Le Troisième centenaire de l’université de Leyde

Le Troisième centenaire de l’université de Leyde
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 169-202).
LE
TROISIÈME CENTENAIRE
DE L’UNIVERSITÉ DE LEYDE

« Il y a de bonnes gens en ce pays, » disait Juste Scaliger dans une de ces conversations d’après-dîner où sa verve malicieuse s’épanchait librement devant quelques disciples dont il ne prévoyait point les futures indiscrétions; « mais, ajoutait-il, il n’y a pays au monde qui ait plus besoin des châtimens de Dieu[1]. » — « C’est un meschant pays que celui-ci, » s’écriait-il un autre jour. Malgré l’accueil qu’il avait trouvé à Leyde et les honneurs que lui prodiguaient le peuple des étudians, les savans les plus distingués et les plus grands personnages du royaume, il ne pouvait pardonner à la Hollande l’aspect uniforme de ses campagnes; il y regrettait les guérets dorés de l’Agénois et de la Touraine, il lui en voulait de son mauvais pain et de ses mauvais lits, il se plaignait après quelques années que la bière ne fût déjà plus si bonne qu’au moment de son arrivée. Les longues pluies, « qui durent souvent, dit-il, du mois de juillet à l’équinoxe, » l’agaçaient presque autant que la prononciation vicieuse du latin, qu’il imputait aux leçons de son prédécesseur Juste-Lipse, le fameux philologue brabançon; la viande de boucherie lui paraissait mauvaise, et les fruits sans saveur. Sa mémoire se reportait souvent vers le doux climat des rives de la Garonne, où il était né, vers ces bords de la Loire qu’il avait si longtemps habités; en vrai gourmet, il rêvait à la cuisine française, il songeait aux raisins, aux pêches et aux prunes que mûrit le soleil de sa patrie. Pourtant, lorsqu’il était dans ses jours de bonne humeur et de justice, quand ses voisins ne l’avaient point importuné et mis hors des gonds en buvant à grand bruit et en criant à tue-tête dès le matin, il avouait qu’il ne faisait pas mauvais vivre dans cette cité où l’on était si libre, où il y avait tant de savans hommes. « Il y a treize ans que je suis ici, dirait-il à l’un de ces indiscrets qui nous ont transmis ses confidences, je m’y trouve bien. — si ce n’est que je n’ai plus de dents. »

Quand les dents s’en vont et qu’arrivent à grands pas les infirmités de la vieillesse, on n’est guère disposé à voir les choses en beau, surtout quand elles sont nouvelles et qu’une longue accoutumance ne nous a pas rendus presque insensibles à ce qu’elles peuvent avoir d’inconvéniens et de défauts. La plupart de ceux qui viennent, comme jadis notre illustre compatriote Scaliger, de recevoir l’hospitalité que l’université de Leyde offrait vers le commencement de février aux savans de tout pays, n’ont pas les mêmes raisons que lui de prendre au tragique quelques inévitables diversités d’habitudes et d’usages. Le pain n’a aujourd’hui qu’un défaut en Hollande, c’est de paraître à peine sur la table. Nous ne savons si les brasseurs du pays sont revenus lux saines traditions que regrettait Scaliger, mais on trouve partout d’excellente bière de Bavière. Quant à l’eau (Scaliger n’en parle point, et pour cause), elle est en général médiocre : mais la plupart des villes se préparent à conduire jusque dans leurs fontaines les eaux limpides que filtrent et que conservent les sables des dunes. En attendant, on se garde bien de mettre des carafes sur la nappe, et les vins sont trop choisis et trop bons pour que personne songe à les tremper. Je ne sais si j’avais un matelas ; la journée avait été trop bien remplie et la soirée, joyeuse et cordiale, se prolongeait trop avant dans la nuit pour que le sommeil ne vint pas au premier appel. Si un soir ou plutôt un matin il fut retardé par les chants et les rires que j’entendais retentir dans la rue sous mes fenêtres, par les bandes bruyantes qui parcouraient la ville, comme pendant une nuit de kermesse, n’aurions-nous pas mauvaise grâce à nous plaindre que la visite des hôtes étrangers fût l’occasion de réjouissances qui faisaient sortir ce peuple de son calme habituel, et auxquelles s’associaient les plus petits et les plus humbles ? Le climat était dur, et ces maisons aux minces murs de briques, dont aucune n’a de calorifère, sont plus humides et plus froides que celles de l’Allemagne du nord avec leurs grands poêles et leurs fenêtres, ou même que nos maisons de pierre parisiennes : c’était, il est vrai, pendant une semaine où les bourrasques et le vent du nord s’étaient déchaînés sur toute l’Europe, où l’on grelottait à Nice aussi bien qu’à Londres. Des jugemens chagrins de Scaliger, il n’y a donc qu’une phrase à retenir, et c’est elle qui résume le mieux les impressions qu’ont rapportées de leur trop court séjour en Hollande tous nos compatriotes. « Il y a de bonnes gens en ce pays, » disait, tout en maugréant, le vieil érudit, et c’est ce que nous pensions en serrant la main de ces hôtes d’un jour, si vite devenus pour nous comme de vieux amis. On s’est dit non pas adieu, mais au revoir, et maintenant que nous savons le chemin, il sera facile de tenir ces promesses; mais comment, mais pourquoi, avant que ces liens d’hospitalité ne fussent formés au cœur même de l’hiver, tous ces représentans de l’Europe savante ont-ils quitté leurs foyers, leurs travaux et leurs chaires pour venir, quelques-uns de très loin, de la Finlande ou du Portugal, passer quelques jours dans une petite ville de Hollande? Quels souvenirs les attiraient, à quelle pensée obéissaient-ils? C’est ce que l’on ne saurait comprendre sans remonter dans le passé, sans retracer rapidement l’histoire de cette ville et de cette université. Il y a trois siècles, les yeux de toute l’Europe ont été fixés, pendant plusieurs mois, sur les remparts, aujourd’hui démolis, qui entouraient alors cette cité et derrière lesquels les Hollandais défiaient l’effort des Espagnols. Nulle part l’homme n’a plus vaillamment combattu et plus courageusement souffert pour la patrie et la liberté que sur ce coin de terre; nulle part la conscience et l’esprit n’ont remporté sur la force un triomphe plus éclatant. Après cette crise, Leyde, par la fondation de son université, est devenue ce que l’une de ses gloires, le savant Meursius, appelait l’Athènes de la Hollande, Athenœ Batavœ[2]; mais son rôle ne s’est point borné à répandre l’instruction dans les Provinces-Unies ; son influence s’est étendue bien au-delà des limites de cet étroit territoire. L’Academia Lugduno-Batava, comme on disait alors, appela de l’étranger à siéger dans ses chaires les érudits, les professeurs les plus illustres; à peine constituée, elle attira sur ses bancs des étudians de tous pays. Elle devint ainsi, pour toute l’Europe protestante, avec Heidelberg et Genève, un des asiles de la liberté de penser. Les études de philologie et de critique y prirent plus d’importance que partout ailleurs, et elle a ainsi contribué, pour une très large part, à l’avènement de la science et des méthodes modernes.

I.

Parmi tous les épisodes de la longue et sanglante lutte qui délivra du joug de l’Espagne les Provinces-Unies, il n’en est point de plus dramatique et de plus célèbre que le siège de Leyde. Leiden, que nous appelons Leyde, héritière de l’antique Lugdunum Batavorum, n’avait jusqu’alors pas fait grand bruit dans le monde. Située à 8 kilomètres de la mer, sur un des bras du Rhin, sur celui qui porte le nom de oude Rijn, le vieux Rhin, toute coupée de canaux bordés de beaux arbres, c’était une cité industrieuse et commerçante ; elle fabriquait, en très grande quantité, des draps qu’elle expédiait par eau dans tous les pays voisins et jusque sur les marchés les plus lointains. Soumise d’abord à des comtes qui occupaient une forteresse, le Burg, placée au centre même de la ville, elle s’affranchit de leur domination en 1420. Depuis ce moment, Leyde eut les mêmes franchises, les mêmes libertés municipales que les autres cités des Flandres et de la Hollande ; avec le comté de Hollande, au milieu du XVe siècle, elle passa, sans rien perdre de ses droits et privilèges, sous la tutelle de la maison de Bourgogne, et, après la mort de Charles le Téméraire, elle fit partie des vastes états de Charles-Quint. Pendant ce siècle et toute la première moitié du suivant, jusqu’à l’abdication du grand empereur, la prospérité des Pays-Bas ne fit que croître, malgré les longues guerres de ce prince et les charges qu’il imposait à ses sujets ; de nouveaux débouchés commerciaux s’étaient ouverts à l’industrie des Flamands. Durant cette période d’activité et de richesse, Leyde avait donné naissance à l’un des premiers maîtres de l’école hollandaise, au peintre et graveur Lucas, connu sous le nom de Lucas de Leyde. Jean Bocold, compagnon tailleur à Leyde, avait joué le principal rôle dans le dernier acte de la sanglante tragédie des anabaptistes ; mais, quoique cette secte eût fait de nombreux prosélytes dans les Pays-Bas, l’orage avait été éclater en Westphalie, et c’était à Munster que le prophète avait triomphé et succombé.

Malgré les rigueurs de Charles-Quint, le calvinisme avait, sous son règne, fait de grands progrès dans les Pays-Bas. Philippe II ne se borna pas, comme son père, à poursuivre ceux qui allaient au prêche ; il traita les Flamands avec mépris, il ruina par des édits insensés leur industrie et leur commerce, il mit contre lui tout à la fois l’amour-propre de ses sujets, leur conscience, leurs intérêts. La révolte éclata, et elle trouva dans Guillaume d’Orange, le grand Taciturne, comme un chef prédestiné à la faire réussir. Guillaume était Allemand d’origine ; mais jamais homme, par ses qualités et par tout son caractère, ne fut en plus étroit rapport avec le peuple qui le mit à sa tête, n’en représenta mieux la nature et le génie propre. En causant avec les Hollandais pendant les fêtes de Leyde, en les écoutant parler de religion et de philosophie, de la politique intérieure et de l’indépendance nationale, nous faisions tous la même remarque : sous des apparences calmes et même froides, ces gens-là sont singulièrement passionnés; leur flegme n’est qu’une habitude de l’âme qui, sûre d’elle-même et se sachant résolue, juge inutile de se dépenser en mouvemens superflus et en vaines paroles. Touchez certaines cordes, et dans l’accent de la voix, dans l’expression du visage, vous sentez vibrer la passion et la volonté. Comme plus tard son arrière-petit-fils, Guillaume III, le chef de cette famille a possédé au plus haut degré ce don suprême, une volonté intelligente et réfléchie, une ténacité qui ne naît point d’un stupide aveuglement, et que n’irritent ni ne découragent les revers. Un des traits du caractère national qui nous ont encore frappés en Hollande, c’est que nulle part le sentiment de la liberté n’est plus développé. Ailleurs on parle de liberté, mais chacun traite de malhonnêtes gens et de misérables tous ceux qui pensent autrement que lui; dès que l’on est au pouvoir, on en profite pour fermer la bouche à ses adversaires. En Hollande, les théologiens eux-mêmes respectent la liberté d’autrui. Or nul homme au monde ne fut plus vraiment libéral que Guillaume d’Orange, et n’eut plus de mérite à l’être. Protestant convaincu, il se refusa, jusqu’à sa dernière heure, à laisser persécuter et proscrire, dans les provinces qui lui obéissaient, le catholicisme, au nom duquel les bûchers s’allumaient partout dans les Flandres et qui le désignait, qui le recommandait aux poignards des assassins.

La lutte était engagée; l’envoi en Flandre du duc d’Albe à la tête de vingt mille Espagnols, l’institution du conseil de sang, le supplice des comtes d’Egmont et de Horn, avaient prouvé que Philippe II entendait marcher jusqu’au bout dans cette voie d’impitoyables rigueurs. Malgré les talens du duc d’Albe et les armemens considérables de l’Espagne, les gueux avaient réussi à se défendre dans leurs marais et leurs bois. Tout en ne rompant pas encore officiellement le lien qui les rattachait à la couronne d’Espagne, les provinces de Hollande, Zélande, Frise et Utrecht, par la bouche de leurs députés réunis à Dordrecht, avaient, en 1 572, proclamé Guillaume leur stathouder ou gouverneur. La prise de Harlem par les Espagnols et les cruautés qui la suivirent n’avaient fait qu’exaspérer les esprits. En 1573, le duc d’Albe repartait pour l’Espagne, haï de tous, suspect même à son souverain.

Son successeur, don Luis de Requesens, à peine installé en fonctions, se hâta d’envoyer Valdez, avec l’élite des troupes espagnoles et une artillerie considérable pour le temps, mettre le siège devant Leyde. La chute de cette place eût coupé l’une de l’autre les provinces révoltées; aussi les deux frères de Guillaume, les comtes Louis et Henri de Nassau, épuisèrent-ils leurs dernières ressources pour réunir en Allemagne des troupes avec lesquelles, vers la fin de l’hiver, ils entrèrent dans les Pays-Bas. Valdez leva le siège, qui durait depuis le mois d’octobre, et marcha au-devant des confédérés : ceux-ci furent battus, et les deux comtes de Nassau périrent dans la déroute. Le 26 mai 1574, Valdez reparaissait devant la place. Malgré les avis de Guillaume, qui savait tout prévoir, même la défaite, les bourgeois de Leyde avaient négligé de mettre cette relâche à profit pour entasser des provisions dans la ville et pour en grossir la garnison. Ce second investissement les prit par surprise. Les attaques de vive force devant Harlem avaient coûté trop cher aux Espagnols; ceux-ci laissèrent voir tout d’abord que leur intention était de réduire la ville par la famine. Au bout de quelques jours, Leyde était entourée de soixante-deux redoutes, toutes bien défendues et bien armées, tandis que la garnison de la place se composait seulement d’un petit corps de francs-tireurs et de cinq compagnies de garde bourgeoise; mais celles-ci étaient commandées par un digne ami de Guillaume, Jean van der Doës, seigneur de Nordwyck, plus connu sous le nom latin de Dousa. Lettré et poète, l’un des premiers latinistes de son temps, Dousa était de ces âmes comme la renaissance en a vu plusieurs, chez qui l’étude de l’antiquité n’avait pas été une simple curiosité d’esprit, mais avait développé tous les nobles instincts d’une heureuse nature, et était devenue comme une forme plus pure et plus exquise de la vertu. Par son indomptable énergie, le bourgmestre Van der Werf méritait de servir d’auxiliaire à Dousa.

Les bourgeois se rappelaient les massacres qui avaient suivi la prise d’Harlem; ils étaient résolus à ne point écouter les offres de l’Espagnol, ils mettaient leur confiance en Dieu, en eux-mêmes et dans le prince d’Orange. Celui-ci, avant que ne se fermassent les dernières barrières, leur avait fait tenir une lettre éloquente et simple qui fut lue en public : ce n’était pas pour eux seulement, leur disait-il, que les citoyens de Leyde allaient combattre, c’était pour tout le pays, pour les générations futures, dont le sort dépendrait de cette lutte. Qu’ils tinssent trois mois, et, avant ce terme, il aurait trouvé moyen de les délivrer. La ville répondit en faisant la promesse qu’on lui demandait. Pendant tout le siège, elle correspondit avec Guillaume par pigeons voyageurs.

Un édit d’amnistie, publié par Requesens en juin, n’eut aucun effet ; il imposait, comme première condition, l’abandon du culte réformé, et les Provinces-Unies, comme la ville assiégée, s’associèrent à la réponse que fit alors Guillaume : « Nous sommes ici tous résolus de ne quitter la défense de la parole de Dieu et de notre liberté jusqu’au dernier homme. » A toutes les offres de pardon que les Espagnols et des Néerlandais du parti royal adressaient aux assiégés, Dousa répondit par ce seul vers, emprunté aux distiques de Caton, qu’il écrivit sur une feuille de papier plié en forme de lettre et qu’il envoya à Valdez :

Fistula dulce canit, volucrem dum decipit auceps.

Quand la flûte aux doux sons leurre un crédule oiseau,
Le perfide oiseleur le prend dans son réseau.


N’est-ce pas un trait curieux, et qui porte bien la marque du temps, que ces réminiscences et ces coquetteries de l’érudit au milieu de toutes les duretés d’une guerre atroce et sans merci?

Dès la fin de juin, la ville avait acquis et emmagasiné tous les vivres; on était rationné, chaque homme recevait par jour une demi-livre de pain et une demi-livre de viande. Depuis la défaite et la mort de ses frères, Guillaume ne pouvait espérer tenir la campagne contre les troupes espagnoles, il résolut d’appeler l’Océan à son secours. Il était par bonheur resté maître des grandes levées qui bordent la Meuse et l’Yssel ; on pouvait inonder toute cette partie du territoire. Si les villes devaient rester à l’abri derrière les ceintures de digues qui les protègent, le dommage infligé aux villages, aux récoltes sur pied, serait immense; mais, comme disaient les patriotes, « mieux vaut noyer son pays que de le perdre. » Après quelques hésitations, les états de Hollande, réunis au milieu de juillet, cédèrent aux argumens et à l’éloquence du prince. Ils donnèrent leur consentement, et l’on se mit à l’œuvre. Les digues furent rompues en seize endroits, et l’on prépara sur plusieurs points des flottilles de bâtimens tirant très peu d’eau.

Il était temps; on n’avait plus de pain à Leyde, et les gâteaux de drêche, par lesquels on l’avait remplacé, étaient, eux aussi, sur le point de s’épuiser. Malgré les messages du prince, le découragement commençait à pénétrer dans les cœurs des défenseurs de la place. On montait tous les jours à la vieille tour afin de voir si la mer arrivait; mais les eaux étaient encore arrêtées à deux lieues de Leyde par une grande digue appelée la Land-Scheiding, et l’on n’apercevait rien. Pour comble de misère, Guillaume était tombé gravement malade à Rotterdam, et les préparatifs des Hollandais souffraient de son absence. Enfin il se rétablit, et le 1 er septembre l’amiral Boisot arriva de Zélande avec une petite flottille montée par 800 matelots zélandais. « Couverts de cicatrices et de blessures, restes des combats au milieu desquels ils avaient passé leur vie, leurs toques ornées de croissans portant cette inscription, plutôt Turcs que papistes, ces gueux de mer avaient une réputation d’habileté maritime que justifiaient leurs sombres et hardis visages. On ne les avait jamais vus faire de quartier; ils ne se battaient qu’à mort, et avaient juré de n’épargner ni seigneur, ni vilain, ni roi, ni empereur, ni pape, s’ils tombaient entre leurs mains[3]. » Dans la nuit du 10 septembre, la flotte s’empara de la Land-Scheiding après un combat sanglant ; on la rompit aussitôt sur plusieurs points, et les vaisseaux passèrent avec l’eau qui envahissait la plaine. Une autre digue s’élevait à un quart de lieue en arrière; elle fut de même occupée et percée. Cependant de nouveaux obstacles se présentèrent, et l’on était encore le 18 à plus d’une lieue de Leyde ; on fut sur le point de désespérer de l’entreprise.

C’était une question d’heures : la ville était réduite à des extrémités que, pendant le siège de Paris, nous n’avons pas connues. Plus de pain ni de gâteaux de drêche, plus de viande de cheval ; les femmes et les enfans cherchaient tout le jour quelque nourriture dans les gouttières et les tas d’ordures. On faisait bouillir les feuilles des arbres et l’herbe qui croissait dans les rues. La mortalité était effroyable. Engendrée par la disette, une sorte de peste s’était déclarée; 6,000 ou 8,000 personnes succombèrent à ce seul fléau. Il y eut une sédition. Poursuivi par la foule, le bourgmestre la harangua en ces termes, qui étaient restés dans la mémoire de ses auditeurs et furent aussitôt recueillis : « Que voulez-vous, mes amis? Pourquoi murmurez-vous de ce que nous ne violens pas nos sermens en rendant la ville aux Espagnols? Je vous dis que j’ai juré de garder la place, et Dieu me donne la force de tenir mon serment! Je ne puis mourir qu’une fois, par vos mains, parcelles de l’ennemi ou par celles de Dieu. Mon sort m’importe peu; il n’en est pas de même de la ville qui m’a été confiée... Vos menaces ne me troublent point; ma vie est à votre disposition, voilà mon épée, vous pouvez me la plonger dans le cœur et vous partager ma chair; prenez mon corps pour apaiser votre faim, mais n’espérez pas la reddition de Leyde tant que je serai en vie. » Ces paroles relevèrent les courages; on échangea de nouveaux sermens, on courut aux remparts, où l’on adressa aux Espagnols d’insultans défis. « Nous mangeons des chiens et des chats, leur criait-on; mais quand il ne nous restera plus que nous-mêmes, nous mangerons notre bras gauche, et nous garderons le droit pour défendre nos femmes, notre liberté et notre religion contre le tyran étranger. Si Dieu, dans sa colère, nous refuse tout secours, alors même vous n’entrerez pas dans la ville; nous mettrons le feu de nos propres mains à notre cité de Leyde, et nous périrons tous ensemble dans les flammes, hommes, femmes et enfans. »

On aurait peut-être vu se renouveler à Leyde les horreurs de Sagonte et de Numance, la sublime folie de tout un peuple s’ensevelissant dans sa défaite ; mais ce dernier sacrifice fut épargné à l’héroïque cité. Par l’embouchure des fleuves et par les canaux dont les écluses étaient partout levées, la nappe d’eau qui couvrait une partie de la province de Hollande communiquait avec l’Océan. Au moment même des grandes marées d’équinoxe, les vents se mirent à l’ouest et soufflèrent en tempête; dans la nuit du 1 er au 2 octobre, cette flotte, qui était là échouée depuis plus d’une semaine, que les assiégés savaient et sentaient près d’eux, et dont ils entendaient le canon, cette flotte qui portait dans les flancs de ses navires les vivres impatiemment attendus sentit la vague la soulever et la pousser en avant. Le prince était venu encourager les marins; les âmes étaient montées au même paroxysme d’ardeur et de fureur guerrière que dans la ville. Les Espagnols au contraire, pressés sur une ligne étroite dans leurs redoutes, entre la ville et la flotte, s’effrayaient en voyant chaque jour s’élever les eaux. La panique s’empara d’eux; ils évacuèrent en désordre, au milieu de la nuit, une première forteresse dont l’artillerie eût suffi pour barrer le passage aux navires libérateurs. Ceux-ci n’étaient plus qu’à une demi-lieue de Leyde; mais la forteresse de Lammen, la plus redoutable de toutes, leur barrait la voie. L’amiral hollandais, non sans craindre un échec, se préparait à donner l’assaut vers le point du jour. Quand se leva l’aube, un silence de mort régnait dans la forteresse; Valdez s’était décidé à l’abandonner pendant la nuit.

La flotte entra dans Leyde le 30 octobre au matin. Les quais étaient couverts d’une population affamée. On jetait du pain de tous les vaisseaux au milieu de la foule. Beaucoup de personnes moururent étouffées pour avoir mangé trop avidement ; il fallut prendre des mesures pour éviter ces accidens. L’amiral, en mettant pied à terre, fut reçu par les magistrats ; on forma aussitôt une procession solennelle, bourgmestre et citoyens, aventuriers zélandais, gardes bourgeois, matelots, soldats, femmes, enfans, tout le monde se rendit sans délai à la grande église. Après la prière, l’immense congrégation entonna le cantique d’actions de grâces. Des milliers de voix commencèrent le chant; mais l’émotion générale, redoublée par la musique, devenait trop vive, le cantique fut suspendu tout d’un coup, la multitude entière pleurait.

Les citoyens de Leyde eurent là une joie qui, trois siècles plus tard, à Paris, devait nous être refusée. Nous n’avons pas, hélas! à fêter tous les ans, comme nos amis de Leyde, le jour glorieux de la délivrance. Là-bas, une coutume touchante rajeunit chaque année les souvenirs de cette matinée, et fait connaître aux générations nouvelles cette noble page de l’histoire nationale. Voici ce que l’on raconte. Le 30 octobre 1574, aux premières blancheurs de l’aube, quand se réveilla la ville morne et désolée, les gardiens du rempart furent surpris, comme l’étaient de leur côté les marins zélandais, de n’entendre aucun bruit, aucun murmure dans les lignes espagnoles. Un enfant se hasarda jusqu’à la plus proche des redoutes; il gravit sans bruit le talus, il revint bientôt en criant que l’ennemi avait décampé. On refusa de le croire; il retourna, il revint en rapportant une marmite pleine de légumes bouillis. Les soldats l’avaient abandonnée dans leur fuite sur les cendres encore fumantes du foyer. Depuis lors chaque automne, le 30 octobre, dans toutes les maisons de Leyde, on sert sur la table au dîner un plat de ces mêmes légumes, de ceux que contenait la marmite de l’enfant, premier indice certain de libération et de salut. Cette année, à propos du troisième centenaire de la délivrance, les autorités municipales ont fait distribuer aux indigens de la ville d’abondantes rations de ces carottes et de ces choux historiques. Dans ce pays fidèle au culte de son passé, il n’est point ainsi jusqu’à l’aumône qui ne serve à entretenir le respect et l’amour de la patrie.

En 1574, au milieu des transports et de l’attendrissement où cette délivrance inattendue avait jeté toutes les âmes, on eut jusqu’à des sujets de rire. Les lettrés nourris, comme Dousa, du plus pur miel des abeilles romaines, s’égayèrent aux dépens du général espagnol et de son latin. Dans la chambre de Valdez, sur sa table, on lut ces mots, écrits en toute hâte au moment du départ : Vale, civitas, valete, castelli parvi, qui relicli estis propter aquam et non per vim inimicorum. Pour tirer une dernière vengeance de l’ennemi qui les avait tant fait souffrir, les Hollandais n’ont pas laissé périr la mémoire de ses solécismes.

Dès le lendemain, Guillaume arrivait pour féliciter les bourgeois de Leyde, et en même temps le vent, commençant à souiller de l’est, rejetait les eaux vers la mer. Au bout de peu de jours, la terre reparut, et les digues, promptement réparées, rendirent à ces campagnes leur aspect ordinaire. La ville, en retour de ses sacrifices, obtint d’abord du prince une foire annuelle de dix jours libre de tout octroi et de tout impôt; mais une plus haute récompense lui fut accordée bientôt après. Sur l’avis de Guillaume et des états, elle fut désignée pour servir de siège à la première université qu’aient possédée les Provinces-Unies.

Depuis le commencement de la guerre, les jeunes gens de ces provinces ne savaient où aller terminer leurs études. C’était entre Douai et Louvain qu’ils se partageaient autrefois; mais ces deux villes étaient en plein territoire espagnol, et l’enseignement y était tout catholique. Le fils aîné de Guillaume d’Orange, avant même que ne s’ouvrissent les hostilités, avait été enlevé de Louvain par ordre du duc d’Albe et emmené en Espagne. Fût-on même, la paix une fois rétablie, à l’abri de ces surprises, ce n’était pas Louvain ou Douai qui pouvaient préparer au saint ministère les pasteurs dont avaient besoin les églises protestantes de la Hollande. Faudrait-il pour étudier la théologie entreprendre toujours le voyage de Genève ou d’Heidelberg et séjourner longtemps en pays étranger? N’était-il pas plus simple de fonder sur le sol même que l’on venait d’affranchir une grande école toute nationale, tout évangélique, dont le premier rôle serait de fournir des pasteurs instruits et éloquens, où se grouperaient aussi autour de la théologie et comme à son ombre les maîtres et les élèves de toutes les autres sciences? C’était là une idée qui devait venir d’elle-même à l’esprit des hommes qui dirigeaient alors les affaires des Pays-Bas, car l’instruction primaire et le goût de l’étude étaient déjà plus répandus dans cette région qu’en aucune autre contrée de l’Europe. Scaliger le remarquait non sans étonnement : dans ces provinces, les gens de service et les gens de la campagne savaient presque tous lire et écrire.

Où placer le siège de la nouvelle université? On hésitait entre plusieurs villes, Delft, Gouda, Deventer, Leyde et autres. Le siège de Leyde, la gloire dont ses habitans s’étaient couverts, tranchèrent la question en sa faveur. Nous avons la charte d’institution. Les Provinces-Unies affectaient encore de ne faire la guerre qu’au gouverneur espagnol, non pas au souverain lui-même. C’est donc au nom de Philippe II que la charte est rédigée. Par une plaisante ironie, le maître du duc d’Albe, l’homme qui a le plus haï la liberté sous toutes ses formes, se trouve ainsi fonder à Leyde une université protestante, et cela pour récompenser la ville de sa révolte contre lui-même. « Considérant, dit ce curieux document, que, pendant les terribles guerres dans nos provinces de Hollande et de Zélande, la bonne instruction de la jeunesse dans les sciences et les arts libéraux tomberait probablement dans l’oubli ; considérant les différences de religion, considérant notre désir de récompenser notre ville de Leyde et ses bourgeois des lourds fardeaux qu’ils ont si fidèlement portés pendant la guerre, nous avons résolu, après en avoir mûrement délibéré avec notre cher cousin Guillaume, prince d’Orange, stathouder, de fonder une école publique et une université libre, etc. » Le roi pourvoyait ensuite à l’établissement de cette université, la dotait d’un revenu considérable provenant en grande partie des biens de l’ancienne abbaye d’Egmont, et confiait toutes les mesures nécessaires pour le gouvernement et la police de l’institution à a son cher cousin ci-dessus mentionné, Guillaume d’Orange. » La suppression en Hollande du culte catholique et des ordres monastiques avait laissé vacans un grand nombre d’édifices conventuels. L’un de ceux-ci, le monastère de Sainte-Barbe, fut en toute hâte approprié pour recevoir élèves et professeurs; c’est encore là qu’ils se réunissent, et que les députations étrangères ont été reçues récemment par le sénat académique.

L’université une fois fondée, dotée et pourvue de professeurs, on l’ouvrit solennellement le 8 février 1575. Leyde, naguère encore en proie à la peste et à la famine, s’était couronnée de fleurs. Meursius nous donne un long récit des fêtes qui furent célébrées à cette occasion. Il y eut une de ces cavalcades, avec des chars portant des personnages allégoriques, qui sont restées chères aux villes de Flandre et dont l’ordonnance a parfois été réglée, dont les motifs ont été fournis par les plus grands artistes[4]. De ces pompes, nous ne retiendrons qu’un détail. Lorsque le cortège se trouva en face du bâtiment destiné à l’université, on vit une barque magnifiquement ornée descendre lentement le Rhin. Sur le pont, sous un dais entouré de guirlandes de laurier et d’oranger, parmi de belles tapisseries, était assis Apollon, entouré des neuf muses en costume classique. Neptune, avec son trident, était au gouvernail. Les muses chantaient, Apollon fit résonner son luth. Arrivée au rivage, cette députation du Parnasse mit pied à terre et s’avança vers la procession. Chaque professeur fut embrassé à son tour par Apollon et les neuf muses, qui saluèrent en outre leurs savans hôtes par un élégant poème latin. Après cette pause, on entra dans le cloître, et l’on entendit un discours du révérend Gaspar Kohlars. Un banquet termina la journée, qui avait commencé par un service solennel à l’église Saint-Pierre. Le génie de ce temps, si différent du nôtre, ne se peint-il pas bien dans ce mélange d’une piété chrétienne ardente et sincère avec une si vive passion pour les langues et les idées, pour les formes et les symboles de l’antiquité païenne?

Le premier recteur de la nouvelle université fut un Frison, Petreius Tiara, qui avait été professeur de grec à Douai et à Louvain; mais il fallait du temps pour que les élèves arrivassent. La véritable inauguration et l’ouverture des cours n’eurent lieu qu’en juin. Une harangue en latin, qui nous a été conservée[5], fut alors prononcée par un Parisien, Louis Capelle, ministre du saint Évangile. Un Rouennais, Guillaume Feugères, avait été appelé avec Capelle pour fonder à Leyde l’enseignement de la théologie. Ces deux personnages, peu connus aujourd’hui, méritent pourtant que leurs noms soient rappelés; ils ouvrent la série des hommes distingués, dont quelques-uns furent des esprits supérieurs, que la France prêta à l’université de Leyde. Cette dette, la Hollande l’a payée avec usure pendant le cours des deux derniers siècles : à combien de nobles intelligences n’a-t-elle pas accordé et garanti ce que leur refusait l’intolérance française, le droit de chercher librement la vérité, de professer leur foi, de dire et d’imprimer leur pensée sans avoir à craindre le bourreau, le geôlier, ou tout au moins le censeur! Après les proscrits du calvinisme, elle a vu venir ceux du jansénisme; Descartes y avait trouvé une sécurité que ne lui offrait point son propre pays; Bayle y précéda Voltaire. Celui-ci a cru devoir reconnaître l’hospitalité de la Hollande par un vers que ses habitans ont encore sur le cœur.

De la fondation même de l’université date une institution qui a eu les plus heureux résultats. On n’avait pu songer à remettre aux professeurs le soin de gouverner eux-mêmes l’université et de pourvoir à ce que l’on peut appeler ses besoins physiques et moraux; plusieurs d’entre eux étaient étrangers et sans racines dans le pays, tous étaient censés devoir s’absorber dans leur enseignement et leurs travaux scientifiques. D’autre part, dans ce petit état, encore dans une situation si précaire et dont les différentes parties n’étaient encore reliées que par un lien assez lâche, presque pas d’administration centrale, rien qui ressemblât à un ministère de l’instruction publique. Voici comment la difficulté fut résolue. L’université fut placée sous la bienveillante tutelle d’hommes considérables par leur naissance, leur fortune ou leur situation dans l’état. Ceux-ci, — on les nomma les curateurs, — formèrent un collège, une sorte de commission permanente, qui de nos jours encore administre la dotation et la fortune de l’université, et désigne les professeurs au choix du souverain. Ils n’interviennent pas dans l’ordre des études et des examens, que règle, dans les limites fixées aujourd’hui par la loi, le sénat académique, composé des professeurs titulaires; mais, pour toutes les relations que le corps enseignant entretient avec les pouvoirs publics, les curateurs jouent le rôle d’intermédiaires obligés et autorisés. Le premier président de ce collège fut ce Janus Dousa qui avait tant contribué au salut de la ville; populaire en Hollande comme politique et comme soldat, il était connu comme érudit dans toute l’Europe; par sa correspondance et ses rapports avec les savans étrangers, il fit beaucoup pour attirer à Leyde des maîtres illustres et de nombreux élèves. Ses traditions ont toujours été suivies ; les hommes les plus importans de la république des Provinces-Unies, puis du royaume des Pays-Bas, ont toujours tenu à grand honneur de remplir ces fonctions. L’influence qu’ils avaient acquise dans les plus hautes charges de l’état a profité aux intérêts qui leur étaient confiés; bien souvent, quand le budget académique ne suffisait pas à des dépenses que paraissait réclamer l’honneur de l’université, ils n’ont pas attendu que les états de Hollande eussent accordé les fonds nécessaires : ils ont mis leur fortune privée au service de la science et de ses progrès. Il n’est pas de haut enseignement possible sans une riche bibliothèque; élèves ni professeurs surtout ne sauraient s’en passer. Guillaume d’Orange l’avait compris; ce fut lui qui donna les premiers livres. Grâce au zèle des curateurs et à leurs sacrifices, aux dons et aux legs des professeurs, ce premier fonds s’augmenta assez vite pour qu’il fallût bientôt attribuer à la bibliothèque un édifice spécial ; un autre couvent sécularisé la reçut dans ses murs et l’abrite encore aujourd’hui. Quand avec les années se développa l’enseignement des sciences physiques et naturelles, quand il fallut des collections, des instrumens souvent très coûteux, des laboratoires, les bons offices des curateurs mirent aux mains des maîtres tout cet appareil nécessaire de la recherche et de la découverte scientifique. Grâce à leur intervention, les états-généraux, ordines Hollandiœ, comme on dit dans la langue du temps, se montrèrent toujours libéraux et même prodigues pour l’université de Leyde; au cœur même de la guerre, qui eut encore, avant la paix de Munster et la consécration solennelle de l’indépendance batave, ses redoutables accidens et ses fortunes diverses, ils accordèrent les plus larges subsides. La Hollande contemporaine est paisible, riche et prospère: mais les députés du royaume sont moins généreux que leurs ancêtres pour la science et pour ceux qui la cultivent. Ce ne sont pas les contemporains de Guillaume d’Orange et de Barneveld qui auraient laissé le musée d’antiquités de Leyde dans le local où il étouffe aujourd’hui. Malgré toutes les réclamations de son savant et zélé conservateur, M. Leemans, on n’obtient rien; faute d’espace, les objets les plus curieux restent en magasin ou bien sont placés de telle manière qu’il est impossible de les voir. Afin d’examiner quelques beaux vases de Vulci, qui sont un des honneurs du musée, M. Ernest Curtius, le savant archéologue de Berlin, et moi, nous avons dû monter sur une échelle.

Dans cet âge héroïque de la Hollande et de l’université, on ne lésinait point sur les crédits demandés pour cette mère nourricière des intelligences, l’alma mater, comme on disait. Il faut lire dans une histoire détaillée de l’université les sacrifices que s’imposèrent à plusieurs reprises les curateurs et les états pour attirer et fixer en Hollande des savans d’une réputation européenne[6]. La pensée des fondateurs avait été surtout de donner aux provinces récemment affranchies une grande école nationale de théologie ; aussi établit-on dans la même ville deux séminaires, l’un pour les candidats flamands au saint ministère, l’autre pour ceux qui étaient destinés à desservir ce que l’on appelle aujourd’hui les églises wallones ou de langue française. Ces écoles théologiques furent agitées et divisées par les controverses des arminiens et des gomaristes, des remontrans et des contre-remontrans, et plus d’une fois, dans le cours de ces luttes, la Hollande parut oublier et renier cet esprit de liberté et de tolérance qui avait été l’honneur de Guillaume d’Orange et dont ses héritiers paraissaient devoir toujours s’inspirer; ce ne furent pourtant là que des accès passagers, où l’intolérance religieuse servit souvent de prétexte et de masque à des haines, à des rivalités, à des ambitions politiques. Nous ne nous engagerons pas dans l’histoire de ces disputes, quoique Arminius et Gomar aient été l’un et l’autre professeurs à Leyde; aussi bien c’est l’étude de l’antiquité classique qui a jeté le plus d’éclat sur l’université de Leyde. Ce qui a fait surtout son succès et sa gloire, ce sont les grands philologues qu’elle a d’abord empruntés à l’étranger et comme adoptés, puis dont les leçons et les exemples ont suscité, en Hollande même, toute une lignée encore vivante d’érudits et de critiques. Nous ne prétendons pas les nommer tous, de Juste-Lipse et de Scaliger à Ruhnken et à Wyttenbach, de Daniel Heinsius et de Meursius à Peerlekamp et à Cobet; mais il importe de montrer comment, grâce aux vues larges et à la libéralité des princes et des états de Hollande, l’université de Leyde ne se borna point à travailler pour la Hollande, comment elle devint un des foyers de lumière les plus brillans qu’ait allumés le génie de la renaissance. Ce fut, comme nous dirions aujourd’hui, bien plutôt une institution internationale qu’une université purement hollandaise.

En 1578, Dousa réussit à décider Juste-Lipse, chassé par les troubles de la Belgique, sa patrie, à se fixer à Leyde. Cet érudit, auquel doivent tant les textes classiques et surtout celui de Tacite, était alors au comble de sa gloire; aussi Dousa, en l’attachant à l’université, croyait-il avoir encore plus fait pour son pays qu’en arrachant jadis Leyde aux Espagnols.

Gloria cuique sua est. Justum impertisse Batavis
Laus mea, et hæc pluris obsidione mihi.

Non-seulement Lipse faisait des cours, mais il aidait de ses conseils les curateurs et dans la rédaction des règlemens, que l’on cite comme un modèle de sagesse, et dans le choix des professeurs. Ses leçons et sa présence attirèrent à Leyde une foule d’étudians anglais, écossais, français, belges et allemands. Il quitta Leyde en 1591 pour des motifs qui n’ont jamais été bien éclaircis; bientôt après il retournait au catholicisme et s’établissait à Louvain. Dousa réussit à le remplacer par un plus grand que lui. Joseph-Juste Scaliger, un Gascon, était alors le prince des érudits; c’est son livre capital, le de Emendatione temporum, qui a fondé tout le système chronologique sur lequel repose pour nous la connaissance de l’histoire ancienne. Des négociations furent engagées, par l’intermédiaire du prince Maurice de Nassau, le fils et l’héritier de Guillaume, Henri IV y prêta son concours; à deux reprises des députés de l’université allèrent, non sans avoir en chemin toute sorte d’aventures, trouver en Touraine Scaliger. On lui offrait, outre des honoraires qui étaient énormes pour l’époque, des distinctions bien faites pour flatter la vanité de celui qui prétendait descendre des anciens princes de Vérone : il n’aurait même pas à faire de cours publics; on ne lui demandait que l’honneur de sa présence, et dans toutes les occasions solennelles il prendrait rang non-seulement avant tous les professeurs, mais avant le rector magnificus. Les négociations durèrent deux ans; enfin en 1593 Scaliger se rendit à ces instances. Son voyage à travers la France et les Provinces-Unies fut une vraie marche triomphale. Il séjourna à Leyde depuis ce moment jusqu’à sa mort en 1609. La veuve de Guillaume, Louise de Coligny, le prince Maurice, Barneveld, Dousa, l’accablèrent de prévenances et d’égards qui ne se démentirent jamais. Des contrées de l’Europe les plus éloignées, on accourait à Leyde pour briguer l’honneur d’être admis en sa présence; les Suédois et les Polonais s’y rencontraient avec les Hongrois et les Italiens. Sur les 3,233 étudians qui furent immatriculés de 1593 à 1609, pendant la durée du séjour à Leyde de Scaliger, on compte 1,250 étrangers. Les Français surtout abondaient. Quoique Scaliger, à proprement parler, n’enseignât pas, il exerçait par ses conseils la plus heureuse influence sur les jeunes gens. Chez lui étaient familièrement reçus les fils de Dousa, savans précoces que la mort frappa avant qu’ils n’eussent tenu toutes leurs promesses, Hugo Grotius, le fondateur de la science du droit public, Meursius, Daniel Heinsius, un fils de Duplessis-Mornay, les frères de Vassan, à qui nous devons le second Scaligerana, tant d’autres enfin qui ont eu leur jour de succès et de réputation. De loin, par ses lettres, il encourageait et aidait le jeune Saumaise, une des espérances de l’érudition classique.

Après la mort de Scaliger, les curateurs ne voulurent pas laisser longtemps l’université sans ce que nous appellerions aujourd’hui une étoile. Ils appelèrent Saumaise; on lui offrait les mêmes libertés et les mêmes privilèges qu’à Scaliger, avec des appointemens encore plus élevés. De Dijon, sa patrie, Saumaise, qui, lui aussi, appartenait à la religion réformée, vint en 1630 s’établir à Leyde. Il y resta vingt-trois ans, non sans faire plusieurs voyages en France. Pendant qu’il était à Paris, Richelieu et plus tard Mazarin n’épargnèrent ni complimens ni promesses pour le décider à revenir s’y fixer. Ce fut en vain. Il retourna toujours en Hollande. C’est que les Hollandais avaient pour lui des procédés qui devaient le toucher. Lorsqu’en 1640 il se rendit en France pour y recueillir la succession de son père, un vaisseau de guerre, l’Électeur, le transporta à Dieppe, et, pour lui faire honneur, toute la flotte hollandaise l’escorta jusqu’à la côte normande. On avait d’autant plus de mérite à le traiter ainsi qu’en Hollande même il s’était fait, par son caractère, beaucoup d’ennemis; c’était le plus querelleur des savans. Il avait épousé une femme acariâtre, une vraie Xantippe, Anne Mercier, et, prétendait-on, il se dédommageait de ses misères domestiques sur les épaules de Pétau, de Héraud, de Heinsius et de ses autres ennemis littéraires ; il leur rendait les soufflets qu’il avait reçus de cette mégère. Aussi, quand il mourut dans un voyage qu’il avait fait en Suède sur les instances de la reine Christine, fut-il peut-être moins sincèrement regretté que Scaliger. Il ne s’était pas, aussi libéralement que celui-ci, mis à la disposition de tous ceux qu’amenait la noble passion de savoir; comme l’écrit Heinsius, « Saumaise siégeait dans son temple, semblable à un dieu, attendant les hommages et les offrandes des mortels. » Ce furent là pourtant les plus beaux jours de l’université; on y comptait à la fois, assis sur les bancs dans une même année, plus de 1,200 étudians, chiffre qui depuis n’a jamais été atteint alors même que, vers le commencement du siècle suivant, l’enseignement médical de Boërhave et d’Albinus attirait à Leyde tant de disciples attentifs et curieux.

Nous n’insisterons pas davantage ; les exemples donnés nous suffisent pour montrer le caractère et le rôle européen, international, de l’Academia Lugduno-Batava. Il se marque par le choix et l’origine des professeurs, comme par la provenance variée des étudians. La Belgique a prêté à Leyde Juste-Lipse, la France, outre Scaliger et Saumaise, le jurisconsulte Donneau, le botaniste Lécluse, l’Allemagne Cocceius, Gronovius, Hermann, Albinus, Ruhnken, Pestell, la Suisse Wyttenbach et bien d’autres. Quant aux élèves, la proportion d’étrangers est plus forte encore ; il suffit pour s’en assurer de parcourir le livre que vient de faire imprimer l’université de Leyde, et où figurent les noms des 70,000 étudians qui, pendant trois siècles, sont venus du monde entier y prendre leurs inscriptions. Sans parler des philologues et des médecins qu’attirèrent à Leyde des maîtres comme ceux que nous avons déjà nommés, la faculté de théologie rendit, presque jusqu’à nos jours, de précieux services à certaines églises protestantes placées dans des conditions difficiles, comme celles de Hongrie, de Transylvanie et de Pologne ; elle se chargea de former pour elles dans la connaissance des saintes Écritures les jeunes gens qui se destinaient au ministère sacré. C’est à Leyde, presque autant qu’à Genève, que ces églises doivent d’avoir pu résister à des persécutions plus ou moins cruelles, de n’avoir jamais, au milieu de toutes leurs épreuves, manqué de guides spirituels.

Pendant ces trois siècles si bien remplis, ce qui permettait à tous ces étudians d’origine diverse d’entendre leurs maîtres et de s’entendre entre eux, c’était le latin, seule langue alors parlée à l’université. À l’unité de langue correspondait l’unité de régime. Comme le remarquent avec fierté les historiens de l’alma mater, ni les règlemens, ni les mœurs n’y ont jamais tracé, entre les étudians de noble extraction et les fils de bourgeois et de paysans, cette ligne de démarcation que consacraient les statuts des autres universités, soit sur le continent, soit dans les îles britanniques. Tout le monde était égal devant le recteur magnifique et le sénat académique : pas de privilèges, sinon ceux qui étaient communs à tous les étudians, qui leur assuraient les bénéfices d’une juridiction spéciale, du forum academicum ; pas non plus de déclaration et de serment religieux imposé aux consciences, comme celui qui a si longtemps fermé aux dissidens les portes d’Oxford et de Cambridge. Dès le XVIIe siècle, des églises s’étaient rouvertes à Leyde pour l’exercice du culte catholique.

II.

Par son glorieux passé, par les services rendus à la cause de la liberté et du progrès, l’université de Leyde méritait, on le voit, que fût entendu l’appel qu’elle adressait, vers la fin de l’année dernière, à toutes les universités de l’ancien et même du Nouveau-Monde; elle les invitait à se faire représenter aux fêtes où elle célébrerait son troisième jubilé séculaire. Pour la France, c’est au ministre de l’instruction publique que fut adressée cette invitation par l’intermédiaire de notre ministre plénipotentiaire à La Haye, M. Target; la France en effet n’a plus d’universités. C’est elle qui jadis les a créées la première, en plein moyen âge; la plus ancienne université qui ait été fondée hors de France, l’université de Prague, en 1348, n’a fait que copier l’université de Paris; elle en a pris les statuts et règlemens. Aujourd’hui nous n’avons plus que l’Université, ce qui est bien différent, c’est-à-dire un vaste ensemble de fonctionnaires groupés hiérarchiquement et chargés de distribuer l’enseignement sous la surveillance de l’état. Ce n’est point ici le lieu d’indiquer comment s’est produit ce changement, d’en signaler les fâcheux effets et les dangers; toujours est-il que le ministre seul, en France, avait qualité pour recevoir l’avis de l’université de Leyde et pour y répondre. Un séjour de bientôt deux ans en Hollande avait mis M. Target à même de garantir aux savans français qui s’y rendraient le meilleur accueil; avec une prévoyance qui s’est trouvée bientôt justifiée, il conseillait d’accepter l’invitation. Au ministère de l’instruction publique, on n’avait point oublié que jadis Henri IV avait conféré aux docteurs de l’université de Leyde le droit de jouir, dans tout son royaume, des mêmes privilèges que s’ils eussent reçu leurs diplômes en France. M. de Cumont désira donc que le haut enseignement français fût représenté à Leyde, et voici comment fut composée la députation française. Les facultés parisiennes des sciences, de médecine, de droit et des lettres furent représentées, les trois premières par leurs doyens, MM. Milne Edwards, Würtz et Colmet Daage, la dernière par M. Jules Girard, le Collège de France par M. Renan, l’École pratique des hautes études par MM. Gaston Paris et Carrière, l’École des langues orientales par M. Th. Schéfer, l’École de pharmacie par M. Alphonse Milne Edwards, l’École des chartes par M. Paul Meyer, l’École normale par M. G. Perrot.

Les autres pays de l’Europe, sauf l’Espagne et l’Italie, n’étaient point restés en arrière. Sans parler des deux autres grandes écoles hollandaises, Utrecht et Groningue, sœurs cadettes de Leyde, trente-trois universités étrangères se faisaient représenter au jubilé. Parmi les noms des délégués, on remarquait ceux du Danois Madvig, le premier latiniste de l’Europe, de MM. Ernest Curtius et Stark, éminens archéologues de Berlin et d’Heidelberg, des philosophes et théologiens Kuno Fischer, Riel et Nôldeke, célèbres dans toute l’Allemagne, et bien d’autres qu’il serait trop long de citer. Il y avait jusqu’à des députés d’Helsingfors, l’université la plus septentrionale de l’Europe, de Klausembourg en Transylvanie, de Coimbre en Portugal. On comptait près de quatre-vingts délégués; les professeurs et les principaux habitans de Leyde avaient tenu à se partager tous ces visiteurs comme des hôtes anciens et connus. Toutes les maisons se préparaient et s’élargissaient pour nous recevoir; on se serrait pour nous faire place sous le toit domestique, à la table et au foyer de la famille.

Le rendez-vous était pour le 7 au soir à Leyde; nous devions, à huit heures, être présentés au bourgmestre et au corps de ville, qui nous offriraient ce que l’on appelle dans les Flandres le vin d’honneur. Je quittai Paris le 5. Après une longue et froide nuit d’hiver, le jour se leva pour moi près d’Anvers, sur un triste pays où des landes tourbeuses sont semées de plus rabougris. Cela rappelle la Sologne, mais en laid. Nous entrions bientôt en Hollande, laissions de côté Bréda et franchissions un large bras de mer, le Holland’sche Diep, sur un admirable pont, un chef-d’œuvre des ingénieurs contemporains. En revanche, à Rotterdam, il faut encore traverser la Meuse en bateau ; le tablier du pont sur lequel le chemin de fer doit la franchir n’est pas encore posé.

Bas et sombre le matin, le temps s’est levé. C’est entre Rotterdam et La Haye que je commence à voir, sous un pâle rayon de soleil, la vraie Hollande. L’aspect en est original. Deux traits donnent à ce pays son caractère à part, la plaine verdoyante, peuplée, infinie, qui s’étend de toutes parts jusqu’à la limite même de l’horizon, et l’eau qui vient partout se mêler à la terre et la traverse, la pénètre en tous sens. On peut presque dire qu’ici les deux élémens se confondent par ces grands bras de mer ou ces vastes embouchures qui conduisent les plus grands navires jusqu’au cœur du pays, par ces canaux qui traversent villes et villages et semblent les vraies routes de la Hollande, par tous ces fossés d’assèchement qui coupent les prairies. Lorsque le ciel est clair, ces larges rigoles en réfléchissent l’azur; on dirait de longs rubans bleus étendus sur l’herbe, qu’ils font paraître plus verte et plus tendre encore. Ce n’est point, comme ailleurs dans les terrains inondés et bas, le marécage avec ce qu’il a de confus, de malsain, d’hostile à la vie; c’est l’eau partout aménagée, réglée, disciplinée. Si l’homme ici se relâchait un instant, elle le déborderait, elle le noierait. Grâce à sa volonté persévérante, elle le sert, elle se plie à tous ses besoins. L’image de la Hollande, le symbole qu’elle devrait mettre dans ses armes, ce sont ces moulins à vent sans cesse occupés à puiser l’eau dans les prairies submergées et à la verser dans les canaux qui la conduisent à la mer. Ces ailes qui tournent lentement, mais sans repos, c’est quelque chose qui ressemble fort à l’activité de ce peuple patient et laborieux.

C’est le samedi que nous arrivons à La Haye; partout les servantes sont occupées, avec leurs grands seaux de bois cerclés d’anneaux d’un cuivre luisant, à fourbir la poignée de la sonnette, les boutons et les plaques des portes, les degrés de l’étroit et raide escalier, espèce d’échelle qui conduit aux étages supérieurs. A quels nettoyages forcenés on doit en ce moment se livrer dans toutes les maisons de Leyde à notre intention!

J’avais retrouvé en route un de mes collègues, M. Würtz, le plus aimable et le plus gai des chimistes. Ensemble nous visitons le musée, nous admirons la Leçon d’anatomie, puis nous courons jusqu’à la plage de Schéweningue saluer la mer et ces dunes, ces grèves dont se sont si souvent inspirés Ruysdael, Van den Velde, et les autres maîtres hollandais. Au-dessus de cette côte grise et de cette mer jaune, un de ces ciels qu’ils excellent à peindre, un grand ciel étoffé et varié, où s’étagent sur divers plans des nuages qui vont du blanc au noir, et entre lesquels se glissent et filtrent par places quelques rayons de soleil.

Après cette promenade, un dîner et une soirée chez M. Target mettaient la mission française en rapport avec le ministre de l’intérieur, M. Heemskerk, de qui dépend ici l’instruction publique, avec le président du collège des curateurs, M. Gevers van Endegeest, le conservateur du musée de La Haye, M. de Jonge, et d’autres personnes occupant un rang distingué, soit dans l’état, soit dans les lettres. Par sa présence à cette réception, par les paroles aimables qu’il nous adresse, l’héritier de la couronne, son altesse royale le prince d’Orange, veut bien marquer aux délégués français le plaisir qu’il éprouve à les voir en Hollande. L’accueil et le langage de tous ceux qui se pressent dans le salon de M. Target nous confirment ces gracieuses assurances. On est unanime à nous témoigner une bienveillance courtoise et sérieuse, sans exagération ni verbiage. L’abord est froid ou du moins réservé; mais pour peu que l’on s’y prête, les figures s’éclairent, et la conversation devient bien vite toute cordiale. Les paroles et l’accent, tout respire ici la sincérité. C’est là l’impression que nous recevons dès notre première rencontre avec la société hollandaise. Les jours suivans, — je suis sûr de n’être démenti par aucun de mes compagnons, — n’ont pu que la rendre plus nette et plus vive encore.

Le lendemain dimanche, nous commençons la journée par une promenade à ce que l’on appelle le Bois. Il y a là de très beaux hêtres, des chênes vigoureux et d’une fière tournure, penchés sur de clairs étangs. On a même ménagé quelques mouvemens de terrain; un monticule de quatre ou cinq mètres prend ici pour l’œil une valeur incroyable; il domine au loin la plaine, et l’on se prend à le gravir avec respect. Ce doit être l’été un charmant séjour que La Haye; on comprend que la cour, l’aristocratie et les gens riches la préfèrent à Amsterdam. Il était impossible de faire une plus jolie ville sans pierre de taille, avec la brique, qui reste toujours plate, sombre et monotone. C’est surtout le long du Bois et sur la route de Schéweningue qu’il y a d’agréables maisons; malgré la pauvreté de la matière, quelques-unes, grâce à leurs vérandahs, grâce à quelques saillies sobres et légères, arrivent à l’élégance. Ces maisons ne se cachent point derrière des murs jaloux; un canal transparent, où se mirent de touffus buissons de rhododendrons, les sépare seul de la route; le passant jouit ainsi des pelouses et des parterres soigneusement entretenus, des plantes de serre que l’on aperçoit à travers les fenêtres dans les salons remplis de faïences hollandaises et de porcelaines du Japon.

A cinq heures, nous arrivons à Leyde. Toute pavoisée, la ville a un aspect charmant. Le drapeau hollandais, qui flotte partout, fait plaisir à voir, tant il ressemble au drapeau français : ce sont les mêmes couleurs autrement, disposées. Chaque maison a d’ailleurs arboré les couleurs nationales de l’étranger qu’elle doit recevoir; ainsi, quand je frappe à la porte de mon hôte, M. Cobet, le célèbre helléniste, le drapeau tricolore m’avertit que j’y étais attendu. Toutes en briques, les maisons présentent à peu près la même apparence que dans l’intérieur de La Haye; mais elles sont en général plus simples. Quelques-unes, dans la Breede-Straat ou Grande-Rue, ont un air monumental; c’est là que se trouve l’hôtel de ville, édifice pittoresque qui date de la fin du XVIe siècle. Ici, comme partout en Hollande, la proportion des pleins et des vides dans les façades des maisons est tout autre qu’en France ou en Italie. Les baies sont très multipliées et très grandes. Sous ce ciel souvent voilé de brume, on élargit le plus possible les ouvertures par où le jour doit pénétrer. Les carreaux sont du plus limpide cristal, et l’éponge des servantes travaille sans cesse à n’y pas laisser le moindre grain de poussière. Pas de ces petits rideaux blancs, qui sont chez nous la parure même des plus humbles fenêtres, mais un grand store que l’on abaisse quand on veut se protéger contre les regards indiscrets. A peine avions-nous dîné, il faut nous mettre sous les armes. Le bourgmestre, M. Van den Brandeler, et les échevins, attendent les étrangers pour leur souhaiter la bienvenue au nom de la noble cité; mais la réception n’aura pas lieu à l’hôtel de ville, trop petit pour tant de visiteurs. Le rendez-vous est dans une grande salle de concert (Stads Gehoorzaal) qui appartient à la ville; avec les spacieux salons et les galeries hautes qui y sont jointes, elle paraissait faite tout exprès pour des réunions comme celle-ci : aussi servit-elle tous les soirs. La façade en est illuminée, ainsi que celle de l’hôtel de ville. Aux fenêtres de beaucoup de maisons, des transparens nous font lire en lettres de feu 1a date inoubliable, 1575. L’intérieur de la salle est décoré avec goût de belles plantes tropicales, prêtées par le jardin botanique, de feuillages et de fleure en guirlande. Au fond se dresse fièrement, parmi les verdures, parmi les drapeaux des diverses nations, une Pallas, symbole de la science et de la méditation. On fait le cercle autour du bourgmestre, qui nous adresse un discours en hollandais, suivi de quelques paroles en français, prononcées par un des curateurs. Bientôt après nous entendons retentir une fanfare dans la rue; c’est la société musicale des étudians qui vient, à la lueur des torches, nous donner une sérénade. Nous nous retournons; nous voyons entrer plusieurs jeunes gens qui portent au cou de larges rubans rouges ou bleus, tombant sur la poitrine et supportant des insignes qui nous sont inconnus; n’était leur âge, on les prendrait pour des commandeurs de la Légion d’honneur ou d’autres ordres. Ce sont, nous explique-t-on, les membres du conseil supérieur des étudians, élus par leurs camarades. Leur président, le prœses studiosorum, comme l’on dit ici, Th. Heemskerk, fils du ministre de l’intérieur, étudiant en droit, prend la parole et nous débite, avec beaucoup de feu, un compliment latin; il nous félicite, il nous remercie, au nom de ses camarades, et nous invite tous à une soirée que donnent les étudians, après la réception officielle, dans un des cercles de la ville, à la Concordia, pour ouvrir ensemble le IVe siècle de l’Academia Lugdano-Batava. On se dirige ensuite vers l’entrée, pour mieux entendre la musique; celle-ci joue divers airs nationaux, parmi lesquels la Marseillaise. On rentre, plusieurs orateurs prennent la parole, entre autres M. Renan, qui, dans une vive improvisation, expose la pensée qui a conduit ici tant d’étrangers, et surtout les délégués de la France. Nous ne pouvons que résumer ses paroles, qui soulevèrent un nuage de poussière; on applaudit ici en tapant des pieds! « Le siège de Leyde, c’est une des plus mémorables victoires que la liberté ait remportées sur l’esprit de contrainte et de conquête, sur le despotisme; or sans la liberté il n’est point de science, et la science est le seul terrain commun sur lequel, sans abjurer leur patriotisme et leur originalité, puissent se rencontrer les différentes nations, sur lequel puissent s’oublier les vieilles et les récentes discordes. La raison et la science, c’est par là qu’il faut travailler à refaire cette unité de l’Europe que tant de causes tendent à rompre. C’est là l’idéal que la France a conçu dans toutes les grandes époques de son histoire ; c’est l’esprit qui l’animait à la fin du dernier siècle. Par la révolution, elle a tenté de réaliser sur la terre le règne de la justice et du droit ; elle a voulu créer des institutions qui, fondées sur la pure raison, pussent servir à tous les peuples civilisés. Elle a, depuis lors, beaucoup lutté, beaucoup souffert. Les autres ont profité de ses essais, de ses efforts, de ses expériences malheureuses, tandis qu’elle-même s’épuisait à poursuivre ce but qui semble toujours fuir devant elle. Si parfois, dans certaines heures de fièvre, dans un moment de délire ou de découragement, elle paraît perdre sa voie et défaire de ses propres mains ce qu’elle a fait la veille, il ne faut pas la juger avec trop de sévérité. N’est-il pas écrit dans l’Évangile qu’il sera beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ? Or la France a beaucoup aimé l’humanité et la justice. Nous réclamons donc pour elle, de tous ceux qui ont assisté à ses défaillances, indulgence et sympathie. »

Durant tout le cours de ces fêtes, à la soirée des curateurs, à la soirée que les étudians nous donnèrent la veille de notre départ, M. Renan, qu’une respectueuse et bienveillante curiosité contraignit plusieurs fois à prendre la parole, revint sur ces idées ; peut-être laissa-t-il tomber parfois des mots, des aveux qui étaient pénibles à entendre pour des oreilles françaises, quoique aucun de nous ne songeât à en contester la justesse ; mais, à tout prendre, ce mélange de fierté et de modestie, on pourrait presque dire d’humilité, cette sincérité courageuse, ont produit sur son auditoire un excellent effet. Si nous ne nous trompons, elles ont mieux réussi que ces perpétuelles glorifications de « la science allemande » (die deutsche Wissenchaft) que l’on entendait retentir dans tous les discours des orateurs de l’Allemagne. Ces mots revenaient sans cesse ; ceux même qui ne comprenaient pas bien la langue les saisissaient au vol comme un refrain.

Ce soir-là même, dans le cercle des étudians, un orateur allemand eut une parole malheureuse. Dans l’effusion de sa reconnaissance pour l’accueil qu’il recevait, il lui échappa de dire que ses compatriotes et lui se sentaient « comme chez eux, sur un sol allemand » (auf deutschem Boden). Il ne parlait pas devant des sourds ; un professeur hollandais releva cette expression avec beaucoup de tact et de mesure. Il attesta de nouveau la communauté d’origine et les rapports de la langue; il témoigna de toute la sympathie, de toute l’estime que la Hollande avait pour l’Allemagne et pour ses grandes écoles savantes; mais il insista sur cette idée, qu’à Leyde on était sur le sol hollandais. Dans cette même réunion, M. Gaston Paris, voulant que le français s’y fît aussi entendre, portait un toast à l’université de Leyde, et rappelait aux étudians que cette organisation, cette vie universitaire qui leur étaient si chères, c’était la France qui en avait fourni le premier type; il leur retraçait en quelques mots l’histoire de l’université de Paris, son organisation que tous les autres pays de l’Europe ont imitée à l’envi.

Le lendemain, lundi 8 février, était le grand jour, l’anniversaire même de la fondation. A dix heures, tous les professeurs de Leyde, tous les délégués étrangers, se réunissaient dans le bâtiment de l’université. En montant l’escalier, nous avons plaisir à regarder des caricatures crayonnées au fusain sur les murs blancs. Elles ont été tracées là, il y a quelques années, par un étudiant; on les a respectées à cause de la verve comique qui s’y déploie. Au-dessus de l’entrée de la salle des examens, l’artiste a dessiné deux étudians qui s’arrachent les cheveux avec cette inscription : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate. Ailleurs, près de la figure d’un étudiant en goguette, on lit : Tu Marcellus eris. Chez nous, on se serait cru obligé par décence d’effacer toute cette amusante décoration. Ici, il y a plus de bonhomie; les professeurs rient de ces innocentes gaîtés.

On entre dans la salle du sénat. Derrière le rector magnificus, M. A. Heynsius, sont rangés, en robe et en toque noire, tous les professeurs. En face s’assoient les députés des universités étrangères. Les murs de la grande pièce sont tout tapissés de portraits. A la place d’honneur, au-dessus de la haute cheminée, la calme et grave image du Taciturne; le héros semble sourire à ceux qui sont venus de si loin rendre hommage à cette fille de sa pensée qu’il n’a pas vue prospérer et grandir. Tout à l’entour sont figurés les plus célèbres parmi les maîtres qui ont rempli les chaires de l’université. La parole est donnée au pro-recteur, c’est-à-dire au recteur de l’an dernier; dans cette république de savans, chaque professeur exerce à son tour ces fonctions, qui sont annuelles. Point de compétitions ni de brigues; on est sûr d’avoir cet honneur une fois dans sa vie.

M. de Vriès, professeur de langue et de littérature hollandaise, se lève, et non sans émotion salue tous ces hôtes, retrace en quelques mots la naissance et l’histoire de l’université, et devant tous ces grands morts, dont il montre de la main les images, déclare qu’elle entend rester fidèle à ses traditions; il les prend à témoin qu’elle n’a pas dégénéré. A chacun des peuples ici représentés, il rappelle les noms de ceux que chaque pays a jadis prêtés à la Hollande; puis il invite les délégués à faire connaître les messages dont ils ont été chargés. Son discours est en latin, mais il ne lit pas, comme on le ferait chez nous en pareille occurrence. C’est un plaisir d’entendre ce latin fortement accentué; il semble couler de source, et, par la chaleur du débit, par le ton de la voix, il se colore et se nuance comme une traduction directe de la pensée. Le latin est encore ici presqu’une langue vivante. Hier, à la soirée des étudians, au milieu des verres de Champagne et de la fumée des cigares, on a prononcé des harangues latines. C’est une idée qui ne viendrait pas chez nous à des étudians. Même en Hollande, combien cela durera-t-il? M. Cobet est maintenant le seul à Leyde qui professe et qui interroge en latin. C’était pourtant chose bien commode que cette langue universelle, premier lien et moyen assuré de communication entre les savans de toute race et de tout pays. Le français a paru pendant un certain temps devoir la remplacer; mais maintenant que, sous l’empire de causes diverses, les différentes langues nationales ont pris conscience d’elles-mêmes et sont toutes cultivées avec amour par ceux qui les parlent, chacun se sert plus volontiers de son propre idiome; le français perd donc du terrain, mais il est permis de douter que, malgré la prodigieuse diffusion de la race anglo-saxonne sur la surface de la planète et malgré les victoires militaires et l’activité scientifique de l’Allemagne, l’anglais ou l’allemand puisse jamais devenir pour le monde moderne ce que le latin a été pour le moyen âge et la renaissance. M. de Vriès s’était rassis; alors commença le défilé des députations. Après quelques mots, chacune remettait, enfermée dans un rouleau de velours ou de maroquin, l’adresse que son université lui avait confiée. M. Milne Edwards, au nom des auteurs, déposa sur le bureau deux opuscules que MM. Carrière et Gaston Paris avaient fait imprimer à l’occasion de ce jubilé; il présenta de la part du ministre de l’instruction publique un riche cadeau de livres que celui-ci envoyait à la bibliothèque de Leyde. Le plus grand nombre des orateurs se servaient du latin; mais on eut aussi des discours en anglais, en allemand, en français. Ici tous les gens bien élevés comprennent ces trois langues, presque tous les parlent plus ou moins facilement. Quand chacun eut placé sa harangue, M. de Vriès, reprenant la parole, annonça que toutes ces adresses seraient placées dans les archives de l’université. « Ce sont, s’écria-t-il, comme les monumens et les gages d’une alliance sacrée qu’ont conclue en ce jour presque toutes les universités de l’Europe; engageons-nous tous à persévérer constamment dans cette confraternité scientifique, à poursuivre tous la même tâche, d’un même cœur et la main dans la main, à défendre en commun les droits augustes de la vérité, de la civilisation et de la liberté. »

La séance était levée; mais une heure plus tard nous nous retrouvions tous dans le grand temple, l’ancienne église de Saint-Pierre, pour entendre le discours du recteur Heynsius, un physiologiste éminent. Le spectacle que présentait cette vaste nef était vraiment imposant. De vastes estrades, qui remplissaient le chœur et les tribunes, étaient occupées par une foule de curieuses et de curieux accourus de toutes les parties du royaume; au pied de la chaire, des places étaient réservées pour le roi et pour la cour. Des deux côtés de cet espace, dans la grande nef, prirent place les professeurs et les délégués étrangers. En arrière, dans les transsepts et les bas côtés, s’étaient groupés, outre les étudians, beaucoup d’anciens élèves de Leyde. On regardait, on se montrait les costumes que portaient certains étrangers, le camail de velours rouge et le riche collier d’or des recteurs d’Iéna et de Bonn, la toque et le plumet du Hongrois, les bonnets de soie jaune et de soie bleue des Portugais, d’où pendaient un grand nombre de glands semblables à ceux que l’on attache aux embrasses des rideaux.

Le roi, la reine, les princes, entrèrent, accompagnés du corps diplomatique, aux sons de l’air national. M. Heynsius monta en chaire, et le silence se fit. Le discours, qui dura près d’une heure, était en hollandais; on avait eu l’excellente idée d’en faire imprimer et de nous en distribuer la traduction. Il n’eut point, paraît-il, l’heur de plaire à tous les compatriotes de l’orateur; celui-ci, nous dit-on, avait abordé, avec une liberté qui manquait de discrétion en ce lieu et dans cette auguste présence, certaines questions de politique et d’administration locales qu’il eût mieux fait de ne pas soulever. Nous n’étions point juges de ces convenances; par l’élévation des idées et par une absolue sincérité, cette harangue eut auprès des étrangers le plus vif succès. Il est rare, dans d’autres pays, qu’en pareille occasion, dans un discours officiel et solennel, un orateur dise tout ce qu’il pense et ne dise rien qu’il ne pense. Ici l’on sentait qu’il en était autrement; M. Heynsius touchait, avec la franchise la plus hardie et la plus calme, aux sujets les plus délicats, aux rapports par exemple de la théologie et de la critique, aux droits de la science.

Il faisait un froid glacial dans l’église; ce fut donc un bonheur, aussitôt le discours terminé, de traverser à grands pas la ville pour se rendre aux salons, où nous attendaient le roi et la reine. Les députations étrangères leur furent présentées, et leurs majestés s’entretinrent longtemps avec ceux de leurs membres dont le nom et les travaux étaient de notoriété européenne. A peine avaient-elles repris le chemin de La Haye que sonnait l’heure du grand dîner offert par l’université à tous ses hôtes.

Le repas eut lieu dans la salle où nous nous étions déjà rassemblés la veille; les deux fils du roi et son oncle, le prince Frédéric, avaient accepté l’invitation du recteur. Près de 200 personnes y prirent place. Trente orateurs étaient inscrits; après les toasts de rigueur au roi, aux ministres, au recteur, la parole fut donnée à des professeurs qui, l’un après l’autre, saluèrent chacune des députations dans sa langue. Ce fut la députation française qui eut l’honneur d’être ainsi félicitée la première. Elle le fut par M. Cobet, aujourd’hui le plus brillant représentant de cette école de la philologie hollandaise, qui compte tant de noms célèbres. M. Cobet descend de Français qui se sont réfugiés en Hollande au XVIIe siècle; sa mère était Française ; il aime et visite souvent Paris ; il parle le français comme s’il n’avait jamais perdu de vue cette rue du Bac, où il est né il y a maintenant soixante-deux ans. On nous permettra de reproduire son discours : il nous a trop touchés à Leyde pour qu’on n’ait pas à Paris quelque plaisir à le lire.

« Messieurs les Français, l’université de Leyde, en vous remerciant pour l’honneur de votre présence, désire vous témoigner les sentimens d’affection, d’estime et d’admiration qu’elle porte à la grande nation dont vous êtes les représentans. Puisque nous célébrons une. fête universitaire, et que nous assistons à un banquet académique, je ne parle naturellement que des grands savans et des célèbres professeurs que la France possède. Ainsi, messieurs, c’est de vous-mêmes que je parle, de vos travaux, de vos méthodes, de la part qui revient à la France et à vous dans les progrès de la véritable érudition en Europe. J’exprime ma conviction intime, la conviction de toute ma vie, en vous disant que vous êtes le sel de l’érudition moderne : je veux dire que c’est vous surtout qui préservez l’érudition du danger toujours présent de se gâter et de se corrompre, car l’érudition est une chose terriblement dangereuse. Quand on n’y prend pas garde, et bien garde, ce grand savoir, cette vaste érudition, étouffent tout doucement, tout doucement, le bon goût d’abord et le bon sens ensuite; il reste alors ce que le Français né malin appelle un savant en us, c’est-à-dire un, — je n’ose presque pas dire le mot, — un imbécile, qui sait immensément de choses, excepté ce qu’il faut absolument et avant tout savoir.

« Eh bien, messieurs, le remède, le contre-poison de cette maladie de l’esprit humain, de cette érudition malsaine, ce sont justement vos belles qualités nationales, celles que vous possédez au suprême degré et qui s’appellent le bon goût et le bon sens réunis. Ces qualités, on les retrouve partout dans l’érudition française. Vous savez faire un livre, messieurs, ce qui n’est pas chose facile. Vous savez poser une question et la débattre. et la résoudre avec une clarté, une lucidité sans pareille; — c’est comme un discours de M. Thiers. Vous possédez pour cela une langue admirable, dans laquelle se réfléchissent comme dans un miroir les bonnes qualités que je viens de nommer. C’est la loi de nature, car la langue d’un peuple, c’est toute son âme, son intelligence et son cœur. Votre langue ressemble à bien des égards, — foi d’helléniste, — à la langue d’Aristophane, de Platon, de Démosthène. Je vous en donnerai une preuve, une expérience que j’ai faite bien souvent pendant ma vie en riant quelquefois un peu, — sous cape. L’érudition malade ne dégénère que trop souvent en un jargon pédantesque, — latin ou non, — qui, sous un faux air de profondeur, n’est après tout que du verbiage. Savez-vous bien, messieurs, comment on peut le plus facilement du monde confondre et démasquer ce verbiage érudit? On n’a qu’à le traduire tout simplement en grec ou en français; aussitôt la fausse profondeur disparaît, et le verbiage reste tout nu devant nos yeux.

« Aussi, messieurs, pour en finir une bonne fois, nous autres Hollandais, qui avons conservé religieusement les saines traditions de nos pères, et qui par conséquent n’avons pas peur de ces vieux portraits qui nous regardent fixement dans la salle du sénat, tant que nous tiendrons à conserver aussi dans notre érudition nationale, solide et massive comme toujours, le bon goût et le bon sens, c’est vous, messieurs les Français, qui serez toujours nos maîtres. »

Nous devons nous rendre un témoignage : quoi qu’on dise de la vanité française, nous étions tous surpris et presque confus de tant d’éloges. M. Cobet, personne ne l’ignore et plus d’un maladroit l’a appris à ses dépens, n’est point de ceux qui disent le contraire de ce qu’ils pensent ou qui sachent même déguiser la vérité; mais dans ce langage, qui ne semblait point être du goût de tous ceux qui l’entendaient, quelle part fallait-il faire à l’entraînement d’anciennes sympathies, à l’obligeante et délicate pensée de consoler des vaincus, et de les relever à leurs propres yeux? Ce n’est point à nous de le dire; toutefois depuis quelques années nous avons été si peu gâtés, nous avons vu tant de serviles adorateurs du succès nous prêter tous les vices depuis que nous avions eu tous les malheurs, qu’il ne nous est point défendu de remercier du meilleur de notre âme ceux qui, comme M. Cobet, n’ont pas, malgré nos fautes, désespéré de la France. C’est à nous de leur donner raison, de leur montrer que notre patrie n’a pas dit son dernier mot; pour y réussir, le premier devoir à nous imposer, c’est de nous mettre en garde contre cette fatuité, contre cette admiration de nous-mêmes où nous nous complaisions jadis. Ce qu’a si bien défini M. Cobet, c’est l’idéal qu’il nous faut poursuivre, celui dont plusieurs de nos maîtres ont approché ou qu’ils sont tout près d’atteindre; mais notre péché, le danger qui nous menace, si ce n’est point ce jargon pédantesque, latin ou non, qui déplaît si fort à notre ami, c’est l’élégance superficielle et creuse, le goût de la rhétorique. Pour nous empêcher de glisser sur cette pente, à défaut des avertissemens que nous épargne la délicatesse de M. Cobet, nous tous qui lisons la Mnémosyne, nous avons ses exemples.

M. Cobet parle le latin comme le français, ce qui n’est pas peu dire; bientôt après nous avoir ainsi souhaité la bienvenue, il portait à M. Madvig, dans la langue de Cicéron, un toast qui était un chef-d’œuvre d’urbanité. En le saluant du titre de prince des philologues contemporains, omnium qui nunc sunt philologorum facile princeps, ne froissait-il pas quelques amours-propres? Nous l’ignorons; mais les applaudissemens qui avaient accueilli ces paroles redoublèrent quand on vit se lever M. Madvig. Tous les regards se fixèrent sur cette tête intelligente et pensive. Quoiqu’il sache l’allemand comme un Saxon, le vieillard avait voulu se servir du français. Il commença par s’excuser, lui, le doyen des grammairiens ici présens, de faire des fautes de grammaire; puis, après avoir remercié son confrère et émule Cobet, il parla des liens qui unissaient le Danemark à la Hollande, du beau spectacle que donnaient ces petits pays, de l’énergie que l’homme y déployait et des services qu’ils rendaient à l’Europe. Ce fut presque le dernier discours qu’on écouta : les étrangers désiraient répondre aux témoignages de sympathie qui leur avaient été adressés; mais entre les deux parties de ce dialogue il avait coulé trop de Champagne et de vin du Rhin. La sonnette du président ne réussissait plus à dominer le tumulte; elle n’obtint qu’un demi-silence pour le doyen de la députation française, M. Milne Edwards, qui rappelait ce que les Hollandais avaient fait pour les sciences naturelles dans l’extrême Orient, et exprimait l’espérance que, grâce à eux, l’intérieur de Sumatra serait bientôt aussi exploré et aussi connu que celui de Java. A partir de ce moment, pour être même mal entendu, il fallut monter sur une chaise, et développer, comme certains Allemands, un volume de voix vraiment formidable. Un d’entre eux, professeur de physique, j’imagine, obtint un succès, au moins parmi ses voisins, en buvant à la bouteille de Leyde; il la compara, non sans gaîté, à celle, déjà vide aux trois quarts, qu’il tenait en main, et déclara que ce serait non plus la bouteille, mais les bouteilles de Leyde qu’il vanterait dans ses cours. Le calme se rétablit alors pour écouter le prince d’Orange rendre hommage, en excellens termes, à la mémoire de ses prédécesseurs. Depuis la création de l’université, quinze princes de la maison de Nassau ont fait leurs études dans cette université, à laquelle le Taciturne avait confié et recommandé son fils par une lettre que nous relisait le matin même M. Heynsius. Ce sont là des liens que ni d’une part ni de l’autre on n’oublie.

On risquerait de lasser la patience en poursuivant jusqu’au bout, dans ce détail, le récit de ces fêtes. Le 9, c’était une seconde séance au temple; le nouveau recteur, M. Buys, un économiste, prononçait en hollandais un discours qui fut des mieux accueillis; nous n’en avions pas la traduction. Il proclamait aussi les noms des savans étrangers auxquels, à l’occasion de son jubilé, l’université conférait le titre de docteur honoris causa. Parmi eux figuraient MM. Descloizeaux, Defrémery, Milne Edwards, Régnault et Littré, membres de l’Institut de France. De tous ces noms, les mieux accueillis furent ceux de MM. Darwin et Littré. Il faut aller à Leyde pour entendre applaudir dans une église, fût-elle protestante, MM. Darwin et Littré. La faculté de théologie avait désigné pour ce même honneur M. Athanase Coquerel. C’en est assez pour faire comprendre quel esprit règne aujourd’hui dans cette université, où domina jadis pendant un certain temps la sombre doctrine de Gomar, le calvinisme tel que l’a formulé le synode de Dordrecht.

Ce jour-là, on dîna par groupes chez divers professeurs. C’était un repos de causer à mi-voix, sans écouter, sans faire de discours; mais le soir, à la réception des curateurs, les harangues recommencèrent de plus belle. En quelques mots pleins de grâce et d’aménité, le président du collège, M. Gevers, nous invita à revenir, et nous expliqua le sujet de la médaille commémorative qu’il avait fait frapper à l’occasion du centenaire; on nous en fit ensuite la distribution.

Le 10, on jouit paresseusement de sa matinée, on se partagea entre la bibliothèque et les musées que possède la ville, musée d’histoire naturelle, musée japonais, musée d’antiquités; on se visita mutuellement. En revanche, la soirée devait être bien remplie: dîner, à une lieue de Leyde, chez le prince Frédéric, dont les traits aimables et fins nous avaient frappés la veille, puis représentation de gala au théâtre, enfin soirée d’adieu au cercle des étudians. On nous permettra de ne décrire ni le parc du prince, tout entier illuminé en l’honneur de ses hôtes, ni l’ordonnance du repas. Au moment où commençaient les discours arriva la reine, personne d’une rare distinction, qui est dans son royaume toujours et partout la bienvenue. On se sépara assez tard. De l’opéra, nous n’entendîmes que le dernier acte ; mais nous vîmes la petite pièce, un vaudeville du Palais-Royal, la Grammaire, C’était M. Cobet qui avait désigné cette comédie au choix de ses collègues; ne serait-il point plaisant de rire un peu, dans cette salle bourrée de savans, aux dépens des archéologues? Pourquoi seulement les acteurs parisiens n’étaient-ils pas de la fête? Le sénat avait oublié de les inviter, et la pièce était pauvrement jouée.

Après trois heures de banquet et une douzaine de discours, après l’opéra et la comédie, un paresseux eût été se coucher; mais notre départ était fixé au lendemain, et il importait de mettre à profit cette dernière soirée ou plutôt cette dernière matinée, car il était déjà plus de minuit. C’était le seul moyen de voir les étudians chez eux; or la vie d’étudiant, telle que la connaissent et la pratiquent presque toutes les universités étrangères, est un des phénomènes qui surprennent et intéressent le plus l’observateur français. Ici l’étudiant entretient avec ses professeurs des relations personnelles et souvent intimes qui n’existent chez nous que dans des cas très exceptionnels. Il paie tous les cours qu’il suit, et comme la plupart de ces cours, ce que l’on appelle les privata, se font au domicile même du maître, les jeunes gens pénètrent dans son intérieur, s’assoient à son foyer, en rapportent ce qui vaut mieux que tous les préceptes, l’exemple reçu et l’habitude prise. En France, les étudians n’ont entre eux aucun lien ; tout au plus chacun fréquente-t-il quelques amis de collège, quelques camarades rencontrés au cours, — ou bien ailleurs. Ici les 800 étudians environ que compte aujourd’hui l’université forment une association qui a ses chefs élus et ses règlemens, ses revenus assurés et sa caisse. Il y a tout au plus une quinzaine d’étudians qui n’en font pas partie; ce sont ceux que l’on appelle les sauvages (wilden). Tous les autres versent une cotisation annuelle d’environ 40 francs. Administrée par le sénat des étudians, la somme assez considérable que fournissent ces souscriptions sert à couvrir certaines dépenses communes. On entretient ainsi un cercle où l’on se réunit tous les soirs. On y cause, on y discute parfois comme dans un parlement, on y fait de la musique, on y trouve des journaux et des livres, du tabac, de la bière et du vin. Les professeurs y viennent souvent, sans apporter avec eux la moindre gêne, passer la soirée au milieu de leurs élèves; on y donne des bals aux dames de la ville, on y organise des fêtes et des cavalcades comme celles que l’on prépare cette année pour le mois de juin, un regain du troisième jubilé séculaire. Les finances de cette république sont en si bon état qu’elle a jusqu’à du crédit. Les étudians se trouvaient mal installés dans un local insuffisant; ils ont émis un emprunt, ils l’ont placé dans leurs familles et parmi les anciens élèves de l’université. On leur a prêté 300,000 fr. à 2 pour 100. Ce capital a été employé à construire un hôtel qui sera l’un des ornemens de la grande rue. L’édifice doit être achevé cet été. Il renfermera bibliothèque, salles de conversation et de bal, fumoir, restaurant et salle à manger; ce sera un vrai palais. On devine quels doux et chers souvenirs la vie d’étudiant ainsi comprise laisse à tous ceux qui l’ont menée; c’est de plus une excellente école de self-government. Ceux qui dès leur première jeunesse ont appris ainsi à conduire leurs propres affaires sauront ensuite mener celles de leur ville ou de leur pays. En Hollande comme partout, il y a des partis politiques; mais aucun ne songe à restreindre les libertés publiques, même quand il est au pouvoir. Pourquoi? C’est que la liberté n’est point ici une théorie sur laquelle on disserte, ou une arme que l’on saisit pour renverser le gouvernement et devenir oppresseur à son tour; c’est une habitude que l’on contracte trop tôt pour risquer jamais de la perdre.

M. Curtius et moi, nous avions accompagné M. Heynsius à l’Amicitia; c’était l’heureux nom de la salle où l’on s’était donné rendez-vous. Déjà la séance était ouverte. Autour d’une grande table avaient pris place, à côté du prœses studiosorum et de ses acolytes, un certain nombre de délégués et plusieurs professeurs de Leyde, entre autres M. Kuehnen, l’éminent auteur de l’Histoire du peuple d’Israël, et M. Dozy, un orientaliste, un historien qui est adoré là-bas de ses élèves et dont les travaux font autorité dans l’Europe entière. Les étudians se pressaient autour de nous sur des gradins; une fanfare se tenait au fond de la salle. Déjà les bouchons avaient sauté, les verres étaient remplis et les cigares allumés. Th. Heemskerk agita sa grosse cloche, le silence se fit, et l’on commença à porter des santés. Après chaque discours d’un étranger, la musique jouait l’air national du pays auquel appartenait l’orateur. Ainsi répétée en chœur par tous ces jeunes gens, la Marseillaise retentit encore deux fois, après que MM. Renan et Carrière eurent parlé. Redire tout ce qui se dit pendant trois heures, on n’y saurait prétendre. Deux incidens produisirent un grand effet. M. Renan avait célébré, dans le plus noble langage, la science et sa vertu d’apaisement, il avait essayé de définir le terrain sur lequel pouvaient se rencontrer, pour travailler à l’œuvre commune, tous les hommes de bonne volonté. Se levant après lui, M. Ernest Curtius déclara s’associer à toutes les pensées que l’orateur précédent avait si bien exprimées, et les deux savans se serrèrent la main au milieu d’applaudissemens enthousiastes. Un jurisconsulte de Groningue, M. le professeur Moddermann, éloquent interprète de l’émotion générale, se hâta de prendre acte de cette manifestation; il se félicita des espérances qu’elle pouvait suggérer à tous ceux qui souhaitaient de voir un jour ou l’autre se réconcilier franchement deux grands peuples, la France et l’Allemagne. Pourtant, dans son langage même et dans celui des Hollandais qui lui succédèrent, perçaient, à l’insu peut-être des orateurs, de secrètes et persistantes terreurs. La Hollande se méfie de certaines théories sur la mission historique de la Prusse que professent aujourd’hui dans leurs chaires la plupart de ces savans allemands auxquels elle vient d’offrir une si cordiale hospitalité; elle s’inquiète de ce que médite, à Berlin ou dans les bois de Varzin, la volonté puissante, la fougueuse imagination de qui dépend surtout le repos ou le bouleversement de l’Europe. On se rappelle ici, par bonheur, le vers qui se lit à La Haye sur le fronton de l’hôtel de ville :

Felix quem faciunt aliena pericula cautum !


Heureux celui à qui les périls et les malheurs d’autrui enseignent la prudence!

Ce n’était point aux Français que s’adressait M. Moddermann quand il s’écriait, au terme d’une chaleureuse harangue : « Si jamais nous étions menacés d’une annexion quelconque, nous saurions recommencer ce qu’ont fait nos pères; plutôt que de laisser peser sur notre patrie un joug étranger, nous ouvririons, s’il le fallait, nos digues; la conquête que nous avons faite sur l’océan, nous la lui rendrions. » Des acclamations bien des fois répétées répondirent à ces paroles; les souvenirs des grands jours de la lutte héroïque sont encore vivans dans tous les cœurs.

On se séparait, bien avant dans la nuit, sur un discours humoristique, un peu long peut-être, d’un Irlandais, M. Mahaffy. Le lendemain, dans la matinée, nous nous dispersions. Les uns retournaient en toute hâte à leurs occupations et à leurs travaux. D’autres, et j’en étais, faisaient comme La Fontaine : ils prenaient le plus long, afin que cela les amusât, et passaient par Amsterdam ; ils y regardaient à loisir, ils tâchaient de se graver dans la mémoire ces merveilleux Rembrandt, la fête et l’éblouissement des yeux. D’ailleurs pas plus les uns que les autres ne regrettent leur voyage. A Leyde, nous avions achevé de comprendre quel rôle important joue dans la vie d’un peuple moderne l’enseignement supérieur, quelle puissance il possède là où il est à la hauteur de sa tâche, pour façonner l’âme d’une nation et féconder toutes ses énergies. Cette vérité que tant d’esprits, en France même, s’obstinent encore à méconnaître, la Hollande l’a devinée il y a plus de trois siècles : ce n’est point pour l’oublier aujourd’hui. Qu’il s’agisse de la pensée et de la science ou de liberté politique et d’indépendance nationale, la Hollande restera fidèle à la fière devise de sa maison royale : je maintiendrai.


GEORGE PERROT.

  1. Scaligerana secunda, à l’article Hollande (édition de Des Maizeaux, 1740).
  2. Joannis Meursi Athenœ Batavœ, sive de Urbe Leidensi et Academia virisque claris qui utramque ingenio suo atque scriptis illustrarunt, libri duo. Lugduni Batavorum, apud Andream Cloucquium et Elsevirios, 1625. Ce livre, mal composé, mais riche en renseignemens variés, comme tous les ouvrages de Meursius, est un de ceux qui nous ont le plus servi pour cette revue rétrospective.
  3. Nous citons ici l’Histoire de la fondation de la république des Provinces-Unies, par J. Lothrop-Motley. Ce bel ouvrage a été traduit en français sous la direction de M. Guizot.
  4. Voyez, au musée d’Anvers, les esquisses de décoration pour l’entrée triomphale de Ferdinand d’Autriche à Anvers, en 1635. Nulle part on ne saisit mieux le génie de Rubens dans le feu même de l’improvisation. Il y a là des groupes superbes dessinés en deux ou trois coups de pinceau.
  5. C’est par ce discours que commence le volume déjà cité de Meursius. Cette pièce, tout en nous paraissant parfois pédantesque, ne manque pourtant pas de souffle et d’élévation. Capelle a bien senti les bienfaits de l’instruction ; il semble avoir comme deviné ce que la Hollande devrait à l’université de Leyde.
  6. Pour l’histoire de l’université, on pourra encore consulter avec fruit un ouvrage en cours de publication, et dont le premier volume seul a paru. Il a pour titre De Académie te Leulen in de XVIe, XVIIe en XVIIIe eeuw, door Dr G. D. J. Schotel, met platen, Haarlem 1875 (l’Académie de Leyde au XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle).