Le Triomphe de l’amour (Marivaux)/Acte II
ACTE II
Scène première
ARLEQUIN, DIMAS
Eh ! morgué ! venez çà, vous dis-je ; depis que ces nouviaux venus sont ici, il n’y a pas moyan de vous parler ; vous êtes toujours à chuchoter à l’écart avec ce marmouset de valet.
C’est par civilité, mon ami ; mais je ne t’en aime pas moins, quoique je te laisse là.
Mais la civilité ne veut pas qu’en soit malhonnête envars moi qui sis voute ancien camarade, et palsangué ! le vin et l’amiquié, c’est tout un ; pus ils sont vieux tous deux, et mieux c’est.
Cette comparaison-là est de bon goût, nous en boirons la moitié quand tu voudras, et tu boiras gratis à mes dépens.
Diantre ! qu’ou’êtes hasardeux ! Vous dites ça comme s’il en pleuvait ; avez-vous bian de quoi ?
Ne t’embarrasse pas.
Vartuchoux ! vous êtes un fin marle ; mais, morgué ! je sis marle itou, moi.
Eh depuis quand suis-je devenu merle ?
Bon, bon, ne savons-je pas qu’ou avez de la finance de rencontre, je vous ons vu tantôt compter voute somme.
Il a raison, voilà ce que c’est que de vouloir savoir son compte.
Il baille dans le paniau. Acoutez, noute ami, il y a bian des affaires, bian du tintamarre dans l’esprit de noute maître.
Est-ce qu’il m’a vu aussi compter ma finance ?
Pou ! voirement, c’est bian pis ; faut qu’il se doute de toute la manigance ; car il m’a enchargé de faire ici le renard en tapinois, pour à celle fin de défricher la pensée de ces deux parsonnes dont il a doutance par rapport à l’intention qu’alles avont, dont il est en peine d’avoir connaissance au juste, vous entendez bian ?
Pas trop ; mais, mon ami, je parle donc à un renard ?
Chut ! n’appriandez rin de ce renard-là ; il n’y a tant seulement qu’à voir ce que vous voulez que je li dise. Preumièrement d’abord, faut pas li déclarer ce que c’est que ce monde-là, n’est-ce pas ?
Garde-t’en bien, mon garçon.
Laissez-moi faire. Il n’a tenu qu’à moi d’en dégoiser, car je n’ignore de rin.
Tu sais donc qui ils sont ?
Pargué, si je le savons ! je les connaissons de plante et de raçaine.
Oh ! oh ! je croyais qu’il n’y avait que moi qui les connaissais.
Vous ! par la morgué ! peut-être que vous n’en savez rin.
Oh que si !
Gage que non, ça ne se peut pas ; ça est par trop difficile.
Mais voyez cet opiniâtre ! Je te dis qu’elles me l’ont dit elles-mêmes.
Quoi ?
Qu’elles étaient des femmes.
Alles sont des femmes !
Comment donc, fripon ! est-ce que tu ne le savais pas ?
Non morgué, pas le mot ; mais je triomphe.
Ah ! maudit renard ! vilain merle !
Alles sont des femmes ! tatigué, que je sis aise !
Je suis un misérable.
Queu tapage je m’en vas faire ! Comme je vas m’ébaudir à conter ça ! queu plaisir !
Dimas, tu me coupes la gorge.
Je m’embarrasse bian de voute gorge, ha ha ! des femmes qui baillont de l’argent en darrière un jardinier, maugré qu’il les treuve dans son jardrin, il n’y a morgué point de gorge qui tianne, faut punir ça.
Mon ami, es-tu friand d’argent ?
Je serais bian dégoûté, si je ne l’étais pas ; mais où est-il cet argent ?
Je ferai financer cette dame pour racheter mon étourderie, je te le promets.
Cette étourderie-là n’est pas à bon marché, je vous en avartis.
Je sais bien qu’elle est considérable.
Mais, par priambule, j’entends et je prétends qu’ou me disiais toute cette friponnerie-là. Ah çà ! combien avez-vous reçu de cette dame, tant en monnaie qu’en grosses pièces ? Parlez en conscience.
Elle m’a donné vingt pièces d’or.
Vingt pièces d’or ! queu chartée d’argent ça fait ! Velà une histoire qui vaut une métairie. Après : cette dame, que vient-elle patricoter ici ?
C’est qu’Agis a pris son cœur dans une promenade.
Eh bian ! que ne se garait-il ?
Et elle s’est mise comme ça pour escamoter aussi le cœur d’Agis sans qu’il le voie.
Fort bian ! tout ça est d’un bon revenu pour moi ; tout ça se peut, moyennant que j’escamote itou. Et ce petit valet Hermidas, est-ce itou une escamoteuse ?
C’est encore un cœur que je pourrais bien prendre en passant.
Ca ne vous conviant pas, à vous qui êtes un apprentif docteux ; mais tenez, velà qu’alles viannent ; faites avancer l’espèce.
Scène II
ARLEQUIN, DIMAS, PHOCION, HERMIDAS
Il est avec le jardinier, il n’y a pas moyen de lui parler.
Alles n’osont approcher, dites-leur que je sis savant sur leus parsonnes.
Ne vous gênez point ; car je suis un babillard, Madame.
À qui parles-tu, Arlequin ?
Hélas ! il n’y plus de mystère, il m’a fait causer avec une attrape.
Quoi ! malheureux ! tu lui as dit qui j’étais ?
Il n’y a pas une syllabe de manque.
Ah, ciel !
Je savons là parte de voute cœur, et l’escamotage de stila d’Agis : je savons son argent, il n’y a que ceti-là qu’il m’a proumis que je ne savons pas encore.
Corine, c’en est fait, mon projet est renversé.
Non, Madame, ne vous découragez point ; dans votre projet vous avez besoin d’ouvriers, il n’y a qu’à gagner aussi le jardinier, n’est-il pas vrai, Dimas ?
Je sis tout à fait de voute avis, Mademoiselle.
Eh bien ! que faut-il pour cela ?
Il n’y a qu’à m’acheter ce que je vaux.
Le fripon ne vaut pas une obole.
Ne tient-il aussi qu’à cela, Dimas ; prends toujours d’avance ce que je te donne là, et si tu te tais, sache que tu remercieras toute ta vie le ciel d’avoir été associé à cette aventure-ci ; elle est plus heureuse pour toi que tu ne saurais te l’imaginer.
Conclusion, Madame, me velà vendu.
Et moi, me voilà ruiné ; car sans ma peste de langue, tout cet argent-là arrivait dans ma poche, et c’est de mes deniers qu’on achète ce vaurien-là.
Qu’il vous suffise que je vous ferai riches tous deux : mais parlons de ce qui m’amenait ici, et qui m’inquiète. Hermocrate m’a promis tantôt de me garder quelque temps ici ; cependant je crains qu’il n’ait changé de sentiment ; car il est actuellement en grande conversation sur mon compte, avec Agis et sa sœur, qui veulent que je reste. Dis-moi la vérité, Arlequin ; ne t’est-il rien échappé avec lui de mes desseins sur Agis ? Je te cherchais pour savoir cela, ne me cache rien.
Non, par ma foi, ma belle Dame ; il n’y a que ce routier-là qui m’a pris comme avec un filet.
Morgué ! l’ami, faut que la prudence vous coupe à présent la langue sur tout ça.
Si tu n’as rien dit, je ne crains rien, vous saurez de Corine à quoi j’en suis avec le philosophe et sa sœur ; et vous, Corine, puisque Dimas est des nôtres, partagez entre Arlequin et lui ce qu’il y aura à faire ; il s’agit à présent d’entretenir les dispositions du frère et de la sœur.
Nous réussirons, ne vous inquiétez pas.
J’aperçois Agis ; vite, retirez-vous, vous autres ; et surtout prenez garde qu’Hermocrate ne nous surprenne ensemble.
Scène III
AGIS, PHOCION
Je vous cherchais, mon cher Phocion, et vous me voyez inquiet ; Hermocrate n’est plus si disposé à consentir à ce que vous souhaitez ; je n’ai encore été mécontent de lui qu’aujourd’hui ; il n’allègue rien de raisonnable ; ce n’est point encore moi qui l’ai pressé sur votre chapitre, j’étais seulement présent quand sa sœur lui a parlé pour vous : elle n’a rien oublié pour le déterminer, et je ne sais ce qu’il en sera ; car une affaire qui demandait Hermocrate, et qui l’occupe actuellement, a interrompu leur entretien ; mais, cher Phocion, que ce que je vous dis là ne vous rebute pas ; pressez-le encore, c’est un ami qui vous en conjure ; je lui parlerai moi-même, et nous pourrons le vaincre.
Quoi ! vous m’en conjurez, Agis ? Vous trouvez donc quelque douceur à me voir ici ?
Je n’y attends plus que l’ennui, quand vous n’y serez plus.
Il n’y a plus que vous qui m’y arrêtez aussi.
Votre cœur partage donc les sentiments du mien ?
Mille fois plus que je ne saurais vous le dire.
Laissez-moi vous en demander une preuve : voilà la première fois que je goûte le charme de l’amitié ; vous avez les prémices de mon cœur, ne m’apprenez point la douleur dont on est capable quand on perd son ami.
Moi, vous l’apprendre, Agis ! Eh ! le pourrais-je sans en être la victime ?
Que je suis touché de votre réponse ! Écoutez le reste : souvenez-vous que vous m’avez dit qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous voir toujours ; et sur ce pied-là voici ce que j’imagine.
Voyons.
Je ne saurais si tôt quitter ces lieux, d’importantes raisons, que vous saurez quelque jour, m’en empêchent ; mais vous, Phocion, qui êtes le maître de votre sort, attendez ici que je puisse décider du mien ; demeurez près de nous pour quelque temps
- vous y serez dans la solitude, il est vrai ; mais nous y serons ensemble, et le monde peut-il rien offrir de plus doux que le commerce de deux cœurs vertueux qui s’aiment ?
Oui, je vous le promets, Agis. Après ce que vous venez de dire, je ne veux plus appeler le monde que les lieux où vous serez vous-même.
Je suis content : les dieux m’ont fait naître dans l’infortune ; mais puisque vous restez, ils s’apaisent, et voilà le signal des faveurs qu’ils me réservent.
Écoutez aussi, Agis, au milieu du plaisir que j’ai de vous voir si sensible, il me vient une inquiétude ; l’amour peut altérer bientôt de si tendres sentiments ; un ami ne tient point contre une maîtresse.
Moi, de l’amour, Phocion ! Fasse le ciel que votre âme lui soit aussi inaccessible que la mienne ! Vous ne me connaissez pas ; mon éducation, mes sentiments, ma raison, tout lui ferme mon cœur ; il a fait les malheurs de mon sang, et je hais, quand j’y songe, jusqu’au sexe qui nous l’inspire.
Quoi ! ce sexe est l’objet de votre haine, Agis ?
Je le fuirai toute ma vie.
Cet aveu change tout entre nous, Seigneur : je vous ai promis de demeurer en ces lieux ; mais la bonne foi me le défend, cela n’est plus possible, et je pars : vous auriez quelque jour des reproches à me faire ; je ne veux point vous tromper, et je vous rends jusqu’à l’amitié que vous m’aviez accordée.
Quel étrange langage me tenez-vous là, Phocion ! D’où vient ce changement si subit ? Qu’ai-je dit qui puisse vous déplaire ?
Rassurez-vous, Agis ; vous ne me regretterez point ; vous avez craint de connaître ce que c’est que la douleur de perdre un ami ; je vais l’éprouver bientôt ; mais vous ne la connaîtrez point.
Moi, cesser d’être votre ami !
Vous êtes toujours le mien, Seigneur, mais je ne suis plus le vôtre ; je ne suis qu’un des objets de cette haine dont vous parliez tout à l’heure.
Quoi ! ce n’est point Phocion ?…
Non, Seigneur ; cet habit vous abuse, il vous cache une fille infortunée qui échappe sous ce déguisement à la persécution de la Princesse. Mon nom est Aspasie ; je suis née d’un sang illustre dont il ne reste plus que moi. Les biens qu’on m’a laissés me jettent aujourd’hui dans la nécessité de fuir. La Princesse veut que je les livre avec ma main à un de ses parents qui m’aime, et que je hais. J’appris que, sur mes refus, elle devait me faire enlever sous de faux prétextes ; et je n’ai trouvé d’autre ressource contre cette violence, que de me sauver sous cet habit qui me déguise. J’ai entendu parler d’Hermocrate, et de la solitude qu’il habite, et je venais chez lui, sans me faire connaître, tâcher, du moins pour quelque temps, d’y trouver une retraite. Je vous y ai rencontré, vous m’avez offert votre amitié, je vous ai vu digne de toute la mienne ; la confiance que je vous marque est une preuve que je vous l’ai donnée, et je la conserverai malgré la haine qui va succéder à la vôtre.
Dans l’étonnement où vous me jetez, je ne saurais plus moi-même démêler ce que je pense.
Et moi, je le démêle pour vous : adieu, Seigneur. Hermocrate souhaite que je me retire d’ici ; vous m’y souffrez avec peine ; mon départ va vous satisfaire tous deux, et je vais chercher des cœurs dont la bonté ne me refuse pas un asile.
Non, Madame, arrêtez… Votre sexe est dangereux, il est vrai, mais les infortunés sont trop respectables.
Vous me haïssez, Seigneur.
Non, vous dis-je, arrêtez, Aspasie ; vous êtes dans un état que je plains : je me reprocherais de n’y avoir pas été sensible ; et je presserai moi-même Hermocrate, s’il le faut, de consentir à votre séjour ici, vos malheurs m’y obligent.
Ainsi vous n’agirez plus que par pitié pour moi : que cette aventure me décourage ! Le jeune seigneur qu’on veut que j’épouse me paraît estimable ; après tout, plutôt que de prolonger un état aussi rebutant que le mien, ne vaudrait-il pas mieux me rendre ?
Je ne vous le conseille pas, Madame ; il faut que le cœur et la main se suivent. J’ai toujours entendu dire que le sort le plus triste est d’être uni avec ce qu’on n’aime pas, que la vie alors est un tissu de langueurs ; que la vertu même, en nous secourant, nous accable ; mais peut-être sentez-vous que vous aimerez volontiers celui qu’on vous propose.
Non, Seigneur ; ma fuite en est une preuve.
Prenez-y donc garde ; surtout si quelque secret penchant vous prévenait pour un autre ; car peut-être aimez-vous ailleurs, et ce serait encore pis.
Non, vous dis-je ; je vous ressemble ; je n’ai jusqu’ici senti mon cœur que par l’amitié que j’ai eu pour vous, et si vous ne me retiriez pas la vôtre, je ne voudrais jamais d’autre sentiment que celui-là.
Sur ce pied-là, ne vous exposez pas à revoir la Princesse ; car je suis toujours le même.
Vous m’aimez donc encore ?
Toujours, Madame, d’autant plus qu’il n’y a rien à craindre ; puisqu’il ne s’agit entre nous que d’amitié, qui est le seul penchant que je puisse inspirer, et le seul aussi, sans doute, dont vous soyez capable.
Ah !
Seigneur, personne n’est plus digne que vous de la qualité d’ami : celle d’amant ne vous convient que trop ; mais ce n’est pas à moi à vous le dire.
Je voudrais bien ne le devenir jamais.
Laissons donc là l’amour, il est même dangereux d’en parler.
Voici, je pense, un domestique qui vous cherche : Hermocrate n’est peut-être plus occupé ; souffrez que je vous quitte pour aller le joindre.
Scène IV
PHOCION, ARLEQUIN, HERMIDAS
Allez, Madame Phocion, votre entretien tout à l’heure était bien gardé, car il avait trois sentinelles.
Hermocrate n’a point paru ; mais sa sœur vous cherche, et a demandé au jardinier où vous étiez : elle a l’air un peu triste, apparemment que le philosophe ne se rend pas.
Oh ! il a beau faire, il deviendra docile, ou tout l’art de mon sexe n’y pourra rien.
Et le seigneur Agis, promet-il quelque chose ; son cœur se mitonne-t-il un peu ?
Encore une ou deux conversations, et je l’emporte.
Quoi, sérieusement, Madame ?
Oui, Corine, tu sais les motifs de mon amour, et les dieux m’en annoncent déjà la récompense.
Ils ne manqueront pas aussi de récompenser le mien, car il est bien honnête.
Paix ; j’aperçois Léontine, retirons-nous.
As-tu instruit Arlequin de ce qu’il s’agit de faire à présent ?
Oui, Madame.
Vous serez charmée de mon savoir-faire.
Scène V
PHOCION, LÉONTINE
J’allais vous trouver, Madame : on m’a appris ce qui se passe ; Hermocrate veut se dédire de la grâce qu’il m’avait accordée, et je suis dans un trouble inexprimable.
Oui, Phocion ; Hermocrate, par une opiniâtreté qui me paraît sans fondement, refuse de tenir la parole qu’il m’a donnée : vous m’allez dire que je le presse encore ; mais je viens vous avouer que je n’en ferai rien.
Vous n’en ferez rien, Léontine ?
Non, ses refus me rappellent moi-même à la raison.
Et vous appelez cela retrouver la raison ? Quoi ? ma tendresse aura borné mes vues ; je n’aurai cherché qu’à vous la dire, je vous l’aurai dite, je me serai mis hors d’état de guérir jamais, j’aurai même espéré de vous toucher, et vous voulez que je vous quitte ! Non, Léontine, cela n’est pas possible ; c’est un sacrifice que mon cœur ne saurait plus vous faire : moi, vous quitter ! eh ! où voulez-vous que j’en trouve la force ? me l’avez-vous laissée ? voyez ma situation. C’est à votre vertu même à qui je parle, c’est elle que j’interroge ; qu’elle soit juge entre vous et moi. Je suis chez vous ; vous m’y avez souffert ; vous savez que je vous aime ; me voilà pénétré de la passion la plus tendre ; vous me l’avez inspirée, et je partirais ! Eh ! Léontine, demandez-moi ma vie, déchirez mon cœur, ils sont tous deux à vous ; mais ne me demandez point des choses impossibles.
Quelle vivacité de mouvements ! Non, Phocion, jamais je ne sentis tant la nécessité de votre départ, et je ne m’en mêle plus. Juste ciel ! que deviendrait mon cœur avec l’impétuosité du vôtre ? Suis-je obligée, moi, de soutenir cette foule d’expressions passionnées qui vous échappent ? Il faudrait donc toujours combattre, toujours résister, et ne jamais vaincre. Non, Phocion ; c’est de l’amour que vous voulez m’inspirer, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la douleur d’en avoir que vous voulez que je sente, et je ne sentirais que cela : ainsi, retirez-vous, je vous en conjure, et laissez-moi dans l’état où je suis.
De grâce, ménagez-moi, Léontine ; je m’égare à la seule idée de partir ; je ne saurais plus vivre sans vous : je vais remplir ces lieux de mon désespoir ; je ne sais plus où je suis !
Et parce que vous êtes désolé, il faut que je vous aime ? Qu’est-ce que cette tyrannie-là ?
Est-ce que vous me haïssez ?
Je le devrais.
Les dispositions de votre cœur me sont-elles favorables ?
Je ne veux point les écouter.
Oui, mais moi, je ne saurais renoncer à les suivre.
Arrêtez ; j’entends quelqu’un.
Scène VI
PHOCION, LÉONTINE, ARLEQUIN
Arlequin vient se mettre entre eux deux, sans rien dire.
Que fait donc là ce domestique, Madame ?
Le seigneur Hermocrate m’a ordonné d’examiner votre conduite, parce qu’il ne vous connaît point.
Mais dès que je suis avec Madame, ma conduite n’a pas besoin d’un espion comme toi. (À Léontine.) Dites-lui qu’il se retire, Madame, je vous en prie.
Il vaut mieux me retirer moi-même.
Si vous vous en allez sans promettre de parler pour moi, je ne réponds plus de ma raison.
Ah ! (À Arlequin.) Va-t’en, Arlequin ; il n’est pas nécessaire que tu restes ici.
Plus nécessaire que vous ne pensez, Madame ; vous ne savez pas à qui vous avez affaire : ce Monsieur-là n’est pas si friand de la sagesse que des filles sages ; et je vous avertis qu’il veut déniaiser la vôtre.
Que veux-tu dire, Arlequin ? Rien ne m’annonce ce que tu dis là, et c’est une plaisanterie que tu fais.
Oh ! que nenni ! Tenez, Madame, tantôt son valet, qui est un autre espiègle, est venu me dire : Eh bien ! qu’est-ce ? Y a-t-il moyen d’être amis ensemble ?… Oh ! de tout mon cœur… Que vous êtes heureux d’être ici !… Pas mal… Les honnêtes gens que vos maîtres !… Admirables… Que votre maîtresse est aimable !… Oh ! divine… Eh ! dites-moi, a-t-elle eu des amants ?… Tant qu’elle en a voulu… En a-t-elle à cette heure ?… Tant qu’elle en veut… En aura-t-elle encore ?… Tant qu’elle en voudra… A-t-elle envie de se marier ?… Elle ne me dit pas ses envies… Restera-t-elle fille ?… Je ne garantis rien… Qui est-ce qui la voit, qui est-ce qui ne la voit pas ? Vient-il quelqu’un, ne vient-il personne ?… Et par-ci et par-là… Est-ce que votre maître en est amoureux ?… Chut ! Il en perd l’esprit : nous ne restons ici que pour lui avoir le cœur, afin qu’elle nous épouse ; car nous avons des richesses et des flammes plus qu’il n’en faut pour dix ménages.
N’en as-tu pas dit assez ?
Voyez comme il s’en soucie ; il vous donnera le supplément, si vous voulez.
N’est-il pas vrai, seigneur Phocion, qu’Hermidas n’a fait que s’amuser en lui disant cela ? Phocion ne répond rien !
Ahi ! ahi ! la voix vous manque, ma chère maîtresse ; votre cœur prend congé de la compagnie, on le pille actuellement, et je vais faire venir le seigneur Hermocrate à votre secours.
Arrête, Arlequin, où vas-tu ? Je ne veux point qu’il sache qu’on me parle d’amour.
Oh ! puisque le fripon est de vos amis, ce n’est pas la peine de crier au voleur. Que la sagesse s’accommode ; mariez-vous ; il y aura encore de la place pour elle : le métier de brave femme a bien son mérite. Adieu, Madame ; n’oubliez pas la discrétion de votre petit serviteur, qui vous fait ses compliments, et qui ne dira mot.
Va, je me charge de payer ton silence.
Où suis-je ? tout ceci me paraît un songe : voyez à quoi vous m’exposez ; mais qui vient encore ?
Scène VII
HERMIDAS, LÉONTINE, PHOCION
Je vous apporte ce que vous m’avez demandé, Seigneur ; voyez si vous en êtes content ; il serait encore mieux si j’avais travaillé d’après la personne présente.
Pourquoi me l’apporter devant Madame ? Mais voyons : oui, la physionomie s’y trouve ; voilà cet air noble et fin, et tout le feu de ses yeux ; il me semble pourtant qu’ils sont encore un peu plus vifs.
C’est apparemment d’un portrait dont vous parlez, Seigneur ?
Oui, Madame.
Donnez, Seigneur, j’observerai ce que vous dites là.
Peut-on le voir avant qu’on l’emporte ?
Il n’est pas achevé, Madame.
Puisque vous avez vos raisons pour ne le pas montrer, je n’insiste plus.
Le voilà, Madame ; vous me le rendrez, au moins.
Que vois-je ? c’est le mien !
Je ne veux jamais vous perdre de vue ; la moindre absence m’est douloureuse, ne durât-elle qu’un moment ; et ce portrait me l’adoucira ; cependant vous le gardez.
Je ne devrais pas vous le rendre ; mais tant d’amour m’en ôte le courage.
Cet amour ne vous en inspire-t-il pas un peu ?
Hélas ! je n’en voulais point ; mais je n’en serai peut-être pas la maîtresse.
Ah ! de quelle joie vous me comblez !
Est-il donc arrêté que je vous aimerai ?
Ne me promettez point votre cœur ; dites que je l’ai, Léontine.
Je ne dirais que trop vrai, Phocion !
Je resterai donc, et vous parlerez à Hermocrate.
Il le faudra bien pour me donner le temps de me résoudre à notre union.
Cessez cet entretien ; je vois Dimas qui vient.
Je me sens dans une émotion de cœur où je ne veux pas qu’on me voie. Adieu, Phocion, ne vous inquiétez pas ; je me charge du consentement de mon frère.
Scène VIII
HERMIDAS, PHOCION, DIMAS
Velà le philosophe qui se pourmène envars ici tout rêvant ; faites-nous de la marge, et laissez-nous le tarrain, pour à celle fin que je l’y en baille encore d’une venue.
Courage, Dimas, je me retire, et reviendrai quand il serÀ parti.
Scène IX
HERMOCRATE, DIMAS
N’as-tu pas vu Phocion ?
Non, mais j’allions vous rendre compte à son sujet.
Eh bien, as-tu découvert quelque chose ? Est-il souvent avec Agis ? Cherche-t-il à le voir ?
Oh ! que non, il a, ma foi, bian d’autres tracas dans la çarvelle.
Ce début me fait craindre le reste. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit morgué qu’ou avez bian du mérite, et que faut admirer voute science, voute vartu et voute bonne mine.
Eh d’où vient ton enthousiasme là-dessus ?
C’est que je compare voute face à ce qui arrive ; c’est qu’il se passe des choses émerveillables, et qui portont la signifiance de la rareté de voute parsonne ; c’est qu’en se meurt, en soupire. Hélas ! ce dit-on, que je l’aime ce cher homme, cet agriable homme !
Je ne sais de qui tu me parles.
Par ma foi, c’est de vous, et pis d’un garçon qui n’est qu’une fille.
Je n’en connais point ici.
Vous connaissez bian Phocion ? Eh bian ! il n’y a que son habit qui est un homme, le reste est une fille.
Que me dis-tu là !
Tatigué, qu’alle est remplie de charmes ! Morgué, qu’ou êtes heureux ; car tous ces charmes-là, devinez leur intention ? Je les avons entendu raisonner. Ils disont comme ça, qu’ils se gardont pour l’homme le pus mortel… Non, non, je me trompe, pour le mortel le pus parfait qui se treuve parmi les mortels de tous les hommes, qui s’appelle Hermocrate.
Qui ? moi !
Acoutez, acoutez.
Que me va-t-il dire encore ?
Comme je charchions tantôt à obéir à voute commandement, je l’avons vu qui coupait dans le taillis avec son valet Hermidas, qui est itou un acabit de garçon de la même étoffe. Moi, tout ballement, je travarse le taillis par un autre côté, et pis je les entends deviser ; et pis Phocion commence : Ah ! velà qui est fait, Corine ; il n’y a pus de guarison pour moi, ma mie ; je l’aime trop, cet homme-là, je ne saurais pu que faire ni que dire : Eh mais pourtant, Madame, vous êtes si belle ! Eh bian ! cette biauté, queu profit me fait-elle, pisqu’il veut que je m’en retorne ! Eh mais patience, Madame. Eh mais où est-il ? Mais que fait-il ? Où se tiant la sagesse de sa parsonne ?
Arrête, Dimas.
Je sis à la fin. Mais que vous dit-il, quand vous li parlez, Madame ? Eh mais il me gronde, et moi je me fâche, ma fille. Il me représente qu’il est sage. Et moi itou, ce lui fais-je. Mais je vous plains, ce me fait-il. Mais me velà bian refaite, ce li dis-je. Eh mais ! n’avez-vous pas honte ? ce me fait-il. Eh bian ! qu’est-ce que ça m’avance ? ce li fais-je. Mais voute vartu, Madame ? Mais mon tourment, Monsieur ? Est-ce que les vartus ne se mariont pas ensemble ?
Il me suffit, te dis-je, c’en est assez.
Je sis d’avis que vous guarissiez cet enfant-là, noute maître, en tombant itou malade pour elle, et pis la prenre pour minagère ; car en restant garçon ; ça entarre la lignée d’un homme, et ce serait dommage de l’entarrement de la vôtre. Mais en parlant par similitude, n’y aurait-il pas moyen, par votre moyen, de me recommander à l’affection de la femme de chambre, à cause que je savons toutes ces fredaines-là, et que je n’en sonnons mot ?
Il ne me manquait plus que d’essuyer ce compliment-là ! Sois discret, Dimas, je te l’ordonne : il serait fâcheux, pour la personne en question, que cette aventure-ci fût connue ; et de mon côté, je vais y mettre ordre en la renvoyant… Ah !
Scène X
PHOCION, DIMAS
Eh bien ! Dimas, que pense Hermocrate ?
Li, il prétend vous garder.
Tant mieux.
Et pis, il ne prétend pas que vous restiais.
Je ne t’entends plus.
Eh pargué, c’est qu’il ne s’entend pas li-même ; il ne voit pus goutte à ce qu’il veut. Ouf ! velà sa darnière parole : toute sa philosophie est à vau l’iau, il n’y en reste pas une once.
Il faudra bien qu’il me cède ce reste-là ; un portrait vient de terrasser la prud’homie de la sœur, j’en ai encore un au service du frère ; car toute sa raison ne mérite pas les frais d’un nouveau stratagème. Cependant Agis m’évite ; je ne l’ai presque point vu depuis qu’il sait qui je suis. Il parlait tout à l’heure à Corine, peut-être me cherche-t-il.
Vous l’avez deviné, car le velà qui arrive. Mais, Madame, ayez toujours souvenance que ma fortune est au bout de l’histoire.
Tu peux la compter faite.
Grand marci à vous.
Scène XI
AGIS, PHOCION
Quoi ! Aspasie, vous me fuyez quand je vous aborde ?
C’est que je me suis tantôt aperçue que vous me fuyiez aussi.
J’en conviens ; mais j’avais une inquiétude qui m’agitait, et qui me dure encore.
Peut-on la savoir ?
Il y a une personne que j’aime ; mais j’ignore si ce que je sens pour elle est amitié ou amour ; car j’en suis là-dessus à mon apprentissage ; et je venais vous prier de m’instruire.
Mais je connais cette personne-là, je pense.
Cela ne vous est pas difficile ; quand vous êtes venue ici, vous savez que je n’aimais rien.
Oui, et depuis que j’y suis, vous n’avez vu que moi.
Concluez donc.
Eh bien ! c’est moi ; cela va tout de suite.
Oui, c’est vous, Aspasie, et je vous demande à quoi j’en suis.
Je n’en sais pas le mot ; dites-moi à quoi j’en suis moi-même ; car je suis dans le même cas pour quelqu’un que j’aime.
Et pour qui donc, Aspasie ?
Pour qui ? Les raisons qui m’ont fait conclure que vous m’aimiez, ne nous sont-elles pas communes, et ne pouvez-vous pas conclure tout seul ?
Il est vrai que vous n’aviez point encore aimé quand vous êtes arrivée.
Je ne suis plus de même, et je n’ai vu que vous. Le reste est clair.
C’est donc pour moi que votre cœur est en peine, Aspasie ?
Oui ; mais tout cela ne nous rend pas plus savants ; nous nous aimions avant que d’être inquiets ; nous aimons-nous de même, ou bien différemment ? C’est de quoi il est question.
Si nous nous disions ce que nous sentons, peut-être éclaircirions-nous la chose.
Voyons donc. Aviez-vous tantôt de la peine à m’éviter ?
Une peine infinie.
Cela commence mal. Ne m’évitiez-vous pas à cause que vous aviez le cœur troublé, avec des sentiments que vous n’osiez pas me dire ?
Me voilà ; vous me pénétrez à merveille.
Oui, vous voilà ; mais je vous avertis que votre cœur n’en ira pas mieux ; et que voilà encore des yeux qui ne me pronostiquent rien de bon là-dessus.
Ils vous regardent avec un grand plaisir ; avec un plaisir qui va jusqu’à l’émotion.
Allons, allons, c’est de l’amour ; il est inutile de vous interroger davantage.
Je donnerais ma vie pour vous ; j’en donnerais mille, si je les avais.
Preuve sur preuve ; amour dans l’expression, amour dans les sentiments, dans les regards ; amour s’il en fut jamais.
Amour comme il n’en est point, peut-être. Mais je vous ai dit ce qui se passe dans mon cœur, ne saurais-je point ce qui se passe dans le vôtre ?
Doucement, Agis ; une personne de mon sexe parle de son amitié tant qu’on veut, mais de son amour, jamais. D’ailleurs, vous n’êtes déjà que trop tendre, que trop embarrassé de votre tendresse, et si je vous disais mon secret, ce serait encore pis.
Vous avez parlé de mes yeux ; il semble que les vôtres m’apprennent que vous n’êtes pas insensible.
Oh ! pour de mes yeux, je n’en réponds point ; ils peuvent bien vous dire que je vous aime ; mais je n’aurai pas à me reprocher de vous l’avoir dit, moi.
Juste ciel ! dans quel abîme de passion le charme de ce discours-là ne me jette-t-il point ! Vos sentiments ressemblent aux miens.
Oui, cela est vrai ; vous l’avez deviné, et ce n’est pas ma faute. Mais ce n’est pas le tout que d’aimer, il faut avoir la liberté de se le dire, et se mettre en état de se le dire toujours. Et le seigneur Hermocrate qui vous gouverne…
Je le respecte et je l’aime. Mais je sens déjà que les cœurs n’ont point de maître. Cependant il faut que je le voie avant qu’il vous parle ; car il pourrait bien vous renvoyer dès aujourd’hui, et nous avons besoin d’un peu de temps pour voir ce que nous ferons.
Ta ra ta la ra !
C’est bien dit, Agis ; allez-y dès ce moment ; il faudra bien nous retrouver, car j’ai bien des choses à vous dire.
Et moi aussi.
Partez ; quand on nous voit longtemps ensemble, j’ai toujours peur qu’on ne se doute de ce que je suis. Adieu !
Je vous laisse, aimable Aspasie, et vais travailler pour votre séjour ici ; Hermocrate ne sera peut-être plus occupé.
Scène XII
PHOCION, HERMOCRATE, DIMAS
Il a, morgué ! bian fait de s’en aller ; car velà le jaloux qui arrive.
Dimas se retire.
Vous paraissez donc enfin, Hermocrate ? Pour dissiper le penchant qui m’occupe, n’avez-vous imaginé que l’ennui où vous me laissez ? Il ne vous réussira pas, je n’en suis que plus triste, et n’en suis pas moins tendre.
Différentes affaires m’ont retenu, Aspasie ; mais il ne s’agit plus de penchant ; votre séjour ici est désormais impraticable ; il vous ferait tort ; Dimas sait qui vous êtes. Vous, dirai-je plus ? Il sait le secret de votre cœur ; il vous a entendu ; ne nous fions ni l’un ni l’autre à la discrétion de ses pareils. Il y va de votre gloire, il faut vous retirer.
Me retirer, Seigneur ! Eh dans quel état me renvoyez-vous ? Avec mille fois plus de trouble que je n’en avais. Qu’avez-vous fait pour me guérir ? À quel vertueux secours ai-je reconnu le sage Hermocrate ?
Que votre trouble finisse à ce que je vais vous dire. Vous m’avez cru sage ; vous m’avez aimé sur ce pied-là : je ne le suis point. Un vrai sage croirait en effet sa vertu comptable de votre repos ; mais savez-vous pourquoi je vous renvoie ? C’est que j’ai peur que votre secret n’éclate, et ne nuise à l’estime qu’on a pour moi ; c’est que je vous sacrifie à l’orgueilleuse crainte de ne pas paraître vertueux, sans me soucier de l’être ; c’est que je ne suis qu’un homme vain, qu’un superbe, à qui la sagesse est moins chère que la méprisable et frauduleuse imitation qu’il en fait. Voilà ce que c’est que l’objet de votre amour.
Eh ! je ne l’ai jamais tant admiré !
Comment donc ?
Ah ! Seigneur, n’avez-vous que cette industrie-là contre moi ? Vous augmentez mes faiblesses en exposant l’opprobre dont vous avez l’impitoyable courage de couvrir les vôtres. Vous dites que vous n’êtes point sage ! Et vous étonnez ma raison par la preuve sublime que vous me donnez du contraire !
Attendez, Madame. M’avez-vous cru susceptible de tous les ravages que l’amour fait dans le cœur des autres hommes ? Eh bien ! l’âme la plus vile, les amants les plus vulgaires, la jeunesse la plus folle, n’éprouvent point d’agitations que je n’aie senties ; inquiétudes, jalousies, transports, m’ont agité tour à tour. Reconnaissez-vous Hermocrate à ce portrait ? L’univers est plein de gens qui me ressemblent. Perdez donc un amour que tout homme pris au hasard mérite autant que moi, Madame.
Non, je le répète encore, si les dieux pouvaient être faibles, ils le seraient comme Hermocrate ! Jamais il ne fut plus grand, jamais plus digne de mon amour, et jamais mon amour plus digne de lui ! Juste ciel ! Vous parlez de ma gloire : en est-il qui vaille celle de vous avoir causé le moindre des mouvements que vous dites ? Non, c’en est fait, Seigneur, je ne vous demande plus le repos de mon cœur ; vous me le rendez par l’aveu que vous me faites ; vous m’aimez, je suis tranquille et charmée. Vous me garantissez notre union.
Il me reste un mot à vous dire, et je finis par là. Je révélerai votre secret ; je déshonorerai cet homme que vous admirez ; et son affront rejaillira sur vous-même, si vous ne partez.
Eh bien ! Seigneur, je pars : mais je suis sûre de ma vengeance ; puisque vous m’aimez, votre cœur me la garde. Allez, désespérez le mien ; fuyez un amour qui pouvait faire la douceur de votre vie, et qui va faire le malheur de la mienne. Jouissez, si vous voulez, d’une sagesse sauvage, dont mon infortune va vous assurer la durée cruelle. Je suis venue vous demander du secours contre mon amour ; vous ne m’en avez point donné d’autre que m’avouer que vous m’aimiez ; c’est après cet aveu que vous me renvoyez ; après un aveu qui redouble ma tendresse ! Les dieux détesteront cette même sagesse conservée aux dépens d’un jeune cœur que vous avez trompé, dont vous avez trahi la confiance, dont vous n’avez point respecté les intentions vertueuses, et qui n’a servi que de victime à la férocité de vos opinions.
Modérez vos cris, Madame ; on vient à nous.
Vous me désolez, et vous voulez que je me taise !
Vous m’attendrissez plus que vous ne pensez ; mais n’éclatez point.
Scène XIII
ARLEQUIN, HERMIDAS, PHOCION, HERMOCRATE
Rendez-moi donc cela ; de quel droit le retenez-vous ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Non, morbleu ; ma fidélité n’entend point raillerie ; il faut que j’avertisse mon maître.
Que veut dire le bruit que vous faites ? De quoi s’agit-il là ? Qu’est-ce que c’est qu’Hermidas te demande ?
J’ai découvert un micmac, seigneur Hermocrate ; il s’agit d’une affaire de conséquence ; il n’y a que le diable et ces personnages-là qui le sachent ; mais il faut voir ce que c’est.
Explique-toi.
Je viens de trouver ce petit garçon qui était dans la posture d’un homme qui écrit : il rêvait, secouait la tête, mirait son ouvrage ; et j’ai remarqué qu’il avait une coquille auprès de lui où il y avait du gris, du vert, du jaune, du blanc, et où il trempait sa plume ; et comme j’étais derrière lui, je me suis approché pour voir son original de lettre ; mais voyez le fripon ! ce n’était point des mots ni des paroles, c’était un visage qu’il écrivait ; et ce visage-là, c’était vous, Seigneur Hermocrate.
Moi !
Votre propre visage, à l’exception qu’il est plus court que celui que vous portez ; le nez que vous avez ordinairement tient lui seul plus de place que vous tout entier dans ce minois : Est-ce qu’il est permis de rapetisser la face des gens, de diminuer la largeur de leur physionomie ? Tenez, regardez la mine que vous faites là-dedans.
Il lui donne un portrait.
Tu as bien fait, Arlequin, je ne te blâme point. Va-t’en, je vais examiner ce que cela signifie.
N’oubliez pas de vous faire rendre les deux tiers de votre visage.
Scène XIV
HERMOCRATE, PHOCION, HERMIDAS
Quelle était votre idée ? Pourquoi m’avez-vous donc peint ?
Par une raison toute naturelle, Seigneur ; j’étais bien aise d’avoir le portrait d’un homme illustre, et de le montrer aux autres.
Vous me faites trop d’honneur.
Et d’ailleurs, je savais que ce portrait ferait plaisir à une personne à qui il ne convenait point de le demander.
Eh ! Cette personne, quelle est-elle ?
Seigneur…
Taisez-vous, Corine.
Qu’entends-je ! Que dites-vous, Aspasie ?
N’en demandez pas davantage, Hermocrate, faites-moi la grâce d’ignorer le reste.
Eh, comment à présent voulez-vous que je l’ignore ?
Brisons là-dessus ; vous me faites rougir.
Ce que je vois est à peine croyable. Je ne sais plus ce que je deviens moi-même.
Je ne saurais soutenir cette aventure.
Et moi, cette épreuve-ci m’entraîne.
Ah ! Corine, pourquoi avez-vous été surprise ?
Vous triomphez, Aspasie ; vous l’emportez, je me rends.
Sur ce pied-là, je vous pardonne la confusion dont ma victoire me couvre.
Reprenez ce portrait, il vous appartient, Madame.
Non, je ne le reprendrai point que ce ne soit votre cœur qui me l’abandonne.
Rien ne doit vous empêcher de le reprendre.
Sur ce pied-là, vous devez estimer le mien, et le voilà ; marquez-moi qu’il vous est cher.
Me trouvez-vous assez humilié ? Je ne vous dispute plus rien.
Il y manque encore quelque chose. Si le seigneur Hermocrate voulait souffrir que je le finisse, il ne faudrait qu’un instant pour cela.
Puisque nous sommes seuls, et qu’il ne s’agit que d’un instant, ne le refusez pas, Seigneur.
Aspasie, ne m’exposez point à ce risque-là ; quelqu’un pourrait nous surprendre.
C’est l’instant où je triomphe, dites-vous ; ne le laissons pas perdre, il est précieux : vos yeux me regardent avec une tendresse que je voudrais bien qu’on recueillît, afin d’en conserver l’image. Vous ne voyez point vos regards, ils sont charmants, Seigneur. Achève, Corine, achève.
Seigneur, un peu de côté, je vous prie ; daignez m’envisager.
Ah ciel ! à quoi me réduisez-vous ?
Votre cœur rougit-il des présents qu’il fait au mien ?
Levez un peu la tête, Seigneur.
Vous le voulez, Aspasie ?
Tournez un peu à droite.
Cessez, Agis approche. Sortez, Hermidas.
Scène XV
HERMOCRATE, AGIS, PHOCION
Je venais vous prier, Seigneur, de nous laisser Phocion pour quelque temps ; mais j’augure que vous y consentez, et qu’il est inutile que je vous en parle.
Vous souhaitez donc qu’il reste, Agis ?
Je vous avoue que j’aurais été très fâché qu’il partît, et que rien ne saurait me faire tant de plaisir que son séjour ici ; on ne saurait le connaître sans l’estimer, et l’amitié suit aisément l’estime.
J’ignorais que vous fussiez déjà si charmés l’un de l’autre.
Nos entretiens, en effet, n’ont pas été fréquents.
Peut-être que j’interromps la conversation que vous avez ensemble, et c’est à quoi j’attribue la froideur avec laquelle vous m’écoutez ; ainsi je me retire.
Scène XVI
PHOCION, HERMOCRATE
Que signifie cet empressement d’Agis ? Je ne sais ce que j’en dois croire ; depuis qu’il est avec moi, je n’ai rien vu qui l’intéressât tant que vous : vous connaît-il ? Lui avez-vous découvert qui vous êtes, et m’abuseriez-vous ?
Ah ! Seigneur, vous me comblez de joie : vous m’avez dit que vous aviez été jaloux ; il ne me restait plus que le plaisir de le voir moi-même, et vous me le donnez : mon cœur vous remercie de l’injustice que vous me faites. Hermocrate est jaloux, il me chérit, il m’adore ! Il est injuste, mais il m’aime ; qu’importe à quel prix il me le témoigne ? Il s’agit pourtant de me justifier : Agis n’est pas loin, je le vois encore ; qu’il revienne, rappelons-le, Seigneur ; je vais le chercher moi-même ; je vais lui parler, et vous verrez si je mérite vos soupçons.
Non, Aspasie, je reconnais mon erreur ; votre franchise me rassure ; ne l’appelez pas, je me rends ; il ne faut pas encore que l’on sache que je vous aime : laissez-moi le temps de disposer tout.
J’y consens : voici votre sœur, et je vous laisse ensemble. (À part.) J’ai pitié de sa faiblesse. Ô ciel ! pardonne mon artifice !
Scène XVII
HERMOCRATE, LÉONTINE
Ah ! vous voilà, mon frère ; je vous demande à tout le monde.
Que me voulez-vous, Léontine ?
À quoi en êtes-vous avec Phocion ? Êtes-vous toujours dans le dessein de le renvoyer ? Il m’a tantôt marqué tant d’estime pour vous, il m’en a dit tant de bien, que je lui ai promis qu’il resterait, et que vous y consentiriez ; je lui en ai donné ma parole : son séjour sera court, et ce n’est pas la peine de m’en dédire.
Non, Léontine ; vous savez mes égards pour vous, et je ne vous en dédirai point : dès que vous avez promis, il n’y a plus de réplique ; il restera tant qu’il voudra, ma sœur.
Je vous rends grâce de votre complaisance, mon frère ; et en vérité Phocion mérite bien qu’on l’oblige.
Je sens tout ce qu’il vaut.
D’ailleurs, je regarde que c’est, en passant, un amusement pour Agis, qui vit dans une solitude dont on se rebute quelquefois à son âge.
Quelquefois à tout âge.
Vous avez raison ; on y a des moments de tristesse. Je m’y ennuie souvent moi-même ; j’ai le courage de vous le dire.
Qu’appelez-vous courage ? Et qui est-ce qui ne s’y ennuierait pas ? N’est-on pas né pour la société ?
Écoutez ; on ne sait pas ce qu’on fait, quand on se confine dans la retraite ; et nous avons été bien vite, quand nous avons pris un parti si dur.
Allez, ma sœur, je n’en suis pas à faire cette réflexion-là.
Après tout, le mal n’est pas sans remède ; heureusement on peut se raviser.
Oh ! fort bien.
Un homme, à votre âge, sera partout le bienvenu quand il voudra changer d’état.
Et vous, qui êtes aimable et plus jeune que moi, je ne suis pas en peine de vous non plus.
Oui, mon frère, peu de jeunes gens vont de pair avec vous ; et le don de votre cœur ne sera pas négligé.
Et moi, je vous assure qu’on n’attendra pas d’avoir le vôtre pour vous donner le sien.
Vous ne seriez donc pas étonné que j’eusse quelques vues ?
J’ai toujours été surpris que vous n’en eussiez pas.
Mais, vous qui parlez, pourquoi n’en auriez-vous pas aussi ?
Eh ! que sait-on ? Peut-être en aurais-je.
J’en serais charmée, Hermocrate, nous n’avons pas plus de raison que les dieux qui ont établi le mariage ; et je crois qu’un mari vaut bien un solitaire. Pensez-y ; une autre fois nous en dirons davantage. Adieu.
J’ai quelques ordres à donner, et je vous suis. (À part.) À ce que je vois, nous sommes tous deux en bel état, Léontine et moi. Je ne sais à qui elle en veut ; peut-être est-ce à quelqu’un aussi jeune pour elle que l’est Aspasie pour moi. Que nous sommes faibles ! mais il faut remplir sa destinée.