VII.

Midi vingt-trois

Le grand vestibule qui conduit de la rue Raynouard à la terrasse supérieure du jardin, et que remplit à demi un large escalier, divise l’hôtel Essarès en deux parties qui ne communiquent entre elles que par ce vestibule.

À gauche, le salon et la bibliothèque, à laquelle fait suite un corps de bâtiment indépendant, pourvu d’un escalier particulier. À droite, une salle de billard et la salle à manger, pièces plus basses de plafond et surmontées de chambres qu’occupaient Essarès bey du côté de la rue, et Coralie du côté du jardin.

Au-delà, l’aile des domestiques, où couchait également le vieux Siméon.

C’est dans la salle de billard qu’on pria Patrice d’attendre en compagnie du Sénégalais. Il était là depuis un quart d’heure, lorsque Siméon fut introduit ainsi que la femme de chambre.

Le vieux secrétaire semblait anéanti par la mort de son maître, et il pérorait tout bas, avec des airs bizarres. Patrice l’interrogea. Le bonhomme lui dit à l’oreille :

— Ce n’est pas fini… Il faut craindre des choses… des choses !… aujourd’hui même… tantôt…

— Tantôt ? fit Patrice.

— Oui… oui… affirma le vieux qui tremblait…

Il ne dit plus rien.

Quant à la femme de chambre, questionnée par Patrice, elle raconta :

— Tout d’abord, monsieur, ce matin, première surprise : plus de maître d’hôtel, plus de valet, plus de concierge. Tous trois partis. Puis, à six heures et demie, M. Siméon est venu nous dire, de la part de monsieur, que monsieur s’enfermait dans sa bibliothèque et qu’il ne fallait pas le déranger, même pour le déjeuner. Madame était un peu souffrante. On lui a servi son chocolat à neuf heures… À dix heures, elle sortait avec M. Siméon. Alors, les chambres faites, on n’a pas bougé de la cuisine. Onze heures, midi… Et puis, voilà que sur le coup d’une heure, on carillonne à la porte d’entrée. Je regarde par la fenêtre. Une auto, avec quatre messieurs. Aussitôt, j’ouvre. C’est le commissaire de police qui se présente et qui veut voir monsieur. Je les conduis. On frappe. On secoue la porte qui était fermée. Pas de réponse. À la fin, un d’eux, qui avait le truc, crochète la serrure… Alors, alors…, vous voyez ça d’ici… ou plutôt non… c’était bien pire, puisque ce pauvre monsieur, à ce moment-là, avait la tête presque sous la grille de charbon. Hein ! faut-il qu’il y en ait des misérables !… Car on l’a tué, n’est-ce pas ? Il y avait bien un de ces messieurs qui, tout de suite, a dit qu’il était mort d’un coup d’apoplexie, et tombé à la renverse. Seulement, pour moi…

Le vieux Siméon avait écouté sans rien dire, toujours emmitouflé, sa barbe grise en broussaille, les yeux cachés derrière ses lunettes jaunes. À ce moment de l’histoire, il eut un petit ricanement, s’approcha de Patrice et lui dit à l’oreille :

— Il faut craindre des choses !… des choses !… Mme Coralie… il faut qu’elle s’en aille… tout de suite… Sinon, malheur à elle…

Le capitaine frissonna et voulut l’interroger, mais il ne put en apprendre davantage. D’ailleurs, le vieillard ne resta pas. Un agent vint le chercher et le mena dans la bibliothèque.

Sa déposition dura longtemps. Elle fut suivie de la déposition de la cuisinière et de la femme de chambre. Puis on se rendit auprès de Coralie.

À quatre heures, une nouvelle automobile arriva. Patrice vit passer dans le vestibule deux messieurs que tout le monde saluait très bas. Il reconnut le ministre de la justice et le ministre de l’intérieur.

Ils demeurèrent en conférence dans la bibliothèque durant une demi-heure et repartirent.

Enfin, vers cinq heures, un agent vint chercher Patrice et le fit monter au premier étage. L’agent frappa et s’effaça. Patrice fut introduit dans un boudoir de dimensions restreintes, illuminé par un feu de bois, et où deux personnes étaient assises : Coralie, devant laquelle il s’inclina, puis, en face d’elle, le monsieur qui l’avait interpellé lors de son arrivée et qui paraissait diriger toute l’enquête.

C’était un homme d’environ cinquante ans, corpulent, épais de figure et lourd de manières, mais dont les yeux vifs brillaient d’intelligence.

— Monsieur le juge d’instruction, sans doute ? demanda Patrice.

— Non, dit-il, je suis M. Desmalions, ancien juge, délégué spécialement pour éclaircir cette affaire… non pour l’instruire, comme vous dites, car il ne me semble pas qu’il y ait matière à instruction.

— Comment, s’écria Patrice, très étonné, il n’y a pas matière à instruction ?

Il regarda Coralie. Elle tenait ses yeux fixés sur lui d’un air attentif. Puis elle les tourna vers M. Desmalions qui reprit :

— Quand nous nous serons expliqués, mon capitaine, je ne doute pas que nous ne tombions d’accord sur tous les points… comme nous sommes tombés d’accord, madame et moi.

— Je n’en doute pas, dit Patrice. Cependant j’ai peur tout de même que beaucoup de ces points ne demeurent obscurs.

— Certes, mais nous arriverons à la lumière, nous y arriverons ensemble. Voulez-vous me dire ce que vous savez ?

Patrice réfléchit, puis prononça :

— Je ne vous cacherai pas mon étonnement, monsieur. Le récit que je vais vous faire n’est pas sans importance, et cependant il n’y a personne ici pour l’enregistrer. Il n’aura donc pas la valeur d’une déposition, d’une déclaration faite sous serment et qu’il me faudra appuyer de ma signature ?

— Mon capitaine, c’est vous-même qui déterminerez la valeur de vos paroles et les conséquences que vous voudrez leur donner. Pour l’instant, il s’agit d’une conversation préalable, d’un échange de vues relatif à des faits… sur lesquels d’ailleurs Mme Essarès m’a donné, je crois, les renseignements que vous pouvez me donner.

Patrice différa sa réponse. Il avait l’impression confuse d’un accord entre la jeune femme et le magistrat, et qu’en face de cet accord, il jouait, lui, autant par sa présence que par son zèle, le rôle d’un importun que l’on cherche à éconduire. Il résolut donc de rester sur la réserve, jusqu’à ce que son interlocuteur se fût découvert.

— En effet, dit-il, madame a pu vous renseigner. Ainsi, vous connaissez l’entretien que j’ai surpris hier au restaurant ?

— Oui.

— Et la tentative d’enlèvement dont Mme Essarès a été la victime ?

— Oui.

— Et l’assassinat ?…

— Oui.

Mme Essarès vous a raconté la scène de chantage à laquelle on s’est livré cette nuit contre M. Essarès, les détails du supplice, la mort du colonel, la remise des quatre millions, puis la conversation téléphonique entre M. Essarès et le dénommé Grégoire, et enfin les mesures proférées contre madame par son mari ?

— Oui, mon capitaine, je sais tout cela, c’est-à-dire tout ce que vous savez, et je sais en plus tout ce que m’a révélé mon enquête personnelle.

— En effet… en effet…, répéta Patrice, je vois que mon récit devient inutile, et que vous avez tous les éléments nécessaires pour conclure.

Et il ajouta, continuant d’interroger et de se soustraire aux questions :

— Puis-je vous demander, alors, dans quel sens vous avez conclu ?

— Mon Dieu, mon capitaine, mes conclusions ne sont pas définitives. Cependant, jusqu’à preuve du contraire, je m’en tiens aux termes d’une lettre que M. Essarès écrivait à sa femme aujourd’hui vers midi, et que nous avons trouvée sur son bureau, inachevée. Mme Essarès m’a prié d’en prendre lecture, et au besoin de vous la communiquer. En voici le texte :

« Aujourd’hui, 4 avril, à midi.
 »  Coralie,

»  Tu as eu tort, hier, d’attribuer mon départ à des raisons inavouables, et peut-être ai-je eu tort de ne pas me défendre suffisamment contre ton accusation. Le seul motif de mon départ, ce sont les haines dont je suis entouré, et dont tu as pu voir la férocité implacable. Devant de tels ennemis, qui cherchent à me dépouiller par tous les moyens possibles, il n’y a pas d’autre salut que la fuite. Je pars donc, mais je te rappelle ma volonté absolue, Coralie. Tu dois me rejoindre à mon premier signal. Si tu ne quittes pas Paris, rien ne pourra te garantir contre une colère légitime, rien, pas même ma mort. J’ai pris, en effet, toutes mes dispositions pour que, dans ce cas… »

— La lettre s’arrête là, dit M. Desmalions en la rendant à Coralie, et nous savons par un indice irrécusable que les dernières lignes ont précédé de peu la mort de M. Essarès, puisque, dans sa chute, il a fait tomber une petite pendulette qui se trouvait sur son bureau, et que cette pendulette marque midi vingt-trois. Je suppose qu’il s’était senti mal à l’aise, qu’il aura voulu se lever, et que, pris de vertige, il s’est écroulé par terre. Malheureusement, la cheminée était proche, un feu violent y flambait, la tête a porté contre la grille, et la blessure était si profonde — le docteur l’a constaté — qu’un évanouissement s’en est suivi. Alors le feu, tout proche, a fait son œuvre… vous avez pu voir comment…

Patrice écoutait avec stupeur cette explication imprévue. Il murmura :

— Ainsi, selon vous, monsieur, M. Essarès est mort d’un accident ? Il n’a pas été assassiné ?

— Assassiné ! Ma foi, non, aucun indice ne nous permet une pareille hypothèse.

— Cependant…

— Mon capitaine, vous êtes victime d’une association d’idées, tout à fait justifiable d’ailleurs. Depuis hier, vous assistez à une série d’événements tragiques et votre imagination est naturellement conduite à leur donner la solution la plus tragique qui soit, l’assassinat. Seulement… réfléchissez… Pourquoi cet assassinat, et qui l’aurait commis ? Bournef et ses amis ? À quoi bon ? Ils étaient gorgés de billets de banque, et, en admettant même que l’inconnu qui porte le nom de Grégoire leur ait repris ces millions, ce n’est pas en assassinant M. Essarès qu’ils les eussent retrouvés. Et puis, par où seraient-ils entrés ? Et puis, par où sortis ? Non, excusez-moi, mon capitaine, M. Essarès est mort d’un accident. Les faits sont indiscutables, et c’est l’opinion du médecin légiste, lequel établira son rapport dans ce sens.

Patrice Belval se tourna vers Coralie.

— Et c’est l’opinion de madame également ?

Elle rougit un peu et répondit :

— Oui.

— Et c’est l’opinion du vieux Siméon ?

— Oh ! le vieux Siméon, repartit le magistrat, il divague. À l’entendre, on croirait que tout va recommencer, qu’un péril menace Mme Essarès, et qu’elle devrait s’enfuir dès maintenant. Voilà tout ce que j’ai pu tirer de lui. Cependant il m’a conduit vers une ancienne porte qui donne du jardin sur une ruelle perpendiculaire à la rue Raynouard, et, là, il m’a montré, d’abord, le cadavre du chien de garde, et ensuite, entre cette porte et le perron voisin de la bibliothèque, des traces de pas. Mais ces traces, vous les connaissez, n’est-ce pas, mon capitaine ? Ce sont les vôtres et celles de votre Sénégalais. Quant à l’étranglement du chien de garde, puis-je l’attribuer à votre Sénégalais ? Oui, n’est-ce pas ?

Patrice commençait à comprendre. Les réticences du magistrat, ses explications, son accord avec la jeune femme, tout cela prenait peu à peu sa véritable signification.

Il articula nettement :

— Donc pas de crime ?

— Non.

— Et alors pas d’instruction ?

— Non.

— Et alors pas de bruit autour de l’affaire ? Le silence, l’oubli ?

— Justement.

Le capitaine Belval se mit à marcher de long en large, selon son habitude. Il se rappelait maintenant la prédiction d’Essarès :

« On ne m’arrêtera pas… Si l’on m’arrête, on me relâchera… L’affaire sera étouffée… »

Essarès avait vu clair. La justice se taisait. Et comment n’aurait-elle pas trouvé en Coralie une complice de son silence ?

Cette manière d’agir irritait profondément le capitaine. Par le pacte indéniable conclu entre Coralie et M. Desmalions, il soupçonnait celui-ci de circonvenir la jeune femme et de l’amener à sacrifier ses propres intérêts à des considérations étrangères. Pour cela, il fallait tout d’abord se débarrasser de lui, Patrice.

- Oh ! oh ! se dit Patrice, il commence à m’agacer, ce monsieur-là, avec son calme et son ironie. Il a l’air de se ficher de moi dans les grands prix.

Cependant, il se contint et, affectant un désir de conciliation, il revint s’asseoir auprès du magistrat.

— Vous excuserez, monsieur, dit-il, une insistance qui doit vous paraître plutôt indiscrète. Mais, ma conduite ne s’explique pas seulement par la sympathie ou par le sentiment que je puis éprouver pour Mme Essarès, à un moment de sa vie où elle est plus isolée que jamais — sympathie et sentiment qu’elle semble repousser plus encore qu’auparavant, — ma conduite s’explique par l’existence de certains liens mystérieux qui nous unissent l’un à l’autre, et qui remontent à une époque où nos regards n’ont pu pénétrer. Mme Essarès vous a-t-elle mis au courant de ces détails qui, selon moi, ont une importance considérable, et qu’il m’est impossible de ne pas rattacher aux événements qui nous préoccupent ?

M. Desmalions observa Coralie, qui fit un signe de tête. Il répondit :

— Oui, Mme Essarès m’a mis au courant, et même…

Il hésita de nouveau et, de nouveau, consulta la jeune femme, qui rougit et perdit contenance.

Pourtant, M. Desmalions attendait une réponse qui lui permît d’aller plus avant. Elle finit par déclarer à voix basse :

— Le capitaine Belval doit connaître ce que nous avons découvert à ce propos. Cette vérité lui appartient comme à moi, et je n’ai pas le droit de la lui cacher. Parlez, monsieur.

M. Desmalions prononça :

— Est-il même besoin de parler ? Je crois qu’il suffit de présenter au capitaine cet album de photographies que j’ai trouvé. Tenez, mon capitaine.

Et il tendit à Patrice un album très mince, relié en toile grise et maintenu par un élastique.

Patrice le saisit avec une certaine anxiété. Mais ce qu’il vit après l’avoir ouvert était tellement inattendu qu’il poussa une exclamation :

— Est-ce croyable !

Il y avait à la première page, encastrées par les quatre coins, deux photographies, l’une à droite représentant un petit garçon en costume de collégien anglais, l’autre à gauche représentant une toute petite fille. Deux mentions au-dessous. À droite : « Patrice à dix ans. » À gauche : « Coralie à trois mois. »

Ému au-delà de toute expression, Patrice tourna le feuillet.

La seconde page les représentait encore, lui à l’âge de quinze ans, Coralie à l’âge de huit ans.

Et il se revit aussi à dix-neuf ans, et à vingt-trois ans, et à vingt-huit ans, et toujours Coralie l’accompagnait, fillette d’abord, et puis jeune fille, et puis femme.

— Est-ce croyable ! murmurait-il. Comment cela est-il possible ? Voilà des portraits de moi que j’ignorais, épreuves d’amateur évidemment, et qui me suivent à travers la vie. Me voici en soldat quand je faisais mon service militaire… Me voici à cheval… Qui a pu ordonner que ces photographies fussent prises ? Et qui a pu les réunir ainsi, près des vôtres, madame ?

Il tenait ses yeux fixés sur Coralie. La jeune femme se dérobait à son interrogatoire et baissait la tête comme si l’intimité de leurs existences, attestée par ces pages, l’eût troublée au plus profond d’elle-même.

Il répéta :

— Qui a pu les réunir ? Le savez-vous ? Et d’où vient cet album ?

M. Desmalions répondit :

— C’est le docteur qui l’a trouvé en déshabillant M. Essarès. Sous sa chemise, M. Essarès portait un maillot, et, dans une poche intérieure de ce maillot, poche cousue, il y avait ce petit album dont le docteur a senti le cartonnage.

Cette fois, les yeux de Patrice et de Coralie se rencontrèrent. L’idée que M. Essarès avait collectionné leurs photographies, à eux deux, et cela depuis vingt-cinq ans, et qu’il les conservait sur sa poitrine, et qu’il vivait avec elles, et qu’il était mort avec elles, une telle idée le bouleversait, au point qu’il n’essayait même pas d’en examiner l’étrange signification.

— Vous êtes bien sûr de ce que vous avancez, monsieur ? demanda Patrice.

— J’étais là, dit M. Desmalions. J’ai assisté à la découverte. D’ailleurs, j’en ai fait moi-même une autre qui confirme celle-ci et la complète d’une manière vraiment surprenante. C’est la découverte d’un médaillon, taillé dans un bloc d’améthyste et entouré d’un cercle de filigrane.

— Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vous dites ? s’écria le capitaine Belval. Un médaillon ? Un médaillon en améthyste ?

— Regardez vous-même, monsieur, offrit le magistrat, après avoir, encore une fois, consulté Mme Essarès.

Et M. Desmalions tendit au capitaine une noix d’améthyste, plus grosse que la boule formée par la réunion des deux moitiés que Coralie et que lui, Patrice, possédaient, elle à son chapelet et lui à sa breloque, et cette nouvelle boule était encerclée d’un filigrane d’or qui rappelait exactement le travail du chapelet et le travail de la breloque.

La monture servait de fermoir.

— Je dois ouvrir ? demanda-t-il.

Coralie l’en pria d’un geste.

Il ouvrit.

L’intérieur était divisé par un mobile en cristal qui séparait deux photographies très réduites, l’une, celle de Coralie en costume d’infirmière, l’autre, le représentant, lui, mutilé et en uniforme d’officier.

Patrice réfléchissait, très pâle. Au bout d’un moment, il dit :

— Et ce médaillon, d’où vient-il ? C’est vous qui l’avez trouvé, monsieur ?

— Oui, mon capitaine.

— Et où cela ?

Le magistrat sembla hésiter. Patrice eut l’impression, à l’attitude de Coralie, qu’elle ignorait ce détail.

Enfin, M. Desmalions répondit :

— Je l’ai trouvé dans la main du mort.

— Dans la main du mort ? Dans la main de M. Essarès ?

Patrice avait sursauté, comme au choc du coup le plus imprévu, et il se penchait sur le magistrat, avide d’une réponse qu’il voulait entendre une seconde fois avant de l’admettre comme certaine.

— Oui, dans sa main. J’ai dû desserrer les doigts crispés pour l’en arracher.

Le capitaine se dressa et, frappant la table du poing, il s’écria :

— Eh bien, monsieur, je vais vous dire une chose que je réservais comme dernier argument, pour vous prouver que ma collaboration n’est pas inutile, et cette chose devient d’une importance considérable après ce que nous venons d’apprendre. Monsieur, ce matin, quelqu’un m’a demandé au téléphone, et la communication était à peine établie que ce quelqu’un, qui semblait en proie à une vive agitation, a été l’objet d’une agression criminelle, dont le bruit m’est parvenu. Et, au milieu du tumulte de la lutte et des cris d’agonie, j’ai entendu ces mots que le malheureux s’acharnait à me transmettre comme des renseignements suprêmes : « Patrice… Coralie… Le médaillon d’améthyste… oui, je l’ai sur moi… le médaillon… Ah ! trop tard… j’aurais tant voulu !… Patrice… Coralie… »

»  Voilà ce que j’ai entendu, monsieur, et voici les deux faits qui s’imposent à nous. Ce matin, à sept heures dix-neuf, un homme a été assassiné, qui portait sur lui un médaillon d’améthyste. Premier fait indiscutable. Quelques heures plus tard, à midi vingt-trois, on découvre dans la main d’un autre homme ce même médaillon d’améthyste. Deuxième fait indiscutable. Rapprochez les deux faits. Et vous serez obligé de conclure que le premier crime, celui dont j’ai perçu l’écho lointain, a été commis ici, dans cet hôtel, dans cette même bibliothèque, où viennent aboutir, depuis hier soir, toutes les scènes du drame auquel nous assistons.

Cette révélation qui, en réalité, aboutissait à une nouvelle accusation contre Essarès bey, parut faire beaucoup d’effet sur le magistrat. Patrice l’avait jetée dans le débat avec une véhémence passionnée, et une logique d’argumentation à laquelle on ne pouvait se soustraire sans une mauvaise foi évidente.

Coralie s’était un peu détournée, et Patrice ne la voyait point, mais il devinait son désarroi devant tant d’opprobre et tant de honte.

M. Desmalions objecta :

— Deux faits indiscutables, dites-vous, mon capitaine ? Sur le premier point, je vous ferai remarquer que nous n’avons pas trouvé le cadavre de cet homme qui aurait été assassiné ce matin à sept heures dix-neuf.

— On le retrouvera.

— Soit. Second point : en ce qui concerne le médaillon d’améthyste recueilli dans la main d’Essarès bey, qui nous dit qu’Essarès bey l’ait pris à cet homme assassiné et non pas ailleurs ? Car, enfin, nous ne savons même pas s’il était chez lui à cette heure-là, et moins encore s’il était dans sa bibliothèque.

— Je le sais, moi.

— Et comment ?

— Je lui ai téléphoné quelques minutes plus tard, et il m’a répondu. Bien plus, et cela pour parer à toute éventualité, il m’a dit qu’il avait téléphoné chez moi, mais qu’on l’avait coupé.

M. Desmalions réfléchit et reprit :

— Est-il sorti ce matin ?

— Que Mme Essarès nous le dise.

Sans se tourner, avec un désir manifeste de ne pas rencontrer les yeux de Patrice, Coralie déclara :

— Je ne crois pas qu’il soit sorti. Les vêtements qu’il portait au moment de sa mort sont ses vêtements d’intérieur.

— Vous l’avez vu depuis hier soir ?

— Trois fois ce matin il est venu frapper à ma porte, de sept heures à neuf heures. Je ne lui ai pas ouvert. Vers onze heures, je partais seule ; je l’ai entendu qui appelait le vieux Siméon et lui ordonnait de m’accompagner. Siméon m’a rejointe aussitôt dans la rue. Voilà tout ce que je sais.

Il y eut un très long silence. Chacun méditait de son côté à cette suite étrange d’aventures.

À la fin, M. Desmalions, qui en arrivait à se rendre compte qu’un homme de la trempe du capitaine Belval n’était pas un de ceux dont on se débarrasse facilement, reprit, du ton de quelqu’un qui, avant d’entrer en composition veut connaître exactement le dernier mot de l’adversaire :

— Droit au but, mon capitaine, vous échafaudez une hypothèse qui me semble très confuse. Quelle est-elle au juste ? Et si je ne m’y conforme pas, quelle sera votre conduite ? Deux questions très nettes. Voulez-vous y répondre ?

— Avec autant de netteté que vous me les posez, monsieur.

Il s’approcha du magistrat et prononça :

— Voici, monsieur, le terrain de combat et d’attaque — oui, d’attaque, s’il est nécessaire — que je choisis. Un homme qui m’a connu jadis, qui a connu Mme Essarès tout enfant, et qui nous porte intérêt, un homme qui recueillait nos portraits d’âge en âge, qui avait des raisons secrètes de nous aimer, qui m’a fait tenir la clef de ce jardin et qui se disposait à nous rapprocher l’un de l’autre pour des motifs qu’il nous eût révélés, cet homme a été assassiné au moment où il allait mettre ses plans à exécution. Or, tout me prouve qu’il a été assassiné par M. Essarès. Je suis donc résolu à porter plainte, quelles que doivent être les conséquences de mon acte. Et, croyez-moi, monsieur, ma plainte ne sera pas étouffée. Il y a toujours moyen de se faire entendre… fût-ce en criant la vérité sur les toits.

M. Desmalions se mit à rire.

— Bigre, mon capitaine, comme vous y allez !

— J’y vais selon ma conscience, monsieur, et Mme Essarès me pardonnera, j’en suis sûr. J’agis pour son bien, elle le sait. Elle sait qu’elle est perdue si cette affaire est étouffée et si la justice ne lui prête pas son appui. Elle sait que les ennemis qui la menacent sont implacables. Ils ne reculeront devant rien pour atteindre leur but et pour la supprimer, elle qui leur fait obstacle. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que ce but semble invisible aux yeux les plus clairvoyants. On joue contre ces ennemis la partie la plus formidable qui soit, et l’on ne sait même pas quel est l’enjeu de cette partie. La justice seule peut le découvrir, cet enjeu.

M. Desmalions laissa passer quelques secondes, puis, posant sa main sur l’épaule de Patrice, il dit calmement :

— Et si la justice le connaissait cet enjeu ?…

Patrice le regarda avec surprise :

— Quoi, vous connaîtriez ?…

— Peut-être.

— Et vous pouvez me le dire ?

— Dame ! puisque vous m’y forcez…

— Il s’agit ?…

— Oh ! pas de grand’chose ! Une bagatelle…

— Mais enfin ?…

— Un milliard.

— Un milliard ?

— Tout simplement. Un milliard dont les deux tiers, hélas ! sinon les trois quarts, sont déjà sortis de France avant la guerre. Mais les deux cent cinquante ou trois cents millions qui restent valent tout de même plus d’un milliard, et cela pour une bonne raison…

— Laquelle ?

— Ils sont en or.