Le Troisième centenaire de Molière - Comment la Comédie-Française l’a préparé

Le Troisième centenaire de Molière - Comment la Comédie-Française l’a préparé
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 800-814).
LE TROISIÈME CENTENAIRE DE MOLIÈRE
COMMENT LA COMÉDIE-FRANÇAISE L’A PRÉPARÉ

On songeait depuis longtemps, à la Comédie-Française, à célébrer le troisième centenaire de la naissance de Molière. On projetait de remonter à cette occasion deux ou trois de ses chefs-d’œuvre, avec des décors, des costumes neufs, et avec une interprétation de choix.

Mais c’est en 1916, pendant la guerre, en lisant un journal anglais, que l’idée me vint de donner plus d’ampleur à ces fêtes.

Bien entendu, il n’était pas question de Molière dans la feuille anglaise ; on parlait de Shakspeare. L’auteur de l’article regrettait que la guerre mondiale empêchât l’Angleterre de célébrer, à l’anniversaire du troisième centenaire de sa mort, le grand poète national. Sans doute, on jouerait bien, à Stratford ou à Londres, quelques-unes de ses œuvres, mais l’événement n’aurait pas le retentissement universel qu’il aurait eu en d’autres circonstances ; la formidable voix des canons couvrirait sûrement les hurrahs que les Anglais s’apprêtaient à pousser en l’honneur du dieu Will.

Menant plus avant son article, le critique se demandait ce qu’on eût pu faire en temps de paix. Il pensait que chacune des grandes compagnies dramatiques aurait réussi à monter une ou deux comédies, un drame ou deux, mais il se plaignait qu’il n’y eût pas à Londres l’équivalent d’une Comédie-Française et capable de présenter au public, dans un court laps de temps, l’ensemble de l’œuvre de Shakspeare.

Ce que les Anglais ne pouvaient pas faire en l’honneur de Shakspeare, pourquoi la France ne le tenterait-elle pas en l’honneur de Molière ? Telle fut la question que je me posai sur le champ. Et j’en étudiai tous les aspects.

L’utilité de la Comédie-Française, que l’on conteste si souvent chez nous, est reconnue cependant dans tous les pays étrangers qui possèdent une vaste littérature dramatique. Ils ont des chefs-d’œuvre, et ces chefs-d’œuvre restent à peu près ignorés du public, faute d’une troupe pour les interpréter. Je parlais de l’Angleterre : qui ne sait que des années se passent sans qu’il soit possible de voir à Londres Richard III ou Cymbeline, Troïlus et Cressida ou la Tempête ? Les noms de Ben-Jonson, Otway, Sheridan, pour ne citer que les plus illustres, paraissent rarement sur l’affiche. Pareillement vous séjournerez pendant des mois à Rome, à Naples, à Venise même, sans qu’il vous soit donné d’entendre une seule des charmantes comédies de Goldoni.

L’Espagne a un répertoire d’une richesse insoupçonnée ; quelques grands artistes, trouvant dans un rôle l’occasion d’un succès personnel, font revivre parfois telle pièce classique : mais Lope de Vega, Alarcon, Cervantès, Tirso de Molina, et le magnifique Calderon, — l’auteur de cette Vie est un songe, qui, me semble-t-il, avec Œdipe-Roi, Hamlet, le Cid, Tartuffe et Athalie, est l’un des sommets de l’art dramatique, — ne sont joués que fort irrégulièrement. Au contraire, chez nous, grâce à l’institution de la Comédie-Française, aucun de nos génies nationaux n’est ignoré, aucun de leurs chefs-d’œuvre n’a disparu ; chaque année, en plus de cent représentations (deux cents au moins en 1921), les noms de Corneille, Molière, Racine, Marivaux, Regnard, Beaumarchais, reparaissent.

Le goût du public français pour son théâtre classique ne s’est jamais démenti ; de tout temps l’État a compris quel intérêt national il y avait à protéger une troupe de comédiens dont la mission principale (que n’est-elle sa mission unique ?) est de maintenir toujours vivantes, prêtes à être proposées à l’admiration des lettrés, les œuvres capitales de notre art dramatique. C’est à cet heureux concours de circonstances qu’est due la pérennité de la Comédie-Française, quoique, dans son existence mouvementée, elle ait subi bien des bourrasques et traversé bien des tempêtes.

Il n’est pas surprenant, dès l’instant qu’on avait la pensée de célébrer le troisième centenaire de Molière, que, connaissant les ressources de la Comédie, on ait conçu le projet de les employer toutes au succès d’une entreprise, que peu de théâtres au monde seraient aptes à mener jusqu’au bout.

L’heure est favorable d’ailleurs. La victoire de ce pays vient de placer la France dans une situation tout exceptionnelle vis à vis de l’Europe. Rien de ce qui se passe chez nous ne saurait laisser indifférents les publics du dehors. Ne convenait-il pas de saisir l’occasion qui se présente, en fêtant Molière, de rappeler que, comme l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, nous avons chez nous un génie universel, comparable à Shakspeare, Dante ou Gœthe ? N’est-il pas opportun de montrer que, si nous nous enorgueillissons de nos gloires militaires, nous sommes fiers aussi de nos gloires littéraires ?

Telles furent les raisons exposées au Comité d’administration de la Comédie, pour le décider à entreprendre les travaux, à engager les dépenses nécessaires pour mener à bien le dessein formé. Il ne fallut aucun effort pour le convaincre. Ce Comité est composé, on le sait, de douze sociétaires. On discute souvent ses décisions ; on les blâme. Pourtant l’administrateur lui doit cette justice : devant une belle œuvre à monter, devant un effort coûteux, mais glorieux pour la maison, le Comité n’a jamais hésité. Quand on prépare, comme il y a quinze ans, la semaine de Corneille, quand on monte telle ou telle grande pièce, refusée sur d’au très théâtres, mais d’une incontestable valeur littéraire, nul dans le Comité n’a la naïveté de penser que l’on tente une opération fructueuse ; mais il suffit qu’on ait la conviction que le renom de la Comédie est intéressé à l’aventure, pour qu’on vote, sans discuter, les crédits indispensables. De même, dès qu’il s’est agi de fêter Molière, quelque considérables qu’apparussent les dépenses, et bien qu’il fût évident qu’aucunes recettes, pour brillantes qu’elles fussent, ne couvriraient les frais, il n’y eut pas néanmoins une minute d’hésitation. Je ne citerai pas de chiffres (ce sont là affaires d’ordre intérieur), mais les frais sont élevés, on peut le croire, et si le Comité et l’Assemblée générale des sociétaires, tout en recommandant la prudence à leur administrateur général, y ont souscrit, il convient peut-être qu’on souligne ce geste élégant et désintéressé.

Les premières discussions s’élevèrent au sujet du programme même. Allait-on réellement présenter au public tout l’œuvre de Molière, ou donnerait-on seulement les quinze ou seize pièces, que l’on peut toujours, en quelques « raccords, » mettre sur pied, et auxquelles on ajouterait une ou deux « reprises, » préparées et montées avec soin ? Le seul fait de grouper ainsi ces pièces, de les faire défiler sur la scène, en un laps de temps relativement court (quatre ou cinq semaines ;), aurait constitué déjà un hommage éclatant à Molière, et suffi à donner une idée totale et précise de son génie. Pour l’éducation même du public, c’est une chose de lui montrer, séparés par un long espace de temps, les chefs-d’œuvre d’un auteur, et c’en est une toute différente de les lui montrer serrés les uns aux autres, se complétant, s’expliquant, s’éclairant mutuellement : l’ensemble prend ainsi un aspect autrement imposant et significatif.

Mais j’objectai que le troisième centenaire de Molière offrait une occasion unique et qu’il fallait saisir, pour tirer de l’oubli où ils étaient tombés, peut-être injustement, certains ouvrages, pour vérifier si certains autres n’avaient pas été à tort bannis de la scène, et si le public d’aujourd’hui ne trouverait pas de l’agrément à l’audition de ces œuvres déclarées ennuyeuses par le public de jadis. Était-il concevable que depuis un demi-siècle Don Juan n’eut pas reparu sur l’affiche ? que la Critique de l’École des Femmes n’y ait paru que deux fois, depuis 1877, Sganarelle deux fois, depuis 1887, le Sicilien six fois depuis 1864 ; qu’on n’y ait point vu l’Amour médecin, depuis vingt-huit ans, et, depuis trente ans, les Fâcheux ? Sans doute il y avait gros à parier que lorsqu’on mettrait à la scène ces mêmes Fâcheux ou l’Impromptu de Versailles, par exemple, certains critiques ne manqueraient pas de rappeler que ce ne sont pas là des chefs-d’œuvre authentiques (qui ne le sait ?) et de dire que tout le temps consacré par la Comédie aux répétitions de ces pièces, était, à proprement parler, du temps perdu. Mais il parut que ces ouvrages n’étaient point aussi négligeables qu’on l’affirme communément. Outre que le premier marque une date importante dans la carrière de Molière, il présente, à côté de morceaux qui témoignent de la hâte avec lequel l’auteur les écrivit, des scènes étincelantes (celle du joueur, celle du chasseur) que les lettrés admirent et qui montrent toutes les ressources de cette « fertile veine » dont Boileau parlait avec admiration. Comment d’ailleurs négliger une œuvre dont Molière a pu dire : « Pour ne pas rompre le fil de la pièce par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de coudre les ballets au sujet du mieux que l’on put et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie. C’est un mélange qui est nouveau pour le théâtre, et comme tout le monde l’a trouvé agréable, il peut servir d’idée à d’autres choses qui pourraient être méditées avec plus de loisir. »

Il ne sembla pas non plus que l’on pût raisonnablement supprimer d’un « cycle Molière, » l’Impromptu de Versailles. Il est certain que c’est là un tableau plutôt qu’une pièce, mais c’est un tableau unique par son intérêt documentaire. La répétition d’une œuvre de Molière, par la troupe de Molière; Molière lui-même dirigeant ses comédiens, donnant des conseils, parlant de son art, y a-t-il spectacle d’un plus vif intérêt? Le portrait de Rembrandt par lui-même n’est pas plus émouvant à regarder que ce portrait de sa personne que Molière nous a laissé, dans l’altitude et les gestes de sa vie quotidienne.

Après maintes délibérations, on décida que les seules œuvres qui ne seraient pas représentées étaient Don Garcie de Navarre, Psyché, les Amants Magnifiques, Mélicerte.

Don Garcie fut condamné par Molière lui-même, qui, après quelques représentations, renonça à jouer la pièce; il ne la fit même pas imprimer, et en prit les morceaux les mieux venus pour les transporter dans le Misanthrope. Les Amants magnifiques ne furent qu’une sorte de divertissement royal, « composé de tous ceux que le théâtre peut fournir, » et dont le sujet fut choisi par Louis XIV. Molière, qui n’attachait aucune importance à cette production, ne la fit pas représenter sur son théâtre. Comme Don Garcie de Navarre, les Amants magnifiques ne furent imprimés qu’après la mort de l’auteur. Mélicerte est une œuvre inachevée. Les deux actes que Molière écrivit ne font que nouer l’action et hors une scène, assez gracieuse, ils ne présentent qu’un faible intérêt. Pour Psyché, personne n’ignore que si le plan a été dressé par Molière, « les ordres pressants du Roi l’ont mis dans la nécessité de souffrir un peu de secours, » pour l’exécuter. Dans son avertissement au lecteur (édition originale, 1671), le libraire nous apprend qu’ « il n’y a que le prologue, le premier acte, la première scène du second, et la première du troisième, dont les vers soient de Molière. » C’est Corneille qui écrivit la plus grande partie de cette comédie, où il trouva, en certaines scènes, les plus purs, les plus tendres accents de la poésie française.

On discuta assez longuement au sujet de la Princesse d’Elide. Bien que ce soit loin d’être là une œuvre maîtresse de Molière, on se serait résigné peut-être à engager de lourdes dépenses pour présenter ce spectacle avec tout l’éclat et la pompe désirables, si la presse, mise au courant de nos discussions, n’était intervenue dans le débat, pour déconseiller nettement à la Comédie-Française de monter une pièce qui n’ajoute rien à la gloire de son auteur.

En définitive, la liste des pièces que nous devons présenter au public, à partir du 1er janvier 1922, fut établie de la façon suivante : L’Amour médecin, Amphitryon, l’Avare, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse d’Escarbagnas, le Dépit amoureux, Don Juan, l’École des Femmes, la Critique de l’Ecole des Femmes, l’École des Maris, l’Etourdi, les Fâcheux, les Femmes savantes, les Fourberies de Scapin, Georges Dandin, l’Impromptu de Versailles, le Malade imaginaire, le Mariage forcé, le Médecin malgré lui, le Misanthrope, M. de Pourceaugnac, les Précieuses ridicules, Sganarelle, le Sicilien, Tartuffe. Au total, vingt-cinq comédies, auxquelles on ajoutera des fragments des pièces qu’on ne remonte pas, des poésies détachées, et peut-être, si nous en avons le loisir, le premier « à-propos » qui ait été écrit (en 1673) : L’Ombre de Molière.


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La liste des œuvres étant arrêtée, de multiples questions se posaient, touchant la mise en scène, la décoration, les divertissements, le chant, la danse, etc.

On n’ignore pas l’importance accordée à la mise en scène depuis quelques années. Un mouvement très net s’est dessiné en faveur d’une présentation nouvelle des chefs-d’œuvre classiques et des œuvres modernes. On a écrit à ce sujet de nombreux volumes, de multiples brochures, des centaines d’articles. Les théories de Gordon Craig, celles de l’école allemande avec Max Reinhardt, celles de l’école russe avec Stanislawski se sont heurtées dans des polémiques sans fin.

En France, trois hommes de théâtre éminents, de tempéraments divers, mais hardis tous les trois, se sont appliqués à renouveler cet art. Le plus ancien, l’initiateur du mouvement, M. Antoine, tout imprégné des théories naturalistes, s’efforçait de restituer avec exactitude le « milieu», de créer l’« atmosphère, » où ses personnages allaient vivre, — et de donner à ses acteurs des intonations, des mouvements, des gestes vrais, cherches avec patience, méticuleusement réglés. L’autre, divinateur de l’âme collective, et singulier animateur des foules, M. Gémice, débordant d’imagination, nous offre des réalisations ardentes, pittoresques, sortes d’images populaires violentes et violemment enluminées. Enfin, le dernier venu, M. Copeau, s’efforce plutôt de retrouver, de mettre en lumière la vie intérieure des personnages; dépouillée et nue, il nous présente l’œuvre dramatique dans une sorte de mise en scène janséniste, froide parfois, mais à d’autres moments étrangement vivante et suggestive.

S’il fallait à tout prix marchander son plaisir et adresser une critique à ces hommes ingénieux, tant français qu’étrangers, peut-être pourrait-on dire que, prisonniers d’une formule, ils font de gré ou de force entrer la comédie ou le drame dans leur conception, et qu’ils plient l’œuvre à leur volonté. Ce n’est pas un éloge à adresser à un metteur en scène de dire qu’on a reconnu sa manière, si habile soit-elle, dans la présentation de pièces de Shakspeare, Molière, Musset, Becque, car, précisément, des œuvres si diverses exigent, semble-t- il, des présentations différentes.

Mais enfin, heureux ou moins réussis, il était impossible de négliger les efforts faits de toutes parts pour rajeunir les œuvres classiques. En ce qui touche les comédies de Molière, on ne pouvait pas ne pas tenir compte des réalisations obtenues sur d’autres scènes et des suggestions faites sur la façon de « monter » ces comédies. A vrai dire, on n’était embarrassé que par la multiplicité et la contradiction des opinions émises.

Il y a ceux qui demandent qu’on supprime toute décoration, l’œuvre se suffisant à elle-même. Pourquoi ces bois découpés, ces « fermes » peintes? Le Misanthrope en sera-t-il moins beau, moins pathétique, parce qu’on le jouera devant des toiles de couleur neutre, entre deux tables et cinq fauteuils? Du moins le spectateur ne sera-t-il pas distrait par un décor inutile et son attention restera tout entière attachée à la pièce.

Il y a ceux qui, au contraire, réclament l’exactitude dans la décoration et dans l’ameublement. N’est-il pas absurde d’habiller Célimène, de la parer d’atours somptueux, à la mode du temps, et de ne la point loger, de ne point meubler son appartement? Est-ce que cela n’ajoute pas à l’illusion, donc à l’intérêt de la pièce, de montrer la coquette dans un intérieur reconstitué avec soin? Molière lui-même ne donnait-il pas à ses comédies, du moins dans la mesure où on le pouvait a son époque, ces ornements dont on prétend les priver aujourd’hui? A défaut d’autres preuves, qui d’ailleurs abondent, le mémoire de Mahelot et Michel Laurent n’établit-il pas que, dès le XVIIe siècle, les comédiens possédaient des décors pour chacune de leurs pièces? Si deux cents ans d’études, de recherches, ont permis de donner plus de vraisemblance au décor, plus de variété à l’éclairage, pourquoi ne ferait-on pas bénéficier les pièces anciennes de tous lus progrès réalisés depuis leur création?

Mais il y a ceux qui, allant plus loin, veulent que l’on traite les œuvres classiques comme des œuvres modernes. Pour peu que s’y prête un texte sollicité, ils exigent, au nom de la vérité, qu’on change le décor d’acte en acte. A quoi d’autres répondent quo, ce faisant, on irait contre la volonté même de l’auteur. Quand Molière a voulu un changement de décor, il l’a nettement indiqué (Don Juan, Psyché, le Médecin malgré lui, intermèdes du Malade imaginaire, etc.) Si, pour le Misanthrope et Tartuffe, il n’a donné aucune de ces indications, c’est qu’il entendait conserver pour l’unité de sa pièce, l’unité de lieu.

Il y a ceux encore qui souhaitent que décors et costumes soient interprétés, stylisés, accommodés au goût du jour, car chaque époque voit, avec des yeux nouveaux l’œuvre d’art, et réclame d’elle une émotion et des joies qui correspondent à la sensibilité du moment.

Il y a ceux... Mais on n’en finirait pas d’énumérer toutes les théories en présence. Entre tant d’avis, soutenus avec une égale force, et qui s’appuient, chacun, sur des raisons également convaincantes, il fallait se décider cependant. Voici les idées très simples auxquelles on a obéi, en ne se dissimulant pas toutefois que, quel que fût le parti qu’on prendrait, on devait s’attendre à se voir critiqué par tous ceux dont on ne suivrait pas les conseils.

Il parut tout d’abord qu’il n’était pas indispensable de présenter d’identique manière toutes les comédies de Molière. Dans cette œuvre abondante et diverse, il y a des comédies qui sont presque des drames (Don Juan, Tartuffe,) des comédies à quiproquos, qui, n’étaient le style de l’écrivain et sa finesse psychologique, seraient presque des vaudevilles (Sganarelle), d’autres, qui sont des farces énormes et débridées (M. de Pourceaugnac), d’autres enfin, toutes de fantaisie, où le génie grave de l’auteur semble être défendu et comme égayé (Le Sicilien, l’Amour médecin).

Aux premières, on décida de conserver leur cadre tout historique et documentaire, si j’ose dire. D’autres directeurs peuvent prendre des libertés, parfois heureuses, imaginer des décors de plantation originale, composer des costumes, dont les formes exagérées et les couleurs chatoyantes amusent les yeux. La Comédie-Française ne saurait les suivre dans cette voie. Elle est, avant tout, un théâtre de tradition. Certes, je ne m’illusionne pas sur les vertus de la « tradition; » elle est quelquefois incertaine; souvent aussi elle stérilise tout effort de recherche; elle est un oreiller commode sur lequel la paresse s’endort. On ne saurait nier son prix cependant quand on peut la faire remonter jusqu’à Molière. Nous n’avons pas affaire ici au seul auteur dramatique, mais à un metteur en scène averti, épris déjà de vérité et de naturel (à cet égard, le texte de l’Impromptu de Versailles donne des indications précieuses). Les témoignages des contemporains sont formels. « Il était tout comédien depuis les pieds jusques à la tête, dit Donneau de Visé, il semblait qu’il eût plusieurs voix, tout parlait en lui et d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil il faisait plus concevoir de choses que le plus grand parleur n’aurait pu dire en une heure ! » Et plus loin : « Cet illustre acteur excellait dans l’art de bien faire jouer la comédie. Est-il quelqu’un qui n’en demeure pas d’accord après avoir vu de quelle manière il faisait jouer jusques aux enfants? On voit par-là que ce n’est pas sans raison qu’il disait qu’il ferait jouer jusques à des fagots. » Dans la préface de l’édition de 1680, on lit : « Il n’était pas seulement inimitable dans la manière dont il soutenait tous les caractères de ses comédies, mais il leur donnait encore un agrément tout particulier par la justesse qui accompagnait le jeu des acteurs : un coup d’œil, un pas, un geste, tout y était observé avec une exactitude qui avait été inconnue jusque-là sur les théâtres de Paris. » Donc, quand un décor a été choisi par Molière, quand le mouvement d’une scène a été fixé, quand un costume a été composé par lui, comment se permettre de modifier quoi que ce soit au décor, au jeu de l’acteur, ou à son vêtement? Mais, du moins, la tradition à laquelle on prétend se conformer est-elle authentique, certaine? En toute sincérité, je le crois en tant qu’elle concerne Molière. Ses grandes comédies n’ont jamais cessé d’être jouées. Il n’y a pas d’année où le Misanthrope, Tartuffe, l’Avare n’aient été affichés, ou du moins, il ne s’est jamais écoulé plus de deux ou trois ans, sans que les comédiens aient « remis » ces œuvres. En outre, des familles d’acteurs ont perpétué la tradition. M. Jules Couet, l’éminent archiviste de la Comédie-Française, a pu établir une liste précise de ces généalogies. Par exemple, celles des Baron, des La Thorillière, des Poisson. Baron, élève de Molière, ne mourut qu’en 1729. Il avait épousé une fille de La Thorillière, et son petit-fils François Baron (mort en 1778), a été sociétaire de 1741 à 1754; ses deux petites-filles, Mlle des Brosses et Mlle de la Traverse, furent également sociétaires. Le fils de Poisson, Paul, vécut jusqu’en 1735; il avait épousé une fille de Du Croisy, et leur fils, Arnould, appartint à la Comédie de 1722 à 1753. Préville, Dazincourt, Dugazon, Molé, Monvel et sa fille Mlle Mars, assurent ensuite la continuité de la tradition, dont ils passent les secrets à Régnier, Samson, Provost, Dalaunay. Got, qui les transmettent à leur tour à MM. Silvain, de Féraudy, Georges Berr, Raphaël Duflos, Truffier, etc..

Une longue chaîne aux anneaux serrés unit les créateurs des rôles à ceux qui les jouent aujourd’hui. Ce nous est presque une garantie que la pensée de l’auteur n’a pas dû subir, au cours des âges, de déformations profondes. Si un comédien de valeur a modifié par hasard, selon son tempérament et son talent propre, la physionomie de tel ou tel personnage, il est vraisemblable ou qu’il a ajouté à cette figure un trait utile à conserver, ou que, s’il l’a dénaturée, la tradition a eu vite fait de lui restituer l’expression primitive, que Molière lui avait donnée.

Voilà pour le jeu des acteurs, sur lequel nous sommes encore renseignés d’ailleurs par des lettres ou par maints articles de critique. Mais nous avons d’autres sources d’information. Nous savons (par documents datant du milieu du XVIIIe siècle), la durée des pièces, et comme à ce moment la tradition de Molière était toute fraîche, nous pouvons dire avec certitude que nous connaissons le mouvement dans lequel ces comédies étaient jouées d’original. Nous connaissons en outre les costumes des acteurs : l’inventaire dressé après décès énumère les diverses pièces de la garde-robe de Molière, et certains relevés de registre, certaines relations (celle de Mlle Desjardins par exemple) donnent en détail l’habillement de tel ou tel de ses camarades. Voilà l’ensemble de traditions que l’on décida de maintenir, sans apporter de bouleversement inutile dans la mise en scène et la présentation des pièces. On se borna à fixer avec une logique plus rigoureuse les places des acteurs sur le théâtre, les groupements des personnages, à régler avec plus de soin certaines sorties.

C’est M. Georges Berr, qui succédant à M. Jules Truffier, comme directeur des études classiques, a exécuté ce travail avec une patience et un soin qu’il faut louer.

Pour les autres œuvres, celles notamment où entre une part de fantaisie, nous étions beaucoup plus à l’aise. On pouvait ici tenter quelques-uns de ces essais qui plaisent si fort aujourd’hui. C’est ainsi qu’on demanda au peintre Drésa de dessiner, dans un goût moderne, le décor et les costumes de l’Etourdi; M. Bertin exécuta avec un parti pris de stylisation les décors de M. de Pourceaugnac et de l’Amour médecin; on fit un décor tournant pour le Sicilien, et un décor simplifié pour les Fourberies de Scapin, etc.


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Après avoir réglé ces questions d’interprétation, de décors et de costumes, il restait à régler la délicate question des divertissements.

Etait-il tout d’abord nécessaire de faire accompagner les comédies de Molière de tous les intermèdes dont certaines d’entre elles furent agrémentées dans leur nouveauté, soit à la Cour, soit au théâtre du Palais-Royal ? Une première remarque s’imposait sur les raisons qui avaient pu décider Molière à intercaler dans ses pièces ces jeux, danses et chants. Louis XIV prisait fort les ballets; un spectacle était incomplet à ses yeux qui ne comportait pas une partie chorégraphique; sa cassette était toujours ouverte pour payer les velours, les soies et les plumes dont s’ornaient ses « baladins : » les Amants magnifiques ne coûtèrent pas moins de 43 000 livres (qui feraient un demi-million de notre monnaie). Connaissant les goûts de son maître et protecteur, Molière s’ingénia donc à coudre des ballets à ses pièces, même quand « quelques endroits du ballot n’unirent pas dans la comédie aussi naturellement que d’autres. » Ce que Molière avait fait, moins en auteur dramatique qu’en entrepreneur de spectacle, désireux de plaire à tout prix au public de la cour, la Comédie était-elle tenue de le faire, deux siècles et demi plus tard? Au surplus, il faut remarquer que si Molière lui-même avait conservé sur son théâtre tels divertissements propres à embellir la pièce (ceux des Fâcheux par exemple), en revanche, estimant sans doute qu’ils alourdissaient la marche de l’œuvre, il en avait supprimé certains autres (ceux de George Dandin), quand il avait transporté l’œuvre de Versailles à Paris. Pour ceux-là, il est clair que la Comédie n’était nullement tenue de les restituer. Il fallait se demander enfin si certains d’entre eux n’avaient pas été conservés du vivant de l’auteur moins pour leur utilité que pour leur agrément, pour piquer la curiosité des spectateurs et attirer au Palais-Royal un public émerveillé par les pièces à machines de la troupe du Marais.

Prenons le Malade imaginaire qui comporte un prologue, des entrées de ballets et trois grands intermèdes, dont Charpentier écrivit la musique après la brouille de Molière et Lulli. Il est hors de doute que si le dernier divertissement (la Cérémonie) entre tout naturellement dans la comédie, si le second peut encore s’y ajuster vaille que vaille, grâce à une phrase de Béralde « Ce sont des Égyptiens vêtus en Mores qui font des danses mêlées de chansons où je suis sûr que vous prendrez plaisir, et cela vaudra bien une ordonnance de M. Purgon », le premier intermède (Polichinelle et les Archers) et le prologue, avec son églogue en musique, n’ont aucun rapport, même lointain, avec la pièce. Il y a quelques années, dans une pensée pieuse de reconstitution, l’Odéon nous offrait une représentation du Malade imaginaire avec ballets et divertissements. Ce fut là un de ces spectacles magnifiques que le goût de M. Antoine se plaisait à composer. Je ne jurerais pas cependant que la comédie ne souffrit pas de l’adjonction de tous ces chants et de ces danses, et que le spectateur n’eût pas quelque peine à rassembler par la pensée les divers actes de la pièce (disjecti membra poetæ) ainsi morcelée. C’est en souvenir de cette expérience qu’on décida de ne rétablir que ceux des intermèdes qui se relient directement à l’œuvre et en quelque sorte font corps avec elle. Cependant, et afin qu’on eût au moins un ou deux exemples de ce que pouvaient être ces comédies agrémentées de ballets, je résolus de maintenir les divertissements qui terminent le Sicilien, l’Amour Médecin, M. de Pourceaugnac. Peut-être y a-t-il là, avec tant de liberté et de fantaisie, comme un avant-goût de l’art du XVIIIe siècle; la beauté sévère du grand siècle s’y assouplit, s’orne de grâces, et il n’était pas inutile de montrer que ici encore Molière fut un précurseur.

Pour ces ballets, il fallait des musiciens et des danseuses. Il eût été intéressant d’avoir l’orchestre dans la salle. Malheureusement, lors de la reconstruction du théâtre (en 1900), on ne songea pas à préparer une « fosse » pour les musiciens, ni à leur ménager une entrée par les « dessous. » Comme il ne fallait pas penser à poser directement sur le plancher de la salle des pupitres qui eussent masqué une partie du spectacle, on se résigna à laisser l’orchestre en coulisse. Pour les ballets, on eût souhaité le concours de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, qui ont des cadres tout faits. Malgré la bonne volonté montrée par les directeurs de nos théâtres lyriques, on dut reconnaître qu’ils ne possédaient que le nombre de danseuses strictement nécessaire au service de leurs scènes, et qu’ils ne pourraient s’en priver à jours fixes. Force fut donc à la Comédie-Française de recruter des ballerines et de reconstituer pour un temps ce corps de ballet, qu’il avait jadis à demeure.

Telles sont, tracées à larges traits, les directives que nous nous donnâmes pour remonter les diverses pièces que nous avions à présenter au public. Sans doute, il y eut encore de multiples détails à régler, bien d’autres décisions à prendre, qui nécessitèrent, entre l’administrateur, le metteur en scène, les peintres, le chef d’orchestre, les décorateurs, la maîtresse de ballet, le chef machiniste, le dessinateur de costumes (M. Betout), de longues conférences. Mais rien ne fut moins aisé à établir que les distributions mêmes des pièces. Là, il apparut nécessaire de faire certaines modifications, de mettre tels artistes en possession de rôles qu’ils n’avaient pas encore joués, ce qui entraînait fatalement le retrait de ces rôles à d’autres interprètes. On comprendra aisément que je ne m’explique pas longuement sur ce point. Mais d’ailleurs, en faisant appel à la bonne volonté générale, en invoquant l’intérêt du théâtre qui devait primer les intérêts particuliers, le Comité put, sans trop de heurts ni conflits trop aigus, établir pour certaines pièces des distributions nouvelles. On obtint même des plus importants sociétaires qu’ils consentissent à jouer des rôles de second plan, et on composa ainsi des distributions confiées tout entières à des sociétaires.


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En même temps que la représentation des œuvres de Molière, on a estimé qu’on pouvait, à propos du troisième centenaire, organiser des manifestations d’un autre ordre, susceptibles d’intéresser le public et j’ai songé tout d’abord à une exposition moliéresque. Après plusieurs années de démarches, et aidés par la volonté obstinée de M. Paul Léon, nous avons fini par obtenir de vastes salles, qui sont dans l’immeuble même de la Comédie-Française, et que le départ des services de la Cour des comptes ont laissées vacantes. C’est dans ces salles, que l’Etat a bien voulu restaurer et aménager, que l’exposition sera installée par les soins de M. Jules Couet. La partie bibliographique se composera des éditions anciennes et modernes des pièces de Molière ; des ouvrages relatifs à notre auteur publiés depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, sur sa vie, ses œuvres, sa famille, sa femme, sa fille; on verra en outre un certain nombre de documents manuscrits et notamment le registre du comédien La Grange. La partie iconographique présentera le portrait de Molière, dans le rôle de César de la Mort de Pompée, peint par Mignard, deux autres portraits du même peintre, et un quatrième de Coypet; l’admirable buste de Houdon; des suites de figures, des portraits peints ou gravés de comédiens de la troupe de Molière et de comédiens plus modernes dans des rôles moliéresques. On exposera enfin quelques souvenirs directs, malheureusement peu nombreux : deux montres de Molière, dont l’une a été léguée par Constant Coquelin à M. Albert Carré; un livre de sa bibliothèque (appartenant à M. Piganiol, conseiller à la Cour d’appel de Toulouse), portant l’ex-libris manuscrit, J. B. P. Molière; enfin, reliques vénérables, le fauteuil qui au XVIIe siècle se trouvait à Pézenas dans la boutique du barbier Gély et qui appartient aujourd’hui à M. et Mme Brisepot-Astruc, et le fauteuil dans lequel Molière joua le rôle d’Argan, et dont il se servait quelques heures avant sa mort. J’ajoute qu’on pourra voir dans les mêmes salles une partie des livres de la magnifique bibliothèque que M. Rondel a donnée à l’Etat avec affectation a la Comédie, et tout entière composée d’ouvrages sur le théâtre.

Telle sera la contribution de la Comédie-Française à la célébration du troisième centenaire de la naissance de Molière.

Pour donner plus d’éclat à ce centenaire il serait à souhaiter que nos grandes associations littéraires, l’Académie française, la Société des auteurs dramatiques, la Société des gens de lettres, le Cercle de la critique, les Directeurs de journaux, etc. se groupassent, et provoquassent de grandes manifestations. J’ai demandé le concours de l’État et le concours de la Ville de Paris. J’ai soumis au Ministre un projet, comportant des invitations aux représentants des Universités étrangères, aux grands écrivains, aux grands acteurs des pays amis, qu’on ferait assister à des cérémonies organisées à la Sorbonne, au Panthéon, à des représentations données à la Comédie et dans la Galerie des Glaces, à Versailles, etc… Ce projet n’a pas laissé indifférent le lettré qu’est M. Léon Bérard : je crois même qu’il l’a étendu, complété. Les finances, de l’État permettront-elles de le réaliser entièrement ? Je ne suis. Il faudrait alors que l’initiative privée le reprit ou que d’autres projets fussent proposés, exécutés.

Il importe que la France fête magnifiquement en 1922 l’un de ses fils les plus glorieux, l’un des plus hauts représentants de son esprit, de son génie littéraire.


EMILE FABRE.