Le Travail des femmes

PRIX : 25 CENTIMES
DÉPÔT : CHEZ MARY, RUE DU CROISSANT, 13, PARIS

LE TRAVAIL DES FEMMES

Discours prononcé par Mme Paul Mink
À LA RÉUNION PUBLIQUE DU VAUXHALL, LE 13 JUILLET 1868

Séparateur


Messieurs, Mesdames,


Je n’aurais peut-être pas pris part à ce débat si j’étais homme, car après toutes les belles et éloquentes choses qui ont été dites ici, recommencer la discussion c’est fortement risquer de tomber dans les répétitions et même de frôler légèrement le plagiat.

Ce qui me porte à prendre la parole, c’est mon titre de femme qui me fait un devoir de protester énergiquement contre les tendances de certaines personnes, très bien intentionnées sans doute, mais qui, dans leur ardeur de progrès, fort louable en elle-même, vont de suite aux dernières limites de ce qu’elles croient être le bien, en négligeant un peu trop de s’occuper des stations intermédiaires[1].

Veuillez donc me prêter un moment d’attention. La question qui nous réunit est immense, a dit notre honorable président, M. Horn ; j’ajouterai qu’elle est aussi fort complexe. Cependant ne craignez pas trop, j’essaierai d’être brève, ce qui, je l’avoue, n’est pas notre première vertu.

Beaucoup d’entre vous, messieurs, ne reconnaissent à la femme d’autre devoir que d’être épouse, d’autre droit que d’être mère.

C’est là l’idéal féminin, dit-on. Ah ! pas tant d’idéal, de grâce ! restons un peu plus sur le terrain pratique, c’est à coups d’idéal qu’on a tué les meilleures et les plus fécondes questions.

L’idéal change avec les époques, celui de la nôtre est le progrès perpétuel et incessant, et nulle théorie ne peut, de nos jours, offrir un idéal qu’à la condition d’être un progrès.

Or, examinons donc si votre idéal constitue un progrès.

Partout et toujours, de quelque côté que vous regardiez, dans l’âge ancien et, dans le nouveau, chez les peuples qui sont encore à l’état d’ébauchement, les Peaux-Rouges et les Lapons, ou parmi les barbares des siècles passés, la femme est déjà considérée comme seulement reproductrice, et l’idéal pour elle est toujours d’être uniquement épouse et mère.

Ce n’est que lorsque la liberté, la civilisation pénétrèrent ici, dégrossirent là, que l’équité venant à leur suite, la femme fut un peu émancipée et rendue à elle-même.

On m’objectera peut-être les républiques de l’antiquité où, malgré la liberté, les femmes restaient modestement au coin de leurs foyers, où leur influence s’exerçait d’une façon tout occulte, sans leur donner aucun droit, ni civil ni politique.

Mais les républiques de l’antiquité restaient malgré leurs grandioses théories et leur magnifique développement artistique, encore bien voisines de la barbarie. Elles n’étaient pas civilisées au point de vue humanitaire. La liberté concentrée sur quelques-uns faisait défaut au plus grand nombre. Le bien-être était pour certains et ne tendait pas à se répandre à tous. Le principe de M. de Bismark, « la force prime le droit, » était déjà dans son plus beau point de développement, et ces républiques oligarchiques et aristocratiques composées de philosophes, d’artistes, de poètes possédaient sans remords des ilotes, des esclaves. Il n’est donc pas étonnant que la femme d’alors ait été tenue dans un état de dépendance, presque de servilité dont certains, — des pères surtout, — s’efforcèrent de la tirer.

Mais le plus grand nombre ayant l’esprit faussé, le sens moral oblitéré par l’habitude, trouvait tout naturel, et même légitime, qu’il y eut des esclaves et des femmes en tutelle.

La civilisation d’alors était toute superficielle, elle ne pénétrait pas profondément dans les couches sociales ; les castes seules en profitaient, non la généralité.

La véritable civilisation sera celle qui aura pour but la satisfaction de tous et de chacun, et non la jouissance d’une faible minorité aux dépens du plus grand nombre. Les lois qui seront vraiment bonnes, justes et fécondes seront celles qui, faites par tous, serviront au bonheur et au profit de tous.

Or donc, vos lois n’auront jamais le cachet d’impartialité qui est nécessaire à leur force, tant qu’elles ne seront faites et consenties que par la moitié de l’être humain sans seulement avoir pris l’avis de la seconde moitié, qui doit cependant s’y soumettre également.

Je sais bien que cela ne pourra avoir lieu de suite ; mais instruisez la femme, développez-la intellectuellement par l’étude de la science, moralement par un travail largement rémunérateur, et dans peu elle deviendra capable de comprendre ses droits, de pratiquer ses devoirs et de connaître ses intérêts.

Mais avec le système de la femme exclusivement épouse et mère, nous en reviendrions bientôt au gynécée des barons franks, qui tenaient leurs femmes renfermées à l’abri de tous les regards, et ne leur permettaient pour toute distraction que de bâiller avec leurs suivantes et de dormir avec eux.

Vous le voyez, votre idéal est vieux, bien vieux, c’est un grand pas fait… en arrière ; votre progrès est en effet immense, il touche aux confins du monde… passé et non futur. Mais espérons que nous ne nous arrêterons pas en aussi bon chemin, et que pour trouver un progrès plus grand encore nous remonterons jusque par delà le déluge.

On a beaucoup parlé des matrones romaines qui restaient chez elles, filant de la laine, et prenant part assises, auprès des dieux lares, aux événements qui agitaient et agrandissaient la République ; souvent même on a cité ces nobles femmes comme le modèle de l’idéal féminin.

Mais voyons, je vous prie, les choses de très près.

Les matrones romaines étaient les filles, les femmes des patriciens, — les femmes des plébéiens n’existent pas pour l’histoire, — elles avaient par leur position et en raison même de leur fortune, une grande maison à tenir, à diriger ; elles ne restaient pas inactives celles-là, elles étaient fort occupées, je vous assure. En serait-il de même en notre temps, alors que la fortune tend, — avec justice, — à se partager, à se diviser, à se répandre de plus en plus sur chacun en quantité normale, suffisante, mais restreinte ?

Et lorsque l’énervement pénétra dans Rome après la perte de la liberté, quand la débauche envahit la grande capitale du monde, à la suite des richesses conquises et extorquées sur les peuples divers, alors qu’arrive-t-il de la matrone romaine ? Entourée d’esclaves qui travaillent pour elle, qui pour lui éviter toute fatigue, lui ôter tout souci, pensent même pour elle, corrompue par la jouissance, affaiblie par le luxe, laissée seule la plupart du temps par son mari qui préfère les courtisanes dépravées, mais vives, spirituelles et sceptiques comme lui, à sa femme belle, riche, élégante, mais… inepte, — que de points de rapport, messieurs, hélas ! avec notre temps, — alors la matrone romaine se fait Faustine ou devient Messaline !

Ce qu’il faut surtout redouter chez la femme, c’est l’oisiveté ; l’oisiveté qui engendre les pensées rêveuses, qui affaisse le corps, énerve l’esprit, donne aux tempes des battements fiévreux, et au cœur de molles langueurs. L’oisiveté est le plus sûr agent du vice et de la dépravation intellectuelle et matérielle.

Et vous voudriez supprimer pour la femme tout travail autre que celui de la reproduction ?

Le travail de la femme ! c’est là une des questions vitales de notre époque. C’est elle qui porte en son sein la régénération morale et même physique des races futures.

Mais j’entends parler d’un travail convenable et non de ces exploitations abusives, qui font du travailleur en général, et de la femme pauvre en particulier, l’esclave, le serf de la société moderne, spéculable à merci et à miséricorde !

Le travail est une loi nécessaire à laquelle nous devons tous obéir sous peine de déchéance et d’affaiblissement. Tout dans la nature se meut et travaille, et c’est la réunion de ces activités, de ces aptitudes diverses qui produit le bien, qui crée la sublime harmonie des êtres et des choses.

Pourquoi donc l’homme n’agirait-il pas ainsi que la nature ? Pourquoi se priverait-il inconsidérément d’une des forces qui composent son individu humain ? Pourquoi enfin ne pas équilibrer les facultés diverses de ces deux éléments constitutifs de l’humanité : l’homme et la femme ?

On prétend que le travail épuise et tue, et l’on a cité la dissemblance qui existe entre les femmes de Bordeaux, Marseille, et celles des villes manufacturières, Rouen, Lille, etc. On pourrait peut-être invoquer ici la différence des milieux hygiéniques ; pour les unes, le voisinage de la mer, pour les autres, la funeste nécessité d’habiter des caves sans air, sans espace et sans soleil. Mais cependant, admettons que la différence du travail soit pour beaucoup dans le développement de celles-là, dans l’étiolement de celles-ci. Certes, là la douleur est grande et les résultats sont terribles. Mais où donc et quand l’excès n’est-il pas un mal ? Est-ce à dire pour cela que le bien ne puisse se trouver à une certaine distance de cet extrême sans ne pouvoir se rencontrer qu’à l’opposé ? Faut-il conclure : La femme travaille trop, il ne faut pas qu’elle travaille du tout, et lui faire éviter le brisement produit par l’excès de travail, en la plongeant dans l’énervement causé par l’oisiveté ?

Faites que le salaire des femmes soit augmenté, mettez-le en rapport avec le produit obtenu, élevez-le en proportion des nécessités de la vie, et il n’y aura pas d’excès alors, ni de trop grande déperdition de forces, amenant fatalement la corruption, l’étiolement, la mort même.

On prétend que c’est l’excès de travail des femmes qui cause l’abâtardissement de la race. Certes, l’excès de travail, chez la femme comme chez l’homme, est une atroce anomalie qui doit disparaître ; mais nous croyons, nous, que l’abâtardissement de la race provient bien plutôt de l’excès du vice et de la dépravation produite par la mauvaise répartition des salaires féminins, qui amène fatalement la débauche et tous les maux qu’elle engendre.

La femme ne doit pas travailler, dit-on, parce que cela détruit sa beauté et sa grâce. C’est là, certes, un noble souci de ceux que nous avons trop longtemps appelés nos maîtres et seigneurs ; mais, nous devons l’avouer, il ne nous semble pas que le travail détruise cette beauté.

Un travail normal développe le corps au lieu de l’exténuer, il maintient les forces dans un heureux état d’activité, il équilibre les diverses facultés physiques, et leur donne une expansion nouvelle et une plénitude de vie qu’on rencontrerait difficilement dans les êtres affaissés, ramollis, souffreteux, presque infirmes, condamnés à l’oisiveté.

Il est, certes, très bien de s’occuper de la beauté physique, mais la beauté morale ne doit pas non plus être tout à fait laissée de côté. Or, je le dis bien haut, le seul moyen de progression et de perfectionnement qui nous soit donné, c’est le travail. Par lui l’esprit se développe, le cœur se fortifie, l’intelligence s’élève ; par lui on oublie la souffrance, par lui on prend plus d’énergie pour lutter et pour vaincre ; par lui, enfin, on peut davantage supporter l’adversité, on peut mieux combattre le mal et dompter la vie.

Et c’est de ce suprême bonheur, de cette immense consolation dont vous voudriez priver la femme ! seule, isolée parfois, la femme froissée dans ses plus chers sentiments, et que le travail apaise et console, où celle qui par faiblesse est tombée, et qui, uniquement par le travail, se relève et s’ennoblit. Ah ! messieurs, ne jetez pas ainsi sur elle une telle réprobation, car ce serait alors plus que jamais à désespérer de l’avenir de l’humanité !

Les femmes sont trop faibles, trop délicates, dites-vous, pour le travail ; nous les aimons trop, ajoutez-vous, pour les livrer ainsi à la fatigue courbante et absorbante. Eh ! nous connaissons tout cela, messieurs, et depuis fort longtemps ; ce sont là les belles paroles par lesquelles, d’âge en âge, on a doré notre asservissement moral, notre dépendance sociale, notre infériorité intellectuelle. Mais nous avons assez de ces phrases sonores et banales dont nous avons reconnu de près toute l’inanité ; nous voulons vivre et nous épanouir au soleil de la liberté, et non continuer de végéter et de soupirer sans voix, sans force et presque sans pensées !

Certains veulent faire de la femme une reine, une idole, que sais-je encore ! Reine chargée de chaînes qui ne sont pas toujours de fleurs, hélas ! idole qui ne doit point trop bouger, ni sortir de la niche où elle est mise sous verre. Et vous lui avez tellement persuadé, à cette faible créature, qu’elle est reine, qu’elle veut dominer, et que ne pouvant le faire ouvertement, puisqu’elle n’a pas la force, elle prend les chemins détournés pour arriver à son but. C’est vous qui l’avez faite fausse, astucieuse et dissimulée, ce dont maintenant vous vous plaignez si fort.

Non, messieurs, non, la femme n’est ni une esclave, ni une reine, ni une idole, elle est une personne humaine comme vous, ayant de même que vous droit à l’autonomie, elle est l’amie, la compagne de son mari et non sa sainte, sa dominatrice ou sa servante ; elle ne prétend ni se soumettre tête baissée, ni être adorée, mais elle veut avant tout être aimée et surtout estimée !

En déniant à la femme le droit au travail, vous la ravalez, vous la mettez sous le joug de l’homme et vous la livrez en tout au bon plaisir masculin. En cessant de faire d’elle une travailleuse, vous lui ôtez sa liberté et vous lui faites perdre par conséquent sa responsabilité (et c’est pourquoi j’insiste autant sur cette question), elle ne sera plus elle-même une créature libre et intelligente, mais seulement un reflet, un détail de son mari.

Certes il viendra un temps, — qui n’est pas très loin de nous, je l’espère, — où chacun ne sera honorable que par son travail, où nul ne vaudra que par ce qu’il produira, et alors quel sera le rôle de la femme, si, inerte et passive, elle est toute à la disposition du mari qu’elle aura ? s’il lui est interdit de penser au travail ? s’il n’est pas pour elle d’avenir en dehors du mariage ? et si elle ne doit avoir jamais ni liberté, ni vie à elle propre ?

Pardonnez-moi de m’étendre autant sur ce sujet, mais c’est, je crois, la clef de la voûte, car c’est le travail seul qui donne l’indépendance, sans laquelle nulle dignité n’est possible.

Tout être, qui ne produit pas des résultats échangeables, est non-seulement nul, mais encore nuisible à la société, puisqu’il vit de son sang sans rien lui apporter. Il l’épuise au lieu de la fortifier, c’est une plante parasite qu’on doit retrancher et dont il faut se débarrasser au plus vite. « Tout arbre qui ne porte pas de fruits, a dit un philosophe juif, Jésus, doit être coupé et jeté au feu. » Celui qui ne produit pas n’a pas le droit de consommer, tel sera le Credo des sociétés nouvelles réorganisées sur la justice, la raison, la logique et la saine équité.

Que deviendra donc la femme au milieu de ce concert de travailleurs, si elle seule regarde et jouit sans avoir coopéré dans la mesure de ses forces au bien-être général ?

Le mari lui fournissant tout, et sachant qu’elle ne pourra rien sans lui, puisque le travail lui sera interdit, — toujours dans la société régénérée, — le mari, dis-je, profitera de son pouvoir presque discrétionnaire pour la maîtriser à sa guise ; elle sera inférieure à lui par le point vivace et constitutif des sociétés nouvelles, et elle retombera fatalement sous sa dépendance et sa domination. Tous les efforts tentés pour son affranchissement deviendront vains, et il lui faudra, pauvre esclave ! recommencer à monter le rocher de Sisyphe qu’elle avait cru déjà bien près du sommet, et qui sera alors de tout son poids retombé sur elle en l’écrasant !

Oh ! je comprends très bien quel sentiment vous porte à vouloir interdire le travail aux femmes, il est fort noble et très louable en théorie. On vous a tant et si longtemps enlevé vos femmes et vos filles, que vous voulez les garder quand même auprès de vous. Mais n’exagérons jamais rien, c’est l’unique moyen de toujours rester dans le vrai.

Les épouses, les mères ne doivent pas travailler, dites-vous, c’est fort bien, mais les autres ? Toutes ne sont pas épouses et mères ; certaines ne le peuvent ni ne le veulent être, quelques unes ne le sont pas encore, d’autres enfin ne le sont plus.

Il ne faut pas sacrifier un grand nombre de femmes à une forme de la vie sociale, fort répandue, je l’avoue, mais enfin qui n’est pas complètement universelle.

Et les filles, les veuves, les femmes ayant de mauvais maris, ou abandonnées par eux, — cela arrive parfois, — qu’en ferez-vous ? qui donc prendra soin d’elles, si la femme est fatalement condamnée à l’inaction ?

Oh ! je le sais, vous allez me répondre : La société sera là ; la société s’occupera d’elles : la société pour les jeunes filles, la société pour les veuves, la société pour les femmes mal mariées, encore et toujours la société ! Et permettez-moi de vous le dire, messieurs, cette tendance de la société à absorber l’individu me paraît néfaste au plus haut point pour l’avenir. L’affirmation du génie humain est la personnalité, la raison de son progrès c’est son libre arbitre, sa responsabilité distincte ; l’absorption de l’individu dans la société paralysera l’énergie et éteindra toute initiative, le plus puissant levier du progrès, le levain du mieux en toute chose. Et je m’affligerais grandement de la vie de la société nouvelle, si elle avait pour résultat l’anéantissement de l’individualité.

Mais laissons ces abstraites questions d’avenir.

Vous, époux, vous voulez garder vos femmes auprès de vous ; c’est au mieux, mais elles peuvent travailler encore dans leurs maisons, même en élevant leurs enfants ; et tout au moins n’empêchez pas celles qui ne sont pas mères de vivre honorablement par leur travail, afin d’être libres et respectées

Élever ses enfants, en faire des hommes, donner à la société des citoyens sains, virils, forts et moraux, c’est une grande tâche pour les femmes, un noble devoir à accomplir, mais ce n’est pas là tout encore ; il leur faut aussi aider suivant leur possibilité à la marche progressive de l’humanité.

Puis parfois, bien souvent même, la femme non-seulement n’est pas soutenue par son mari, mais encore elle fait vivre, — et au prix de quel travail, de quelle lutte, de quelles privations ! — ou ses vieux parents, ou son mari lui-même, maladif, et augmenté de deux ou trois enfants. Lui refuserez-vous le travail, à cette femme noble et courageuse ?

Ne niez donc pas la nécessité d’une réforme sociale féminine, même lorsque la réforme masculine aura eu lieu et sera arrivée à son plus haut point de développement.

Les deux questions sont connexes, et on affecte trop de couloir les résoudre à l’exclusion l’une de l’autre.

Tôt ou tard, — et tôt nous l’espérons, — le travailleur sera enfin soustrait à la succion de l’exploiteur ; le producteur participera d’une façon large et entière au bonheur qu’il procure et développe, il jouira, par son travail, d’un bien-être normalement et moralement acquis. Mais par cela qu’une iniquité flagrante aura cessé, en laisserez-vous subsister une autre tout aussi grande encore ?

Et dites-moi, parce que la femme pourra travailler à sa volonté, parce qu’il lui sera possible de vivre par son labeur équitablement productif, cela forcera-t-il l’épouse, la mère à déserter le sanctuaire de la famille ?

Si le mari peut, par son travail, subvenir largement aux besoins de tous, — et c’est ce qui arrivera avec la juste répartition due aux travailleurs, — pensez-vous que la femme ira s’astreindre à un ouvrage quelconque loin de sa maison, et qui la détournerait de ses doux devoirs de mère, qu’elle aime tant à remplir ?

C’est la misère, le besoin et ses lancinantes morsures, qui poussent la femme à délaisser son ménage pour aller s’enfermer d’horribles heures dans ces infernales manufactures où l’air est vicié, l’atmosphère étouffante et brûlante. Elle pleure, la pauvre mère ; elle gémit, la triste épouse, d’abandonner ainsi son bonheur et sa joie, et de venir donner sa force et sa vie à ceux qui prennent son sang, alors que pendant ce temps son foyer se refroidit et s’éteint. Et vous admettez que si l’aisance était à la maison, elle la quitterait pour gagner quelques douloureuses pièces de cuivre de plus ? Allons donc ! Vous-même ne le croyez pas.

Vous le voyez, votre raisonnement pèche par la base, et la base, ne reposant que sur une argutie et n’étant que fragilité, tout s’écroule à la fois avec elle. Je ne dirai pas que vous avez laissé cette pensée dans l’oubli pour perpétuer la domination masculine, mais c’est tout au moins un regrettable lapsus de votre argumentation.

Certes, en améliorant le sort du travailleur, vous arrivez déjà à faire faire un grand pas à la question qui nous préoccupe ; mais c’est bien loin d’être assez encore, il faut aussi songer aux travailleuses.

On a souvent demandé quel travail devait être plus spécialement affecté aux femmes, et quel incombait aux hommes.

En toutes choses, messieurs, cherchons la nature et suivons ses lois, ce sont les meilleures, les plus sages et les plus belles qu’il soit.

La nature dit que la femme possède la délicatesse, la grâce, la finesse, l’élégance et l’esprit de détail. Donnons-lui donc à faire des travaux qui aient besoin de tout ou de partie de ces dispositions. Que la femme soit et devienne artiste en toutes choses, là est son avenir, là est son milieu naturel dans lequel elle pourra donner libre essor à son imagination, à ses qualités constitutives, et c’est là seulement qu’il lui sera possible d’atteindre au bien. Que lui importent les travaux de force, et qu’en pourrait-elle faire ?

Les femmes fortes sont des anomalies, comme le devraient être les hommes faibles qui n’existent qu’à l’état de dégénérescence.

Que l’homme et la femme s’adonnent donc à des travaux qui soient en rapport avec leurs prédispositions normales, et la tension cessera, et les déchirements prendront fin avec les infractions aux lois naturelles qui en sont les causes premières. Pourquoi la rivalité et l’antagonisme entre eux, alors que la fusion seule devrait exister, et l’union tout féconder ?

Certes, il est nécessaire que la femme produise et gagne, mais il ne faut pas que son travail ne serve qu’à faire baisser les salaires de l’homme : à produit égal, rémunération égale, voilà la stricte justice. On ne doit point baser la rétribution des salaires sur les besoins du travailleur, mais sur la somme des produits obtenus par son travail. Il est grand temps que la scandaleuse anomalie de la différence des salaires pour un semblable résultat disparaisse à jamais. Et n’est-il pas odieux que, sous le prétexte spécieux que la femme a de moindres besoins que l’homme, on s’autorise à la rétribuer deux, trois et même quatre fois moins que lui ?

Pourquoi craindre que les femmes envahissent les travaux des hommes et les excluent de certaines positions ? Si tout ce qui demande des mains légères et fines leur était dévolu, n’y aurait-il rien que de juste et de très naturel ? Bien d’autres travaux appellent les hommes : ceux de la grande pensée et ceux du sol ; nous avons encore d’immenses recherches, de nombreuses découvertes à faire, et la terre est loin d’être épuisée, mais bien souvent les bras lui manquent. La science, les inventions, les champs offrent de vastes horizons à l’activité masculine. Il n’y a pas à redouter que jamais les femmes n’usurpent vos prérogatives en cela, ce n’est pas dans leur nature.

Mais à présent tout est anormal.

Les femmes se corrompent et s’épuisent à Paris par la modicité des salaires qui entraîne la débauche ; et la terre, en de certains endroits, devient infertile par manque de culture convenable.

Je connais la campagne, messieurs, et je sais que fort souvent on est obligé d’employer des femmes pour les travaux des champs, ne trouvant pas d’hommes pour les faire ; et pourtant on élève parfois les salaires jusqu’à 4, 5 et même 6 francs par jour. Que font cependant ces beaux jeunes gens, frais damerets, qui s’étalent dans nos nombreux magasins de nouveautés, frisés, parfumés, se dandinant devant un comptoir, attendant la venue des belles et galantes pratiques ?

Si les hommes étaient à leur place, les femmes seraient à la leur.

Et chacun ne conviendra-t-il pas avec nous que nombre d’emplois dans les magasins, les industries et même les administrations seraient mieux tenus par des femmes ? Si cela était, combien de jeunes gens, qui viennent s’étioler à Paris et dans les autres grands centres, resteraient dans les campagnes et feraient porter à la terre des fruits plus nombreux et meilleurs.

L’absurde préjugé, qui fait de l’agriculture une position infime, disparaîtra bientôt avec les aventureux spéculateurs qui ôtent à la terre une partie de sa valeur en donnant une valeur surfaite à leur faux or et à leur argent frelaté. On comprendra dans peu que nul ne mérite plus d’honneur que les nourriciers de la société, les persévérants défricheurs qui arrachent au sol notre bien-être et notre vie. Alors, de grandes forces retourneront à notre mère qui, clémente à ses enfants, leur donnera, en revanche, plus de richesses et une existence meilleure.

Mais nous ne voulons pas, pour la femme, de ces travaux hors nature qui la déforment physiquement, et, parfois même, la dépravent moralement, en font un être hybride, sans charme, sans sexe et sans attraction.

Beaucoup prétendent que la femme doit être libre de choisir, et qu’il faut la laisser entreprendre ce qui lui conviendra le mieux : ceci ou cela.

Nous ne sommes nullement de cet avis, et ce n’est pas là cependant faire en rien de l’exclusion.

Cette manière de raisonner, de certains, vient de ce point de vue, faux à mon sens, de vouloir toujours assimiler la femme à l’homme, et de ne voir en eux, non plus deux, mais un seul être identique.

Certes, la liberté est une belle chose, mais l’observance des lois équilibrées de la sublime nature est, pour le moins, tout aussi belle encore. La violation de ces lois admirables amène, dans l’organisme social et dans l’organisme humain, de funestes perturbations qui ont fatalement pour résultat un mal.

Conservez donc l’homme et la femme ce qu’ils sont l’un et l’autre, et, au lieu de chercher à les confondre, unissez-les en respectant toujours la dissemblance que la nature a mise entre eux.

Quoi qu’on fasse dans le savoir, dans l’intelligence, dans le travail, dans le cœur même, jamais la femme ne sera semblable à l’homme.

À l’un, les pensées larges et grandes, à l’autre, celles de détail et les aspirations élevées ; à l’un, l’esprit condensateur, à l’autre, la finesse d’observation. L’homme est la force, la femme la résistance ; l’homme est l’initiative, la femme la persévérance ; l’homme a le courage qui brave le péril, qui défie le danger, la femme celui qui domine la souffrance et qui dompte l’adversité. Partout et toujours, c’est donc, ainsi que le dit si bien M. Legouvé : « Égalité dans la différence. » L’un complétant l’autre, l’autre achevant l’un.

En réclamant l’indépendance de la femme, il ne faut pas prétendre vouloir en faire un homme. Nullement. Trop souvent, je le sais, ce but a été l’ambition des émancipateurs féminins, et je crois que c’est là leur écueil et la raison de leurs échecs successifs.

Pourquoi donc la femme ne pourrait-elle être l’égale de l’homme, sans pour cela désirer se faire lui ? C’est toujours une preuve de faiblesse que de vouloir copier ; il faut, avant tout, être et rester soi. Les femmes ont des vertus qui leur sont propres, et les hommes des qualités qui leur sont particulières. Pourquoi faire du tout un même bloc informe à n’y rien reconnaître ?

Nous affirmons notre individualité, mais nous voulons rester nous-mêmes. Et ce n’est pas avec arrogance, ni en pleurant ou en suppliant, que nous demandons notre indépendance, mais c’est avec calme, le front ferme et le cœur fier ; car nous savons remplir un noble devoir en réclamant les droits de toute une moitié de la personne humaine, et nous avons la conscience de rendre, par cette émancipation, un immense service à l’humanité en lui donnant double force, double activité, double facilité de marche en avant, par l’impulsion que nous lui apporterons. Et de ce droit affirmé, de ce devoir pratiqué les races futures nous remercieront plus tard !

Certains nous remettent à une réorganisation sociale, pour décider du sort de la femme. Ah ! par pitié pour l’humanité ne l’attendons pas, quelque prochaine soit-elle.

Le danger est grave, le péril imminent ; il nous faut prendre de suite des mesures énergiques et radicales pour conjurer l’un, pour éloigner l’autre. Il est grand temps d’y songer ; voyez comme le mal croit, comme la race dégénère, comme le vice s’étend et s’étale, nous enlace et nous étouffe sous ses visqueuses étreintes.

Regardez où nous en sommes, voyez où nous allons.

M. Horn vous l’a prouvé irréfutablement à la séance dernière par des chiffres de statistique, — auxquels il n’y a rien à répondre, malheureusement, — la femme travailleuse ne gagne en moyenne que fr. par jour, réduits à fr. 10 par les chômages et les jours fériés. Et elles sont en France seulement trois millions de pauvres souffreteuses qui languissent avec cela !

Je dois ici signaler à votre attention une des grandes causes de l’abaissement excessif des salaires féminins ; ce sont les exploitations des couvents, qui, en accaparant différents ouvrages de femmes, et en les faisant à des prix dérisoires de modicité, contribuent ainsi sur une grande échelle à faire diminuer les salaires, et aident par conséquent dans de très notables proportions à… l’accroissement des bonnes mœurs.

Car, en effet, que peuvent faire de pauvres ouvrières, quelque restreints que soient leurs besoins, avec d’aussi infimes ressources ?

Aussi, pour compléter le revenu nécessaire à leur existence, elles prennent un amant et l’avouent cyniquement.

De notre temps, avoir un amant est presque être en possession d’une position sociale. On ne s’effarouche pas pour si peu à notre époque, si féconde en scandales de tous genres, en concessions plus ou moins commerciales, en transactions presque industrielles. Nos mœurs actuelles sont à l’infamie.

Là est le mal, le très grand mal, messieurs, que nous devons tout d’abord songer à extirper.

Il nous faut pour cela fonder une Société de sécurité morale, qui puisse devenir assez forte pour peser sur les exploiteurs et faire augmenter les salaires féminins.

Il faut au plus tôt former des associations coopératives de femmes, créer des ateliers où l’on mette en pratique le principe nouveau de la répartition aux travailleurs des bénéfices obtenus, sans passer par l’intermédiaire de l’exploiteur.

Faites que la femme prenne goût à la vie laborieuse, en augmentant ou plutôt en inaugurant pour elle le bien-être honnêtement acquis, et bien certainement elle préférera le bonheur calme et profond du devoir accompli et les immenses joies de la famille aux folles ivresses, qui brisent et qui tuent. Et les mœurs deviendront plus pures, et le niveau moral s’élèvera.

Ce qu’il faut aussi, c’est soustraire la femme à l’influence morbide que répand sur elle ceux qui trop longtemps l’élevèrent sur et à leurs genoux, et qui anéantissent sa volonté et l’empêchent de penser. Pour cela que le père s’occupe davantage de l’éducation de sa fille, qu’il veille sur elle et lui fasse donner, tout au moins, une instruction professionnelle qui la prémunisse contre les menaces de l’avenir. À l’œuvre donc, messieurs, à l’œuvre tous et toutes, c’est une sainte croisade qui commence, celle-là, et qui n’aura pas pour résultat du sang versé, mais des larmes séchées.

Ce que nous réclamons aussi, messieurs, c’est notre affranchissement, affranchissement social, civil et même politique.

Et, n’est-il pas honteux que notre législation fasse de la femme une mineure perpétuelle, qui ne peut rien résoudre par elle-même, et à qui il est à peine permis de témoigner en justice sans le consentement de son mari ?

Vous ne pouvez invoquer contre l’émancipation sociale, civile et politique de la femme, votre argument péremptoire du salut de la famille. Car, en accomplissant en entier ses devoirs d’épouse et de mère, la femme peut aussi pratiquer ses devoirs sociaux et même politiques. Pourquoi ne ferait-elle pas œuvre de citoyenne, en prenant part à la chose publique, en votant, et non pas seulement en élevant des hommes, en créant des citoyens ?

Relevez la femme du joug absorbant sous lequel elle se courbe, et vous deviendrez forts, et la race sera régénérée.

Ne voyez-vous donc pas qu’en l’avilissant vous vous rapetissez vous-mêmes, et que, lorsque vous la maintenez sans cesse en bas elle vous entraîne avec elle et parfois vous plonge dans de malsains et impurs cloaques. Donnez-lui la liberté, car la liberté seule produit la dignité ; l’esclavage brise le ressort des âmes, engendre la lâcheté, les actions viles et basses, a pour résultat le vice, la corruption, et pour conséquence finale l’affaissement moral, l’abâtardissement, la dégénérescence de l’espèce.

Soyons donc tous libres, messieurs, afin d’être sains et forts.

Ce n’est pas tout encore. Ce que nous voulons enfin, c’est l’instruction, l’instruction large et complète ; car c’est par elle que nous murirons, c’est par elle que tous les progrès deviendront possibles et praticables. Nous réclamons donc pour tous et pour toutes une éducation réellement supérieure.

Dans ces dernières années, deux heureuses tentatives ont été réalisées : la création des écoles professionnelles par madame Lemonier, et les cours supérieurs inaugurés par M. Duruy.

Les écoles professionnelles sont, au point de vue pratique, la plus excellente chose qu’il soit pour l’avenir des jeunes filles. Je ne souhaiterais à cette institution que davantage de fonds, afin qu’elle puisse prendre une plus grande expansion, et qu’il soit possible d’abaisser le prix des rétributions mensuelles, en sorte que l’école soit accessible à toutes.

Quant aux cours de M. Duruy, c’est bien beau pour nous déjà, dit-on, mais qu’il y a loin encore de là au but à atteindre !

Ce qu’il faudrait, c’est la création d’écoles normales et de lycées féminins, d’où les jeunes filles sortissent instruites sérieusement, fortes pour la lutte, armées pour le combat, et physique et moral, qu’elles auront à soutenir.

On se plaint de la futilité, de la nullité des femmes de nos jours, et des perturbations sans nombre que leur légèreté apporte dans l’économie du corps social ; mais, développez-les intellectuellement, faites-leur comprendre les immenses bonheurs de l’étude et les suprêmes joies de la science ; affermissez-les par une grande instruction qui fortifie le cœur et élève l’esprit, et ne redoutez plus leurs faiblesses, ce sera l’exception alors, et non la généralité.

Faites, des mères, les premières institutrices, les uniques éducatrices de leurs enfants, et elles seront occupées, et ne trouveront pas le temps de rêver et de faillir.

Enfin, vous, les fils de la France, de la grande nation civilisée, la première, entre toutes, pour les idées humanitaires, ne redoutez pas de suivre l’exemple et de la libre Angleterre, et de la jeune Amérique, et même de la barbare Russie qui ont, sans rougir, des docteurs féminins, et possèdent même, — jugez de l’abomination, — des médecins en jupons pour soigner leurs jeunes filles. Ne vous laissez pas davantage devancer par ces nations rivales, et faites tomber les barrières qui éloignent encore les femmes des Facultés.

Il existe, en toutes choses, un enchaînement logique et inévitable des effets aux causes. Si la race est si profondément gangrenée, que beaucoup désespèrent de l’assainir jamais, la faute en est à vous, à votre négligence au sujet de la femme, à l’asservissement dans lequel vous la tenez par un travail salarié d’une manière dérisoire et tout insuffisante ; enfin, à l’infériorité intellectuelle chronique dans laquelle elle croupit encore en notre siècle de lumière, de science et de progrès.

La dépravation des mœurs actuelles inquiète et afflige tout penseur, mais remontez à la source. Les peuples et les races sont comme les plantes qui revivent et qui croissent par les bourgeons naissants ; créez donc une autre race pour l’avenir.

Fortifiez la femme par une solide instruction, relevez-la par l’indépendance acquise avec un travail normalement rétribué, donnez-lui conscience de sa dignité par la liberté, et ne craignez plus. Bientôt l’humanité régénérée marchera le front haut, le regard fier vers son radieux avenir.

  1. Ce discours avait surtout pour but de répondre à une déclaration du congrès international des travailleurs, de Lausanne, au sujet des femmes, qui avait été lue dans la séance précédente.