Le Trombinoscope/Abd-el-Kader

Le Trombinoscope1 (p. 207-210).

ABD-EL-KADER, (Sidi-el-Hadji-Ouled-Mahiddin), ex-émir, né près de Mascara, vers 1807. Il fut élevé par son père, notable marabout de la province d’Oran, et monteur de coups très-distingué, qui était parvenu à faire accroire aux Arabes qu’il descendait, droit comme la rue Lafayette, de Mahomet lui-même. — Doué de la remarquable intelligence que, dans tous les pays civilisés ou non, les imbéciles accordent de confiance aux fils des hommes bien placés, Abd-el-Kader fils ne tarda pas à mériter les titres de son père : il fut fait thaleb et marabout de première classe, ce qui lui donnait le droit de marcher à côté du dais, de celui d’Alger. — Ses études ne lui firent pas négliger les exercices du corps, auxquels il devint bientôt de première force. Il avait compris que pour imposer à des gens qui montent bien à cheval, le meilleur moyen est d’y monter encore mieux qu’eux. — À seize ans, il était d’une vigueur et d’une adresse merveilleuses ; debout sur un coursier lancé à fond de train, il s’écrasait un pou sur la tête d’un coup de talon, se faisait les cors avec son yatagan et retombait en selle. — Jaloux d’un tel talent, et redoutant la popularité de cet émule de Franconi, le dey d’Alger tenta de le faire assassiner. Abd-el-Kader s’enfuit en Égypte avec son père et alla visiter le berceau de Mahomet a la Mecque. Ce pieux pèlerinage lui valut les profondes sympathies du peuple arabe, qui n’était pas difficile à contenter, comme on peut le voir. — Pendant son absence, de graves événements s’étaient passés à Alger. Notre consul, M. Deval, s’étant un matin présenté devant le dey pour lui offrir ses civilités, au moment où celui-ci était agacé par une mouche qui se posait avec acharnement sur son nez, un mouvement brusque qu’avait fait le dey avec son éventail, pour chasser l’insecte, avait été interprété comme un geste de mépris pour le gouvernement français : la guerre avait éclaté, et Alger était tombé en notre pouvoir après un bombardement en règle. — Le moustique fut au désespoir d’avoir causé l’asservissement de sa patrie. Il était trop tard ; il alla se suicider à la flamme d’un bec de gaz ; mais il le regretta dès le lendemain, ayant appris qu’il n’était pour rien dans cette guerre funeste, attendu que si le dey n’eût pas fait son mouvement d’éventail, l’ambassadeur de France se fût fâché tout de même, prétendant qu’en le recevant avec une mouche sur le nez, le dey d’Alger avait nécessairement eu l’intention d’humilier le gouvernement français. Tout le monde sait, d’ailleurs, que les ambassadeurs, entretenus a l’étranger pour assurer la paix, n’ont été inventés que pour faire naître les prétextes à déclarer la guerre. Toute la diplomatie tient dans ces deux dépêches que les gouvernements envoient à leurs chargés d’affaires : « Nous ne sommes pas prêts, continuez à danser le cotillon d’un air souriant » ou bien : « Il ne nous manque plus un bouton de guêtre, faites-vous écraser un cor en avançant votre pied sous celui du roi, prenez un air pincé et demandez vos papiers. » — Lorsque Abd-el-Kader revint en Algérie, les tribus arabes, qui n’avaient pas encore pu digérer qu’un coup d’éventail changeât leur nationalité, se mettaient en devoir de s’opposer a ce qu’on les forçat de s’habiller comme Capoul. Ils choisirent le père d’Abd-el-Kader pour les commander, et, après quelques succès remportés sur les Turcs par ce dernier, ils lui proposèrent de le reconnaître pour leur roi. — Abd-el-Kader père refusa, leur proposa son fils à sa place, et bientôt Abd-el-Kader fils entreprit, pour la délivrance de son pays, une guerre sainte qui fit souvent faire à la France cette réflexion un peu tardive, que si les conquêtes font toujours le malheur des vaincus, elles ne font pas toujours le bonheur des vainqueurs. — Abd-el-Kader, à la tête d’une poignée d’hommes, obtint, en 1832, quelques succès sur nos troupes ; il fut tantôt heureux, tantôt repoussé ; mais son influence allait toujours en croissant. — Enfin, en 1834, il se trouva dans une assez bonne situation pour pouvoir conclure avec la France un traité qui fixait la limite de son royaume. Le gouvernement français n’était pas fâché d’en finir ainsi ; il s’était mis sur les bras un enfant d’adoption qui ne voulait pas prendre le sein, et qui ne négligeait aucune occasion de griffer une nourrice dont il n’aimait pas le lait ; cela devenait gênant. — Malgré tout notre désir d’être agréable au pays qui nous a donné le jour, nous ne pouvons nous décider à blâmer les Arabes d’avoir montré quelque répugnance à porter des pantalons à sous-pieds. Il faut juger les choses avec équité, et l’on y arrive aisément par voie de comparaison. Supposons qu’aujourd’hui l’empereur de la Chine, mécontent que M. Thiers ait refusé de prendre une prise dans la tabatière de son ambassadeur, envoie trois millions de Chinois pour nous conquérir, y réussisse, et veuille nous faire raser à tous le dessus de la tête, moins une petite queue ; en admettant que ça ne fasse rien à Siraudin, qui est chauve, comment prendraient la chose tous ceux qui ont encore des cheveux ? — Abd-el-Kader profita du repos que lui laissait le traité en question pour en faire des cornets à poivre. Quand il fut suffisamment prêt, les hostilités recommencèrent, et il fallut encore une douzaine d’années à la France pour en finir avec ce Garibaldi de l’Afrique, qu’elle trouvait debout partout et toujours. — Nous venons de comparer Abd-el-Kader à Garibaldi, nous le regrettons. Garibaldi est un patriote qui combattit pour l’indépendance de sa patrie, Abd-el-Kader fut un souverain qui poursuivait avant tout l’idée de conserver son trône ; sa conduite va le prouver de reste. — Fait prisonnier par le général Lamoricière, Abd-el-Kader s’aplatit devant son vainqueur avec la dignité particulière aux rois qui, trahis par le sort des armes, n’ont plus d’autres soucis que de se tailler dans leur défaite un vêtement confortable, et jugent que leur grandeur leur défend de partager le sort des imbéciles qui se sont fait hacher pour eux. — Détenu quelque temps à Toulon, puis au château de Pau, puis au château d’Amboise, Abd-el-Kader ne laissa échapper aucune occasion de témoigner à la France ses sentiments de profonde gra-ou pla…titude. — Peu s’en fallut qu’il ne sollicitât l’honneur d’être envoyé en Algérie à la tête d’un régiment de turcos, pour mettre à la raison les Arabes pétroleurs qui continuaient à croire que c’était arrivé. — Il montra enfin une telle fierté dans le malheur, et un tel amour indompté pour sa patrie, que Napoléon III le fit mettre en liberté le jour même de son couronnement, avec ce dédain que l’on a pour les lions fourbus qui en arrivent à donner la patte a leur gardien afin d’en obtenir un os de côtelette. — Abd-el-Kader se retira à Damas, avec un traitement annuel de 100,000 fr. que lui servait le gouvernement français. — Nota. On cite des zouaves mutilés à Mitidja, qui touchent jusqu’à 500 fr. de pension. — En 1860, il se laissa faire grand’croix de la Légion d’honneur par Vélocipède père, et depuis ce temps, il écrivit à ce dernier des lettres attendrissantes où Allah, Eugénie et le petit Toto étaient confondus dans un même sentiment d’amour et de reconnaissance. Il pressait le vieux sur son cœur, il envoyait des colliers de corail à la Montijo-Farcera-de-Cascadez et des pur-sang arabes au petit. C’était comme un bouquet de fleurs. L’Europe émue, en versait des larmes, et l’Algérie continuait à nous coûter quelques centaines de millions et quelques milliers de braves tous les ans. — Depuis plusieurs années, on ne parle plus d’Abd-el-Kader ; il attend le retour aux Tuileries d’un souverain quelconque pour le couvrir de baisers, et demander une augmentation de sa pension.

Au physique, Abd-el-Kader est un homme de moyenne taille, la physionomie est douce et sans élévation ; on sent à qui l’on a à faire. Le soleil africain a bronzé son visage ; mais il n’a point pénétré jusqu’à son âme. Cochinat est aussi noir que lui et il ne fait pas tant d’embarras. — Tant qu’il a été roi, Abd-el-Kader a pu passer pour un apôtre ; mais sa conviction n’a pas résisté à l’adversité et il s’est classé, le cœur léger, dans la triste catégorie des apôtres qui transigent.

Août 1872.

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

Abd-el-Kader, sur sa demande, est nommé le… 18… gouverneur général de l’Algérie, il y décrète l’état de siège le… 18…, et fait fusiller tous les Arabes qui ne se mouchent pas dans des foulards tricolores ; sa pension est doublée le… 18…, et enfin, il meurt le… 19…, après avoir obtenu l’autorisation de changer son nom contre celui de : Lambert.