Le Trombinoscope/Ledru-Rollin

Le Trombinoscope1 (p. 155-158).

LEDRU-ROLLIN, alexandre-auguste, avocat, homme politique célèbre, et plus tard illustre lâcheur français, né à Paris le 2 février 1807. — Il commença à se mettre en évidence après l’insurrection de 1832, en publiant un mémoire contre l’état de siége. Il l’éreinta tellement que l’état de siége fut six mois de plus sans pouvoir se lever. On sait, d’ailleurs, qu’en général les états de siége ont cette vertu, rare chez les convalescents : ils ne commettent jamais l’imprudence de se lever trop tôt. — M. Ledru-Rollin défendit ensuite devant les tribunaux plusieurs feuilles de l’opposition, entre autres : le Journal du Peuple et le Charivari, et se livra à de nombreux travaux de jurisprudence. — En 1838, il acheta la charge de M. Dalloz a la Cour de cassation et la pava fort cher quoiqu’elle n’eût pas paru dans l’Éclipse. — En 1839, il se présenta comme candidat à la députation à Saint-Valery-sur-Somme, où il échoua de 11 voix, parce qu’il s’était refusé à adoucir certains angles de sa profession de foi démocratique. Il lui avait semblé, dans son innocence, qu’un candidat ne doit promettre à ses électeurs que ce qu’il est dans l’intention de tenir ; et M. Odilon Barrot, qui le patronait en cette circonstance, lui aurait dit a ce propos : Mon cher, quand l’on est si honnête que ça… on se fait garçon de recettes a la Banque. Deux ans plus tard, il se présenta comme candidat ouvertement républicain au Mans, où il passa a l’unanimité moins trois voix, ce qui permit de connaître au juste le nombre des abonnés du Constitutionnel dans cette localité. — Les discours qu’il avait prononcés, pendant la période électorale, avaient produit sur le gouvernement de Louis-Philippe l’effet que peut légitimement ressentir un homme ordinaire en voyant une centaine de guêpes faire leur nid dans son nez… Le gouvernement ordonna des poursuites contre le nouveau député ; mais, se défiant du jury de la Sarthe, il le traduisit devant la cour d’assises d’Angers, qui condamne M. Ledru-Rollin à quatre mois de prison et à 3,000 francs d’amende ; ce qui prouve une fois de plus que, de même qu’il pleut à verse à trente pas d’un endroit où il ne pleut pas du tout, on peut être condamné à mort à soixante mètres d’un tribunal qui vous eût acquitté. Le gouvernement de Louis-Philippe, comme tous les autres d’ailleurs, avait le nez de bien choisir les juges qui n’étaient pas au coin du quai. Il n’y a qu’un cas ou les gouvernements sont embarrassés par le choix du jury auquel ils doivent recommander leurs accusés, c’est quand tous les jurys semblent s’être donné le mot pour les acquitter. Cela est arrivé quelque fois, et le général Ducrot-Lazare n’en est pas plus fier pour ça. — De 1841 à 1847, M. Ledru-Rollin fut, comme on peut le penser, le chien galeux de la Chambre. Il arrivait avec des opinions absolues et les émettait d’une façon absolue. Trop ardent et trop convaincu pour être souple, il ne se prêtait à aucune de ces combinaisons piteuses, aucune de ces alliances incestueuses grâce auxquelles on voit, dans les assemblées parlementaires, des députés de toutes nuances se grouper sans s’estimer, se réunir quand ils voudraient s’avaler, voter ensemble lorsqu’ils pensent différemment, et constituer sous les rubriques imbéciles de : centre, demi-centre, extra-centre, contre-centre, etc… ces alliances interlopes et ces ententes d’occasion dans lesquelles tout le monde est dupe, personne n’étant de bonne foi. Le caractère tout d’une pièce de M. Ledru-Rollin répugnait à ces petits jeux de petits hommes pour lesquels il se sentait la poigne trop rude ; et il préférait marcher seul, tout seul, bannière largement déployée, plutôt que de se faufiler dans des groupes hétérogènes en cachant dans chacune des poches de ses voisins un coin de son drapeau rouge. — M. Ledru-Rollin, après avoir brillamment combattu à la tribune pour toutes les libertés, se trouvait donc vis-à-vis de la Chambre, quand éclata la révolution de Février, dans l’agréable situation d’un homme qui a cassé les carreaux pour avoir de l’air dans un wagon où tous les voyageurs sont vieux, enrhumés et poussifs. — Quelque temps auparavant, pour pouvoir se consacrer entièrement aux affaires publiques, il avait vendu sa charge avec une perte de 110,000 francs. Les figarotins de l’époque en rirent autant que s’il l’eût vendue avec 110,000 francs de bénéfice. La plus belle journée de Ledru-Rollin fut certainement celle du 24 février. Il est bon de rappeler à ce sujet, que le premier soin de l’Assemblée, une fois Louis-Philippe monté en fiacre, avait été de se disposer à proclamer la royauté du comte de Paris. C’était tout juste aussi drôle que de sortir d’un tonneau de bitume pour aller se laver dans un tonneau de mélasse ; mais dans les moments critiques, il est rare que les assemblées potagères trouvent autre chose. Les honorables empaillés du Palais-Bourbon consentaient bien à ce que l’on changeât de forme de gouvernement, à la condition qu’elle restât la même ; déjà, ils levaient le bras pour acclamer le petit-fils de Louis-Philippe, quand Ledru-Rollin escalada la tribune et s’écria que ce n’était pas la peine que l’on se donnât tant de mal pour nettoyer la place si c’était pour y remettre tout de suite les mêmes ordures. Cet argument, beaucoup mieux développé, nous l’avouons, par le fougueux tribun, n’eut pas le bonheur de convaincre la Chambre, attendrie déjà par la présence de la duchesse d’Orléans en train de moucher Toto ; mais il eut du moins l’avantage de gagner du temps et de permettre au peuple d’arriver enfin se mêler un peu de ce qui le regardait. On sait le reste ; la République fut proclamée et un second fiacre emporta ce qui restait de la dynastie d’Orléans. — Ledru-Rollin fit partie du gouvernement provisoire, Lamartine et lui se partagèrent pendant quelque temps la popularité. Ledru-Rollin représentait l’élément violent et radical, il marchait droit au but. Lamartine, lui, était la douceur même, cette bonne et béate douceur angélique avec laquelle on fait Jocelyn quand on est Lamartine, et l’archi-unitéïde quand on est le père Gagne ; mais qui n’a jamais rien valu pour fonder des républiques, surtout quand il y a des monarchistes tout autour. À eux deux ils étaient un bitter gommé ; au fur et à mesure que Ledru-Rollin mettait du bitter, qu’il considérait comme le principe fortifiant, Lamartine remettait de la gomme. À la fin, ce n’était plus que de la gomme, et la République débilitée en mourut. — Pendant son séjour au pouvoir, Ledru-Rollin avait demandé, à la place de l’impôt général des 45 centimes un impôt particulier de 1 fr. 20 centimes sur les riches ; mais encore cette fois, il fut décidé qu’il était de toute justice que l’on assommât le pauvre pour pouvoir seulement effleurer le riche. — Ledru-Rollin persistait aussi à établir une distinction entre les républicains de la veille et ceux du lendemain, surtout en fait de fonctionnaires ; il ne voulait pas que la République se laissât duper par les dévouements de fraîche date et de mauvais teint ; on n’avait pas encore inventé dans les feuilles de joie, l’aimable bourde de la République sans républicains ; mais il la devinait et il en pressentait le danger. — Réélu à la législative par cinq départements, Ledru-Rollin combattit l’admission du prince Napoléon à la Chambre et défendit la République romaine ; à la suite de l’insurrection du 13 juin, il fut obligé de passer en Angleterre et fut condamné par contumace à la déportation. Enfin, en 1857, impliqué dans le complot Mazzini, il fut une seconde fois condamné à sortir du pays dont il était dehors depuis huit ans.

Nous avons payé à M. Ledru-Rollin notre tribut d’admiration ; il nous reste à en faire justice. Après le 4 septembre 1870, qui lui rouvrait toutes grandes les portes de la France, on s’attendait, et on en avait bien le droit, à ce que M. Ledru-Rollin consacrât ce qui lui restait de forces et de talent à la cause républicaine. Malgré toutes les avances qui lui furent faites, il refusa de se mêler au mouvement. Quelles furent les raisons de cette désertion ? Peu nous importe, puisqu’il ne peut pas y en avoir de bonnes à nos yeux. On a prétendu que M. Ledru-Rollin devenu riche et heureux, ne voulut plus courir les dangers de la politique. Nous connaissions les bonnetiers retirés de la bonneterie après cession de fonds, mais pas encore les républicains retirés de la République après fortune faite. Ainsi-soit-il !… que M. Ledru-Rollin soit heureux à Fontenay-aux-Roses où il possède, dit-on, une superbe propriété. Un de plus un de moins !… la république n’en est plus à compter les hommes qu’elle a perdus, et parmi ses morts, les morts-vivants sont encore ceux qu’elle oublie le plus facilement.

Au physique, M. Ledru-Rollin est d’une taille imposante, l’expression du visage est hardie ; on n’aurait jamais pensé qu’un tel homme pût un jour porter des bretelles, et mourir horticulteur sous une République.

Mai 1872.

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

M. Ledru-Rollin s’éteint tranquillement le… 19… Deux heures avant sa mort, il taillait encore ses rosiers. On écrit sur sa tombe : Il fut bon citoyen, bon père, bon époux et bon républicain ; mais il sut s’arrêter à temps dans la crainte de l’être par les gendarmes.