Le Trombinoscope/Jules Ferry

Le Trombinoscope1 (p. 103-106).

FERRY, jules — le plus grand et le plus… beau des trois Jules de la Défense nationale ; avocat, journaliste et député. Jules Ferry est né à Saint-Dié (Vosges), le 5 avril 1832, jour de l’anniversaire de l’exécution de Danton et de Camille Desmoulins ; mais tranquillisez-vous… il ne recommencera ni l’un ni l’autre. — Il s’occupa d’abord de travaux de jurisprudence et collabora à la Gazette des Tribunaux, sans que la Seine se détournât de son cours. — En 1864, commença sa notoriété ; il fut compris dans le procès des treize et condamné à 500 francs d’amende pour avoir participé aux travaux d’un comité électoral constitué sans autorisation. Telle était la loi à cette époque : depuis les ministres jusqu’aux gardes-champêtres, tout le personnel administratif manœuvrait comme un seul homme pour faire élire des candidats officiels du gouvernement ; mais il était défendu à vingt individus de s’entendre pour essayer d’en faire nommer un autre. Heureusement, le 4 Septembre devait changer tout cela… seulement, il ne l’a pas fait. — En 1865, M. Jules Ferry entra à la rédaction du journal le Temps, où il se fit bientôt remarquer par la vivacité de ses attaques contre l’empire. Nous sommes forcé de répéter à propos de M. Jules Ferry ce que nous avons déjà dit de ses collègues Jules Simon, Jules Favre et Ernest Picard : l’opposition fut pour lui ce qu’elle avait été pour eux, un métier comme un autre, plus agréable même qu’un autre ; mais le jour où, après avoir fait semblant pendant cinq ans de renverser l’empire, ils le virent s’écrouler tout seul, ils ne furent ni les moins saisis ni les moins ennuyés, car ils sentaient bien, tous, que le moment de l’action était arrivé pour eux et que leur impuissance allait être démasquée par la chute du pouvoir qui leur avait servi de paravent. — M. Jules Ferry fit un certain bruit avec la campagne qu’il entreprit contre l’administration de la Ville de Paris. Cette campagne doit être à son actif ; il fallait cela, du reste, pour que la colonne ne restât pas en blanc. — M. Jules Ferry publia plusieurs articles très-vifs et termina par une brochure à sensation : les Comptes fantastiques d’Haussmann, dans laquelle l’anse du panier municipal était surprise, au moment où elle sy attendait le moins, se livrant à un cancan échevelé qui eût fait rougir la princesse Mathilde. — Aux élections de 1869, M. Ferry se présenta dans la 6e circonscription comme candidat de la démocratie libérale (naturellement !…) et il fut élu par 16 000 voix, sur lesquelles, si c’était à refaire, il en retrouverait bien aujourd’hui 34. — Une fois à la chambre, M. Jules Ferry continua comme ses collègues de la gauche, sa petite opposition de famille, et l’histoire ne constate pas qu’il se montrât plus impatient qu’eux de proclamer en août la déchéance de l’empire, alors que tous les matins l’homme de Sedan inondait Paris de dépêches navrantes, nous apportant la preuve qu’il avait entrepris la guerre comme un homme qui part à la chasse à l’ours avec une canne à pêche. Pas plus que ses collègues, M. Ferry ne retarda d’une demi-heure son déjeuner pour monter sur une borne et mener le peuple aux Tuileries ; si le peuple ne s’en était pas mêlé lui-même, l’impératrice y chiffonnerait encore et Emile Ollivier, à l’heure qu’il est, serait en train d’expliquer au Corps législatif que c’est à la Lanterne seule que nous devons la perte de l’Alsace et de la Lorraine, ce qui serait voté par 535 voix contre 18. Cependant, avec le 4 septembre et l’investissement de Paris, le moment était venu pour M. Jules Ferry, qui avait si bien jardiné la gestion de M. Haussmann, de déployer à son tour ses hautes capacités administratives. Il ne se fit pas prier ; et au commencement de novembre il accepta le titre de maire de Paris. La situation était scabreuse, l’hiver s’annonçait rigoureux, le siége menaçait de durer longtemps, on pouvait déja prévoir que le moment approchait où les assiégés ne pouvaient plus faire cinq repas par jour ; il fallait donc un homme dévoué, prévoyant et capable. Les Parisiens se dirent en voyant arriver Ferry : voilà bien notre affaire !… Un citoyen qui a trouvé tant de cheveux sur les additions du père Haussmann doit être un malin qui saura tirer parti de tout ; nous n’avons plus qu’à aller nous cogner au rempart !… — En effet, — Jules Ferry prit d’une main ferme, et surtout très-bien gantée, les rênes de l’administration, et certes !… tous les Parisiens sont là pour le dire, excepté ceux qui sont morts de faim et de froid par sa faute, Jules Ferry accomplit des prodiges d’intelligence. Grâce à lui, le pain ne fut rationné qu’au dernier moment, ce qui permit de nourrir les chevaux pendant les quatre premiers mois avec du pain blanc et de faire manger de l’avoine aux hommes pendant les deux derniers. — Grâce à lui, qui ne s’occupe pas plus de savoir ce que les chantiers contenaient de combustible qu’un vidangeur ne s’occupe du cours de l’essence de violette, on s’aperçut à la fin de décembre que Paris n’avait plus que 38 bûches ; et encore, on comptait là-dedans les 37 abonnés de l’Electeur libre. Jules Ferry lança une proclamation par laquelle il annonçait qu’on allait faire des coupes dans le bois de Boulogne ; ces coupes eurent lieu en effet ; on espère même que le bois abattu à cette époque sera assez sec pour être brûlé au commencement de l’hiver prochain. — Grâce à lui toujours, le sucre monta à vingt-deux sous la livre ; les gens aisés firent leurs provisions, et quand Jules Ferry, au bout de trois mois, eut la soudaine inspiration de taxer le sucre, il n’y en avait plus. — Grace à lui, le service des boucheries fut organisé de façon à ce que moyennant huit heures de queue dans la boue et la neige, les femmes puissent avoir trente grammes de cheval, pendant qu’avec de l’argent on se faisait servir dans les restaurants autant de plats de viande qu’on le voulait. — Grâce à lui encore, les épiciers, les charcutiers purent enfouir leurs provisions dans les caves et faire monter les sardines jusqu’à douze francs la boîte. — Grâce alui, des familles riches purent accaparer chez elles des comestibles pour tout une année, pendant que d’autres poussaient des cris de joie folle quand ils parvenaient par hasard à mettre la main le soir sur un rat égaré. — Grâce à lui enfin, qui pouvait réglementer la consommation en s’y prenant assez tôt, et faire sortir de toutes les cachettes les denrées qui y étaient accumulées, Paris put résister deux bons mois de moins que si le système des réquisitions eût été appliqué dans toute sa rigueur. Et en deux mois, qui sait !… — Mais il fallait pour cela avoir la foi républicaine, faire passer le salut de la Répupubllque avant tout, et décider que dans une ville assiégée comme sur un navire en détresse, toutes les ressources sont communes. — Comme Ernest Picard, Jules Ferry n’eut d’audace que le 31 octobre, alors que, bousculé par l’émeute, le gouvernement de la défaillance nationale avait failli sombrer. Jules Ferry prit avec lui quelques bataillons gras pour chasser de l’Hôtel-de-Ville les bataillons maigres ; force resta ce jour-là au parti de l’ordre — (cliché) ; — et à en juger par ce que cela nous a rapporté, il est permis de se demander si nous devons nous en vanter. — Après la conclusion de la paix, Jules Ferry fut élu député à l’Assemblée de Bordeaux. Inutile de dire que ce ne fut pas à Paris ; les Parisiens en avaient une indigestion, la seule, du reste, qu’il leur eût donnée en trois mois. — Depuis qu’il représente à la Chambre le département des Vosges, M. Ferry sait bien que sa place est ailleurs ; il attend une ambassade, et celle des États-Unis lui est presque promise ; nous la lui souhaitons de grand cœur ; d’abord, parce que nous ne croyons pas qu’on puisse l’envoyer plus loin, et ensuite parce qu’il serait vraiment trop triste pour ce remarquable administrateur d’être obligé de chercher une place pour gagner sa vie : avec les renseignements que nous serions forcés de donner sur son compte, il ne trouverait pas douze cents francs même dans la quincaillerie.

Au physique, M. Jules Ferry est un bel homme, nous l’avons déjà dit. — S’il avait la tête de moins, les personnes qui se trouvent placées derrière lui les jours de fêtes publiques verraient mieux le feu d’artifice ; mais alors, n’étant plus si grand, il ne resterait plus aucun prétexte pour être si… maire de Paris. M. Jules Ferry est d’une tenue irréprochable ; il est frais, gras et appétissant. Le siége ne l’a pas abîmé, et c’est assurément de tous les membres de la Défense nationale celui qui a supporté le mieux nos souffrances.

Février 1872.

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

M. Jules Ferry est nommé ambassadeur à Washington le... 18..., il ne fait pas l’affaire ; on le rappelle le... 18... et on le nomme directeur de la manutention ; il ne fait encore pas l’affaire ; on lui donne une place de contrôleur des petites voitures le... 18... il ne fait toujours pas l’affaire ; enfin, on lui procure un emploi qui paraît convenir à ses aptitudes, et le... 18... il est nommé sous-vérificateur des compteurs à gaz du département de la Seine. Cruelle déception, il laisse tous les robinets ouverts ; on se voit forcé de le remplacer le... 18... Désespérant de lui trouver un poste tout fait, on en invente un pour lui et le... 18... l’Officiel publie sa nomination en qualité de surveillant conservateur des paratonnerres du nouvel Opéra. Il occupe cet emploi pendant quarante-cinq ans et y meurt le... 19... ; après sa mort on s’aperçoit qu’il a pendant toute sa vie enveloppé les pointes des paratonnerres avec des bouchons de paille, pour qu’elles ne s’abîment pas à l’humidité.