Le Travail de la Femme et les associations professionnelles

Le Travail de la Femme et les associations professionnelles
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 393-414).
LE TRAVAIL DE LA FEMME
ET
LES ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES

Quand on étudie les conditions actuelles du travail féminin, il est une considération que l’on doit sans cesse avoir devant les yeux. C’est que la femme, travaillant à domicile ou à l’atelier, est fille, épouse ou mère, et que, si elle n’est encore que jeune fille, elle doit être envisagée comme devant ou pouvant devenir un jour épouse et mère. Partant, la condition de la femme qui travaille a sur l’organisme social tout entier une répercussion physique et morale que l’on peut qualifier de formidable. Pour ceux donc, et ils sont encore heureusement nombreux, qui mettent la famille à la base même de la société, et qui ne comprennent pas une organisation quelconque de cette société sans une protection préalable et primordiale de la famille elle-même, il est logique de se poser la question suivante : dans le monde du travail, qui forme, en réalité, la majorité de la nation, quelle doit être la condition de celle qui est la pierre angulaire de la famille elle-même, c’est-à-dire de la femme, à travers les circonstances économiques nouvelles, créées par l’évolution industrielle et scientifique contemporaine ?

Or la femme d’aujourd’hui qui travaille soit de façon manuelle, soit de façon intellectuelle, soit des deux à la fois, pour gagner sa vie, qu’elle soit ouvrière, employée, ou adonnée à une carrière libérale, ne peut être située dans la société que si on la considère comme se mouvant à la fois dans sa famille et dans sa profession. Aussi importe-t-il, quand on parle de celle-ci, de ne jamais oublier celle-là.

Dans l’étude qui va suivre nous examinerons d’abord, d’un point de vue tout à fait général, la femme qui travaille, c’est-à-dire la femme dans sa profession ; puis, par une conséquence naturelle, nous en conclurons à la nécessité d’organiser cette profession pour y placer la femme dans les conditions les plus propres, au point de vue moral et physique, à lui assurer la possibilité de remplir la mission à laquelle elle est destinée.


I

Un fait qui, tout d’abord, frappe l’observateur est le nombre de plus en plus considérable des femmes qui travaillent pour gagner leur vie.

Les uns s’en réjouissent et les autres s’en lamentent. Les premiers y voient l’aurore de l’émancipation féminine. Si la femme, disent-ils, travaille au point de subvenir toute seule à sa subsistance, sans le secours de l’homme, elle se libère vis-à-vis de ce dernier ; elle tend au jour où, définitivement, elle n’aura plus besoin de lui et où elle deviendra son égale, et un sursaut d’orgueil s’empare de ces émancipateurs d’une moitié du genre humain. D’autres, au contraire, voient dans ce même fait une nouvelle expression des injustices sociales, une sorte de régression vers la barbarie des premiers âges où la femme était réduite à la condition servile, ainsi qu’on le constate encore dans les sociétés non civilisées. Sans même aller si loin, et considérant surtout la mère de famille, ils déplorent une de ces grandes misères qui sont le lot de notre temps, si brillant sous d’autres aspects. La femme, disent-ils, ne doit plus travailler que pour les siens. Elle doit demeurer au foyer pour s’occuper du ménage et des soins moraux et physiques à donner aux enfans, occupations qui suffisent du reste à ses faibles forces. Sa santé n’appartient pas à l’entrepreneur anonyme qui la flétrira à jamais dans l’air empesté de l’usine. Elle doit la conserver tout entière pour son mari et ses enfans. La place de l’ouvrière, épouse et mère de famille, est au foyer. Mieux que cela ; si l’ouvrière accepte de travailler à domicile au profit d’autrui, le temps nécessaire doit lui être laissé pour vaquer à ses occupations domestiques, et il devient de plus en plus urgent, dans les conditions sociales modernes, que la législation et les mœurs soient dirigées dans ce sens. Si la mère de famille nécessiteuse n’est, en effet, protégée ou secourue, ni pendant sa grossesse et ses couches, ni pendant l’éducation de ses enfans ; si, forcée par l’insuffisance du salaire de son mari à travailler elle-même pour autrui, elle n’a de temps libre, ni pour son ménage, ni pour les soins domestiques, il en résultera deux conséquences : la première, que les jeunes filles renonceront à se marier par crainte d’une misère certaine ; la seconde, que les femmes, une fois mariées, se refuseront à avoir des enfans. Cette dernière conséquence est d’autant plus inévitable qu’elle est encore précipitée par l’affaiblissement du sentiment religieux.

Que, pour les uns, le travail régulier de la femme, notamment de la mère de famille, soit la plupart du temps une fâcheuse nécessité ; que, pour d’autres au contraire, le droit au travail soit pour la femme un précieux avantage, gage de son émancipation future, nous sommes en face d’un fait général, prenant chaque jour une extension nouvelle. Les femmes travaillent de plus en plus et y sont progressivement contraintes dans cette grande mêlée qui s’appelle la lutte pour l’existence. Aussi la question du travail de la femme, et des conditions dans lesquelles il doit s’effectuer, est-elle une des plus graves préoccupations de ceux qui ont souci de l’avenir physique et moral de la race.

C’est par une pente insensible, c’est par le cours naturel des choses que les femmes se précipitent aujourd’hui à la fabrique et recherchent toutes les professions rémunératrices, sans se rendre compte d’ailleurs des révolutions économiques qui s’accomplissent autour d’elles. Un nouveau et vaste champ d’activité, qu’elles ne pouvaient connaître dans les conditions économiques anciennes, s’ouvre devant elles. Comment résisteraient-elles à l’appât du salaire qui s’offre ? Et la dureté de l’existence ne les contraint-elle pas à courir après lui ? Aussi l’accroissement du nombre de femmes se livrant à une occupation productive est-il considérable par rapport à ce qu’il était il y a moins d’un demi-siècle, ou seulement d’un quart de siècle.

En France, sur une population active d’environ vingt millions de personnes, la statistique compte près de sept millions de femmes. Dans la généralité des pays d’Europe également, les femmes représentent en moyenne trente pour cent de la population ayant une profession. Partout on constate un afflux de population féminine vers les fabriques, notamment dans les régions où l’agriculture ne fournit pas aux femmes une occupation rémunératrice.

La statistique, d’après le recensement de 1901, donne la proportion suivante des femmes par rapport aux hommes dans les diverses branches du travail ;

Agriculture : 28 pour 100 ;
Commerce : 35 pour 100 ;
Professions domestiques : 77 pour 100 ;
Professions libérales : 33 pour 100.

Dans la fraction salariée ou ouvrière de la population industrielle des usines et des ateliers, on compte 927 705 femmes contre 2 350 819 hommes. Dans la population ouvrière travaillant à domicile, les femmes sont en majorité : 906 512 contre 679 568 hommes.

Dans les établissemens industriels, le groupe du vêtement, où l’on compte les couturières, blanchisseuses, modistes, lingères, etc., occupe cinq fois plus de femmes que d’hommes, soit 381 000. Dans l’industrie textile, soie, coton, laine, dentelles et broderies, il y a un peu plus de femmes que d’hommes, soit 331 000. Les autres industries renferment des agglomérations féminines infiniment moins nombreuses. Quant aux domestiques, plus de la moitié sont recrutés chez les femmes. L’agriculture prend chez les femmes un tiers de ses ouvriers ; le commerce un quart environ de ses employés ; et ces proportions restent sensiblement les mêmes chez les diverses nations européennes, soumises à des conditions économiques analogues.

Partout d’ailleurs, en raison des récentes inventions ou industries dues aux progrès de la science, s’ouvrent de nouvelles carrières à l’activité féminine, telles que les postes, les télégraphes, les téléphones, la sténo-dactylographie. Le développement de l’instruction a accru dans des proportions extraordinaires le nombre des femmes vouées à l’enseignement sous toutes ses formes : littéraire, scientifique, artistique.

Mais, pour en trouver les plus étonnans exemples, il faut aller aux Etats-Unis. Là, si le nombre des femmes possédant une profession manuelle est très faible relativement à l’Europe, en revanche celles qui sont adonnées à des carrières libérales sont proportionnellement bien plus nombreuses. On y compte, en effet, parmi les femmes, près de dix mille médecins et de mille dentistes, plus de mille avocats et un certain nombre d’ingénieurs, d’architectes et de vétérinaires. Dans le commerce, le nombre des sténo-dactylographes femmes dépasse 10 000. Près de 30 000 femmes sont chargées de la tenue des livres, et plus de 1 000 remplissent les fonctions de commis voyageurs. Dans le travail mécanique, on compte environ 6 000 barbiers femmes. Les divers États de l’Union ont une tendance de plus en plus marquée à employer des femmes dans l’administration ; de même dans les services municipaux ; ce qui s’explique dans un pays où la main-d’œuvre masculine fait défaut et ou les hommes sont presque exclusivement adonnés aux affaires.

Pour prendre enfin quelques vues sur une partie du monde autre que l’Europe et l’Amérique, au Japon les femmes constituent les trois cinquièmes de la population ouvrière des fabriques. Dans les industries textiles la totalité de la main-d’œuvre est pour ainsi dire fournie par elles. Il serait trop long d’entrer dans le détail des raisons pour lesquelles une partie notable du travail industriel, au Japon, incline à tomber entre les mains des femmes, dont le coût de main-d’œuvre est d’ailleurs insignifiant. Ajoutons que la femme japonaise commence à s’adonner aux carrières libérales, à la littérature, au journalisme, et notamment à la médecine.

Ce coup d’œil forcément rapide sur le travail de la femme dans différens pays, et l’examen de ces quelques données statistiques, confirment le fait énoncé plus haut que le nombre des femmes appelées à travailler tend à augmenter de plus en plus.


II

Les conditions économiques de la société moderne créent pour les femmes la nécessité du travail, et par conséquent le droit au travail. Le fait est incontestable ; mais il est plus malaisé de déterminer la façon dont il est licite à la femme de se livrer à ce travail qui lui devient indispensable pour vivre. Il faut examiner si, en raison de la faiblesse de son sexe, de sa situation effacée dans le gouvernement des affaires publiques, enfin pour des raisons variables suivant les métiers, les femmes peuvent travailler dans des conditions acceptables pour leur santé morale et physique, telles que les fait ressortir le régime économique d’aujourd’hui.

Les hommes s’occupent avec infiniment d’ardeur depuis quelques années des lois de protection de leur propre travail, et ils sont arrivés, à cet égard, à des résultats positifs. Ils s’intéressent aussi, par intermittences, à la protection du travail des femmes ; mais, comme ce sont eux qui légifèrent, l’adage : « Charité bien ordonnée commence par soi-même, » reste vrai ici comme partout. Au surplus, il ne faut pas s’abuser sur la toute-puissance des lois. Elles ne sont efficaces que lorsqu’elles interviennent comme sanction d’une opinion publique bien préparée. Or l’opinion publique est encore assez novice en ce qui concerne les conditions du travail féminin en France. On se désintéresse de ces questions, on les connaît mal. On se contente de se lamenter sur la condition inhumaine de l’ouvrière, de la mère de famille, qui gagne parfois un salaire inférieur à soixante centimes par jour. On essaie de quelques œuvres charitables, qui ne peuvent malheureusement atteindre qu’une faible minorité de travailleuses. Là, comme toujours en France, surgissent quelques beaux dévouemens, mais, de remèdes à un mal général on n’en offre point. Examinons donc comment il est possible d’amener l’opinion publique à s’intéresser à ces questions, en l’incitant à profiter des avantages considérables offerts déjà par les lois existantes, notamment par la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels. Qu’est-ce en effet que le syndicat, sinon l’organe par excellence de la protection du travail des ouvriers par les intéressés eux-mêmes, et un des moyens les plus pratiques à utiliser par eux pour améliorer les conditions de leur travail ? Nous faisons, bien entendu, abstraction de toute déviation révolutionnaire dont sont affectés actuellement nombre de syndicats. Nous nous en tenons uniquement aux termes d’une loi votée et acceptée par tous, mise en vigueur depuis vingt-quatre ans, pour la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles de toutes les catégories de citoyens, loi dont chacun, patron ou ouvrier, a un droit égal à se servir.

En examinant les avantages que peuvent retirer de la loi de 1884 les femmes qui travaillent, au point de vue de l’amélioration de leur sort moral et matériel, nous supposerons acquises, afin de ne pas nous égarer trop loin, un certain nombre de notions indispensables. Chacun, soit par ses études, soit par son expérience personnelle, ce qui vaut souvent mieux, possède déjà quelques données sur l’offre et la demande en ce qui concerne le travail féminin, sur les divers systèmes de travail, sur sa durée, sur la journée normale et légale, sur le travail supplémentaire, le travail de nuit, le travail à domicile, sur le repos quotidien et hebdomadaire, sur la rémunération du travail, sur la différence entre le salaire des deux sexes, sur les fluctuations du salaire, sur l’écart entre le salaire et les besoins de l’ouvrière, sur les causes de l’infériorité du gain du salaire féminin, sur la nature du travail intellectuel, industriel, agricole, qui peut être accompli par la femme. Chacun aussi a des opinions faites sur l’hygiène indispensable aux travailleuses, sur les accidens auxquels elles sont exposées, sur la nécessité pour elles d’éviter les milieux malsains. Nous n’insisterons pas non plus sur les dangers formidables que courent la femme et la jeune fille, au point de vue moral, dans les conditions, actuelles du travail féminin.

On voit par cette simple énumération combien sont complexes les problèmes soulevés par la question du travail féminin, et combien les femmes ont besoin d’être soutenues dans la défense de leurs intérêts, souvent sacrifiés, hélas ! dans l’âpre lutte des appétits modernes. Nous en donnerons comme exemple l’hostilité des ouvriers eux-mêmes, qui fréquemment excluent les femmes de leurs syndicats par crainte de les voir amener avec elles un avilissement des salaires.

D’éminens écrivains dont on ne saurait trop louer l’ardeur et la compétence, des sociologues, des philanthropes nous découvrent chaque jour, en des tableaux navrans, les plaies du travail féminin. Puis, chacun prône son remède, ne s’appliquant guère d’ailleurs qu’à quelques cas isolés ou particuliers. Nombreuses en effet sont les œuvres d’assistance ou de prévoyance, destinées à améliorer le sort de l’ouvrière, à lui procurer, dans de bonnes conditions, le travail, le vivre et le couvert, depuis la maison de famille jusqu’au restaurant à bon marché, depuis l’atelier de chômage jusqu’à la société de secours mutuels. Mais on ne peut n’être frappé du caractère de dispersion et de divergence que présentent tous ces efforts isolés qui, dans certains cas, arrivent quelquefois à se nuire les uns aux autres. Aussi convient-il d’examiner s’il n’existe pas une institution propre à centraliser tous ces efforts sur certains points déterminés, à les grouper en catégories définies et à les greffer ensuite sur les mères-souches que l’on appelle les associations professionnelles. Voyons notamment si, au lieu de chercher bien loin des plans compliqués de réformes sociales, il ne serait pas plus simple de profiter d’un instrument qu’on a sous la main et auquel nous avons déjà fait allusion, la loi sur les syndicats professionnels.


III

Avant d’examiner les divers rouages qu’on peut introduire dans le syndicat professionnel féminin et le parti qu’on peut en tirer, il ne sera pas mal à propos de relater, bien que l’histoire doive en être courte, ce qu’a déjà donné, au point de vue féminin, la loi du 21 mars 1884.

Depuis vingt-quatre ans, et malgré le défaut complet de préparation et d’éducation sociales des femmes en France, il a poussé un peu au hasard toute une série de syndicats à objets et à tendances diverses, les uns exclusivement féminins, les autres mélangés d’hommes et de femmes.

Au 1er janvier 1907, d’après le Bulletin de l’Office du travail, il existait 93 803 femmes syndiquées, dont 8 116 dans les syndicats patronaux, 79 260 dans les syndicats ouvriers et 6 429 dans les syndicats mixtes, c’est-à-dire mélangés de patrons et d’ouvriers. La proportion de femmes syndiquées était de 2,5 pour 100 dans les syndicats patronaux, de 8,8 pour 100 dans les syndicats ouvriers, et de 20,9 pour 100 dans les syndicats mixtes.

Parmi les femmes syndiquées, moins de la moitié appartient à des syndicats exclusivement féminins. La majorité des femmes est répartie dans les syndicats d’hommes ; mais, généralement, elles n’y constituent, à côté de ceux-ci, qu’une infime minorité. Il faut en excepter les ouvrières des manufactures des tabacs qui sont souvent en majorité dans les syndicats de cette profession. L’organisation syndicale chez les cigarières est d’ailleurs plus avancée que dans n’importe quel autre métier féminin. Sur environ 15 000 ouvrières des diverses spécialités, réparties dans les vingt manufactures de l’Etat, plus de la moitié est syndiquée. Dans cette profession l’apprentissage dure plusieurs années ; aussi le fait d’un renvoi cause-t-il un grave préjudice à celle qui en est la victime. L’admission y est recherchée et l’administration favorise à cet égard les filles des anciens ouvriers. Les conditions de sécurité et d’hygiène sont bonnes dans ces établissemens ; le travail y est suffisamment rétribué. De nombreuses institutions d’assistance et de prévoyance sont ouvertes aux cigarières. C’est d’ailleurs la seule profession féminine où l’organisation syndicale embrasse l’ensemble de la profession, sur tout le territoire français ; et encore les syndicats sont-ils mélangés d’hommes et de femmes.

Lorsque, dans d’autres professions, les femmes sont groupées soit dans des syndicats mixtes avec les hommes, soit dans les syndicats purement féminins, le fait demeure généralement local et l’ensemble de la profession reste étranger au mouvement. Il y a, en effet, en France près de 7 millions de femmes possédant un métier et il n’y a pas 100 000 syndiquées parmi elles.

Après l’industrie des tabacs on trouve surtout les femmes mélangées avec les hommes dans les syndicats de l’habillement et des fournitures militaires, des arsenaux, de la chaussure, des textiles, des gens de maison, de l’imprimerie, de la blanchisserie, de l’alimentation en gros, des chiffonniers. Jusqu’à quel point les intérêts spéciaux des femmes sont-ils protèges dans la plupart de ces syndicats à tendances parfois avancées et souvent affiliés aux bourses du travail ? Nous ne saurions le dire. La question du travail féminin proprement dit y occupe une place la plupart du temps insignifiante, sinon nulle. C’est dans les syndicats exclusivement féminins qu’on s’occupe spécialement des conditions du travail qui sont, pour la femme, la conséquence des transformations économiques et sociales contemporaines ; et il est naturel qu’il en soit ainsi. Mais le nombre de ces associations est encore restreint et les retards dans l’organisation de la plupart des professions féminines tient à des causes particulières dont les principales sont l’état de passivité et le manque d’initiative habituel de la femme.

On trouve bien, dans quelques régions, un certain nombre de syndicats des industries textiles, souvent d’ailleurs assez vaguement constitués, laine, coton, soie, recrutés parmi les ouvrières des manufactures : mais, si on considère l’ensemble du territoire de la France, et surtout, si on cherche les seules organisations syndicales un peu sérieuses qui existent dans la population purement féminine, c’est dans l’industrie du vêtement qu’on les rencontre. Ouvrières de l’aiguille, couturières, modistes, plumassières, blanchisseuses, gantières ont déjà fourni quelques associations solides, qui ne visent que l’amélioration progressive et rationnelle du sort des professionnelles.

Moins étendus par le nombre, mais souvent plus fortement organisés et plus réguliers dans le paiement des cotisations, comme touchant de plus forts salaires, viennent ensuite, par ordre d’importance, les syndicats d’employées du commerce et de l’industrie, caissières, comptables, sténo-dactylographes. Citons enfin, parmi les syndicats purement féminins, ceux des fleuristes, gens de maison femmes, bonnes de restaurans, gardes-malades, et, dans les professions libérales, ceux des institutrices, des femmes de lettres, des artistes.

Malgré cette énumération, le nombre des associations féminines, sous la forme de syndicats professionnels, est encore restreint, et ne représente, en France, que des efforts isolés et dispersés. Le mouvement ne fait, en réalité, que se dessiner ; il prendra certainement de l’extension et marchera parallèlement avec le mouvement syndical chez les hommes. Laissera-t-on englober les femmes dans le courant révolutionnaire qui caractérise trop souvent l’œuvre syndicale de ces derniers ? Notre but est précisément d’orienter autrement les bonnes volontés féminines. Le nombre en effet ne manque pas, en France, de femmes désireuses de dépenser leur activité pour le bien. Le tout est de donner un emploi judicieux à leur ardeur et de ne pas les laisser s’égarer dans des œuvres sans lendemain. La question de l’organisation professionnelle chez la femme, résolue dans un certain sens, représente une solide armature propre à centraliser et à fixer les bonnes volontés dont il s’agit. Quoi de plus important à une époque où tant de forces contraires se disputent l’âme de la femme, ce qui met en jeu tout simplement l’existence de la famille ?

N’est-ce pas, en effet, sur la famille que repose, depuis des siècles, la société française à tous ses degrés ? C’est à la vigueur de sa constitution que la France doit d’être devenue ce qu’elle est. Nous portons là un poids d’hérédités bienfaisantes dont la disparition risquerait de marquer la catastrophe finale. C’est donc en partant des nécessités de l’organisation familiale et en gardant toujours celles-ci devant les yeux, que nous devons essayer de nous modeler dans l’organisation professionnelle elle-même des femmes.


IV

D’après la loi, les femmes, aussi bien que les hommes, ont le droit, dans les métiers qu’elles occupent, de se réunir entre elles pour l’étude et la défense de leurs intérêts professionnels. De là, pour les associations ainsi formées, trois objets principaux à se proposer : un but professionnel proprement dit, un but économique et un but social qui, par définition, est aussi un but moral. Quand nous aurons étudié séparément ces trois points, nous nous rendrons compte de la merveilleuse élasticité de l’institution syndicale en vue de l’amélioration du sort de la femme qui travaille.

Considérons d’abord le point de vue professionnel et suivons la femme qui a une profession dans les différentes situations où elle pourra se trouver.

La première chose à faire consistera à lui trouver un emploi de ses connaissances et de ses aptitudes. Ce sera l’office du bureau de placement. Donc, avant tout, il faut créer un bureau de placement chargé de centraliser les offres et les demandes d’emploi pour la profession et de prendre à cet égard les informations nécessaires soit sur place, soit même au loin. Par les relations qu’elle sait se créer, par les appuis qu’elle a soin de se ménager dans toutes les classes de la société et auprès des chefs des grandes maisons industrielles et commerciales, une secrétaire de syndicat arrivera à rendre l’opération du placement profitable aux syndiquées.

Mais, pour que le chef d’une maison, après avoir demandé à un syndicat une professionnelle, lui en redemande une seconde, il faut qu’il ait été satisfait de la première, et ainsi nous sommes amenés à un autre objet du syndicat, à savoir l’amélioration de la valeur professionnelle. Et, comment arriver à rendre l’ouvrière experte en couture, l’employée savante en comptabilité ou en langues étrangères, la cuisinière elle-même habile dans le maniement des sauces, sinon au moyen des cours professionnels, théoriques et pratiques ?

On doit le répéter sans se lasser : il ne peut exister de syndicat sérieux sans cours d’enseignement professionnel. Or, d’après la loi, le droit d’ouvrir des cours de ce genre est nommément spécifié parmi les prérogatives syndicales. Que de doléances, par exemple, n’entend-on pas sur la crise de l’apprentissage ? Mais les cours professionnels ne seraient-ils pas en mesure d’y remédier ? Si une jeune fille, entrant dans une maison de couture, commence par n’être employée qu’à faire des commissions en ville, comme cela arrive souvent, et reste indéfiniment avec la dénomination assez vague d’apprentie, elle n’offrira aucune garantie de savoir professionnel. Mettre à même, dans le plus bref délai possible, l’ouvrière, l’employée, la comptable, la garde-malade, l’institutrice, que sais-je ! toute femme ayant choisi une profession ; la mettre en état, dis-je, de se perfectionner dans son métier et de gagner sa vie avec un salaire progressif, tel doit donc être un des premiers buts de tout syndicat. Les Anglais appellent ouvriers qualifiés, skilled workmen, ceux qui ont réellement une spécialité et une compétence professionnelles, ceux qui constituent la solide assise des Trade Unions, ceux parmi lesquels on est sûr de ne pas trouver de vains agitateurs politiques, et ils en parlent avec une certaine révérence. De même pour les femmes, celles-là seules qui se seront perfectionnées dans une spécialité auront une supériorité qui se traduira pour elles en salaires plus élevés.

Comme exemples de cours professionnels, nous citerons les cours de coupe, de couture, de broderie pour les ouvrières, les cours de français, de langues étrangères, de comptabilité, de sténo-dactylographie pour les employées, l’enseignement ménager pour les gens de maison, les cours de préparation aux différens diplômes pour les institutrices, les gardes-malades et pour les professionnelles de toutes sortes dont l’association est capable de réunir, de coordonner et d’aider les bonnes volontés dispersées.

On comprend pourquoi l’institution du bureau de placement, qui est la première cellule du syndicat, risque de demeurer sans efficacité si, d’autre part, la valeur professionnelle de ses membres ne vient pas rehausser la réputation de l’association. Il faut que celle-ci, pour employer un terme de métier, soit avantageusement connue sur la place, pour qu’on puisse en tirer un rendement utile. Le patron s’adressera de préférence au groupement qui lui offrira les meilleures ouvrières. Mais si ces ouvrières sont en outre personnes de bonne réputation, de confiance et de sage conduite, il n’en aura que plus de raisons de faire appel à l’association dont elles font partie.

Donc voici notre professionnelle, savante en son art ou en son métier, qui se trouve placée en un emploi. Mais il y faut lui assurer la sécurité et faire en sorte qu’elle n’y soit pas inquiétée dans la tranquille jouissance de ce qu’elle aura conquis. Ce sera l’objet du conseil judiciaire qui doit être attaché à tout syndicat. Combien de femmes isolées et sans défense dans l’existence se trouvent exploitées par le seul fait qu’elles ignorent le premier mot de la conduite à tenir en cas de contestation concernant, par exemple, leur travail et leur salaire ! Un avocat, au moins, prêtant ses conseils à l’association professionnelle, est indispensable pour la protection légale des intérêts des travailleuses.

Est-ce tout ? non : pour le placement des syndiquées, pour l’accroissement de leur valeur professionnelle au moyen de la diffusion de l’enseignement, pour la publicité à donner à de nombreuses questions qui les intéressent, un organe professionnel est nécessaire. Qu’un syndicat atteigne seulement quelques centaines de membres et même un moins grand nombre d’adhérentes, une feuille hebdomadaire ou mensuelle devient indispensable pour mettre au courant les intéressées aussi bien de la vie du syndicat lui-même que des questions générales qui concernent la profession


V

Le second but du syndicat est le but économique. Il ne s’agit point ici de reprendre les doléances sur la condition navrante de la femme dans certaines professions. D’éminens spécialistes, et notamment M. le comte d’Haussonville dans son ouvrage si instructif : Salaires et misères des femmes, se sont occupés de la question. On nous a expliqué, avec preuves à l’appui, que la douzaine de chemises était payée aux ouvrières à des prix de famine et que maintes d’entre elles, en travaillant quatorze heures par jour, n’arrivaient pas à gagner le montant d’un repas. Les méfaits du sweating-system sont dès longtemps connus. Le budget, en particulier, de la petite ouvrière parisienne a été scruté dans ses détails. On a prouvé que son salaire était un salaire de honte pour notre civilisation et qu’il était le précurseur ou la cause fatale de la chute où, un jour, le chômage, l’isolement, la misère ne manqueront pas d’entraîner la malheureuse victime. Il faut donc améliorer le bien-être de la jeune fille et de la mère de famille. Le christianisme a glorifié la pauvreté en nous enseignant que le dernier des esclaves, enfant de Dieu comme nous, était notre frère : mais il n’a pas exalté la misère, mère du vice, cause initiale de tant de dégradations. Nous avons le devoir de travailler sans relâche à l’amélioration matérielle de la condition des travailleuses. Le bien-être matériel donne la santé, la bonne humeur, la joie et l’indépendance. Il est, chez la femme en particulier, la sauvegarde de la vertu. A travers les tentations du luxe et la promiscuité des grandes villes, n’est-il pas infiniment plus facile à une femme de résister aux tentations quand elle possède un salaire suffisant ?

L’élévation du taux des salaires ! dussé-je effrayer quelque patron en quête de main-d’œuvre à bon marché, pourquoi, je le demande, l’ouvrière ou toute femme vivant d’un métier ne chercherait-elle par à l’obtenir ? De part et d’autre, c’est la loi du travail, la loi de l’offre et de la demande. Mais nous ne souhaitons ni grèves, ni crises ; nous songeons, au contraire, à y parer. Déjà on a constitué, dans certaines régions, des conseils mixtes de patrons et d’ouvriers pour aplanir notamment les différends relatifs aux salaires, et il paraît que plusieurs fonctionnent déjà à la satisfaction des parties. Quand l’éducation sociale de notre pays sera sinon achevée, du moins en progrès, espérons que cette coutume se généralisera et qu’un esprit de justice et d’équité succédera, de part et d’autre, à la période de heurts et de malentendus où nous sommes actuellement engagés.

Après l’élévation des salaires, condition primordiale si l’on veut sauvegarder la dignité et l’indépendance de la mère de famille et de la jeune fille, il existe d’autres moyens d’améliorer leur bien-être : caisses et ateliers de chômage, assurances contre les accidens et les maladies, qui peuvent se synthétiser dans la société de secours mutuels professionnelle. Celle-ci, au surplus, est la seule vraiment logique, car, si les mutualités sont composées de personnes appartenant à la même profession, elles favorisent l’éclosion des syndicats et réciproquement. Il en résulte un double avantage pour l’organisation professionnelle vers laquelle doivent tendre nos efforts. L’ouvrier qui, en outre de sa cotisation syndicale, aura versé une cotisation à la caisse de secours mutuels de son association, sera ainsi pris dans un réseau d’intérêts économiques bien propre à l’attacher à son groupement et à faire de ce groupement une association sérieuse et durable. Les révolutionnaires et socialistes purs l’ont bien compris, qui ne veulent pas d’institutions mutualistes dans les syndicats, de peur que ceux-ci ne cessent d’être exclusivement les instrumens de lutte de classe dont ils rêvent.

Qu’un pouvoir radical, jacobin ou césarien, soit ennemi par essence des fortes associations, propres à garantir l’individu contre les excès d’une autorité trop centralisatrice, nous le comprenons à merveille. Un tel pouvoir développera de préférence les sociétés de secours mutuels non professionnelles, se recrutant dans tous les métiers, et qui, sans base sociale profonde, sont enclines à devenir de simples sociétés d’assurances. Bien qu’il y ait assurément de fort belles et intéressantes sociétés de secours mutuels non professionnelles, — et nous sommes les premiers à rendre hommage aux services qu’elles rendent, — ayons soin de nous mettre en garde, à l’occasion, contre certaines illusions mutualistes. Gardons nos préférences pour la mutualité homogène, celle qui est formée par des professionnels, ayant des intérêts identiques, et qui en feront un des meilleurs organes de pacification sociale que l’on puisse introduire dans les syndicats[1].

Avec les œuvres mutualistes, dans lesquelles nous ne devons pas oublier les caisses de retraites, il y a lieu de mentionner d’autres institutions d’amélioration économique comme éminemment propres à renforcer la vie syndicale. Citons parmi elles la coopération sous ses formes nombreuses et si ingénieuses. Ce sont par exemple des ouvrières de petits ateliers ou des ouvrières à domicile qui, mettant en commun divers objets, produits de leurs travaux, iront directement en offrir un stock suffisant à un grand magasin. Supprimant l’intermédiaire, elles bénéficieront ainsi pour elles-mêmes du profit ou de la commission que ce dernier prélevait auparavant.

Une autre forme de la coopération consiste dans les remises, faites par les fournisseurs, quand des syndiquées se réunissent en assez grand nombre pour leur apporter des commandes importantes et obtenir par ce moyen des prix de faveur. Dans de nombreuses associations syndicales on use de ce procédé, et les membres en arrivent ainsi à retirer un bénéfice plus que suffisant pour rémunérer les diverses caisses qui fonctionnent dans leur association.

Le restaurant coopératif à bon marché, qui rend tant de services, surtout au milieu de la journée, est facile à créer quand un ou plusieurs groupemens professionnels viennent en assurer la clientèle dans le voisinage des ateliers.

Il en est de même des villégiatures à la campagne, soit le dimanche, dans les environs des villes, soit pendant les vacances, dans la montagne ou au bord de la mer. Nous connaissons déjà plusieurs associations professionnelles de femmes dont les membres, trop heureux de fuir, pour quelques jours ou quelques semaines, l’air anémiant de l’atelier, saisissent la moindre occasion de gagner ainsi une maison de repos et d’y réparer leurs forces. Mais, dira-t-on, il n’est pas besoin de former un syndicat pour prendre le chemin de fer et aller respirer l’air de la campagne. Assurément ; toutefois, si, au lieu d’être isolée, la femme ou la jeune fille se présente avec un nombre de compagnes de quelque importance, l’association obtiendra, à des conditions de location avantageuses, une maison pour elle seule. En voyage et dans leur installation même, les associées du travail quotidien se retrouveront avec leurs meilleures amies, formant cette seconde famille qui est la famille professionnelle, et l’heureux résultat en sera doublé au point de vue à la fois moral et économique.

Que l’on ne dise pas que tout cela est un rêve et qu’il est difficile de faire tenir dans la même organisation tant de choses compliquées ! Tous les services que nous venons d’énumérer fonctionnent déjà dans des syndicats que nous connaissons. Nous pourrions même nommer tel syndicat d’institutrices et tel autre d’employées qui, par suite d’arrangemens avec des établissemens d’instruction et d’éducation d’Angleterre et d’Allemagne, y envoient au pair des jeunes filles désirant se perfectionner dans les langues étrangères. Des personnes, qui ont éprouvé mille difficultés à créer certaines œuvres pour jeunes filles et femmes, sont étonnées de la facilité avec laquelle tout s’arrange quand elles tombent sur la clientèle de tout un groupement déjà formé. Elles connaissent les inconvéniens qu’il y a à s’adresser à des ouvrières ou à des employées appartenant aux métiers les plus divers, réparties dans la vie sans lien commun entre elles et formant ce qu’on appelle justement la pulvérisation du monde du travail. Il n’est pas besoin d’insister à cet égard sur les avantages de l’association rationnelle, c’est-à-dire professionnelle, base fondamentale et cellule de tant d’institutions secondaires.


VI

Il nous reste à examiner le troisième but des syndicats professionnels, à savoir comment ils manifesteront leur action sociale. Les commissions d’études sont un premier moyen. Il ne suffit pas, dans une société comme la nôtre qui se pique, à juste titre, de progrès, d’accroître la valeur professionnelle des individus, d’augmenter leur aptitudes manuelles, de leur procurer le bien-être matériel et la santé physique. Il vaut mieux encore les rehausser au point de vue intellectuel et moral, leur donner le sentiment de leur valeur propre et de leur responsabilité, leur inculquer la conscience du rôle qu’ils ont à jouer dans leur profession, considérée par rapport au rôle de cette profession dans la société.

Les commissions d’études syndicales seront aussi nombreuses que les sujets d’études de quelque importance l’exigeront. Prenons, par exemple, un syndicat d’institutrices libres. Voici une loi nouvelle qui est promulguée sur l’enseignement primaire ou secondaire. Comment satisfaire aux exigences de cette loi ? Où convient-il d’ouvrir des écoles ? Comment arriver à préparer un nombre suffisant de professeurs munis des diplômes requis ? Le parlement s’occupe-t-il d’une loi de protection sur le travail des femmes, de la réduction des heures de travail, du travail de nuit ou de la veillée ? S’agit-il, par exemple, de la protection des femmes en couches, dans des professions déterminées, ou de l’observation du repos dominical, encore plus nécessaire à la mère de famille qu’à tout autre ? Par un illogisme fréquent dans nos habitudes parlementaires, les députés, avant de légiférer négligent de demander leur avis aux intéressées. S’ensuit-il que celles-ci doivent rester muettes et inactives ? Par les appuis dont elles peuvent disposer, par leurs relations, par la presse, par leur organe professionnel, elles seconderont toutes démarches qu’elles estimeront devoir être conduites dans tel ou tel sens.

Dans une foule de cas, les plus aptes à frapper l’opinion par une campagne utile seront les corps professionnels, guidés par leurs commissions d’études et puisant des avis raisonnes dans leur propre expérience du métier. Déjà les syndicats patronaux dans les discussions parlementaires, quand il s’agit de leurs intérêts économiques, manquent rarement de faire entendre leur voix et de mettre en branle les influences dont ils disposent. Pour la loyauté de la controverse et pour la lumière du débat, il convient, d’autre part, d’appeler les syndicats ouvriers à exprimer leur avis en restant d’ailleurs exclusivement sur le terrain professionnel. En cette matière, l’éducation sociale des syndicats et en particulier des syndicats féminins reste à faire en France, dans la plus grande partie de la classe ouvrière. Il y a là une besogne à accomplir. C’est la condition d’un pays libre que les associations, légalement constituées, puissent s’y mouvoir à leur aise et prendre part aux discussions conduites au grand jour, sans que le bon ordre ait rien à en redouter. Nous avons dit combien un journal professionnel les y aidera. Pour compléter l’éducation et l’instruction sociales des syndiquées, mentionnons également la nécessité d’une bibliothèque syndicale ou d’un abonnement à toute revue ou bibliothèque circulante dont on pourra espérer tirer profit.

La constitution enfin de solides associations professionnelles a un autre avantage au point de vue social. Elle fait surgir des dévouemens et crée ainsi une élite de dirigeans. Dans les syndicats féminins, cette élite se trouvera rapidement dans ce lot de présidentes et secrétaires, intelligentes et exactes, qui ne manquera pas de se créer. Toujours prêtes à renseigner leurs compagnes, elles géreront fidèlement leurs intérêts ainsi que les diverses caisses qui leur sont confiées, et s’occuperont également de faire les démarches nécessaires au profit des professionnelles en particulier et de la profession en général. Ainsi s’établira, fondée sur les services rendus, une hiérarchie que bien des groupemens pourront envier à nos syndicats.


VII

Tels sont les organes variés dont semble devoir être pourvue l’association professionnelle type, ce syndicat qui n’est plus d’ailleurs dans le domaine de l’utopie, puisque nous le voyons réalisé aujourd’hui si heureusement dans plusieurs associations répandues dans diverses villes de France, et, en particulier, à l’Union des syndicats professionnels féminins, dont le siège social est 5, rue de l’Abbaye, à Paris.

Ici même, un aperçu a été donné sur les avantages et le fonctionnement des institutions de l’Abbaye[2] qui répondent si admirablement aux besoins de notre temps. Elles ne cessent chaque mois de grandir et de se développer. Il n’est pas une des œuvres, pas un des rouages que nous venons de décrire qui ne commence à y fonctionner. Cinq syndicats y sont en plein épanouissement : institutrices privées, dames employées du commerce et de l’industrie, ouvrières de l’habillement, syndicat du ménage, gardes-malades diplômées de la famille. Autour de ce noyau, d’autres syndicats sont en préparation. Ils augmenteront peu à peu le nombre des branches de ce grand arbre sous lequel viendront se mettre à l’abri, au sortir des patronages, tant de jeunes filles abandonnées au moment où elles ont le plus besoin d’appui. Depuis quelques mois, des sections syndicales, reliées au siège central, ont été organisées dans diverses parties de Paris et de la banlieue, principalement dans les quartiers industriels et commerçans. Sous peu, plusieurs de ces sections deviendront elles-mêmes des syndicats autonomes qui seront reliés également à l’Union centrale. Il en résultera un vaste réseau qui s’étendra jusqu’en province et qui arrivera ainsi à coordonner une foule de bonnes volontés et d’efforts aujourd’hui dispersés.

Un point sur lequel nous désirons insister, et c’est là une conclusion pratique et réconfortante de cette étude, est la facilité qu’il y a à créer un syndicat professionnel. Cette considération est importante surtout pour la province, où l’on n’a pas toujours d’aussi abondantes ressources, en agglomérations et en personnel, qu’à Paris. Il suffit, en effet, de savoir déterminer, d’après le milieu où l’on se trouve, quel sera le prétexte le plus favorable pour organiser un groupement professionnel. Dans telle ville ce sera un bureau de placement dont le besoin se fera sentir dans la catégorie des ouvrières de la couture, ou dans celle de la lingerie. Ailleurs, une personne de bonne volonté ouvrira des cours professionnels de comptabilité, d’anglais, de sténo-dactylographie, pour les dames employées, caissières, comptables, vendeuses. Quelques professionnelles viendront s’inscrire et le syndicat sera créé, en attendant le restaurant coopératif, les caisses de chômage et de retraites et d’autres institutions qui se succéderont ensuite a leur heure.

Dans une autre ville, ce sera une école d’enseignement ménager qui formera à la cuisine et à l’hygiène, familiale ou domestique, aussi bien les jeunes filles de toutes classes qui désireront se perfectionner dans cette branche, que les institutrices qui recherchent le diplôme d’enseignement ménager, ou encore les servantes en quête de place, mais dépourvues de formation professionnelle.

Tout, d’ailleurs, n’est-il pas prétexte à groupement pour les jeunes filles ? Une salle, louée ou prêtée d’abord une fois par semaine, quelques divertissemens de bon aloi, un piano pour les accompagner de musique, — car il faut à la jeunesse des fêtes et de la gaieté, — une maison de campagne pour les dimanches de la belle saison, que de prétextes à réunion vite trouvés ! Et si, là. quelques personnes de la même profession se mettent à causer de leurs intérêts communs, de la difficulté à se procurer de l’ouvrage, de la faiblesse de leurs salaires et des besoins que chacune ressent de se perfectionner dans son métier par les conseils d’une compagne, voilà le syndicat fondé. Les formalités de dépôt légal des statuts sont en effet d’une facilité trop grande pour qu’il y ait même lieu de s’y arrêter.

On nous a cité en province des jeunes filles d’une situation aisée qui, désireuses de faire le bien, se sont vaillamment installées comme secrétaires de syndicats féminins et y rendent d’inappréciables services. Puisqu’en France tant de femmes ne peuvent plus dépenser leur activité au sein d’ordres religieux aujourd’hui dispersés ; puisque l’habit religieux est devenu une cause d’ostracisme, non seulement dans les hôpitaux et dans l’enseignement, mais un peu partout, pourquoi ne pas utiliser le zèle de tant d’âmes éprises de cet idéal qu’on appelle la folie du sacrifice, idéal qui, grâce à Dieu, resplendit et resplendira encore longtemps aux yeux des femmes françaises ? Pourquoi ne pas utiliser tant de bonnes volontés dans ces formes légales et modernes des associations professionnelles où l’étendue du bien à faire est illimitée ? Nous appelons de nos vœux le moment où, dans les écoles libres de tous les degrés, on enseignera aux jeunes garçons et aux jeunes filles les bienfaits de l’association constituée sous la forme syndicale, et les avantages qu’il est permis d’en retirer aux divers points de vue économique, professionnel, social et moral.

Nous sommes résolument hostile à tout syndicat qui se placerait sur un terrain de lutte politique ou confessionnelle, ainsi qu’à tout syndicat pouvant servir, à l’occasion, d’instrument entre les mains de politiciens, et les syndicats féminins eux-mêmes ne sont pas à l’abri de ce danger. Nous sommes partisan du syndicat professionnel tout court, mais nous entendons ne pas faire abstraction de ce qui divise les consciences dans les temps de crise que nous traversons. Il y a des faits positifs qu’il ne faut pas affecter d’ignorer, sous peine de s’exposer à des réveils déconcertans. Aussi estimons-nous que l’homogénéité est indispensable dans les sentimens intimes et primordiaux qui doivent animer les divers membres d’un même syndicat. Quand des femmes françaises sont réunies pour une œuvre commune, aussi délicate à conduire que l’association professionnelle, avec les nombreux rouages que nous avons décrits, il y a un patrimoine de notions auxquelles il doit être tacitement entendu qu’on n’aura pas le droit de toucher : c’est l’idée de patrie, c’est l’idée de famille, c’est le respect du mariage.

Des syndicats féminins se sont créés dans ces dernières années où les concepts de patrie et de religion, aux yeux de leurs membres, sont d’ores et déjà passés à l’état de préjugés et de superstitions. Le mariage y semble une institution surannée. Quant à l’enfant, on y pense qu’il doit appartenir à l’Etat avant de dépendre de ses parens. Comme certains syndicats d’hommes auxquels ils tendent à s’affilier, on y préconiserait également volontiers l’action directe. De l’introduction de pareils élémens dans les associations telles que nous venons de les décrire, il ne semble pas qu’il y ait quelque chose de bon à attendre. Du contact de femmes d’origines trop diverses on peut redouter des heurts et des froissemens ; car dans le vieux fonds des mères de famille françaises, auxquelles, nous en sommes sûr, appartient encore la majorité, il est un certain nombre de principes qui resteront encore longtemps impopulaires. Ce ne sera pas une des phases les moins passionnantes, ni les moins décisives, dans la grande crise sociale qui s’annonce, que la lutte entre ces deux mentalités féminines. Mais encore faut-il s’y préparer, en créant tout de suite un vaste réseau d’associations de femmes, capable d’opposer au flot montant une résistance victorieuse.

Nous le répétons en terminant, la famille professionnelle doit être pour la femme une seconde famille, remplaçant la famille naturelle si celle-ci n’existe plus ou demeure trop éloignée, comme cela a lieu pour tant de travailleuses, venues de la campagne et perdues, dans un isolement plein de dangers, à travers les agglomérations des grandes villes. Comment espérer, dans une association, de nouer des liens d’affection, de confiance, de douce camaraderie et d’aide mutuelle, si les âmes sont divisées sur la façon même de comprendre les raisons de l’effort journalier, et sur la manière de concevoir la noble loi du travail ? Sans rechercher assurément l’uniformité de pensées et de pratiques intimes qui n’ont pas un rapport direct avec les questions professionnelles proprement dites, il y a lieu de se garer de toute déviation révolutionnaire, de s’en tenir à une unité d’idées générales, et à cette mentalité à base chrétienne qui fait le fond de l’âme française depuis les origines de notre pays et qui, seule, peut assurer le ciment nécessaire entre les bonnes volontés.

C’est l’association professionnelle qui donnera vie et âme à tous les efforts, à toutes les revendications légitimes, à toutes les œuvres de prévoyance et d’assistance mutuelle, et leur assurera la continuité nécessaire à toute œuvre sociale digne de ce nom. Au lieu d’être en effet l’œuvre de quelque bienfaiteur dont l’influence restera forcément passagère, au lieu d’être l’émanation d’une volonté extérieure à la personnalité des travailleuses, c’est chez ces dernières elles-mêmes que l’institution trouvera son centre de gravité. Au lieu de venir d’en haut, comme dans les œuvres ordinaires de philanthropie, le mouvement surgira d’en bas et il remuera des couches plus profondes Il en résultera tout un accord de pensées, d’aspirations et de volontés de la part des intéressées, une flamme d’idéalisme capable, à un haut degré, de réveiller les ardeurs. De l’âme de ces groupemens s’échappera la vie professionnelle, existence normale et logique, qui a pour effet de situer l’individu dans la société, existence que l’on doit vivre parallèlement avec la vie de famille, et à l’abri de laquelle doivent fleurir toutes les institutions aptes à améliorer le sort moral, intellectuel et matériel des travailleuses,


LUDOVIC DE CONTENSON.

  1. Voyez notre article : Les Sociétés de secours mutuels, dans la Revue du 1er juillet 1903.
  2. Voyez Œuvres sociales des femmes, par Paul Acker, dans la Revue du 1er août 1907, p. 634 et suivantes.