Le Travail des femmes aux États-Unis et en Angleterre

Le Travail des femmes aux États-Unis et en Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 66-88).
LE
TRAVAIL DES FEMMES
AUX ETATS-UNIS ET EN ANGLETERRE

A la veille du jour où un projet de loi, ballotté du sénat à la chambre des députés et de la chambre des députés au sénat, va, pour la première fois on France, réglementer le travail des femmes, il ne paraîtra peut-être pas sans utilité d’étudier leur condition industrielle dans deux grands pays différens du nôtre par plus d’un trait, mais comparables cependant par l’intensité de leur vie économique, je veux dire les États-Unis et l’Angleterre. Le rapprochement présente d’autant plus d’intérêt que ces deux pays vivent sous l’empire d’une législation industrielle différente. En Angleterre, le travail des femmes est depuis un certain nombre d’années réglementé d’une façon assez minutieuse. Aux États-Unis, la législation varie suivant les états. Dans quelques-uns, le travail des femmes est soumis à une surveillance plus théorique que réelle ; dans les autres il est absolument libre. Comme la question qui s’agite en France est précisément de savoir si le travail des femmes sera libre ou réglementé, ce n’est pas perdre absolument son temps que de s’enquérir de l’influence que paraît avoir exercée dans les deux pays que je viens d’indiquer la liberté ou la réglementation.

I

Un décret récent vient de créer en France un office du travail à la tête duquel on a mis un directeur et deux chefs de division, et dont on a complété la composition en leur adjoignant douze employés et trois garçons de bureau. Tout ce personnel aidant, cette institution née d’hier pourra, si elle comprend bien son rôle, rendre de grands services. Mais ce qu’elle aurait assurément de mieux à faire, ce serait de prendre pour modèle le bureau du travail qui fonctionne depuis onze ans aux États-Unis et qui publie tous les ans un gros volume de documens libéralement envoyé en Europe aux amateurs de statistique sociale. C’est ainsi qu’une année le bureau du travail américain a ouvert une enquête sur les grèves et leurs conséquences, une autre année sur la condition des employés de chemins de fer, une autre année encore sur les frais de production dans les industries les plus importantes. En passant ainsi les questions en revue une à une et en se bornant à réunir des documens dont il laisse aux publicistes le soin de tirer des conclusions, le bureau du travail qui siège à Washington me paraît avoir adopté une excellente méthode d’investigation qui devrait être et qui sera, je n’en doute pas, imitée chez nous.

Parmi les volumes qu’a publiés le bureau du travail des États-Unis, un des plus instructifs est à coup sûr celui qui a paru en 1888 sur la condition industrielle des femmes dans les grandes villes. Si intéressant qu’il soit, ce volume le serait plus encore si le bureau du travail avait cru devoir étendre son enquête à toutes les professions féminines, qui sont si nombreuses aux États-Unis. On sait, en effet, que les Américaines se sont affranchies depuis longtemps du préjugé qui, dans notre pays, condamne encore les femmes, lorsqu’elles ont besoin de gagner leur vie, à ne donner que d’éternelles leçons de français, de piano ou de dessin. Aux États-Unis, elles cherchent l’emploi de leur intelligence dans les professions libérales ; elles pratiquent couramment la médecine, elles enseignent les belles-lettres ou le latin dans les collèges de jeunes filles, ou bien encore elles exercent des fonctions assez élevées dans les grandes administrations publiques et privées. On arrivera peu à peu à tout cela en France, et, grâce à Dieu, on y arrive même déjà ; mais, en attendant, il eût été intéressant de savoir comment les femmes réussissent, aux États-Unis, dans ces diverses professions, et quel a été le contrecoup de la concurrence exercée par elles. Le bureau du travail de Washington a limité son enquête à la condition des femmes employées dans les professions manuelles. Mais les renseignemens qu’il nous fournit sont déjà, par eux-mêmes, assez intéressans pour qu’il vaille la peine de feuilleter le gros volume de 631 pages (en petit texte), qui, par-dessus l’Atlantique, a l’obligeance de nous les apporter.

Un mot, d’abord, sur le mode d’investigation employé par le bureau du travail. Cette méthode diffère absolument de celle qui fut employée en France lorsque le gouvernement entreprit, il y a quelques années, d’établir une statistique générale des salaires. On n’a point envoyé au représentant du pouvoir municipal dans chaque commune un tableau tout préparé que celui-ci a rempli plus ou moins consciencieusement, ou qu’il n’a pas rempli du tout. On n’a pas totalisé ces chiffres, dont un grand nombre sont inexacts, pour les répartir en trois ou quatre industries, et établir ensuite des moyennes qui, dans un grand nombre de cas, ne répondent pas à la réalité des faits. On n’a pas enfin résumé ces chiffres en un tableau unique par industrie et par département, dont les colonnes arides et d’une lecture difficile n’ont même pas le mérite de leur apparente précision. Le commissaire du travail aux États-Unis, M. Carroll-Wright, qui est un homme de première valeur, a procédé tout autrement. Il s’est inspiré, mais en l’étendant et la généralisant, de la méthode des monographies, inaugurée et préconisée par l’illustre Le Play, qui opère sur les individus au lieu d’opérer sur des chiffres, et donne par là des résultats à la fois plus vivans et plus exacts. Sur l’immense territoire qui s’étend de New-York à San-Francisco, et de la Nouvelle-Orléans à Chicago, il a fait choix de dix-sept villes situées dans des conditions différentes de climat et d’industrie, mais dont chacune peut être considérée comme représentant une région. Dans chacune de ces villes il a dépêché dix-sept inspecteurs, ou plutôt dix-sept inspectrices, car ce sont des femmes qui ont été chargées de ce travail d’enquête minutieuse. Ces inspectrices avaient mission de s’installer dans chacune de ces villes, d’y séjourner tout le temps nécessaire et d’y interroger le plus grand nombre possible d’ouvrières. Leurs questions devaient porter non pas seulement sur la vie industrielle, mais encore sur la vie morale des femmes qu’elles interrogeaient. Enfin, leurs investigations devaient s’étendre aux œuvres de toute nature destinées à venir en aide aux ouvrières. Par ce procédé, 17,427 ouvrières appartenant à près de deux cents professions différentes ont été interrogées. D’après les appréciations de M. Carroll-Wright, le nombre des ouvrières interrogées représenterait du sixième au septième du chiffre total de la population ouvrière féminine. Chaque ville a fait l’objet d’un rapport spécial ; mais ces rapports sont résumés dans autant de tableaux qu’il y avait de chapitres à l’enquête, et ces tableaux sont eux-mêmes condensés et résumés dans des moyennes générales qu’on est fondé à considérer comme une approximation aussi exacte que possible de la vérité. J’ai été conduit par le cours de mes études (les lecteurs de la Revue en savent malheureusement quelque chose) à manipuler pas mal de volumes d’enquêtes et de statistiques. Je n’hésite pas à proclamer celui-ci un chef-d’œuvre de méthode, de distribution et de clarté. Il ne nous reste plus qu’à l’ouvrir.

Commençons par la question vitale, celle des salaires. 13,822 ouvrières ont été interrogées dans dix-sept villes différentes sur leur gain de chaque jour. Ces femmes appartenaient aux professions les plus diverses. Il s’en faut, comme on peut penser, que leurs réponses aient été uniformes. Avant d’entrer dans les détails de l’enquête, donnons d’abord le résultat général.

D’après un tableau récapitulatif, le salaire moyen d’une ouvrière aux États-Unis serait de 5 dollars 2/1 cents par semaine, c’est-à-dire de 26 fr. 20, ce qui fait pour six jours ouvrables, car le travail est toujours suspendu le dimanche, un salaire moyen de 4 fr. 35 environ. C’est là un salaire élevé, par comparaison à la France, où nous savons par la statistique et surtout par l’expérience que le salaire moyen des femmes oscille entre 2 et 3 francs, s’élevant rarement au-dessus de 3 et descendant souvent au-dessous de 2. Aux États-Unis, l’exactitude de cette moyenne, par comparaison avec la réalité, est affectée par deux causes : l’abaissement du salaire dans certaines villes : Richmond, Atlanta, la Nouvelle-Orléans, où les ouvrières de couleur ont encore l’habitude de travailler pour un salaire inférieur à celui des ouvrières blanches ; son exagération, au contraire, dans certaines villes relativement nouvelles, San-Francisco, San-José, Saint-Paul, où la rareté de la main-d’œuvre fait hausser le prix du travail. Mais il est à remarquer que dans les grands centres industriels de New-York, de Brooklyn, de Boston, de Philadelphie, qui peuvent être comparés à nos villes de Paris, de Lyon, de Rouen ou de Lille, le salaire s’élève au-dessus de la moyenne générale et atteint de 4 fr. 50 à 5 et 6 francs par jour, ce qui, avec nos idées européennes, est un salaire excessivement élevé pour une femme. Nos statisticiens d’Amérique sont gens cependant trop avisés pour se contenter d’indications aussi générales. Ils savent parfaitement qu’une moyenne n’a d’intérêt que si elle est conforme à la réalité, et qu’il suffit de quelques chiffres très faibles ou très élevés pour fausser complètement son exactitude. Aussi ont-ils tenu à nous faire pénétrer dans les détails de leur enquête. Ils ont divisé les 13,822 ouvrières interrogées par eux en catégories, suivant les salaires gagnés par elles, et ils nous ont appris que 373 d’entre elles gagnaient moins de 500 francs par an avec une moyenne de 86 jours de chômage. Ce sont les ouvrières de la plus humble catégorie, travaillant au hasard des rencontres, ce qui ne les rend pas pour cela moins à plaindre ni moins intéressantes, mais ce qui explique la modicité de leur gain annuel. 1,212 gagnaient de 500 à 750 francs avec une moyenne de 58 jours de chômage, et 2,121 gagnaient de 750 à 1,000 francs avec 47 jours de chômage. Comme on peut le voir par ces chiffres, ce qui diminue le gain annuel de ces femmes, c’est moins la modicité du salaire que le chômage habituel ou fréquent. Mais le salaire en lui-même, pour chaque jour de travail, reste relativement assez élevé. En effet, nous allons voir croître le gain avec la réduction du chômage. 6,024 femmes gagnaient de 1,000 à 1,500 francs avec une moyenne de 37 à 31 jours de chômage. 3,383 gagnaient de 1,500 à 2,000 francs avec 26 à 24 jours de chômage. 1,124 gagnaient de 2,000 à 2,500 avec 22 à 18 jours de chômage. Enfin 537 gagnaient plus de 2,500 francs avec 14 jours en moyenne de chômage.

Ces chiffres détaillés ne font que confirmer ce que je disais tout à l’heure que les salaires des femmes sont très élevés aux États-Unis par rapport à la France. Mais ce n’est là cependant qu’un des aspects de la question. En effet, le taux du salaire n’est qu’un des facteurs de la condition industrielle des travailleurs manuels ; l’autre facteur est le prix des objets de première nécessité. Il importerait assez peu que le taux du salaire fût élevé, si le prix des objets de première nécessité l’était davantage encore. Il est donc nécessaire de déterminer ce que les économistes appellent le pouvoir d’achat de salaire, car c’est ce pouvoir d’achat qui détermine à son tour la condition véritable des travailleurs. La statistique américaine a bien compris cette nécessité. A la vérité, elle n’a pas essayé d’établir, comme l’avait fait autrefois dans une enquête malheureusement trop restreinte et trop ancienne la société industrielle de Mulhouse, comme j’ai essayé de le faire moi-même pour la ville de Paris, le coût des denrées nécessaires à la vie et du logement. Elle a procédé d’une façon différente. Elle a (toujours en s’inspirant de la méthode de M. Le Play) dressé le budget sommaire de chaque ouvrière dans chaque profession, et elle a cherché à établir quelle part de son salaire était absorbée par le logement, la nourriture, le vêtement, quelle part enfin restait disponible pour l’économie ou le plaisir.

L’enquête a porté sur 343 professions et sur 5,716 ouvrières seulement, le nombre des ouvrières assez intelligentes et assez ordonnées pour être en mesure de rendre un compte exact de leurs recettes et de leurs dépenses étant forcément assez restreint. Les dépenses sont divisées en trois chapitres : logement et nourriture, habillement, autres dépenses. Du résumé général de toutes ces enquêtes individuelles, il résulterait que les 5,716 ouvrières interrogées gagnaient en moyenne 1,477 francs par an et dépensaient (en moyenne également) : 810 francs pour leur nourriture et leur logement, 395 pour leur habillement, 190 pour les autres dépenses nécessaires à l’existence, soit au total : 1,395 francs, ce qui laisserait en moyenne à chaque ouvrière une somme annuelle de 92 francs, dont elle pourrait disposer à son gré. C’est là, dans l’ensemble, une situation satisfaisante. Mais pour serrer la comparaison de plus près entre l’ouvrière française et l’ouvrière américaine, il est intéressant de choisir comme point de rapprochement deux villes dont les conditions industrielles sont sensiblement les mêmes, Paris et New-York. Dans un travail assez minutieux sur le travail des femmes à Paris[1], j’ai montré que le salaire des femmes était excessivement variable. Quelques ouvrières qui exercent des professions où il faut non-seulement de l’habileté de main, mais du goût artistique (fleuristes, brodeuses, etc.), peuvent arriver à se faire un salaire assez élevé, variant entre 5 et 6 francs par jour. Mais c’est l’exception et la très rare exception. Un plus grand nombre, encore habiles, mais employées cependant à des travaux plus faciles, arrivent à se faire un salaire d’environ 4 francs (compositrices typographes, fleuristes en fleurs communes, mécaniciennes en gilet et culotte, etc.). Mais ce sont encore là pour des femmes des salaires élevés. Celui d’un très grand nombre d’ouvrières, modistes, couturières, mécaniciennes ordinaires, ne dépasse pas 3 francs par jour. Celui des lingères, — et c’est peut-être la profession du plus grand nombre de femmes, — oscille aux environs de 2 francs, descendant parfois au-dessous. Enfin, il y a un trop grand nombre de femmes employées à des gros travaux de couture ou autres (couseuses de sacs, effilocheuses, femmes employées dans les fabriques d’allumettes chimiques ou de chandelles), dont le salaire quotidien s’élève à peine au-dessus de 1 franc. Je ne veux pas revenir sur les considérations que j’ai développées à ce propos. Je me bornerai à dire que Paris recèle des misères féminines auxquelles il n’y a malheureusement pas, à ma connaissance du moins, de remède économique et qui n’en doivent préoccuper que plus fortement la conscience et la charité. A New-York, la situation ne paraît pas être aussi triste. Cependant là aussi le salaire des femmes est singulièrement inégal, et il y en a bon nombre dont la condition ne doit pas être beaucoup plus heureuse que celle de leurs camarades de Paris.

L’enquêté a porté à New-York sur 733 ouvrières réparties entre les professions les plus diverses, depuis les plus élevées jusqu’aux plus humbles. Leur gain moyen était de 1,646 francs, leur dépense moyenne de 1,615. L’écart entre le gain et la dépense était donc de 30 francs, ce qui indique déjà une situation moins satisfaisante que la moyenne générale. Mais j’ai déjà eu occasion de dire combien on doit attacher peu d’importance à ces moyennes que quelques chiffres très bas ou très élevés suffisent pour fausser. Si l’on veut se rendre compte de la réalité des choses, c’est dans le détail qu’il faut pénétrer. La statistique nous apprend qu’à New-York comme à Paris, mais plus qu’à Paris, certaines femmes arrivent à se faire un salaire très élevé. Ainsi, la metteuse en pages (distributor of work) qui dans une imprimerie gagne 3,750, ainsi la brodeuse en dentelles (lace worker) qui gagne 3,210, ainsi la monteuse de guirlande qui gagne 2,705. Ainsi, les contremaîtresses qui gagnent, suivant les professions, de 2,000 à 2,500 francs. Ce sont là également à Paris des occupations ou des fonctions très rémunérées, mais pas dans ces proportions. Un très grand nombre d’ouvrières, dont la nomenclature serait trop longue à donner, gagne à New-York, de 1,500 à 2,000 francs par an dans des professions dont le salaire à Paris n’est que de 3 à 4 francs par jour, c’est-à-dire pour 300 jours ouvrables de 900 à 1,200 francs. En revanche, il y a encore, comme à Paris, un certain nombre d’ouvrières dont le salaire demeure assez bas. Ainsi, dans les manufactures de sacs, la raccommodeuse dont le salaire est de 650 francs. Dans les manufactures de chapeaux, la finisseuse dont le salaire est de 750 francs ; dans les fabriques de vêtemens de confection, la finisseuse dont le salaire est de 500 francs, et la faiseuse de boutonnières dont le salaire est de 360 francs. C’est le salaire le plus bas dont la statistique américaine fasse mention. Il en est à New-York comme partout ; les femmes employées dans les professions d’un apprentissage facile qui n’exigent ni intelligence, ni goût, ni habileté de main, n’arrivent qu’à des salaires très faibles, et comme d’un autre côté les conditions de la vie y sont assez onéreuses, leur existence doit être très dure. Il est à remarquer, d’autre part, que les salaires très élevés chez la moyenne des ouvrières de New-York sont en grande partie absorbés par leurs dépenses, et que là moins qu’ailleurs, l’économie paraît être en honneur. Encore une ressemblance avec Paris.

Vivre ne suffit pas, surtout si l’on entend par vivre, ne pas mourir de faim. Encore faut-il vivre avec un certain degré de confortable. Comment vivent les ouvrières américaines ? Ceux qui ont dirigé cette vaste enquête ont voulu s’en rendre compte. Ils ont fait porter leurs investigations sur deux points : le logement et l’atelier. D’après le résultat de ces investigations, sur 16,713 ouvrières, 12,020 vivaient dans des conditions de confort qui pouvaient être considérées comme suffisantes (comfortable). Au contraire, il y en avait 4,693 dont l’installation était misérable. Quant aux ateliers, 14,966 travaillaient dans des ateliers bien tenus (well cared for), 1,747 seulement dans des ateliers négligés. C’est là, en l’absence de toute législation sérieusement protectrice des conditions du travail, un résultat qui peut paraître satisfaisant. Mais il est un autre tableau qui, dans sa concision, met en relief d’une façon saisissante la différence principale qui existe entre la condition de l’ouvrière aux États-Unis et en France, c’est celui qui est intitulé : condition conjugale. Je me bornerai à en donner les chiffres qui parlent par eux-mêmes. Sur 17,427 ouvrières, 15,387 n’étaient pas mariées, 1,038 étaient veuves ; 745 seulement étaient en puissance de mari. La statistique a ainsi démontré la justesse de l’expression dont on se sert couramment en Amérique pour désigner l’ouvrière : working girl, jeune fille qui travaille. Ce qui revient à dire, en prenant la question sous une autre face, qu’aux États-Unis le salaire normal du mari suffit à nourrir la femme et les enfans. C’est le privilège des pays jeunes où la main-d’œuvre est encore d’un prix élevé et les denrées de première nécessité encore à bas prix. Ainsi se trouvent résolues, aux États-Unis, les questions véritablement douloureuses que soulève l’emploi des femmes dans l’industrie, ou plutôt elles ne sont même pas posées. Plus heureuse que l’ouvrière française, l’ouvrière américaine n’est pas obligée de quitter son mari dès le matin pour ne le retrouver que le soir, d’abandonner dès l’aube son loyer sans feu pour n’y rentrer qu’à la nuit, ayant à peine la force de préparer le repas de famille. Surtout, elle ne se voit pas dans la douloureuse nécessité de confier son enfant à des mains charitables ou mercenaires, de le quitter malade pour le retrouver mourant. Elle échappe à toutes ces souffrances et à toutes ces angoisses, qui sont le lot commun de l’ouvrière française. Heureux, trois fois heureux, hommes et peuples, ceux qui ont vingt ans !

Étant presque toujours une jeune fille, l’ouvrière américaine se trouve souvent isolée dans la vie. Cette différence avec l’ouvrière européenne donne un intérêt d’une nature toute spéciale à la partie de la statistique où il est fait mention des diverses œuvres destinées à lui venir en aide. Dans le rapport général qui précède les tableaux de l’enquête, il n’est pas consacré moins de vingt-six pages sur soixante-quatre aux œuvres de cette nature. Le mobile de ces œuvres est partout la charité, et la charité chrétienne, car aux États-Unis on n’en connaît et on n’en comprend point d’autre, mais la charité intelligente et bien entendue, ne reculant devant aucune initiative hardie ou ingénieuse, et ne prenant à sa charge que ce qui doit lui incomber. Dans la plupart des grandes villes américaines il existe une association qui s’intitule Association chrétienne des jeunes femmes, et qui se propose de prêter assistance aux jeunes ouvrières. La forme la plus ordinaire de cette assistance est la création de pensions (boarding houses) pour les jeunes filles, où elles trouvent, moyennant un prix assez modique, le vivre et le couvert. Peut-être, comme dans tous pays, faut-il davantage à la jeune ouvrière américaine, mais c’est déjà quelque chose que de lui procurer à bon marché ces deux nécessités de la vie quotidienne. Pour y parvenir, plusieurs combinaisons différentes sont mises en œuvre. Dans certaines villes, l’existence de ces pensions n’est qu’une simple application du principe de l’association. Les jeunes filles qui fréquentent la pension paient un prix assez élevé pour couvrir toutes les dépenses de la maison, et l’économie ne résulte pour elles que de la diminution des frais généraux résultant de la vie en commun. La charité n’intervient ici que pour prendre l’initiative de l’œuvre et pour en conserver la direction morale. Dans d’autres villes son rôle est plus actif. Les pensions dont je parle sont principalement destinées aux ouvrières dont le salaire est insuffisant, et on ne leur demande qu’une faible contribution pour leur nourriture et leur logement, la charité faisant face au surplus des dépenses. Quel que soit le principe d’après lequel ces maisons sont fondées, leur aspect et leur règlement intérieur sont à peu près les mêmes : « Rue tranquille et respectable ; antichambre et escaliers bien balayés ; bibliothèque bien fournie et bien éclairée ; chambres à coucher propres et maintenues à une température convenable ; nourriture préparée avec soin ; salon pour la conversation ou les jeux ; jeunes gens autorisés à venir presque tous les soirs. » Tels sont, d’après le rapporteur de l’enquête, les avantages que les boarding houses offrent aux jeunes ouvrières. A tous ces attraits s’ajoute celui de conférences qui leur sont faites le soir sur des sujets variés. Quelques-unes de ces conférences portent sur des questions d’économie domestique : « Comment gagner de l’argent et comment le garder. » D’autres ont un objet purement moral : l’idéal d’une femme ; d’autres enfin ont un caractère mixte ; celle-ci, par exemple : Comment se procurer un mari : how to get a husband. Le conférencier ne se charge cependant pas de dire, comme pour l’argent : Comment le garder. Ajoutons que les exercices religieux tiennent une grande place dans la vie intérieure de ces maisons. Cependant on a soin de nous dire que l’assistance à ces exercices n’est jamais obligatoire, et que les pensions sont presque toujours unsectarian, c’est-à-dire que, même fondées ou entretenues par quelqu’une des sectes chrétiennes qui sont si nombreuses aux États-Unis, épiscopale, méthodiste, baptiste ou autre, on y reçoit cependant des jeunes filles qui n’appartiennent pas à la secte. Ainsi font même les couvens catholiques, et le rapporteur rend plus d’une fois hommage en passant au large esprit de tolérance qui les anime, ainsi qu’à la supériorité de leur installation matérielle.

Si je suis entré dans quelques détails sur cette institution des boarding houses américains, c’est que notre pays y peut trouver un exemple utile à suivre. Il faut reconnaître que sur ce point de la protection morale des jeunes ouvrières, la charité française est en retard. Cependant elle commence à s’en inquiéter. L’intelligente initiative de certaines congrégations religieuses s’est émue de la situation périlleuse que crée souvent à la jeune ouvrière sa solitude sur le pavé de Paris, la nécessité de loger en garni avant qu’elle ait pu se procurer un petit mobilier et payer un trimestre de loyer d’avance, enfin l’obligation où elle se trouve de chercher sa nourriture quotidienne dans des restaurans de bas étage, traiteurs et crémiers qui lui font payer fort cher des plats malsains et du vin frelaté. Ces congrégations ont ouvert dans Paris un certain nombre de patronages externes où les jeunes filles qui travaillent dans les magasins et les ateliers peuvent trouver un abri pour la nuit, prendre le petit déjeuner du matin, le repas du soir, et passer les dimanches. Mais reste toujours le repas de midi, le principal dans la vie laborieuse. Et puis cette existence un peu claustrale du patronage, le dortoir, la vie en commun ne conviennent pas toujours à la jeune ouvrière parisienne. Elle aime bien, quand elle le peut, avoir sa chambre, ses petits meubles, et sa liberté. Mais au moins qu’elle puisse manger dans un endroit décent, où elle ne sera pas exposée, pendant qu’elle avale à la hâte son maigre repas, à s’entendre débiter des galanteries grossières. Qu’elle cesse d’être exploitée par des traiteurs indignes qui refusent de lui servir un déjeuner au-dessous d’un certain prix qu’elle ne peut pas atteindre, sachant qu’un consommateur galant se trouvera là tout à point pour lui offrir de payer la différence. Ici la charité veille encore, mais depuis bien peu de temps. Qui connaît déjà dans Paris l’œuvre des restaurans-bibliothèques ? Elle a pour principal fondateur un jésuite éminent (mon Dieu, oui, un jésuite), qui, après avoir façonné à la vie plusieurs générations successives de futurs officiers, ne dédaigne pas d’appliquer aujourd’hui ses hautes facultés à cette œuvre en apparence si modeste, en réalité si féconde en résultats pour pou que la charité publique veuille bien en comprendre l’intérêt et l’utilité. L’œuvre a déjà créé en plein Paris élégant, à quelques pas de ces grands magasins de la rue de la Paix où on voit de petites modistes confectionnant à quatre francs par jour (et encore) des robes de douze cents, deux restaurans-bibliothèques, propres, bien aménagés, où deux cents ouvrières peuvent, en deux fournées, venir prendre leurs repas de midi. De bibliothèques ces restaurans n’ont encore que le nom, et c’est à peine si les planches sont posées. Il faut attendre maintenant que les livres viennent. Mais ce qui vient déjà en foule, ce sont des clientes proprettes, accortes, avec je ne sais quoi d’élégant que la Parisienne du peuple emprunte si facilement au contact de la femme du monde. Les mauvaises langues prétendent que les plus jolies n’y viendront jamais. Qu’en savent-ils ? Mais quand cela serait, il n’est pas nécessaire qu’on soit jolie pour être en péril à vingt ans, et les galans de crémerie ne sont pas si difficiles. Il faut voir tout ce jeune monde arriver d’un pas pressé, commander son déjeuner à la hâte, non sans avoir pris un moment pour se regarder dans la glace en rajustant ses petits cheveux, et le dévorer à belles dents, en babillant à demi-voix avec l’inextinguible gaîté de la jeunesse ; le tout sous la protection d’un grand Christ qui étend au-dessus de cette jeunesse et de cette gaîté ses bras paternels et indulgens. « Cela m’étouffe de manger là devant, » disait un jour une brebis galeuse qui s’était introduite dans le troupeau choisi, et elle n’est plus revenue. Mais les autres reviennent, attirées non pas seulement par le bon marché de la nourriture, sur la qualité de laquelle elles ne laissent pas de se montrer assez difficiles, mais aussi, surtout peut-être, par la bienveillance de l’accueil, par un mot affectueux dit tantôt à l’une, tantôt à l’autre, par cette charité la plus précieuse de toutes, qui va de l’âme à l’âme et pas seulement de la bourse à la bourse. Ainsi peu à peu la clientèle se forme, j’entends aussi la clientèle morale, et quand l’une des clientes cesse de fréquenter le restaurant, on peut dire à coup sûr que c’est un mauvais signe. Ajoutons que l’œuvre naissante a déjà créé deux maisons, l’une dans Paris pour les ouvrières orphelines, l’autre à la campagne pour les ouvrières convalescentes ; maisons de famille, c’est ainsi qu’on les appelle, et cette dénomination heureuse m’a rappelé celle qui est usitée en Angleterre et en Amérique : home for friendless girls, maison pour les jeunes filles sans amis. La famille, l’amitié, c’est bien, en attendant mieux, ce qu’il faut offrir à ces jeunes filles : sans quoi, elles courent après l’amour et elles ne rencontrent que la galanterie.

Revenons aux États-Unis. Les auteurs de la statistique américaine n’ont pas voulu remplir les colonnes de leurs tableaux de renseignemens purement matériels. Ils se sont efforcés encore de serrer d’aussi près que possible les conditions d’existence morale où vivent les ouvrières. Ils sont cependant les premiers à reconnaître que, sur ce point, la statistique ne peut fournir que d’insuffisantes indications : « La statistique, dit avec raison le rapporteur-général, peut seulement être employée pour constater les résultats de la vie populaire ; elle ne peut pas produire au jour les mobiles intérieurs qui conduisent à ces résultats. Elle peut fournir d’intéressans renseignemens sur le logement, le salaire et les dépenses ; mais, quant à l’honnêteté et à la vertu, ce sont choses qui n’apparaissent point dans des tableaux statistiques. » Ceux qui ont dressé ces tableaux se sont cependant efforcés de les faire apparaître et ils ont eu recours pour cela à un procédé qu’en France assurément, nos statisticiens n’auraient jamais inventé. Assez embarrassés pour choisir un critérium de la moralité des ouvrières, les auteurs de la statistique américaine se sont avisés de rechercher celles qui fréquentaient l’église. Quelle église ? dira-t-on. N’importe quelle église, mais une église quelconque, protestante, catholique, israélite, peu importe. Les résultats de l’enquête sont, sur ce point, assez curieux : sur 16,713 femmes interrogées, 7,709 fréquentaient l’église catholique, 5,854 une église protestante, 369 la synagogue, 6 l’église grecque, 2,309 ne fréquentaient aucune église, 406 n’avaient voulu donner aucun renseignement. On remarquera cette proportion considérable des ouvrières fréquentant l’église catholique dans un pays où la majorité des habitans est protestante. Quant à la proportion des ouvrières qui ne fréquentent aucune église, le rapporteur-général de l’enquête, personnage officiel au plus haut degré, la trouve très élevée et s’en afflige. En France, nous la trouverions peut-être assez faible. Je ne connais rien qui, mieux que cette constatation et ce regret, marque la différence entre les deux pays et les deux républiques.

Cette enquête si complète présente cependant au point de vue qui, pour le moment du moins, nous préoccupe le plus en France, deux graves lacunes. La première est relative à la durée moyenne des heures de travail. Il serait intéressant, en effet, de savoir au prix de quel effort les ouvrières américaines parviennent à se procurer ce gain annuel assez élevé que nous avons signalé. Y a-t-il excès, abus, surmenage, comme on dit volontiers aujourd’hui, ou bien, au contraire, la durée quotidienne du travail des femmes ne dépasse-t-elle pas un sage emploi des forces humaines ? L’intérêt de cette question qui, dans nos vieux pays, est si aigu, paraît avoir échappé complètement aux commissaires enquêteurs. On ne trouverait pas, dans les 631 pages de l’enquête, le plus petit renseignement à ce sujet. Que faut-il conclure de ce silence, sinon qu’aux États-Unis la question de la durée des heures de travail n’existe pas, c’est-à-dire qu’elle est résolue de telle sorte que le travail normal et habituel n’excède pas ce que j’appelais tout à l’heure le sage emploi des forces humaines. S’il en était autrement, s’il y avait abus et souffrance résultant de la durée excessive des heures de travail, nul doute que cet état de choses ne donnât lieu à des plaintes, et que ces plaintes n’eussent trouvé un écho dans une série de recherches aussi intelligentes et aussi approfondies.

La seconde lacune que présente l’enquête américaine est relative à la législation du travail et à ses effets. Il eût été particulièrement intéressant de savoir si, dans les dix-sept villes où l’enquête a été ouverte, le travail des femmes s’exerce librement, en dehors de toute surveillance, ou s’il est, au contraire, l’objet de mesures protectrices. Dans ce dernier cas, il eût été également très instructif de savoir quel est l’effet de ces mesures sur la condition des ouvrières. Ici encore, l’enquête est absolument muette. On dirait qu’aux États-Unis la question de la réglementation du travail et de la protection des femmes n’existe pas. Mais cette question nous préoccupe trop vivement en France à l’heure actuelle pour que j’aie cru pouvoir la laisser de côté, et j’ai cherché à combler la lacune en interrogeant d’autres documens.

La législation du travail est infiniment variable aux États-Unis, car elle échappe à la compétence du pouvoir fédéral et elle est réglée au gré de chaque État. Dans un grand nombre d’États, il n’y a pas de législation du tout, excepté pour le repos du dimanche, qui est imposé partout par les mœurs encore plus que par la loi et qui suspend aussi bien la vie du plaisir que celle du travail. Il n’y a pas sur le territoire des États-Unis une seule manufacture ouverte le dimanche, mais il n’y a non plus ni théâtres, ni courses. Quand il n’y aura non plus en France ni théâtres ni courses le dimanche, il sera beaucoup plus facile, de par la loi, de fermer les manufactures. Laissant de côté les états où le travail n’est l’objet d’aucune réglementation, voici sur la législation industrielle aux États-Unis quelques renseignemens que j’ai lieu de croire exacts. Dans vingt-sept états, le travail est interdit aux enfans au-dessous de quatorze ans, et quand il s’agit des jeunes filles, la limite d’âge est assez souvent reculée jusqu’à dix-huit ans. Dans quinze états seulement le travail des femmes est l’objet d’une réglementation spéciale, mais qui varie beaucoup suivant les états. Dans quelques-uns, la seule mesure de protection consiste à obliger le patron à leur fournir des sièges pour se reposer. Dans d’autres, le travail dans les mines leur est interdit. Mais il n’y en a que cinq (Louisiane, Massachusetts, Michigan, Minnesota, Ohio), où le travail des femmes majeures soit l’objet d’une réglementation qui limite à dix heures par jour ou soixante heures par semaine la durée de leur travail. Ces lois sont-elles observées ? On peut se le demander, car bien souvent les états qui ont voté des mesures de cette nature ont négligé de créer en même temps les corps d’inspecteurs nécessaires pour en assurer l’exécution. Parfois il arrive que les lois protectrices des travailleurs, celles entre autres qui limitent la journée de travail, sont votées dans une pensée politique et dans une vue de popularité, à la veille d’une élection ; mais elles demeurent à l’état de lettre morte et ne sont jamais sérieusement observées. C’est en particulier ce qui est arrivé dans l’état de New-York pour une loi qui limitait à dix heures le travail des hommes, mais de l’application de laquelle aucun gouvernement ne s’est jamais inquiété. D’une façon générale, on peut dire qu’il n’y a que le travail des enfans qui soit réglementé d’une façon efficace dans un assez grand nombre d’états. Quant au travail des adultes, hommes et femmes, il est absolument libre, et c’est là ce qui explique que dans l’enquête si complète que je viens d’analyser, il n’y ait pas trace d’un renseignement sur la législation du travail. Nos enquêteurs, en gens pratiques, ne se sont pas préoccupés d’une législation qui, dans les rares états où elle existe, demeure lettre morte. C’est donc sous le régime d’une liberté absolue que l’ouvrière américaine en est arrivée à jouir d’une condition économique qui est incontestablement très supérieure à celle de l’ouvrière française. Avant de tirer quelque conclusion de ce fait, cherchons à nous faire une idée des conditions dans lesquelles travaille l’ouvrière anglaise.


II

Il s’en faut que, pour étudier la condition industrielle et sociale des femmes en Angleterre, nous ayons à notre disposition des renseignemens aussi complets qu’aux États-Unis. En revanche, rien n’est plus facile à connaître que la législation sous le régime de laquelle elles travaillent. Cette législation, qui avait été maintes fois remaniée depuis le commencement du siècle, a été condensée et codifiée en 1878 dans une loi importante intitulée : the Factory and workshop act : loi sur les usines et les ateliers. Cette loi, qui a en même temps résumé et abrogé quinze lois antérieures, est un véritable code industriel. Depuis quatorze ans qu’elle fonctionne, elle n’a subi que d’insignifiantes modifications. Je n’entreprendrai pas de résumer ici les dispositions très minutieuses contenues dans les cent sept articles qui composent cette loi. Je me bornerai à en extraire celles qui concernent le travail des femmes. Ces dispositions sont très nombreuses, il suffira d’en indiquer les principales. Dans les fabriques, la journée de travail ne doit pas excéder douze heures ; elle ne peut commencer avant six heures du matin ni se prolonger après sept heures du soir ; ce qui exclut le travail de nuit ; le travail est interdit le dimanche et le samedi après deux heures au plus tard. Deux heures par jour doivent être réservées pour le repas, ce qui, en fait, réduit la journée de travail à dix heures, et le travail ne doit pas être prolongé pendant plus de quatre heures et demie sans une demi-heure de repos.

Dans les ateliers[2], les femmes peuvent travailler de six heures du matin à neuf heures du soir, sauf le samedi, où le travail doit finir à quatre heures. Mais tous les jours il doit être accordé à la femme quatre heures et demie et le samedi deux heures pour prendre ses repas. Le travail du dimanche est interdit également. Enfin le travail est absolument interdit aux femmes dans les mines.

En résumé, interdiction du travail de nuit non-seulement dans les fabriques, mais dans les ateliers. Limitation de la journée de travail à douze heures dans les fabriques, à quinze heures dans les ateliers, mais avec repos obligatoire de deux heures dans les fabriques, de quatre heures et demie dans les ateliers ; suspension du travail le samedi ; interdiction du travail le dimanche : telles sont les mesures spéciales aux femmes qu’a consacrées le Factory and workshop act, indépendamment de mesures assez strictes de salubrité et de précautions contre les accidens éventuels dont les femmes étaient appelées à bénéficier comme les hommes. C’était là une législation éminemment protectrice du travail, suivant une expression qui a cours aujourd’hui. Une vigoureuse campagne avait été conduite en Angleterre pour obtenir que les pouvoirs publics intervinssent avec ce degré de minutie (car j’ai dû passer beaucoup de dispositions de détail) dans la réglementation du travail adulte. Ceux qui ont foi dans la législation pour adoucir les misères sociales avaient le droit d’être satisfaits de leur œuvre, et après avoir obtenu des résultats aussi considérables, ils pouvaient prendre un légitime repos.

Ce repos ne devait pas être de longue durée. Il fut bientôt troublé par un cri de détresse, le plus poignant peut-être que l’Angleterre eût entendu depuis le temps où un poète populaire traduisait, dans la célèbre chanson de la Chemise, les gémissemens de l’ouvrière à l’aiguille. Ce fut un journal médical, the Lancet, qui le premier donna l’alarme. Se plaçant au point de vue spécial de l’hygiène, qui joue, comme on le sait, un grand rôle dans les préoccupations anglaises, un rédacteur de ce journal signala à Londres même, dans un des quartiers les plus populeux, l’existence d’un grand nombre d’ateliers fétides, malpropres, mal éclairés, où s’entassaient pêle-mêle ouvriers et ouvrières, et cela non pas seulement pendant la journée, mais encore pendant une partie de la nuit. Ces ateliers n’étaient généralement que des arrière-boutiques, ou même des chambres d’habitation où le patron, aussi pauvre que ses ouvriers, travaillait, avec sa famille, dans des conditions aussi déplorables qu’eux. L’acte de 1878 contenait bien une série de dispositions excellentes sur l’hygiène des ateliers, mais sans compter que d’une part la difficulté de la surveillance, de l’autre l’extrême misère de ces petits patrons, opposaient des difficultés invincibles aux efforts des inspecteurs ; il y avait une cause d’insalubrité que la loi ne pouvait empêcher, c’était l’entassement dans ces arrière-boutiques et dans ces chambres d’ouvriers et d’ouvrières ayant à peine la place nécessaire pour se mouvoir et pour travailler. Ces ateliers créaient, au dire du journal médical, des foyers d’infection permanens dans la métropole : les maladies contagieuses s’y développaient avec une rapidité effrayante, et leur existence était un danger permanent pour la santé publique.

La question hygiénique ainsi soulevée par le Lancet ne tarda pas à devenir une question économique. A quelle profession appartenaient ces malheureux, patrons aussi bien qu’ouvriers ? Que gagnaient-ils ? Pourquoi étaient-ils si misérables ? Toutes ces questions, qui naissaient en quelque sorte les unes des autres, commencèrent à passionner l’opinion publique et firent l’objet d’une sorte d’enquête générale qui fut d’abord conduite par la presse. De cette enquête il résulta que le Lancet n’avait dit que trop vrai et qu’une portion considérable de la classe ouvrière de Londres travaillait effectivement dans des conditions aussi déplorables au point de vue de l’hygiène qu’au point de vue des salaires, menant une existence misérable et gagnant à peine de quoi suffire aux plus stricts besoins de la vie. C’était la profession de tailleur et de couturière dans la confection des vêtemens à bon marché qui semblait offrir le plus grand nombre de victimes. Mais d’autres professions payaient leur tribut. Londres semblait la ville la plus éprouvée ; mais des grands centres manufacturiers de l’Angleterre s’élevaient également des plaintes dont la presse de province apportait les échos. Les révélations succédaient aux révélations, et l’opinion publique, étonnée autant qu’attristée, se trouvait en présence d’un abîme de misères dont elle ne soupçonnait pas l’existence et dont elle ne démêlait pas la cause.

Chacun avait en effet son explication. Les uns y voyaient les résultats de la concurrence de la main-d’œuvre étrangère, les ouvriers allemands ou russes, qui arrivent en grand nombre à Londres, acceptant à n’importe quel prix un travail qui n’exige ni connaissance préalable ni habileté de main. D’aucuns y voulurent mêler la question sémite, et, ayant rencontré, dans l’enquête, des ateliers tenus par des patrons juifs et où l’on n’employait que des juifs ou des juives travaillant à très bas prix, ils crurent y découvrir une vaste conspiration des enfans de Sem pour ruiner par la concurrence les enfans de Japhet. Mais la majorité de ces enquêteurs volontaires attribua la condition misérable d’un trop grand nombre d’ouvriers et surtout d’ouvrières, à Londres, à l’abus du système des sous-contrats ; les grands entrepreneurs, principalement dans l’industrie des vêtemens à bon marché, faisant leur commande à des sous-traitans qui eux-mêmes les répartissaient entre d’autres petits entrepreneurs qui les répartissaient encore entre des petits patrons. Chaque intermédiaire gagnait sur le marché de telle sorte que l’ouvrier et l’ouvrière payaient au prix d’un travail excessif et insuffisamment rémunéré, au prix de leurs sueurs, le bénéfice des intermédiaires. De là l’expression de sweating system, système qui fait suer. Le mot fit fortune par ce qu’il avait à la fois d’expressif et de douloureux, et pendant de longs mois les colonnes des journaux anglais furent remplies d’articles, de discussions passionnées sur le sweating system, ses causes et ses remèdes.

De la presse l’agitation gagna les milieux parlementaires, et la chambre des lords, voulant peut-être donner ce gage de sa sollicitude pour les intérêts populaires, nomma une commission d’enquête, grand remède comme chacun sait. Cette commission, dont faisaient partie l’archevêque de Canterbury, lord Roseberry et d’autres personnages considérables, a siégé pendant de longs mois. Elle a tenu soixante et onze séances, interrogé deux cent quatre-vingt-onze témoins, ouvriers, médecins, membres du clergé ou des sociétés charitables. Elle a étendu son enquête à toutes les professions où les abus du sweating system lui avaient été signalés : fabrication des vêtemens à bon marché, cordonnerie, chemiserie, ébénisterie, sellerie, coutellerie, serrurerie, etc., et à la plupart des villes où ces industries sont pratiquées, Londres, Sheffield, Glascow, Manchester, etc. Les procès-verbaux de cette vaste enquête réunis forment quatre volumes d’environ mille pages chacun. Je n’ai point l’intention d’analyser ces procès-verbaux. Pareille entreprise m’entraînerait trop loin. Je voudrais seulement de ce recueil de dépositions, qu’on pourrait appeler le martyrologe de l’industrie anglaise, tirer quelques renseignemens sur le point spécial qui fait l’objet de cet article, c’est-à-dire la condition industrielle des femmes.

L’enquête a porté sur trois points principaux ; d’abord sur l’hygiène des ateliers. Il a été prouvé devant la commission que cette hygiène était déplorable et que les journalistes n’avaient rien exagéré dans leurs descriptions. Sans doute il était bien prescrit par le Factory and workshop act que les ateliers aussi bien que les manufactures seraient tenus dans un état constant de propreté, bien ventilés, mis à l’abri, par un système de canalisation bien entendue, de tous miasmes ou mauvaises odeurs, et que le nombre des personnes qui y seraient employées ne serait jamais trop considérable par rapport à la capacité cubique d’air respirable. Mais autant il avait été facile d’assurer l’exécution de ces prescriptions minutieuses dans les manufactures, c’est à-dire dans de grands établissemens connus de tous, faciles à inspecter, et dont les propriétaires pouvaient être contraints à se mettre en règle avec la loi, autant, de nombreux témoignages en ont fait loi devant la commission, ces prescriptions devenaient illusoires quand il s’agissait des ateliers, c’est-à-dire le plus souvent de simples chambres où un certain nombre d’ouvriers ou d’ouvrières travaillaient sous les ordres d’un petit patron. En fait, ces ateliers échappaient à l’inspection par leur nombre même. C’est par milliers et milliers qu’ils se comptent dans les grandes villes industrielles. A Londres il y a telle rue de l’East-End où chaque maison compte un ou plusieurs ateliers. Pour les surveiller tous, il aurait fallu une armée d’inspecteurs, et le nombre de ceux-ci eût-il été singulièrement augmenté, leur inspection n’en serait pas moins demeurée illusoire. A qui s’en prendre, en effet, de l’insalubrité de ces ateliers ? Au propriétaire. Mais le propriétaire qui avait loué une maison ou un appartement ne pouvait être rendu responsable des conséquences fâcheuses résultant soit du trop grand nombre d’ouvriers entassés, soit de la nature même de l’industrie exercée dans son immeuble. Au patron ? Mais le patron était souvent lui-même un ouvrier, incapable de faire face aux dépenses qu’auraient exigées de lui les travaux d’hygiène et de ventilation réclamés par les inspecteurs. De ces ateliers les plus misérables étaient le plus souvent, d’ailleurs, des ateliers de famille, c’est-à-dire en réalité une chambre unique où couchaient, mangeaient, travaillaient le père, la mère, cinq ou six enfans des deux sexes, assistés seulement, quand l’ouvrage pressait trop, de quelques ouvriers de passage. Sans doute, les pauvres gens n’auraient pas demandé mieux que de travailler dans un appartement plus grand. Mais ils n’avaient pas le moyen d’en payer le loyer. L’acte de 1878 demeurait donc lettre morte dans les ateliers et la commission constatait avec douleur que dans un trop grand nombre de maisons à Londres et aussi dans les autres grandes villes industrielles, hommes, femmes, enfans, travaillaient dans des bouges, dens (c’est le mot qui revient souvent dans la bouche des déposans), et dans des conditions contraires à la fois à l’hygiène et à la décence, entassés les uns sur les autres au point d’avoir à peine la place matérielle pour travailler, respirant un air empesté et condamnés à des promiscuités qui ne pouvaient qu’affaiblir, chez les femmes et les jeunes filles, le sentiment de la pudeur (decency). La comparaison entre les ateliers et les manufactures était à ce point de vue tellement à l’avantage des manufactures, qu’un inspecteur n’hésitait pas à conseiller comme remède, à Londres du moins, la création dans le quartier de l’East-End de gigantesques manufactures où seraient exercées les principales industries du quartier et l’interdiction du travail dans les ateliers.

Mêmes constatations douloureuses en ce qui concernait la durée des heures de travail. Des dépositions recueillies par la commission est résultée la preuve que dans certaines industries, en particulier dans la confection des vêtemens à bon marché, les heures de travail étaient prolongées au-delà de ce que peuvent véritablement supporter les forces humaines. Ce n’est pas seulement douze, c’est quatorze, c’est quinze, c’est parfois seize ou dix-sept heures que travaillaient les ouvriers et les ouvrières employés soit en commun, soit séparément dans les petits ateliers de tailleurs ou à la confection des chemises. Ici, il y avait encore, au moins pour la femme, violation manifeste de l’acte de 1878. Mais cette violation s’expliquait par les mêmes motifs que celle des dispositions relatives à l’hygiène des ateliers. Pour que les dispositions relatives à la durée des heures de travail fussent observées, il aurait fallu que dans chaque atelier fût tenu un registre d’entrée et de sortie des femmes. Or de ces malheureux petits patrons qu’on s’obstinait à désigner sous le nom de sweaters, celui qui fait suer, et qui suaient eux-mêmes autant que leurs ouvriers et ouvrières, beaucoup ne connaissaient même pas l’existence de cet acte ni l’obligation qui s’imposait à eux. Ils travaillaient personnellement jusqu’à la limite de leurs forces, eux, leurs femmes, leurs enfans, les ouvrières employées par eux, et celles-ci auraient été les premières à se plaindre si, en vertu des dispositions d’une loi à elles inconnue, elles avaient été renvoyées de l’atelier avant que fût terminée la douzaine de chemises ou la paire de culottes qu’il fallait livrer le lendemain, sous peine de ne pas recevoir de nouvelles commandes. Les impérieuses nécessités du combat pour la vie étaient plus fortes que toutes les prescriptions de la loi. D’ailleurs, l’enquête a démontré que c’étaient les ouvrières travaillant chez elles (home workers) qui accomplissaient ces tristes prodiges de dix-sept ou dix-huit heures passées d’arrache-pied à tirer l’aiguille, faisant ainsi concurrence aux ouvrières employées dans les ateliers. Aussi quelques déposans n’ont-ils pas hésité à demander que le travail à domicile fût interdit par la loi, comme d’autres avaient demandé l’interdiction des ateliers. La manufacture obligatoire : telle était la conclusion à laquelle quelques esprits se laissaient entraîner par la logique de la réglementation.

Mais de toutes les constatations de l’enquête, les plus douloureuses étaient celles relatives au taux des salaires. Si encore ce travail écrasant, accompli dans des conditions aussi pénibles, assurait à ces malheureux un gain suffisant pour se procurer une nourriture convenable et des vêtemens décens. Mais il n’en était rien. Starvation wages. Des gages avec lesquels on meurt de faim. Telle est l’expression énergique et malheureusement trop justifiée dont se servent les commissaires enquêteurs pour traduire l’infime rémunération qui est le prix d’un travail aussi excessif. Je ne parlerai ici que des salaires des femmes. Dans la confection des vêtemens à bon marché, une femme, en travaillant quinze heures, peut finir quatre vestes par jour ; chaque veste lui est payée 0 fr. 50, ce qui fait un total de 2 francs, mais elle doit se fournir elle-même de fil et souvent payer la location de sa machine à coudre. Dans l’industrie de la chemiserie, qui emploie presque exclusivement des femmes, et où elles sont payées à la douzaine, elles peuvent gagner environ 1 fr. 50 par jour en travaillant de sept à huit heures du matin à onze heures du soir. Mais de leur gain de la semaine il leur faut déduire l’achat du fil et la location de la machine, c’est-à-dire environ 4 francs. Même prix dans l’industrie des manteaux et dans celle de la fourrure. Dans l’industrie de la fabrication des chaînes et des anneaux en fer, les salaires sont plus bas encore. Pour un travail très rude, très fatigant, qui ne s’exercerait même pas toujours dans des conditions de décence absolue, les femmes gagneraient de 6 à 8 francs par semaine, c’est-à-dire quelquefois un peu plus, quelquefois un peu moins de 1 franc par jour ! A la vérité, cette industrie n’emploie qu’un assez petit nombre de femmes. Mais les autres ne vivent pas dans des conditions beaucoup plus heureuses. C’est pitié de lire leurs dépositions devant la commission d’enquête : — « J’ai honte d’avouer, disait l’une d’elles, quelle est ma nourriture habituelle. Souvent je jeûne. Les autres jours, je prends une tasse de thé et un peu de poisson. Je ne mange pas de la viande une fois en six mois. » — « Je mange principalement du lard, disait une autre ; de temps à autre, j’attrape un morceau de beurre ! » — Une jeune fille de quinze ans, dont la nourriture se composait exclusivement de pain et de pommes de terre, se plaignait de ne jamais manger à sa faim, et un inspecteur de fabriques disait que, dans son district, il s’en fallait de peu que les femmes ne mourussent d’inanition !

Le cœur se serre quand on lit de pareilles choses. Je ne sais pas cependant s’il n’y a pas quelque chose de plus triste encore, c’est l’embarras où s’est trouvée la commission, lorsqu’il lui a fallu conclure. Je laisse de côté les difficultés qu’elle a éprouvées lorsqu’il s’est agi soit de déterminer en quoi consistait, à proprement parler, le sweating system, chacun en ayant donné une définition différente, soit d’en déterminer les causes. En effet, si le système des sous-contrats y était bien pour quelque chose, il a été démontré cependant que le sweating system (qui du reste n’était pas un système) existait dans les industries où les petits patrons recevaient directement la commande des grands magasins. Si la concurrence de la main-d’œuvre étrangère, en particulier des Russes et des Allemands, exerçait son influence, il fallait reconnaître également que dans certaines villes industrielles où il n’existait pas d’ouvriers étrangers, les salaires n’étaient pas plus élevés, ni les heures de travail moins excessives. Quant aux juifs, il a fallu décidément les mettre hors de cause. L’enquête a démontré en effet que, comme sweaters, certains chrétiens les valaient bien et que, comme ouvriers, s’ils étaient moins misérables, c’est qu’ils étaient plus tempérans. On ne pouvait cependant pas de par la loi les forcer à s’enivrer. Mais l’embarras que la commission a éprouvé à déterminer les causes du sweating system n’est rien auprès de celui avec lequel elle s’est trouvée aux prises, lorsqu’il lui a fallu indiquer les remèdes. Sans doute, elle a pu demander l’extension de certaines clauses du Factory and workshop act et l’augmentation du nombre des inspecteurs, insister sur l’exécution de certaines mesures d’hygiène, et demander même que dans l’industrie des chaînes et anneaux, l’emploi d’un instrument appelé oliver fût interdit aux femmes. Mais, lorsqu’il s’est agi d’indiquer un remède aux deux principales causes des souffrances dont elle avait constaté la cruelle réalité : la durée excessive des heures de travail et l’insuffisance des salaires, elle a reculé. Dans ses conclusions et recommandations aux pouvoirs publics, elle a passé ces deux questions sous silence. Sans doute elle aurait bien pu demander que l’article de la loi qui limite la durée du travail des femmes fût appliqué dans les ateliers, comme il l’est dans les fabriques, fallut-il pour cela créer une armée d’inspecteurs. Elle ne l’a pas fait. Pourquoi ? C’est qu’en gens pratiques les membres de la commission ont compris qu’une stricte application de la loi était non pas seulement matériellement, mais moralement impossible. C’est que, ces malheureuses étant payées à la tâche et à la pièce, toute limitation de la durée de leur travail aurait encore diminué leur salaire déjà si insuffisant. Le remède eût été pire que le mal, et celles qu’on aurait entendu protéger ainsi auraient été les premières à protester. Quant à trouver un moyen légal d’amener la hausse des salaires, la commission n’a pas perdu son temps à le chercher. Cette longue et scrupuleuse enquête n’a donc abouti qu’à une constatation d’impuissance. La commission a cependant terminé son rapport par une déclaration que je tiens à reproduire. Après avoir rendu hommage à la résignation avec laquelle ouvriers et ouvrières supportaient leurs dures conditions d’existence, et à la charité sans limite dont ils faisaient preuve les uns vis-à-vis des autres, elle ajoutait : « Nous exprimons le ferme espoir que l’exposé fidèle des maux que nous avons été appelés à constater aura pour effet d’amener les capitalistes à prêter une plus grande attention aux conditions dans lesquelles s’effectue le travail qui leur fournit les marchandises dont ils ont besoin. Lorsque la législation a atteint la limite au-delà de laquelle elle ne peut plus avoir un effet utile, l’amélioration de la condition des travailleurs ne saurait résulter que du sentiment croissant de leur responsabilité morale chez ceux qui les emploient. » Cet appel à la conscience des patrons fera sourire, sans doute, les théoriciens de la protection du travail. Mais qu’est-ce autre chose que la doctrine du juste salaire opposée par l’Encyclique de Léon XIII à la loi brutale de l’offre et de la demande, doctrine profondément vraie, si on demeure d’accord que ce juste salaire doit être déterminé, non par la législation humaine maladroite ou impuissante, mais par la conscience et le sentiment de la responsabilité morale. Il était assez curieux de constater qu’une commission de lords protestans en était arrivée, après une étude attentive des faits, aux mêmes conclusions que le saint-siège parlant au point de vue doctrinal. Cette conclusion vient à l’appui de ceux qui mettent peu de confiance dans la législation et qui ne croient point à d’autre remède qu’au réveil de la conscience, sollicitée par le sentiment chrétien.

L’inutilité ou l’impuissance de la législation, au moins dans un grand nombre de cas, n’est-ce pas, en effet, la conclusion qui se dégage invinciblement de cette étude et des faits que nous y avons constatés ? Aux États-Unis, pays de liberté, la condition de l’ouvrière est satisfaisante, et les drames de la misère féminine y paraissent à peu près inconnus. En Angleterre, pays de réglementation, la condition de l’ouvrière est misérable, au moins dans un grand nombre d’industries, et les pouvoirs publics, après une enquête consciencieuse, s’avouent impuissans à la relever. Est-ce à dire que la liberté, d’une part, ou la réglementation, de l’autre, y soient pour quelque chose et qu’il faille leur en faire honneur ou grief ? Je n’aurai pas la naïveté de le prétendre ; mais il faut bien reconnaître, à la clarté des faits, que la condition particulière des travailleurs manuels est, avant tout, régie par les conditions générales où s’exerce, au point de vue économique, l’industrie d’un peuple, et que la législation n’y fait rien. Aux États-Unis, pays jeune où la population est dispersée, la main-d’œuvre rare, les denrées de première nécessité à bon marché, les salaires demeurent à un taux élevé, et comme c’est le taux des salaires qui règle la durée des heures de travail, les forces humaines ne s’usent pas dans un labeur excessif. En Angleterre, vieux pays où la population est dense, où la main-d’œuvre abonde, où les denrées sont chères, le travailleur sans instruction professionnelle qui exerce un métier d’apprentissage facile (unskilled labourer) ne peut gagner sa vie qu’au prix d’un labeur excessif et insuffisamment rémunéré. Comme c’est le cas de la plupart des femmes, les mesures de protection les plus minutieuses n’ont pu réussir à améliorer leur condition industrielle. La situation économique de la France est beaucoup plus semblable à celle de l’Angleterre qu’à celle des États-Unis ; aussi la condition des ouvrières, sans être aussi misérable qu’en Angleterre, ne laisse pas d’y être assez difficile et douloureuse. Des législateurs pleins de bonne volonté se proposent aujourd’hui de les protéger. L’intention est des plus louables ; mais je me permets de leur signaler un péril : c’est, en voulant trop légiférer, de rendre plus difficile encore la condition de celles auxquelles ils s’intéressent. Protéger est bien ; mais encore faut-il faire attention à ne pas transformer, par des mesures mal conçues, ses protégées en victimes.


HAUSSONVILLE.

  1. Voir la Vie et les salaires à Paris, Revue des Deux Mondes du 15 avril 1883.
  2. La distinction entre les fabriques (factories) et les ateliers (workshops) consiste en ce que dans les fabriques il est fait usage de moteurs mécaniques.