reprend le cri de Pougatchef, Terre et Liberté et essaie de soulever les paysans du Volga : il s’agit d’établir la république sociale sur les cadavres des riches et des bureaucrates. Toutes ces tentatives, restées sans écho, sont sévèrement réprimées. On fusille des officiers : Mikhaïlof, écrivain et poète, expie, par dix ans de travaux forcés, la distribution d’une feuille révolutionnaire.

L’insurrection polonaise de 1863, qui éclate au moment où Alexandre II se disposait à accorder à la Pologne une sorte d’autonomie en l’érigeant en vice-royauté, donne un vif élan à la réaction : elle rend définitive la rupture entre les libéraux et les radicaux que le commun désir des réformes avait rapprochés. Les menées sécessionistes en Pologne réveillèrent l’instinct patriotique. Le tirage de la Cloche, devenue ultra radicale sous l’influence de Bakounine et favorable aux Polonais, tombait de 2.500 exemplaires à 500 : Herzen désormais n’exercera plus aucune action. Les libéraux allèrent jusqu’à féliciter Mouravief de sa répression asiatique ; les plus marquans, Katkof et Aksakof déclarèrent qu’il fallait chercher le salut de la Russie non dans une Constitution, mais dans l’autorité patriarcale et orthodoxe. L’influence de ce nouveau courant de passions politiques se manifeste par la persécution de Tchernychevski. Son roman Que faire ? avait été, au début, approuvé par la censure. Le Sénat condamnait Tchernychevski à sept ans de travaux forcés. Il vécut exilé en Sibérie jusqu’en 1883.

Ces œuvres de répression ne détournèrent pas Alexandre II de sa grande entreprise de réformes. Par l’établissement des Zemstvos (Conseils généraux) dans trente-cinq gouvernemens, et des Conseils municipaux dans les villes, il dotait la Russie d’assemblées locales élues. La réorganisation de la justice consacrait l’inamovibilité des magistrats, introduisait le jury. La presse, soumise aux avertissemens, obtenait plus de latitude. Le service militaire rendu obligatoire était réduit à six ans, et encore abaissé selon le degré de culture.

Accomplies par décret, ces réformes ne furent cependant guère favorables à l’éducation politique de la nation. Elles suscitaient de nouvelles exigences. Affranchi d’un côté, on sentait plus vivement l’entrave de l’autre ; les bras étaient rendus libres, mais les pieds restaient enchaînés. Soustrait à tout contrôle, à tout moyen d’intimidation, le gouvernement, par l’arbitraire de sa police, l’omnipotence de sa bureaucratie, resserrait ou relâchait ces liens selon sa fantaisie.

Rien d’ailleurs ne pouvait satisfaire les impatiens, les irréconciliables. Un petit groupe se propose à Moscou d’assassiner le Tsar et de lui substituer son fils réputé ultra-libéral. L’attentat du paysan Karakozof, qui, en avril 1866, tire sur Alexandre II dans un jardin public, marque le point culminant des premières tentatives révolutionnaires. Elles s’achèvent, en 1869, par la conspiration avortée de Nelchaïef qui n’est, à vrai dire, qu’un épisode. Émissaire de Bakounine, Netchaïef, muni d’argent par l’intermédiaire de Herzen, après avoir fondé une section russe de l’Internationale, préparait un soulèvement. Il enjoignait à ses adeptes de s’unir aux brigands, aux voleurs, qui sont les vrais révolutionnaires, d’égorger les nobles, les fonctionnaires, les prêtres, les usuriers, de plonger la Russie dans l’anarchie et le chaos qu’elle saurait bien débrouiller ensuite. L’assassinat, sur l’ordre de Nelchaïef, d’un des conjurés, Ivanof, révéla le complot. Le procès des quatre-vingt-quatre inculpés fit connaître les idées follement subversives qu’un enseignement mal compris des sciences positives répandait parmi la jeunesse. Le ministre de l’Instruction publique, le comte Dimitri Tolstoï, résolut d’y mettre ordre par un retour aux études classiques, malgré le mécontentement des étudians.

A la fin des années soixante le mouvement nihiliste semble épuisé. Des écrivains chers à cette jeune génération, Pissaref et Dobrolioubof sont morts : Tchernychevski est exilé. Tout est rentré dans l’ordre. On se flatte de ramener la jeunesse vers de meilleurs sentiers.


V. — LES POPULISTES

La réforme du comte Tolstoï eut un effet tout contraire à celui qu’on en attendait : elle mettait les révolutionnaires en contact plus direct et plus étroit avec les socialistes de l’Occident. Ne recevant plus dans leur pays le genre d’instruction qui leur plaisait, jeunes gens et jeunes filles résolurent d’aller étudier à l’étranger. Les étudiantes ne pouvaient quitter la Russie sans le consentement de leurs parens. Elles imaginèrent de recourir à des mariages fictifs. Lorsque le camarade choisi pour époux se montrait récalcitrant, quelques-unes de ces amazones lui mettaient, dit-on, le pistolet sous la gorge. Ces mariages platoniques se terminèrent la plupart du temps par des unions réelles, plus ou moins heureuses, selon la loi commune.

Zurich, au commencement des années 1870, formait le centre de cette émigration volontaire composée d’une centaine d’étudians et d’étudiantes, inscrits principalement à la Faculté de médecine. Jeunes filles en cheveux courts et en chapeaux ronds, jeunes gens à la longue chevelure, parfois avec un châle et des lunettes, suivaient surtout des leçons de socialisme révolutionnaire. Des compatriotes, pleins de prestige, résidaient alors à Zurich. Bakounine, le vieil insurgé de 1848, à la taille de géant, avait essayé de mettre en mouvement ces masses, ces barbares, appelés, d’après Herzen, à régénérer le vieux monde. Partisan à ses débuts de la république panslaviste des Décabristes, il avait tenté de soulever, en 1848, la Bohême contre les Austro-Allemands, puis il passait à la révolution allemande, et était fait prisonnier à l’insurrection de Dresde. La peine capitale prononcée contre lui fut commuée en prison perpétuelle. Livré à la Russie, exilé en Sibérie, il s’échappa, revint en Europe par l’Amérique. Il se mêla, pendant la guerre de 1870, au mouvement communaliste de Lyon. Il n’avait cessé de disputer à Karl Marx, qui l’accusait, hors de toute vraisemblance, d’être un agent secret du panslavisme officiel, la direction de l’Internationale, morte, en 1872, de leur rivalité d’ambition, de race et de doctrine.

La conception fondamentale du marxisme, c’est que la révolution ne peut être que le résultat d’une évolution : on ne la fait pas, elle se fait. La transformation sociale, vers laquelle marche la société contemporaine, est mise en mouvement par le simple jeu des forces économiques. La grande industrie crée deux classes antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat. Elle enrichit la première, mais accroît les forces de la seconde qu’elle enrégimente dans les usines en une armée toujours plus nombreuse. Le prolétariat prépare l’expropriation de la bourgeoisie. Pour réaliser cette expropriation, il doit s’organiser en parti de classe et conquérir les pouvoirs publics.

À cette théorie de Karl Marx, Bakounine opposait l’anarchisme proudhonien. Il part de cette conviction que les masses ont toujours été socialistes. Il n’est pas besoin de les organiser, de les discipliner, il suffit de les éveiller de leur sommeil séculaire, de les soulever contre le pouvoir. Une fois affranchies, bien loin de reconstituer l’Etat, toujours oppresseur, elles s’organiseront naturellement en libres fédérations de Communes, — en Russie plus aisément que partout ailleurs, car le paysan y vit depuis des siècles sous un régime communiste. Grâce à l’Obchtchina, la Russie, possède ce privilège d’être appelée à réaliser directement le socialisme, sans devoir passer, comme le veulent les marxistes, par le pénible développement capitaliste et sans avoir à supporter la domination de la bourgeoisie. Dès lors tous les pénibles efforts, en vue d’obtenir, par une lutte longue et difficile, de simples réformes, même radicales, puis pour conquérir l’Etat par l’action politique, sont peine perdue. Bien plus, ces réformes, ces libertés constitutionnelles, point de mire des libéraux, doivent être considérées comme un malheur, car elles auraient pour conséquence l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie et la ruine de l’Obchtchina, pierre angulaire de l’édifice futur. Il s’agit donc de soulever les paysans, de renverser le gouvernement par une poussée directe, de bas en haut. Cela fait, les communes fédérées se partageront les terres, et les intérêts de la production seront confiés à de libres associations, dont le modèle existe déjà dans les Artèles.

En même temps que Bakounine, et en polémique avec lui, enseignait à Zurich un ex-colonel d’artillerie, Pierre Lavrof. Il admettait avec Bakounine le peu d’importance des réformes politiques ; mais, révolutionnaire de tête, plutôt que de cœur, il pensait, avec les marxistes, que la révolution devait être accomplie non par des démagogues dirigeant les masses ignorantes, mais par l’ensemble du peuple, éclairé et instruit sur ses propres intérêts. Il fallait, en un mot, révolutionner les têtes avant de mettre les bras en mouvement, donner au peuple conscience de ses droits et de ses forces, faire œuvre de propagande méthodique, non d’émeute prématurée.

Endoctrinés de la sorte, l’imagination enflammée par le récent et brûlant souvenir de la Commune de Paris, par la croissance rapide de la social-démocratie allemande, les étudians de Zurich, rappelés en Russie après 1873, vinrent renforcer le courant révolutionnaire qui avait repris dès 1870, et rapporter à leurs camarades le mot d’ordre de Bakounine : « Aller parmi le peuple, » allumer ici et là des foyers d’incendie qui auront vite fait de gagner l’immense plaine et de procurer au peuple russe la terre et la liberté.

En conformité de ces visées anarchistes et fédéralistes, ce mouvement ne possédait aucune organisation centrale. Il ne se rattachait pas à l’Internationale, attendu que le parti socialiste russe ne pouvait exercer qu’une action cachée, souterraine. Il prenait naissance dans des sociétés d’amis intimes, de croyans, tels que le cercle Tchaïkovski, à Pétersbourg, dont faisaient partie Kropotkine et Stepniak, le cercle Dolgouchine à Moscou, et des cercles d’études et d’instruction mutuelle analogues, à Kief, à Odessa, et dans d’autres villes. Les membres de ces cercles entreprirent alors un étrange apostolat. Leur enthousiasme contagieux rappelle les sectes religieuses qui pullulent en Russie. Leur socialisme est une religion dont le peuple paysan est le dieu qu’il faut délivrer de ses oppresseurs. C’est à cette œuvre de rédemption que se vouaient quelques centaines de jeunes hommes et de jeunes femmes qui, au printemps de 1874, allaient se disperser jusqu’aux confins de la Russie. Sans préparation, sans organisation aucune, ils semblaient moins poursuivre des buts pratiques qu’obéir à la voix de leur conscience. Ils considéraient leur vie passée avec honte et indignation. Ceux d’entre eux qui appartenaient à la noblesse et aux classes riches, abandonnaient joyeusement leurs familles et sacrifiaient leur avenir ; élevés dans toutes les délicatesses, ils se revêtaient d’habits grossiers, se barbouillaient les mains et le visage, se soumettaient aux épreuves les plus grossières de la vie rurale, parcourant à pied, la besace au dos, les contrées de l’Oural, du Don, du Volga. Les uns, les anarchistes Bakouninistes, les Bountavi (faiseurs d’émeutes), se proposaient de tenir en haleine les énergies révolutionnaires du peuple. Les autres, les propagandistes, les Lavristes, se bornaient à distribuer des brochures et à les commenter. Tous au bout de quelques mois éprouvèrent d’affreuses déceptions.

Le moujik n’était pas l’insurgé au sommeil léger qu’avait dépeint Bakounine. Les pèlerins aperçurent leur dieu, le vrai paysan, plongé dans la crasse, l’eau-de-vie, les punaises et la vermine : ce qu’ils ne soupçonnaient pas, c’était sa force d’inertie, son attachement aveugle au Tsar. Il leur arriva le même sort qu’au pauvre Nedjanof, le héros de Terres Vierges (1877) qui, parti pour soulever les gens des campagnes, est enivré par des rustres, rossé par eux, puis livré à la police comme un vagabond et un charlatan. Ne pouvant élever le peuple à la hauteur des doctrines du socialisme, les propagandistes se rappelèrent alors les conseils de Dobrolioubof : « se pénétrer de l’esprit du peuple, vivre de sa vie, se mettre au même niveau, rejeter les préjugés livresques, apprendre à sentir simplement comme le peuple. » Après avoir déguisé leurs personnes, ils déguisèrent leurs idées et prirent le nom de populistes, Narodniki. Les plus ardens, qui inclinaient encore aux doctrines de Bakounine, songèrent à recourir au vieux subterfuge de Pougatchef : c’est ainsi que Jacob Stepanovitch, dans le gouvernement de Kief, cherchait à ameuter les paysans en leur persuadant qu’il agissait en vertu d’un oukase du Tsar. Ce genre de mystification, d’ailleurs sans résultats, fut généralement écarté ; on devait se borner à nourrir les espérances des paysans pour la libre et commune possession du sol. Afin de faciliter cette propagande, des colonies sédentaires se substituèrent aux missions errantes. De petits groupes s’établirent dans les villages ; les uns ouvraient des boutiques d’épicerie, d’autres se livraient au maquignonnage ou exerçaient la médecine, les femmes se faisaient journalières ou accoucheuses : les intellectuels, habitués aux travaux de l’esprit, renonçaient à leur talent, peinaient quinze heures par jour dans les ateliers ou dans les champs ; des juges, des instituteurs étaient gagnés à la cause du peuple.

Les premières entreprises avaient manqué, à un degré rare, d’entente combinée, de précautions élémentaires. L’organisation secrète était essentielle pour les Narodniki. Les groupes urbains servirent de centre de correspondance aux colonies villageoises et devinrent bientôt les plus importans. A la ville, il était bien plus aisé d’échapper à la police ; les villes servaient de refuge ; dans les villes se fixaient les comités administratifs, chargés de recueillir des subsides, de fabriquer de faux passeports, de recruter de nouveaux adeptes, au milieu des étudians, des ouvriers mêmes, plus révolutionnaires d’instinct que le paysan isolé et apathique. En sorte que l’action urbaine, secondaire au début, finit par rejeter à l’arrière-plan l’action agraire. En négligeant la pratique rurale, malgré leurs vues théoriques sur l’unique importance de l’Obchtchina, les populistes affaiblissaient le dogme : la réalité faisait brèche dans la citadelle de l’anarchisme.


VI. — LES TERRORISTES

Les populistes, au début, ne s’occupaient pas de politique, mais la politique s’occupait d’eux. La police abattait sa lourde main sur leurs épaules. Plus de deux mille arrestations avaient été opérées de 1873 à 1876. A la fin de 1876, le plus grand nombre se trouvaient sous les verrous. L’année suivante, cinquante furent jugés à Moscou et cent quatre-vingt-treize à Pétersbourg. Ceux que les tribunaux acquittaient étaient expédiés en Sibérie par voie administrative ou enterrés vivans dans les prisons.

Les Narodniki se trouvèrent acculés à ce dilemme : ou abandonner la propagande, ou attaquer à leur tour gendarmes, agens, espions qui les pourchassaient. Le terrorisme, au début, fut une œuvre de défense et de vengeance. On décidait de répondre à toute mesure d’arbitraire ou de cruauté par un acte de justice révolutionnaire. L’exemple avait été donné par une jeune fille, Vera Zassoulitch, qui, en juin 1878, tirait sur le général Trépof, coupable d’avoir, au mépris de la légalité, fait battre de verges un étudiant prisonnier. Vera ne connaissait pas la victime de Trépof ; spontanément elle avait pris la cause de l’humanité outragée. Saluée comme une émule de Charlotte Corday, elle fut acquittée par le jury, et la haute société, jusqu’au prince Gortchakof, approuva cette sentence. La police essaya en vain d’arrêter l’héroïne à la sortie du tribunal ; délivrée par la foule, elle réussit à gagner l’étranger. Depuis cette aventure, le gouvernement transféra les crimes politiques à la cour martiale, et supprima la publicité des débats. Il fallait empêcher que le banc des accusés ne servît de tribune retentissante et qu’on ne vît se renouveler les scènes tumultueuses du procès des cent quatre-vingt-treize à Pétersbourg.

Ces rigueurs arbitraires, les grèves de famine, les suicides dans les prisons, entretenaient les sympathies du public et n’étaient pas de nature à décourager les représailles, d’autant que les résultats de la guerre de Turquie (1877) rendaient, vers ce temps, l’opinion particulièrement hostile au gouvernement. Cette guerre avait mis aux prises les slavophiles de Moscou et la bureaucratie de Pétersbourg : elle avait révélé la même insuffisance, les mêmes abus, les mêmes vols que la guerre de Crimée. Aux souvenirs meurtriers de Plevna, à la déception du traité de Berlin, s’ajoutait la gêne extrême des finances. La fermentation générale, analogue à celle qui suivit la mort de Nicolas, excitait les populistes à tenter un combat direct contre l’absolutisme. Au lieu de s’obstiner à dissiper les préjugés des paysans, n’était-il pas plus expédient de se tourner vers les chefs de la puissance policière, d’en venir même à viser la tête, de supprimer le Tsar ?

Les attentats commencèrent dès 1878. A Kief un magistrat et un officier de gendarmerie étaient poignardés. A Pétersbourg, Stepniak, fils d’un officier supérieur, assassinait en plein jour, au cœur de la ville, le général Mezentsef, chef de la police, d’un caractère très humain : c’était l’institution que Stepniak frappait en sa personne. A Karkof, le gouverneur, prince Kropotkine, cousin de l’anarchiste depuis si célèbre, fut tué, au retour d’un bal, par le juif Goldenberg. Tous les meurtriers échappèrent. Enfin, en juin 1879, un professeur de collège, Solovief tirait cinq coups de revolver sur Alexandre II.

Cette nouvelle direction, qui consistait à transporter le centre de l’activité révolutionnaire dans le domaine politique, suscita des querelles et finalement une scission parmi les populistes, aux deux conférences qu’ils tinrent, à quelques mois d’intervalle, à Lipetsk et à Voroneje (automne de 1879), malgré la vigilance de la police. Ceux qui désapprouvaient le terrorisme et qui restaient fidèles à la tactique des Narodniki, changèrent l’ancienne devise de Terre et liberté (Zemlia i Volia) en celle du Partage noir (Tcherny perediel), synonyme de nationalisation du sol. Ils renoncèrent à toute activité pratique, émigrèrent et élaborèrent des théories économiques : nous les retrouverons parmi les marxistes. Les partisans de la méthode sanguinaire qui se recrutaient particulièrement dans le sud de la Russie, fondèrent alors le parti de la Volonté du peuple (Narodnaïa Volia) en s’appuyant sur un système et avec une organisation appropriée.

De même que les anarchistes (Bountari) s’étaient inspirés de Bakounine, les populistes, de Lavrof, les terroristes reconnaissaient pour théoricien et pour maître Tkatchef, écrivain de talent, en polémique avec Lavrof, qui répandait ses idées par le Tocsin imprimé en Suisse (1875). Bakounine et Lavrof avaient donné à leurs disciples la consigne : « Aller parmi le peuple ; » Tkatchef recommandait de s’en tenir exclusivement à la propagande parmi les jeunes gens intelligens et les classes cultivées, puisque l’impossibilité de soulever, voire même d’influencer les basses classes, éclatait aux yeux. La révolution pour le peuple ne saurait s’accomplir par le peuple, mais par une élite du peuple, par un petit groupe d’individus valeureux, ayant fait d’avance le sacrifice de leur vie, et ne reculant pas devant la tache de libérer la Russie, au moyen de l’assassinat politique, du joug de l’autocratie.

Entre le meurtre érigé en système, et l’idéal humain de paix et de concorde que poursuivaient ces fanatiques, le contraste était criant. Les terroristes reconnaissaient eux-mêmes la barbarie de cette forme du combat politique. Ils protestèrent contre l’assassinat du président Garfield (1881) : dans les pays, disaient-ils, où la lutte des opinions est libre, l’assassinat politique est un acte inspiré par le même esprit de despotisme qu’ils visaient à détruire en Russie. Ce despotisme, les libéraux sont sans énergie pour le briser, pour obtenir des garanties de droits personnels qui rendent possible le combat des idées : l’œuvre s’impose aux terroristes. Bien loin d’être des anarchistes, les terroristes se proclamaient étatistes. Ils voulaient transformer l’État absolutiste en État représentatif, et prétendaient agir envers Alexandre II comme Cromwell, envers Charles Ier, Robespierre, envers Louis XVI. Une fois maître du pouvoir, le comité terroriste nommerait, par décret révolutionnaire d’en-haut, un gouvernement provisoire, lequel convoquerait une convention élue par le suffrage universel, et composée, selon toute vraisemblance, de 90 % de paysans. Cette assemblée déposséderait de leurs terres les nobles, les couvens, la couronne, et les remettrait au peuple. La propriété commune ne serait pas changée, mais étendue à la totalité du sol.

Nous avons retrouvé dans l’anarchisme de Bakounine les idées de Proudhon ; Tkatchef n’a fait que préconiser les théories et la pratique de Blanqui, les conjurations et les coups de main en vue de cette dictature jacobine qu’abhorrait Proudhon, comme une des pires formes du despotisme.

L’originalité des terroristes, c’est d’avoir établi pour la première fois la nécessité du combat direct contre le gouvernement, en partant de cette conviction que la révolution politique doit précéder nécessairement la révolution sociale. En cela ils s’éloignent encore des bakouninistes et se rapprochent des marxistes. Ce qui les distingue de ces derniers, c’est qu’ils ne comprennent pas que le combat politique doit être un combat de classes et non d’individus, fussent-ils à la fois des génies et des héros.

Les terroristes adaptèrent au but qu’ils poursuivaient leur organisation et leur tactique. Ils centralisent le parti et le gouvernent au moyen d’un comité exécutif, composé d’une centaine de membres triés sur le volet, et dont le recrutement exige une prudence, une prévoyance, des précautions infinies contre les espions et les traîtres. Outre l’organisation de combat, qui a mission de désorganiser le gouvernement par des attentats, on cherche des auxiliaires, pour s’emparer du pouvoir après l’assassinat du Tsar, parmi les ouvriers des villes les mieux doués au point de vue révolutionnaire ; dans l’armée, de préférence parmi les officiers, plus intelligens que les soldats ; parmi les fonctionnaires ; et l’on considère enfin les libéraux comme des alliés éventuels.

Raconter ce mouvement terroriste, ce serait écrire le roman d’aventures et de caractères le plus fécond en péripéties. Les terroristes forment un monde étrangement mêlé de jeunes hommes et de jeunes femmes également pleins d’énergie et de courage, sortis des classes les plus opposées, entre lesquels l’amour joue parfois un rôle. Pourvus de faux passeports, ils n’ont plus d’état civil, plus de famille, plus de patrimoine, et ils côtoient chaque jour le bagne et la potence. Le plus expert dans la préparation des complots, Mikhaïlof, jeune homme de vingt-trois ans, discipline le parti à outrance. Il a le goût classique, il exige que les articles, les feuilles volantes, soient écrits en un style net et concis, et il recommande de même une tenue correcte. Lisogoub, un gentilhomme, sacrifie sa fortune pour la cause, et ne se trouve heureux que le jour où on l’exécute. Kibaltchich, fils de pope, chimiste et conseiller technique du parti, d’un naturel placide et taciturne, invente des bombes portatives. Jéliabof, fils d’un domestique serf, a le tempérament d’un agitateur, d’un tribun, d’un Camille Desmoulins, d’un Danton ; l’héroïne de la secte, Sophie Péroskaïa, de haute naissance, belle et cultivée, n’estimait et n’aimait que lui.

Trois fois les terroristes, à travers les difficultés et les dangers sans nombre, creusèrent des mines pour faire sauter le train impérial et dépensèrent, pour l’une de ces mines, 40.000 roubles. De même que les populistes, la Narodnaïa Volia comptait de riches et généreux adhérens : le comité exécutif recommandait de confisquer l’argent des caisses publiques, des bureaux de poste, des régimens. L’entreprise la plus extraordinaire fut l’explosion du palais d’hiver, menée à bonne fin, par le polisseur de meubles Khalturine, un des rares conjurés d’origine paysanne. Un retard sauva le tsar et sa famille ; il y eut dix soldats tués et cinquante-trois blessés et mutilés.

Ces attentats répétés discréditaient le gouvernement, ébranlaient le respect pour sa toute-puissance. Le nain masqué se moquait du géant aux cent bras : il fallait à tout prix vaincre le Comité exécutif. Les gouverneurs généraux, nouvellement créés, furent investis de pouvoirs dictatoriaux. La troisième section augmenta le nombre de ses agens. De 1879 à 1880, une sorte de terreur blanche répond à la terreur rouge. Les conseils de guerre condamnent à la potence vingt et un révolutionnaires. On expulse les suspects en masse. Il suffit de posséder chez soi une proclamation du Comité exécutif, pour encourir les travaux forcés ou la mort.

Afin de mieux combattre la révolution, le comte Loris Mélikof, auquel Alexandre II avait, en 1880, accordé sa confiance, cherchait à gagner l’opposition libérale. Il élaborait un projet de constitution d’après lequel le Conseil d’Etat, l’autorité législative et bureaucratique de l’Empire, était fortifié, élargi, soumis, quoique en partie et indirectement, au principe électif, par l’adjonction de représentans des Zemstvos et des Conseillers municipaux des grandes villes. Ce Conseil restait un corps simplement consultatif. — Les exigences des terroristes allaient bien au-delà : dans les circulaires adressées à leurs affiliés, ils ne reconnaissaient d’autre source de législation que la volonté nationale, telle que l’interprétait leur infaillibilité personnelle. Le projet de Loris Mélikof obtint le consentement du tsar : il fut tenu provisoirement secret. La veille du jour où il allait être promulgué, le 1er mars 1881, le tsar tombait mortellement atteint par une bombe. Pour cette exécution quarante-sept candidats s’étaient présentés, six avaient été élus. Une répétition générale eut lieu sous la direction de Kibaltchitch. Postés dans la rue qui longe le canal Catherine, les conjurés, attendaient le signal de Sophie Perovskaïa et d’une juive, Jessa Helfmann. Ryssakof lança la première bombe ; elle n’atteignit que l’escorte impériale. Une seconde bombe, celle de Grinewizki tuait à la fois le tsar et son meurtrier.

Cet acte de quelques jeunes gens, sans force réelle, sans complices, sans alliés, n’amena aucun soulèvement. Bien loin de hâter la révolution, les terroristes fermaient à la Russie la voie du progrès politique. Dix jours après l’assassinat, le comité exécutif avait adressé à Alexandre III une sommation respectueuse : que le Tsar fasse appel au concours du peuple, pour réviser les formes de la vie sociale ; ils promettaient de se soumettre sans conditions à une assemblée librement élue. Le manifeste impérial du 24 avril 1881 trancha la question de savoir si la Russie deviendrait constitutionnelle ou resterait absolutiste. Le jeune Souverain déclarait à son peuple que Dieu lui ordonnait de tenir d’une main ferme les rênes du gouvernement. Le poison versé dans les jeunes esprits, par une fausse culture païenne, était la seule cause des malheurs publics. Le salut de l’Etat exigeait le retour aux traditions nationales et religieuses. Ainsi s’exprimait par la bouche d’Alexandre III, son ancien précepteur Pobedonostsef. La crainte de la révolution n’étouffait pas seulement toute velléité de réforme nouvelle : l’œuvre entière d’Alexandre II allait être entravée et défigurée. Les terroristes méritaient bien de la réaction.

Les six assassins d’Alexandre II avaient été condamnés à mort : cinq furent exécutés. Jessa Helfmann, échappa au bourreau parce qu’elle était enceinte. Sophie Perovskaïa écrivait à sa mère la veille de l’exécution : « Mon sort ne me trouble pas le moins du monde et j’irai très tranquille au supplice, car je l’attends depuis longtemps et je savais qu’il viendrait tôt ou tard. » Lorsqu’elle approcha de la potence, une légère rougeur colorait ses joues, comme celle de la fiancée qui s’avance vers l’autel.

Cependant le Comité exécutif n’abandonnait pas aussitôt la partie. Le baron Stromberg tentait d’organiser un soulèvement militaire parmi les soldats de Pétersbourg et les marins de Cronstadt. Des complices trahirent. Les prisons se peuplaient. Les plus compromis s’enfuyaient à l’étranger, d’où ils envoyaient des émissaires réchauffer le zèle. On recommandait une propagande plus énergique : il s’agissait de généraliser le terrorisme, d’égorger ou de faire sauter patrons et propriétaires. Les imprimeries secrètes fonctionnaient toujours ; on fabriquait des bombes en Russie et à Zurich. Mais Léo Deutsch écrit dans ses mémoires que le scepticisme et le découragement gagnaient. En 1882, Maslof, dans une lettre à un ami, se plaint du Comité central, plus despote que le Tsar, et qui se sert d’eux comme de chair à canon. Tickhomirof, qui passera plus tard à la réaction, est d’avis qu’il faut non pas tenter l’impossible mais attendre des temps meilleurs. L’arrestation de Lopatine, en 1884, faisait découvrir les adresses des membres du parti. Il y eut encore, en 1887, quelques gestes terroristes, suivis de pendaisons ; ils ne se rattachent plus aux idées de la Narodnaïa Volia. Le recrutement de la secte s’était arrêté. Le gouvernement restreignait le nombre des déclassés, en limitant le nombre des boursiers dans les gymnases.

A partir de 1881 commence dans le mouvement révolutionnaire un interrègne de dix années : vers 1886, les forces sont épuisées, dispersées, anéanties, les combattans ensevelis dans les cimetières, les asiles d’aliénés, les mines et les solitudes glacées de la Sibérie. Deux cents émigrés mènent à Londres, à Paris, à Genève, une existence précaire. Quelques mystiques s’adonnent au tolstoïsme, réprouvent désormais la violence, et cherchent le salut en eux-mêmes. D’autres se joignent à la jeunesse dorée et font fête. Les désespérés se logent une balle dans la tête, se pendent, s’ouvrent les veines. Les avisés se rallient au gouvernement, deviennent fonctionnaires. Les dévots du terrorisme répètent encore machinalement des formules de meurtre et de sang, mais se gardent de les appliquer. Mieux que les hommes, les femmes demeurent inébranlables dans leur foi en la révolution.


VII. — LES MARXISTES

Que faire ? cette question que Tchernychevski, au commencement des années soixante, posait à la jeunesse chercheuse d’absolu, impatiente d’action, retentissait de nouveau, sous une forme angoissante, parmi ces réfugiés de Genève, qui, pour la plupart, vivaient a grand’peine de leur plume ou de leurs leçons. Les polémiques dans les petits journaux qu’ils fondent, transforment les débris de la secte en une académie de socialisme comparé. On récriminait d’abord et on discutait les causes d’une pareille faillite. Les terroristes avaient tourné dans un cercle vicieux. Les classes cultivées ne sont pas assez nombreuses en Russie et n’ont pas assez de partisans derrière elles. Eût-on réussi à s’emparer du pouvoir, les masses aveugles pouvaient se soulever contre la minorité qui tentait de les affranchir. Ou, encore, le pouvoir serait passé aux mains des libéraux, auquel cas on n’aurait fait que changer de maîtres.

Un ancien chef terroriste, celui-là même qui avait poignardé en 1878 le général Mézentsef, Stepniak, réfugié à Londres, écrira en 1892 que le terrorisme, œuvre d’impulsifs, et par conséquent de caractères faibles, exaltés et égarés, est une farce sanguinaire « à l’usage de ceux qui veulent exercer l’art de se sacrifier eux-mêmes. » Dans la lutte contre l’autocratie, la méthode d’évolution doit être substituée à la révolution.

Dès 1889, la Russie libre, à Genève, opposait le réformisme au socialisme. Les propagandistes des années soixante-dix et quatre-vingt n’étaient pas parvenus à créer des forces révolutionnaires parmi les ouvriers et les paysans. Quoi de plus vain que de chercher à réaliser le socialisme, lorsqu’on ne possédait même pas les droits politiques les plus essentiels, et le premier de tous, l’inviolabilité de la personne humaine ? Ces libertés, il s’agissait de les conquérir, non plus par les poignards et les bombes, mais par l’alliance des libéraux. Le parti de la révolution était ainsi menacé de perdre son esprit agressif et militant ; mais il allait renaître grâce aux théoriciens marxistes, formés à l’école de la social-démocratie allemande.

Le marxisme, c’est le darwinisme appliqué à l’histoire des sociétés humaines. La lutte des espèces s’y transforme en lutte de classes, en vue de la satisfaction des besoins matériels. Cette lutte est déterminée par le mode de production qui crée des classes antagonistes. La classe qui dispose de la plus grande puissance économique s’empare du pouvoir, et impose sa domination aux autres classes jusqu’à ce qu’un nouveau mode de production vienne rompre cette stabilité. C’est ainsi que le machinisme a détruit en Europe la société féodale et créé la bourgeoisie capitaliste. Mais la grande industrie, en se développant, déracine, enrégimente le prolétariat. L’organisation démocratique de la société, conséquence nécessaire du régime industriel, permettra aux ouvriers de conquérir les pouvoirs publics, et d’exproprier d’abord politiquement, puis socialement la bourgeoisie, de même que celle-ci a exproprié la noblesse. Le marxisme se réduit donc à une prévision fondée sur une façon d’interpréter les forces agissantes dans l’histoire ; il dictera une tactique déterminée par cette conception même.

Les marxistes critiquaient les mouvemens précédens à la lumière de leur doctrine. Les terroristes, jacobins, adeptes du blanquisme, s’imaginaient qu’une poignée d’hommes qui réussissent à se rendre maîtres du gouvernement par un coup de force, peuvent donnera la société la forme chère à leur cœur. Cette illusion, Engels l’avait détruite dans sa polémique contre Dühring. Le terrorisme était la lutte d’idéologues, de prolétaires intellectuels, de déclassés, contre le tsarisme. Cette lutte devait nécessairement se produire, étant données les circonstances de la Russie, mais son échec était non moins fatal, car ces déclassés n’avaient aucune classe derrière eux. Or, un parti sans classes, c’est un esprit sans matière. Marx a établi que la lutte de classe est le levier du développement social, et la lutte de classes une lutte politique pour la conquête de l’Etat ; il prouvait aussi que la lutte de classes, et les possibilités de cette lutte dépendent du développement économique, de la composition économique de la société, et de ses modes de production.

Tout à l’opposé des terroristes, les populistes avaient ajourné la lutte politique, parce qu’ils considéraient le facteur économique comme essentiel. Ils avaient exercé leur propagande parmi la classe paysanne qui forme, en Russie, l’immense majorité, et qui est toujours en lutte sourde avec la noblesse terrienne. Ils croyaient qu’il suffirait de changer la mentalité du moujik, de le délivrer de la superstition chrétienne et tsariste pour opérer la révolution sociale ; ils étaient persuadés que l’Obchtchina, institution séculaire, pourrait servir de point de départ au développement communiste : la communauté des champs et la petite industrie à domicile ne séparent pas en effet le producteur des moyens de production et semblent échapper ainsi à l’action du capitalisme. Mais la méthode d’observation scientifique, inhérente au marxisme, ruinait cette erreur qu’avaient partagée, en une certaine mesure, Marx et Engels. Axelrod, dès 1880, ne voit dans l’Obchtchina qu’une institution du passé, non de l’avenir. Sans doute la Communauté agraire avait existé partout en Europe, mais pour disparaître devant des formes supérieures de production. L’Obchtchina ne s’est maintenue en Russie que parce qu’elle est devenue un instrument de la politique fiscale moscovite, unie aux conditions d’une agriculture arriérée. Sa décadence est certaine. Elle ne peut satisfaire aux exigences d’une production du sol plus intensive, et elle ne protège pas la population paysanne contre l’expropriation fatale. Au sein même de la communauté agraire, une minorité d’exploiteurs, d’usuriers (Koulaki), constitue les élémens d’une petite bourgeoisie naissante, contre une majorité d’exploités. Comme l’ouvrier des villes, quoique plus lentement, le paysan russe est voué à la prolétarisation. Faire de la propagande dans le sens des populistes, des partisans du partage noir, c’est s’attacher à une chose qui doit périr, c’est rouler le rocher de Sisyphe. La terre paysanne, cultivée en commun, doit passer par la phase île la propriété individuelle avant d’être nationalisée au profit exclusif de ceux qui la cultivent. Un des points essentiels du marxisme, c’est qu’on ne peut brûler les étapes déterminées par le développement économique.

Après cette double critique du terrorisme blanquiste et du populisme proudhonien, les marxistes constataient que la Russie, jusque-là exclusivement agraire, entre dans l’ère capitaliste. Les capitaux attirés de l’étranger, les bras à bon marché, l’exploitation des mines de fer et de charbon, la construction des voies ferrées, poussée bientôt à travers l’Asie avec une activité dévorante, afin de servir les visées de l’impérialisme, témoignent d’une fièvre industrielle qui n’est dépassée que par les États-Unis et l’Allemagne. La population urbaine croît en proportion. En 1843, il n’existait dans l’Empire que trois villes de plus de cent mille âmes. En peu d’années, Lodz passera de 113.000 à 315.000 habitans (1897) ; Rostof sur Don, de 79.000 à 149.000 ; Bakou, de 46.000 à 112.000. Les moujiks attirés dans les usines forment des masses prolétariennes. En 1866, il y avait 820.000 ouvriers de fabrique ; en 1889, ils étaient au nombre de 1.777.000. Ils atteindront bientôt trois millions. C’est encore peu, dira-t-on, en proportion de 90 millions de paysans : la concentration supplée à la faiblesse relative du nombre. La production industrielle et capitaliste suscite de nouvelles classes destinées à modifier du tout au tout la constitution politique. Une autocratie patriarcale et à demi-sacerdotale pouvait convenir à une population ignorante et superstitieuse, vouée à des procédés d’agriculture primitifs. Le mode de production industriel tend à démocratiser, à laïciser la société, et, par voie de conséquence forcée, le gouvernement lui-même.

D’une part, en effet, la grande industrie capitaliste crée un tiers État riche et puissant. Il n’est pas besoin d’être grand clerc en histoire pour constater que le tiers État, s’il est tout économiquement et s’il n’est rien politiquement, n’accepte pas longtemps cette situation inférieure. Ses intérêts exigent qu’en matière de finances, de fiscalité, il puisse exercer un contrôle sur la gestion des affaires publiques. La libre concurrence propre au régime capitaliste, exige que les individus aient les coudées franches : la bureaucratie devient une gêne et ne saurait se spécialiser dans la mesure où la société devient plus complexe. La direction des grandes entreprises appelle un nombreux personnel de techniciens qui renforce les carrières libérales et agrandit les cadres d’une démocratie bourgeoise.

Le développement capitaliste crée, d’autre part, le prolétariat industriel indispensable à la production et à l’accumulation des richesses, obligé, pour défendre contre la bourgeoisie ses intérêts économiques, d’arracher à l’autocratie des droits politiques, jusqu’à ce qu’il devienne assez puissant pour briser tous les obstacles qui s’opposent à son émancipation.

La transformation des moyens de production est donc appelée à bouleverser les fondemens économiques et sociaux du tsarisme, en rapprochant l’État des formes de la vie occidentale. Loin de maudire, comme les populistes, l’avènement du capitalisme, parce qu’en fortifiant la bourgeoisie il retarde la Révolution, les marxistes bénissent le capitalisme qui travaille au contraire pour la révolution en transformant le moujik apathique et dévot en ouvrier rebelle. La bourgeoisie s’enrichit en prolétarisant les masses ; elle accroît chaque jour l’armée de ses fossoyeurs. Plus elle s’enrichira, plus l’expropriation sera fructueuse.

Dès lors, la tactique socialiste est toute tracée. Le rôle des intellectuels doit se borner à donner à la classe ouvrière conscience de cette évolution, à lui faire comprendre l’irréductible antagonisme de ses intérêts en face de ceux de l’autocratie et de la classe capitaliste, à lui inculquer en un mot la notion de la lutte de classe économique et politique, économique contre les patrons, afin d’obtenir, avec moins de travail, de meilleurs salaires, — politique contre l’État pour la protection du travail, la liberté d’action et le droit de vote.

Telles étaient les idées qu’enseignaient, de l’étranger, à la nouvelle génération, à partir de 1883, Plekhanof, Axelrod, Vera Zassoulilch. Rapporteur au Congrès international de Paris en 1889, Plekhanof résumait en ces termes les idées que nous venons d’exposer :


« Le vieux système économique est ébranlé. La communauté agraire que les précédens socialistes ont célébrée, et qui est maintenant un des appuis de l’absolutisme russe, devient entre les mains de la bourgeoisie de plus en plus un moyen d’exploitation du paysan. Les pauvres émigrent dans les villes et, les centres industriels. La fabrique russe ruine l’industrie à domicile, jadis florissante. Le gouvernement se voit, à cause des besoins du Trésor, forcé de protéger la production capitaliste et mine le sol sous ses pieds. Et nous, socialistes, nous en sommes satisfaits. Le prolétariat qui se forme sur les ruines du communisme agraire anéantira l’absolutisme. La Russie révolutionnaire n’a rien pu contre l’absolutisme parce qu’elle est séparée de la masse du peuple. Le mouvement révolutionnaire russe ne triomphera que comme mouvement ouvrier.


Si l’essor de l’industrie semblait apporter une confirmation éclatante à ces données du marxisme, des raisons psychologiques achevaient de les rendre attrayantes à la génération nouvelle. Seule, la doctrine de Marx révélait la cause du double échec essuyé par l’apostolat populiste et l’héroïsme terroriste. Le marxisme opposait la science à l’utopie ; il prouvait que des forces historiques inéluctables travaillent en quelque sorte mécaniquement à la révolution sociale. Dès lors, on était délivré des doutes, des hésitations, des déceptions profondes causés par la faiblesse des efforts individuels pour tirer les masses paysannes de leur apathie et changer le cours de l’histoire. Du haut de son infaillibilité, le marxiste impeccable, fataliste comme un mahométan, orgueilleux comme un calviniste, jetait un regard de pitié sur les disciples attardés de Proudhon et de Blanqui, ne tolérait aucune dissidence et foudroyait l’hérésie.


VIII. — LE MOUVEMENT OUVRIER

« Aller au peuple » signifiait désormais répandre dans les usines le redoutable cri de guerre « la lutte de classes. »

Les intellectuels voués à ce nouvel apostolat formèrent d’abord de petits cercles d’études secrets et exercèrent une propagande d’homme à homme. Ils se rattachaient au groupe l’Émancipation du Travail, fondé en Suisse par Plekhanof, groupe de propagande littéraire, d’éditions, de brochures. Quelques centaines d’ouvriers fêtèrent secrètement à Pétersbourg, en 1891, le 1er Mai, décrété par le Congrès International de Paris en 1889. Des discours furent prononcés sur la journée de huit heures, symbole d’affranchissement, et sur la nécessité d’obtenir des libertés politiques.

Cependant la tâche de transformer en socialistes consciens des ouvriers pris isolément semblait au début une œuvre aussi ingrate que jadis celle d’éclairer les moujiks. Mais on fit bientôt la découverte de l’action des grèves sur les travailleurs non éduqués. Ceux-ci, dans leurs premières révoltes, s’attaquaient à la propriété des employeurs, brisaient les machines comme les ouvriers anglais au temps du chartisme. Ces troubles étaient sévèrement réprimés, on emprisonnait les grévistes, on les reléguait dans leurs villages, on expédiait les meneurs en Sibérie. Très prudens dans leur propagande, les social-démocrates recommandaient d’éviter les conflits avec la force armée. Plus les grèves deviendront nombreuses, plus il sera malaisé de sévir.

Au lieu donc de prêcher leurs savantes théories, les marxistes, dans leurs brochures et leur enseignement oral, engageaient les ouvriers à revendiquer une journée de travail plus courte, des salaires plus élevés, la suppression des amendes, des garanties contre l’arbitraire des contremaîtres. Ils leur rendaient ainsi visible la communauté des intérêts du travail contre les patrons, la nécessité de l’esprit de corps. Sans attaquer directement le pouvoir, ils faisaient sentir aux ouvriers la nécessité d’obtenir le droit de se coaliser, et tout d’abord de se réunir, de délibérer en commun sur leurs intérêts les plus pressans.

Cette propagande se poursuivit d’abord sans manifestation extérieure. En 1894, il y eut des troubles dans différentes fabriques de Pétersbourg. Les social-démocrates manœuvraient dans la coulisse. En 1896, 30.000 tisserands se mettaient en grève : jusque-là silencieuses, les masses prolétariennes élèvent la voix. Elles ne font que répéter la leçon des social-démocrates qui, pour la première fois, prennent contact avec elles ; l’Union de combat pour l’émancipation des travailleurs avait dressé la liste de leurs exigences. Bientôt les grèves s’enflent et se multiplient. Celles de 1896 atteignent trente-cinq gouvernemens et ont pour résultat la loi de 1897 qui limite la journée de travail à 11 h. 1/2. Les ouvriers reconnaissent dès lors dans les socialistes des guides qui procurent des avantages solides et palpables.

A mesure que le mouvement s’amplifiait, des divergences de tactique séparaient les social-démocrates. Un Congrès clandestin, réuni en 1898, où fut fondé le parti social-démocrate russe, cherchait à établir un lien entre les groupes de Pétersbourg, Moscou, Ivief, Ekaterinoslav. Bientôt les économistes s’opposaient aux politiques.

Quelques théoriciens de l’économisme, qui s’adonnaient en Russie à la littérature permise, se réclamaient de Bernstein, dont les brochures étaient autorisées par la censure. Mais les économistes d’action, auxquels leurs adversaires reprochaient de négliger la propagande de la révolution sociale, parce qu’ils recommandaient aux ouvriers la poursuite légale d’avantages matériels, estimaient au contraire qu’ils employaient la méthode la plus sûre pour les amener aux idées de liberté politique et de socialisme : Plekhanof devait plus tard le reconnaître. Mais, à cette date, il y avait, au sein du nouveau parti, lutte d’influence entre l’élément doctrinaire intellectuel, et l’élément prolétarien : les ouvriers réclamaient vainement leur admission dans le comité directeur.

Une Conférence, réunie en 1900 à l’étranger, ne réussit pas à établir la concorde entre économistes et orthodoxes. L’influence des deux écoles alternait selon les circonstances. Les économistes étaient en faveur dans les temps calmes et prospères. Dans les crises de chômage et les périodes orageuses, les orthodoxes reprenaient l’avantage.

Une vingtaine de grèves éclatèrent en 1901. Celle des usines Obloutchef, dont l’Empereur est propriétaire, prit le caractère d’une émeute politique. Les troubles de Rostof sur Don, en 1902, nous font assister à l’application successive des deux méthodes. Les premiers jours, sous la direction de l’ouvrier Stavsky, les revendications ouvrières gardent un caractère purement économique. Le troisième jour, dans une réunion, un intellectuel, Bragine, parle irrévérencieusement du tsar et soulève des protestations dans l’auditoire. Au bout de cinq jours, des milliers d’ouvriers vocifèrent : « A bas le tsar ! » En 1902, les démonstrations du 1er mai à Batoum, à Nidjni Novgorod suscitèrent des procès politiques. Dans un de ces procès, un ouvrier de vingt ans, Salomof, prononça un discours émouvant qui servit à la propagande et qui révélait la supériorité des nouvelles recrues. La grève générale de 1903 s’étendait comme un incendie dans tout le sud de la Russie, à Bakou, Batoum, Tiflis, Odessa, Kief, et comprenait 240.000 adhérens. Le courant politique, anti-gouvernemental, menaçait de devenir un torrent précipité.

La perspective d’une révolution prochaine avivait les rivalités et les querelles entre de nouvelles sectes, les fédéralistes dirigés par Axelrod et Martof ; et les centralistes jacobins, disciples de Lénine. Au Congrès de 1903, les deux partis se disputèrent la direction du journal l’Iskra, l’Etincelle, l’organe officiel du marxisme, conjointement avec la revue Zaria, l’Aurore.

Pour les « martovistes » comme pour les économistes, l’essentiel c’est le développement des associations ouvrières. Ils réclament une certaine autonomie des groupes, au sein du parti. Ils estiment qu’une révolution bourgeoise s’accomplira en Russie et ils admettent l’éventualité d’une action parallèle avec les démocrates bourgeois, mais non une participation au pouvoir, question que le « cas Millerand » avait mise à la mode dans le monde socialiste. Il s’agissait, en un mot, de soutenir la démocratie bourgeoise, et surtout de la forcer à radicaliser ses revendications, selon le conseil donné jadis dans le Manifeste communiste, par Marx et Engels. En un mot, Martof se rangeait à l’opinion que la révolution bourgeoise devait nécessairement précéder la révolution prolétarienne, et que cette prévision devait dicter l’organisation et la tactique socialistes.

Lénine, au contraire, donne au marxisme une tournure jacobine. Pour lui, le parti, composé de révolutionnaires professionnels, devait être une organisation au-dessus et en dehors de la classe ouvrière. Il se méfiait de l’action autonome et surtout de l’action économique du prolétariat. — Au point de vue de la tactique, il mettait toutes ses espérances dans l’insurrection armée, préparée par la formation des groupes de combat et l’acquisition des armes. — Le programme agraire voté, au Congrès de 1903, sous la dictée de Lénine, rejetait toute espèce d’expropriation en dehors de celle des enclaves qui traversent les terres paysannes. Il jugeait inadmissible, au point de vue marxiste, l’accroissement de la petite propriété paysanne, ce qui selon lui devrait forcément ralentir l’évolution capitaliste. (Depuis, Lénine s’est rallié à la confiscation de toutes les terres au profit des paysans.)

Plekbanof, assisté de Bebel pris comme arbitre, chercha vainement à rétablir l’entente entre léninistes et martovistes, entre les tendances autonomistes et économistes de Martof et l’antimarxisme de Lénine. Plekbanof se rapprochait de la minorité, des partisans de Martof, plus démocrates que les léninistes, au point de vue de l’organisation, et plus prolétariens au point de vue de la tactique, et qui avaient des affinités avec l’ancien économisme[5]. Les questions de nationalité et de race achevaient de multiplier les groupes et d’augmenter les divisions. Par suite de sa politique d’unification et de russification à outrance, en Finlande, dont la constitution était supprimée (1899), en Pologne, au Caucase, l’autocratie était entourée d’un cercle de malédictions. Les persécutés sympathisaient avec les tendances extrêmes. De nombreux groupes socialistes s’organisèrent chez les Arméniens, les Finlandais, les Lithuaniens, les Polonais, dès 1894, deux ans après la grande grève de Lodz. Le Bound juif qui ne voulait consentir à rester dans le parti que sous forme fédérative, en gardant son autonomie, se mit, au Congrès de 1903, à la tête des dissidens.

Les juifs, si actifs et si répandus dans le socialisme international, fournissent, en Russie, au mouvement révolutionnaire un appoint considérable. Le tsarisme ne compte pas de plus dangereux ennemis, et on ne peut méconnaître que le gouvernement doit être rendu, en une grande mesure, responsable de cette haine sauvage des masses juives confinées et resserrées dans les provinces du sud et de l’ouest. Les juifs possèdent, en Russie, toute liberté pour leur religion et pour leurs écoles. Depuis les troubles de 1881, ils ont été soumis à des vexations sans nombre, voire à des massacres périodiques, dont le plus atroce fut celui de Kichinief (1903), sous l’œil bienveillant de la police. Les prolétaires juifs qui peuplent par centaines de mille les fabriques de Pologne et de la Russie du sud, parias entre les parias, voués au double supplice de la misère et de l’abjection qui commence à leur naissance et finit à leur mort, n’ont rien à perdre et ont tout à gagner au renversement de l’ordre établi. Les intellectuels marxistes, fixés dans la zone, n’éprouvèrent aucune peine à les enrôler sous le drapeau de la révolution sociale.

Vilna, la Jérusalem russe, fut le premier foyer de cette propagande qui gagna bientôt Homel, Minsk, Lodz. À la fin de 1897, était fondée l’Union des Ouvriers juifs de Pologne et de Lithuanie, connue sous le nom de Bound. Formé d’élémens qui, par la race, la langue spéciale (le jargon parlé par les juifs en Russie), l’éducation, la situation économique tendent à la plus étroite solidarité, le Bound a surpassé en peu de temps toutes les autres organisations. Il comptait, en 1904, 36.900 membres. Il possède des correspondans dans les grandes capitales de l’Europe ; ses ressources financières sont importantes. Ses imprimeries secrètes répandent des journaux et des brochures à un nombre considérable d’exemplaires.

Le Bound n’a rien de commun avec les associations cultuelles israélites formées dans tous les pays. Les six millions de juifs établis en Russie ne forment pas un seul bloc. Le Bound combat la haute société juive qui, en Russie comme ailleurs, est assimilée ou assimilable ; il fait une guerre acharnée au sionisme de la moyenne et de la petite bourgeoisie juive. Partant de cette conviction que l’antisémitisme des Slaves est indéracinable, les sionistes se considèrent en Russie comme des étrangers ; ils aspirent à fonder ailleurs un nouveau royaume de Palestine ; ils déclaraient donc se désintéresser de la politique et ne manifestaient point d’hostilité au gouvernement ; Les social-démocrates du Bound envahirent, en 1900, la synagogue d’Odessa au moment des prières pour le tsar et huèrent les assistans. Ils revendiquent les droits de citoyens russes et visent, comme les autres socialistes, à une république fondée sur le suffrage universel. Ils sont acquis à tous les genres d’action révolutionnaire. Cependant leur quatrième Congrès, en 1901, se prononçait pour l’éducation des masses contre l’action terroriste où quelques juifs, tels que Goldenberg qui se tua dans sa prison, après avoir dénoncé ses complices, Jessa Helfmann la régicide, se signalèrent jadis. Des juifs se rencontrent d’ailleurs dans toutes les organisations socialistes en qualité de principaux théoriciens ou de militans.


IX. — LES SOCIALISTES RÉVOLUTIONNAIRES

Le parti terroriste n’avait pour ainsi dire plus donné signe de vie de 1884 à 1894. À cette dernière date, quelques émissaires venus de Suisse et de Paris entreprirent de ressusciter la Narodnaïa Volia. Ils choisirent l’étiquette de socialistes révolutionnaires en opposition aux social-démocrates de l’école allemande. Ceux-ci ouvrirent aussitôt contre ces revenans le feu de la grosse artillerie marxiste. Ils les traitèrent de chevaliers du poignard, de romantiques, d’illuminés, de phraseurs dont l’enthousiasme ignorant prétendait changer le cours de l’histoire, franchir d’un bond la période capitaliste et se servir du moujik comme agent de révolution sociale.

Les nouveaux terroristes ripostaient à leurs adversaires que la doctrine inspirée à Marx par le spectacle du développement industriel en Angleterre, vient se briser, en Russie, à recueil de la question agraire. Que pèsent trois millions d’ouvriers industriels en présence de quatre-vingt-dix millions de paysans ? Quelle solution, quels remèdes apportent les marxistes à ces masses affamées ? l’affranchissement des anciennes dettes de rachat, l’adjonction à leurs terres des lots refusés lors de l’émancipation, quelques exigences démocratiques : et, de l’aveu même des marxistes, ce programme agraire n’est qu’un palliatif ; rien, d’après eux, ne peut sauver la majorité des paysans de l’exploitation des usuriers de village et de la ruine. En vertu de la théorie des étapes, il faut, de toute nécessité, que le communisme suranné de l’Obchtchina disparaisse, que le paysan soit exproprié par la bourgeoisie pour arriver au collectivisme et à la délivrance finale. Le marxisme conséquent devrait donc pousser à la roue, faire cause commune avec l’usurier, le bourgeois de campagne. En conséquence, les socialistes révolutionnaires jetaient aux marxistes l’épithète infamante de conservateurs que les marxistes prodiguaient aux économistes. Les nouveaux terroristes se proclamaient les seuls révolutionnaires, les vrais, les purs.

Ils accordaient cependant aux marxistes qu’une poignée de braves ne saurait suffire, comme l’avaient cru les anciens terroristes, à renverser l’ordre existant, qu’il faut s’appuyer sur le peuple. Mais le peuple ; pour les marxistes, c’est l’infime minorité des ouvriers industriels, considérée comme l’élite privilégiée, investie de la mission de changer le monde ; pour les terroristes nouveau style, le peuple c’est la nation entière, et la population paysanne au premier rang. Ils combinent le terrorisme et le populisme ; ils reprennent la propagande agraire dans de bien meilleures conditions qu’autrefois ; la mentalité paysanne est en voie de transformation ; les paysans ont éprouvé l’horrible famine de 1891-1892 ; nombre d’ouvriers des villes reviennent périodiquement aux champs et y apportent un esprit rebelle. Les socialistes révolutionnaires fondent des confréries dans les villages avec le mot d’ordre de boycotter les propriétaires, les Koulaki. Ils organisent des ligues agraires.

L’importance des ouvriers de fabrique et l’action des grèves n’échappent pas non plus aux terroristes. Tandis que les marxistes travaillent à organiser, à discipliner les classes ouvrières, et n’admettent la violence que par exception, les terroristes cherchent à transformer les grèves en émeutes, à les généraliser ; ils songent à préparer des conjurations militaires. Enfin, le combat individuel, l’assassinat politique, les bombes, sont destinés, non plus comme en 1880, à remplacer le combat des masses, mais à le fortifier.

En dépit de ces polémiques, les divergences qui séparaient les sectes socialistes étaient moins accusées que précédemment. Il y avait entre elles rivalité, mais émulation ardente et division du travail. Les circonstances générales favorisaient au plus haut point cette renaissance révolutionnaire. Le mécontentement gagnait toutes les classes. Dans la fièvre des entreprises, les crises industrielles et agricoles se succédaient à courts intervalles. Le gouvernement entretenait un autre genre de fléau, la famine intellectuelle. L’enseignement des Universités était abaissé, les cabinets de lecture étaient expurgés. Le gouvernement faisait pour ainsi dire défense à chacun de penser et de croire à autre chose qu’au dogme officiel du tsarisme. Le procureur du Saint-Synode, Pobedonostsef travaillait de la sorte à réaliser, dans cet empire immense, le rêve d’unité d’un Ronald et d’un de Maistre, rêve grandiose et irréalisable, car la loi qui domine les sociétés modernes conduit au contraire à une complexité, à une différenciation toujours croissantes. Cette discipline de fer, analogue à celle d’une armée en marche, visait sans doute à la grandeur nationale ; et, de fait, jamais la diplomatie russe n’avait célébré de plus grands triomphes. Fille était l’arbitre de l’Europe, elle marchait à pas de géans vers la conquête de l’Asie. Mais fallait-il donc asservir le peuple russe pour le mieux préparer à dominer les nations ? Et quel contraste entre la politique extérieure et intérieure ! Dans les petits états des Balkans, la Russie se montrait la gardienne jalouse des libertés constitutionnelles. La Marseillaise retentissait à Pétersbourg en l’honneur du Président de la République française. Nicolas II décorait M. Millerand que la troisième section, s’il eût été sujet moscovite, eût expédié dans les mines sibériennes sinon fait suspendre au gibet.

Le roman russe exprime d’une façon poignante la désaffection, la plainte profonde, la révolte causée par ce despotisme écrasant, par cette absence totale de vie publique. Le nihilisme politique de Tolstoï, sa négation de l’État auquel la conscience défend d’obéir, égale celui de Bakounine, bien qu’il se recouvre du voile de la mansuétude chrétienne. Gorki n’a de sympathie que pour les vagabonds, les criminels en hostilité permanente contre l’ordre existant. Tchekhof est le peintre populaire des illusions perdues et l’ennui de vivre[6].

C’est surtout la jeunesse des écoles qui se cabre contre ce système et qui contribuera à l’anéantir, a Mettez, disait de Maistre, un désir russe sous une citadelle, il la fera sauter. » Le nombre des militans intellectuels ne cesse de s’accroître : sous le fouet des cosaques, les étudians s’insurgent, et pour la première fois, en 1899, la populace, qui jusqu’alors aidait volontiers la police à les brutaliser, prend parti pour eux. Les troubles de 1901, suscités par la suppression des franchises universitaires, trouvent un écho dans les masses ouvrières : les ouvriers se joignent aux démonstrations d’étudians à Moscou, à Kief, à Karkof.

Au milieu de conjonctures si propices à leur action, les socialistes révolutionnaires tiennent deux Congrès en Russie, en 1898 et en 1901, malgré la vigilance de la police. Ils expriment, dans un manifeste, la nécessité de renverser l’autocratie, d’obtenir par tous les moyens une assemblée nationale qui réorganise l’Etat d’après le principe fédératif et le Self-government local. Ils fondent une organisation de combat.

L’assassinat du ministre de l’instruction publique Bogoliépof par l’étudiant Karpovitch (février 1901), donnait le signal des hostilités et eut le même retentissement que le coup de pistolet de Véra Zassoulitch en 1878. Karpovitch n’était pas socialiste révolutionnaire : son acte criminel fut une simple réponse aux violences ordonnées contre ses camarades. Deux semaines après Karpovitch, Lagovski lirait sur Pobedonoslsef à travers une fenêtre et le manquait. En avril 1902, le ministre de l’intérieur Sipiaguine était tué par Balmachef, fils d’un exilé politique. C’était folie et absurdité de s’en prendre au malheureux Sipiaguine lorsqu’il voulait donner aux Zemstvos des mouvemens plus libres. Sa démission prochaine était connue, dit-on, du meurtrier et de ses complices ; ils frappaient impitoyablement en lui le représentant du régime. Avec Balmachef, qui n’avait fait qu’exécuter la sentence du parti socialiste révolutionnaire, recommence l’épidémie de meurtres systématiques dont on ne peut prévoir la fin.


X. — LE SOCIALISME POLICIER

Le successeur de Sipiaguine, Plehve, mesurait le danger ; il était résolu à y parer. Une grande révolte paysanne avait éclaté en 1902 dans les gouvernemens de Kharkof et de Poltava ; il envoyait quarante-trois mille agens surveiller les villages. Les étudians étaient soumis à une pénalité draconnienne, on brisait la carrière des rebelles en les versant dans l’armée, transformée en pénitencier. Le nombre des accusés politiques s’élevait de 919 en 1894, à 5.590 en 1903. Cependant Plehve comprenait qu’on ne pouvait régner uniquement par la force, revenir au despotisme pur et simple de Nicolas Ier. Il se rapprochait de la méthode de Napoléon III, de Bismarck : gouverner avec autorité et empêcher que le combat pour les intérêts matériels ne devienne une lutte pour les intérêts politiques : en conséquence, donner satisfaction aux classes paysannes et ouvrières, afin de les détacher des classes libérales et des partis révolutionnaires. C’est dans ce même but qu’avaient été fondées les banques rurales, qu’avait été ébauchée, dès 1880, la législation de fabrique. Avant Plehve on avait eu l’idée de combattre le socialisme ouvrier par le socialisme d’État ; en 1898-1899, le chef de police Zoubatof et l’ancien terroriste Tikhomirof, avaient organisé à Moscou des cercles ouvriers, des mutualités en contrefaçon des syndicats non autorisés. Un docteur Chaïevitch, fondait de même des sociétés d’ouvriers juifs indépendans pour combattre l’action du Bound. Tous ces jaunes étaient violemment attaqués dans l’Iskra de Genève. Zoubatof commit la faute de se servir des employés des cercles ouvriers comme agens et comme espions ; cette erreur le discrédita. Les chefs d’industrie, de leur côté, se plaignaient amèrement des exigences auxquelles les zoubatovistes poussaient les ouvriers. Un mouvement gréviste éclatait pendant l’été de 1902 dans la Russie méridionale, sous l’inspiration des agens de Zoubatof, ce qui causa leur disgrâce et fit goûter à Chaïevitch et à quelques autres les douceurs de la Sibérie. Les deux ministres, Plehve favorable aux ouvriers, et Witte défenseur des intérêts patronaux, étaient en conflit. L’expérience de Moscou prit fin. Plehve, le 28 juillet 1904, tomba sous la bombe de l’ancien étudiant Sazonof, exécuteur de l’organisation du combat, qui avait dressé contre ce ministre un acte d’accusation, une sentence motivée.

Une entreprise analogue à celle de Zoubatof avait été tentée avec plus de succès à Pétersbourg par un jeune pope, Gapone, fils de paysans petits russiens, et aumônier des prisons. Gapone s’était attaché à fonder des unions ouvrières de chrétiens sociaux, approuvées par la police et bénies, en 1904, par l’archevêque de Pétersbourg. Plus ces ouvriers organisés devinrent nombreux, plus ils se montrèrent exigeans, si bien que les patrons cherchaient à s’en débarrasser. Telle fut l’origine de la grève des usines Poutilof, le 15 janvier 1905, qui devint presque aussitôt une grève politique, et gagna les faubourgs ouvriers.

La guerre russo-japonaise (février 1904) avait donné un élan considérable à la propagande antigouvernementale. Les échecs répétés causaient nue déception générale ; ce que l’on racontait des vols et des désordres dans l’administration de l’armée passait le croyable. L’autocratie perdait sa seule raison d’être et conduisait à des désastres. Le chômage, les mobilisations attisaient l’effervescence populaire. De sanglans combats des rues commençaient à se livrer dans les grandes villes. Le prince Sviatopolk Mirski, auquel le Tsar avait confié le pouvoir après Plehve, était le fervent adepte d’une politique réformiste. Il avait autorisé, en décembre, le Congrès des Zieinstvos qui avait formulé une déclaration des droits et demandé une représentation nationale. Le Tsar, par l’oukase du 25 décembre, faisait une première concession en promettant de soumettre la bureaucratie à la loi, d’organiser la légalité. Les exigences des libéraux démocrates et des socialistes révolutionnaires allaient bien au-delà. Dans une conférence convoquée à Paris en 1904, ils proclamaient la nécessité d’un gouvernement constitutionnel fondé sur le suffrage universel. C’est ce programme que devait présenter au Tsar Gapone, bientôt passé à l’opposition radicale, et grisé par son rôle de tribun du peuple.

Une procession gigantesque, organisée le 22 janvier, se dirigeait vers le Palais d’Hiver, escortant Gapone, sous son costume de prêtre, entouré de porteurs d’icônes, armé de la pétition des ouvriers rédigée par lui. Dans un langage sombre et menaçant, il dépeignait le peuple misérable, foulé aux pieds : il sommait le Tsar d’abattre le mur qui le séparait de son peuple, il jetait l’anathème de l’Église sur la guerre comme eût pu le faire un disciple de Tolstoï. Des feux de salve répondirent aux sommations de Gapone ; mais il donnait le branle à la révolution, et ouvrait l’année terrible.

J. Bourdeau.

  1. La bibliographie des partis révolutionnaires russes, de 1825 à 1905, est si considérable et si dispersée, qu’elle remplirait des pages. Nous nous bornerons à rappeler le livre de Thun, Geschichte des Revolutionaeren Bewegungen in Russland, 1883, et les études de M. Anatole Leroy-Beaulieu, publiées ici-même, de 1873 à 1882, et réunies depuis sous le titre L’Empire des Tsars ; Hachette, 1883. Sur l’ensemble du mouvement il est indispensable de consulter la revue marxiste la Neue Zeit, de 1883 à 1906, en particulier les articles de B. Kritchevsky, Plekhanof et Axelrod ; et le Mouvement socialiste (1901, t. II, art. d’Obroutchof). Le livre de P. Milyoukof Russia and its Crisis, Chicago, 1905, nous a été le guide le plus sûr, ainsi que l’ouvrage de Mackenzie Wallace, Russia, 2e édition, Londres 1905.
  2. Nous employons le terme Obchtchina de préférence au mot Mir, pour designer la commune rurale : Mir n’indique nullement, en soi, la propriété communautaire.
  3. Th. Kirkup, A history of Socialism, Londres, 1892, Black.
  4. Un roman nihiliste : Que faire ? de M. Tchernychevski, dans la Revue du 15 octobre 1876.
  5. Un jeune polémiste de talent, M. Struve, avait engagé, en 1894, une polémique de métaphysique sociologique avec Plekhanof. Marxiste au début, M. Struve était devenu libéral néo-kantien et il croyait, avec Sombart, que les classes bourgeoises et prolétariennes ont une mission propre ; qu’elles répondent également à des nécessités sociales et sont destinées à subsister côte à côte et non à s’entre-dévorer. La civilisation multiplie les classes au lieu de les simplifier jusqu’à l’abolition comme le prétend Karl Marx. M. Struve, éditeur de la revue Oswobojrieniè (Délivrance), organe des libéraux, des démocrates et des socialistes à tendances populistes, excommuniés par les marxistes orthodoxes, est devenu un des théoriciens du parti démocrate constitutionnel.
  6. Voir dans la Revue les études de M. E. M. de Vogüé, publiées en 1884 et 1885, réunies sous ce titre : le Roman russe. Paris, Hachette, 1886.