LE TRAVAIL
LE NOMBRE ET L’ÉTAT

I
LES FAITS

Des deux révolutions qui, concurremment, se poursuivent depuis un siècle ou un siècle et demi, la première, la révolution économique, a eu pour conséquence principale la transformation psychologique de l’ouvrier, c’est-à-dire de la grande majorité des individus vivant du travail dans une nation, c’est-à-dire du Nombre ; la seconde, la révolution politique, a eu pour effet principal la transformation juridique de l’Etat. Cette double révolution s’est accomplie, cette double transformation s’est opérée sous l’action d’un triple mouvement convergent des faits, des idées et des lois[1]. Mais peut-être ne suffit-il pas de l’avoir indiqué sommairement, et comme affirmé dans le raccourci d’une formule. Le présent seul et quelque peu du plus prochain avenir, étant jusqu’à un certain point en notre dépendance, sont matière de politique. S’il est vrai toutefois que le présent repose sur le passé, s’y insère à ses origines, et soit ainsi « conditionné » par lui, le passé, — au moins le passé récent, le dernier passé, — est donc l’un des fondemens nécessaires d’une politique positive ; et il vaut alors la peine de montrer avec plus de détail comment la double révolution s’est accomplie, comment la double transformation s’est opérée, ce qu’en se rejoignant et s’additionnant, l’une et l’autre ont en somme donné.

A cet égard, ou de ce point de vue, les idées et les lois elles-mêmes sont des faits ; pourtant, comme rien n’est plus un fait qu’un fait, le mieux sans doute est de commencer par les faits proprement dits. Mais, puisque la révolution, la transformation a été double, en même temps économique et politique, il y aura lieu par conséquent de distinguer entre deux ordres de faits, — économiques et politiques ; — puis, dans ces deux ordres, entre différens genres, faits matériels, ou moraux, ou sociaux, affectant le Travail, ou le Nombre, ou l’Etat ; car il est essentiel de ne jamais oublier un des tenues du problème, et, au contraire, de se rappeler toujours que, dans l’Etat moderne, après un siècle de grande industrie et un demi-siècle de suffrage universel, le Travail ne peut être considéré indépendamment de l’Etat, ni l’Etat indépendamment du Nombre.


I

Le fait matériel qui domine la révolution économique, c’est l’application de la vapeur, comme force motrice, aux usages industriels. Il est plus difficile qu’on ne croit d’en donner exactement la date ; quelqu’un l’a dit : « Les grandes inventions ne sont jamais l’œuvre d’un seul ; une grande invention est la résultante des efforts accumulés d’une longue succession de travailleurs[2]. » Il semble bien cependant que le premier moteur à vapeur approprié à celle destination spéciale ait fait son apparition à Manchester, chez Boulton et Watt, en 1790 ; que si, par hasard, ce n’était pas le premier, et qu’il y en eût d’autres, en tout cas on n’en trouverait point avant 1780 ou 1785.

Avant 1790, ou, en tout cas, avant 1780, avant cette « grande invention, » il y a quelque abus de mots à parler de « grande industrie, » — de la grande industrie de type moderne, caractérisée par la concentration en un seul lieu de l’outillage, de l’ouvrage et d’une multitude ouvrière, par le changement de l’atelier en usine ; — ou si, depuis les environs de 1750, on peut citer des exceptions, ce ne sont encore que des exceptions, et on les compte[3]. La règle, d’une manière générale, pourrait être posée ainsi : au XVIIIe siècle, et jusqu’à l’application du moteur à vapeur, l’industrie est nécessairement concentrée par régions suivant les circonstances physiques et économiques, mais dispersée dans chaque région suivant les circonstances naturelles de la population. Ainsi, l’industrie des draps est comme concentrée dans le Languedoc, et dans les pays de Sedan, de Rouen, d’Amiens, d’Abbeville ; celle des toiles en Beaujolais et en Bretagne ; celle des soieries dans la région lyonnaise. Mais, des 25 100 métiers hallalis que compte, vers 1750, la Picardie, il n’y en a guère que 6 000 au 6 500 dans les villes[4], le reste est épars dans les campagnes, où ils font vivre 200 000 personnes. En 1760, tout autour de Rouen. 45 000 personnes travaillent pour le compte de 12 maîtres seulement[5] ; mais, également ici, la plus grande partie de ce personnel est éparse[6].

Il serait facile, — s’il n’était aussi fastidieux, — d’accumuler des chiffres qui, d’ailleurs, n’ajouteraient rien à la démonstration. Une seule chose en doit ressortir ; c’est qu’en somme, sauf quelques exceptions qui, comme à l’ordinaire, rendent la règle plus certaine et plus évidente, l’industrie, en France, au XVIIIe siècle, est pour ainsi dire à l’état sporadique. Elle est comme semée à travers les provinces, d’un bout à l’autre du pays ; elle est partout et elle n’est nulle part ; on vient, en de certains centres, chez le sieur un tel ou le sieur un tel, chercher le travail et la matière première, qui se disséminent et s’éparpillent après de tous côtés.

Même pour les exceptions qui méritent d’être citées, et là même où le travail s’exécute sur place, en un seul lieu, on vit alors sous un régime qui n’est encore ni celui de l’usine, ni celui de la grande industrie. Non plus, en effet, que la grande industrie du type moderne, l’usine, au sens moderne, n’existe point alors, et c’est justement parce qu’elle n’existe pas, qu’on ne peut véritablement pas dire qu’existe alors la grande industrie. Car « la fabrique » n’est pas « l’usine. » La fabrique est « entièrement close de murs ; chacun y est installé dans une maison comprenant un rez-de-chaussée où se trouve un métier à tisser, un premier avec cuisine, et une ou deux chambres à coucher[7]. » Telle est, entre autres, la manufacture royale de draps de Villeneuvette ; et telle est aussi la manufacture royale de Sedan : un village d’artisans, une petite ville dans la ville, une forteresse du travail, entourée d’une enceinte, coupée du dehors, et se suffisant par ses seuls moyens. Des chaumières sur une zone interdite, derrière une grande porte détendue, et, dans chacune de ces chaumières, un homme faisant « tout ce qui concerne son état, » le faisant chez lui, avec des instrumens que la fabrique lui fournit peut-être, mais qu’il n’en regarde pas moins comme à lui : travail séparé, travail isolé, sinon divisé ; industrie domestique et familiale jusque dans ce que l’on appelle en ce temps la grande industrie.

Peu à peu, cependant, sous la fabrique, l’usine s’ébauche ; et peu à peu l’organisation nouvelle apparaît, reconnaissable à ce signe : le travail divisé dans l’atelier commun remplace le travail total par ateliers séparés. A Villeneuvette, par exemple, « on construit de vastes locaux, où les baies très hautes se détachent sur la surface des murs ; on y installe, dans des salles du rez-de-chaussée, les appareils nécessaires au dégraissage, au lavage et au séchage des laines. Puis, on place les métiers dans les pièces du premier et du second étage, afin de bien surveiller le personnel. Les anciennes demeures isolées où l’ouvrier fabriquait les tissus avec un métier qu’installaient les entrepreneurs sont uniquement affectées à l’habitation des travailleurs[8]. » A Sedan, même chose : « 25 patrons possédant 113 métiers y occupent 10 130 personnes. Ils ont 58 commis, qui surveillent vingt-neuf opérations spéciales. Autant d’opérations, autant de spécialités. Des bâtimens, composés d’un rez-de-chaussée et de deux étages éclairés par de grandes fenêtres contiennent les métiers[9]. »

Cette fois, c’est l’usine, ou presque, et bientôt le mot va entrer dans la langue, bientôt Roland va en donner la définition : « Un vaste laboratoire, un immense atelier où les machines en grand sont communément mues par l’eau : une grosse forge, une forge d’ancres, une refonderie de fer, l’ensemble des martinets et des grands travaux sur cuivre, des fileries de fer, etc., sont des usines, qu’on distingue encore par la nature de l’objet particulier qu’on y exploite, comme un laminoir, le lieu où l’on fore le canon, etc.[10]… »

Aux termes de cette définition, qu’est-ce donc qui a fait sortir de l’ancienne fabrique l’ « usine » moderne ? La première transformation, et la plus importante, c’est la transformation matérielle de l’usine elle-même, de son architecture et de sa figure, de ses bâtimens et de ses aménagemens : « un vaste laboratoire, un immense atelier. » Or, ce qui a rendu possible et nécessaire cette transformation matérielle de la fabrique, c’est, depuis 1750, l’application plus générale d’une force motrice puissante, — la force hydraulique, — si bien que la plupart des fabriques ou des usines à présent s’allongent en longues constructions le long des cours d’eau.

Mais, pour que « les machines en grand » pussent être mues communément par la force hydraulique, il a d’abord fallu que les machines en grand fussent possibles, et, pour qu’elles fussent possibles, il a fallu toutes sortes de changemens et de perfectionnemens dans la technique de tous les arts. Le XVIIIe siècle, dans sa seconde moitié surtout, en est en effet rempli. Les inventions se succèdent rapidement : savans et ouvriers y rivalisent. La métallurgie profite des essais de Buffon à Montbard ; Réaumur travaille, lui aussi, sur le fer, les fontes, l’acier, la porcelaine, les cordages : sa curiosité ingénieuse s’étend à mille objets ; Vaucanson trouve successivement le métier mobile, le tour à dévider la soie, la calandre à écraser les étoffes ; il trouve la chaîne d’engrenage ; Hellot fait faire à la mécanique du tissage des progrès qui lui permettent d’installer de grandes manufactures avec mi outillage nouveau. Anglais, Allemands, Hollandais, Suisses, Italiens apportent le meilleur de leurs procédés : ce que Holker et Milne, Macarty, Everet et Kay font pour les cotonnades et les laines, d’autres le l’ont pour d’autres branches, pour des branches de plus en plus nombreuses. de l’activité industrielle ; et ces autres ont nom : Turgot, Condorcet, Bernard de Jussieu, Macquer, Duhamel, Vandermonde, les frères Havart, les Lefèvre, Gouïn, Eymar, Slongel[11], etc. Grâce à eux, à eux tous, théoriciens et praticiens, gens de science et gens d’expérience, c’est réellement un outillage nouveau qui se crée, et, en même temps que cet outillage particulier à chaque fabrication, que cet outillage spécial, l’outillage social ou national, — j’entends par là les routes, les canaux, tout le réseau des voies, et tout le matériel des transports, — commence, continue et ne cesse plus de se développer.

Ainsi cette création, lentement opérée, d’un nouvel et double outillage, spécial et social, concordant et coïncidant avec l’appropriation plus utile et plus usuelle comme force motrice de l’une des forces de la nature, l’eau, va solliciter l’industrie, la pousser à grandir progressivement, jusqu’à ce qu’enfin, par la domestication triomphante de la vapeur, elle devienne réellement et pleinement « la grande industrie. » En cela encore, du reste, tout concorde et tout coïncide : il semble que toutes les forces naturelles jouent ensemble, c’est-à-dire toutes à la fois dans le même sens ; et l’histoire des usines à eau est l’histoire des usines à feu, qui, par l’emploi, depuis 1725 ou du moins depuis 1750, de la houille comme combustible[12], n’ont pas été transformées moins profondément. Mais non seulement ces transformations s’appellent et s’entraînent les unes les autres : chacune d’elles, aussi, en appelle et en entraîne d’autres, d’abord dans le même ordre ou dans l’ordre tout à fait voisin, et puis dans des ordres en apparence assez éloignés, par une série grossissante de conséquences ; de telle sorte qu’à ce fait relativement secondaire, la transformation matérielle de la fabrique, se rattache, se relie ce quelque chose, fait de la transformation de toutes choses, qui n’est en bloc ni plus ni moins que la transformation économique et politique du monde.

Car voilà qui n’est pas moins nouveau, moins moderne que l’usine elle-même, par rapporta l’ancienne fabrique : le patron, par rapport au « maître, » l’ouvrier, par rapport au « compagnon » et à « l’artisan ; » ou, comme on dit alors, « l’entrepreneur » et « l’ouvrier mercenaire. » Toutes ces inventions, toutes ces transformations de la fabrique, du moteur, de l’outillage spécial et de l’outillage social intéressent directement ou indirectement la condition de tous ceux qui font travailler et de tous ceux qui travaillent : en un seul mot, du Travail ; et c’est le premier des trois termes du problème devant nous posé. Jusque-là, entre ceux qui travaillent et ceux qui font travailler, on ne peut pas dire qu’il n’y eût pas de séparation : les privilèges de maîtrise en étaient une, et souvent très haute, très épaisse et très dure ; mais la distance était bien moins grande, et les rôles bien moins tranchés. Ceux mêmes qui faisaient travailler travaillaient ; le patron et l’ouvrier se rencontraient et se confondaient en un point intermédiaire, l’artisan, à demi patron, à demi ouvrier, qui tout ensemble était les deux, sans cependant être tout à fait ni l’un ni l’autre : les deux, en sa personne, se composaient et ne s’opposaient pas[13].

Ce n’est guère que vers 1750, — cette date marque décidément une ère, — que l’on voit se fonder des manufactures où apparaît ce type, l’ouvrier mercenaire, qui ne pouvait apparaître qu’avec l’usine et dans l’usine, ou, pour être complètement exact, qui ne pouvait apparaître en grand qu’avec les machines en grand. Partout en France, dans toutes les provinces et toutes les industries, il en est à peu près ainsi : la très forte majorité, sans comparaison, des classes qui travaillent et qui produisent, est faite de ces artisans, ni riches, ni pauvres, d’une condition comme d’une position moyenne, ayant chez eux un métier ou quelques métiers, parfois sans compagnon et parfois avec un ou quelques compagnons. Cela est si vrai qu’à prendre les choses dans l’ensemble, on ne peut même pas dire au pluriel : « les classes qui travaillent et qui produisent ; » il faut dire « la classe » au singulier, car, en vérité, elles n’en font qu’une ; le patron et l’ouvrier se touchant et se confondant en ce point intermédiaire, l’artisan, il n’y a point, au pied de la lettre, de « classe patronale » et il n’y a point de « classe ouvrière. » Mais, d’autre part, puisque l’industrie est répandue, disséminée dans les campagnes, et que le tisserand a son champ qu’il cultive, ou mieux que c’est le cultivateur qui se fait tisserand à ses heures, il n’y a pas non plus, en face d’une classe agricole, une classe industrielle. Patronale et ouvrière, industrielle et agricole, ces classes aussi sont modernes ; et s’il y en avait d’autres auparavant, noblesse, bourgeoisie, peuple, ce n’étaient pas celles-là ; modernes donc comme la grande industrie, comme l’usine, comme le patron et comme l’ouvrier.

Longtemps, en cet éparpillement du travail, les manufactures appartenant au roi et les manufactures dites royales ou en possession d’un privilège du roi furent seules ou presque seules à représenter l’industrie concentrée ; mais, vivant surtout d’exemptions et de subventions, aussi bien leurs directeurs que leurs employés à tous les degrés sont plutôt des fonctionnaires que des patrons ou des ouvriers[14]. Ce n’est que lorsque la concentration de l’industrie passe de l’état d’exception à l’état de règle, lorsque s’élève l’usine et que tout travail industriel tend vers l’usine, que, dans la force du terme, il y a, d’un côté, le patron, et, de l’autre côté, l’ouvrier. Entre le maître de l’ancien régime et le patron du régime nouveau, la transition est « l’entrepreneur de fabrique, » que l’Encyclopédie méthodique, — cette même Encyclopédie où Roland définit l’usine, — à son tour définit ainsi : - ; L’entrepreneur, qu’il connaisse ou ne connaisse pas le détail des opérations d’un grand objet, est celui qui les embrasse toutes, ainsi que les spéculations qui y ont rapport, et qui a, en sous-ordre, des contremaîtres et des commis pour diriger les unes et les autres et les lui apporter comme à un centre qui leur est commun. L’homme qui est à la tête d’un établissement en grand où l’on emploie diverses sortes de matières, ou d’un établissement où l’on modifie très diversement la même matière, cet homme est un entrepreneur[15]. »

Et cet homme est en train de devenir, au sens moderne, le patron. Il le sera, la maîtrise se sera transformée en patronat, quand, après 1750, sous Gournay et les deux Trudaine, l’abandon du système de privilège et de monopole, l’affranchissement progressif de l’industrie et du commerce, puis quand, sous Turgot, l’édit de février 1776 pour l’abolition des maîtrises, auront ouvert libre carrière à la concurrence impatiente de toutes les énergies. Ce sera enfin le patronat moderne, non seulement le patronal simple, mais le patronat collectif, quand la nouvelle installation et le nouvel outillage des usines exigeant de fortes dépenses, il faudra trouver les ressources et qu’ainsi la carrière s’ouvrira également à la concurrence et à l’association de tous les capitaux Après ou avec le patron et lu patronat, au sens moderne, c’est donc le capital au sens moderne ; et l’introduction de ce nouveau facteur dans l’organisation de l’industrie achève la transformation. Les termes, en effet, se correspondent et se complètent. Dès que le patron existe, par cela même existe l’ouvrier ; dès qu’il existe une classe patronale, par cela même existe une classe ouvrière ; dès que l’une de ces classes est nécessairement capitaliste, l’autre, par cela même, est nécessairement mercenaire ; et, par cela même, le rôle moderne du capital détermine le régime moderne du travail. Le premier changeant, le second a changé ; qu’est-il devenu, et ce qu’il est, comment l’est-il devenu ?

L’abolition des maîtrises a eu pour corollaire l’affaiblissement du compagnonnage, ou, si c’est trop dire, qu’elle l’eut pour corollaire, — ce qui implique une dépendance, — elle en fut du moins, selon la formule, précédée ou accompagnée ; les deux phénomènes se produisirent simultanément et se poursuivirent parallèlement, n’étant au bout du compte que deux aspects d’un seul et même phénomène, la transformation de l’industrie. Ni la maîtrise, ni le compagnonnage, faits à la taille et sur le modèle de l’atelier, ne pouvaient remplir le cadre si prodigieusement élargi de l’usine ; faits pour l’ancien régime du Travail, ni l’un, ni l’autre ne pouvaient s’adapter au régime nouveau. Le compagnonnage ne s’était jamais du reste étendu à toutes les professions ; il ne les avait jamais embrassées ou englobées toutes ; et, quoique son action se fît partout sentir, plus ou moins pesante et plus ou moins intermittente, il n’avait jamais, n’occupant en permanence que certaines villes, couvert l’ensemble du pays : ni unité de lieu, ni unité de plan, ni unité de rites. Il avait été, il était encore, et il était de plus en plus une organisation de lutte entre ouvriers de la même profession, compagnons et non compagnons, appartenant à un « devoir » ou à un autre, au moins autant qu’un instrument de combat contre les maîtres : — des coteries, et non une classe.

Dans le moment de sa force, cependant, un de ses défauts, et des pires, avait été de viser à monopoliser le travail, en accaparant la fourniture de la main-d’œuvre, en ne souffrant pas chez les patrons d’autres ouvriers que ceux qu’ils recevaient de lui, qui étaient à lui, et qu’il reprenait à sa convenance ; par là, le compagnonnage était encore, en de certains cas, le maître des maîtres, qu’il tenait à sa merci, et se libérer de sa servitude passait au rang de leurs plus grosses préoccupations. Cette libération, l’usine l’accomplit partout où l’usine est possible ; et si, plus tard, on devait voir renaître des servitudes semblables, celle-là n’en fut pas moins pour quelque temps détruite. Comme l’industrie concentrée réclamait, à poste fixe sur un point fixe, un personnel extrêmement nombreux, ce personnel, le compagnonnage nomade et limité ne pouvait le tirer de son propre sein : il lui fallut donc tolérer que l’on trouvât une place sans être affilié ; et donc, incompatible avec l’usine, le compagnonnage fut réduit aux seuls métiers qui précisément ne peuvent s’accommoder du système de l’usine, qui vont chercher et exécuter le travail sur place : c’est ainsi que les charpentiers sont et seront ses derniers fidèles[16].

Au demeurant, dans le régime moderne du Travail, il y eut bien autre chose de changé que le mode de l’embauchage ; le contrat de travail le fut tout entier, car toutes les conditions du travail changeaient. Pour ne retenir que le premier des actes sur lesquels il porte, n’est-il pas évident que l’apprentissage, par exemple, ne pouvait pas être, dans un régime non hiérarchisé qui repose sur la concurrence et le patronat, le même que dans un régime hiérarchisé qui aboutissait au privilège et à la maîtrise ? Ainsi jusqu’à la rupture du contrat : comment eût-elle été, dans un régime ayant la liberté et l’égalité pour principes, la même que dans un régime où il est à peine exagéré de dire que le maître exerçait parfois sur le compagnon qui le quittait avant le jour convenu comme un droit de suite, équivalant encore à un demi-servage, et où c’était un terme courant que celui d’ouvrier « déserteur ? »

Ainsi de tout le reste : tout change. Ce n’est pas pourtant que, lui-même, l’ancien régime du travail n’eût pas connu quelques-unes des difficultés, quelques-uns des problèmes du régime nouveau. Dès l’apparition de la grande industrie, et alors qu’elle n’était encore qu’une exception, on a bataillé pour la réduction de la journée de travail, et, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle a diminué ; pour l’augmentation des salaires, et, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ils ont augmenté[17]. Non seulement les difficultés, mais les maladies du Travail, le XVIIIe siècle les a presque toutes connues : il a vu des chômages, aussi longs ou plus longs que les nôtres, et aggravés singulièrement par des disettes ou d’extrêmes chertés ; il a vu des grèves, issues souvent des mêmes causes que les nôtres, aussi violentes, et plus durement réprimées. Mais ce sont les mêmes choses, et néanmoins ce sont de tout autres choses : car la même chose ne se gouverne pas de la même manière, en un autre temps et un autre milieu.

À ce grand changement dans la constitution du Travail, pour décider si la masse a gagné ou perdu au total, perdu ici ou gagné là, et ce qu’elle a gagné ou perdu, il faudrait prendre ; chapitre par chapitre et article par article, entrer assez avant dans les choses, faire pour le passé ce que nous ferons pour le présent, parcourir l’un après l’autre, tout en les rapprochant comme en une comparaison perpétuelle, les quatre domaines à la fois indépendans et inséparables dont nous avons dit que se compose cette espèce de règne naturel ou social : le Travail ; et ce n’en est point le moment. En gros, les faits matériels de l’ordre économique nous ont montré ceci, qui forme arête et ligne de faîte, et qu’il est nécessaire, mais suffisant de ne pas perdre de vue : avec le nouvel outillage et le moteur nouveau, l’eau d’abord, et puis, et surtout, la vapeur, est apparue l’usine ; avec l’usine, est apparue véritablement la grande industrie ; avec la grande industrie, est apparu le régime nouveau du Travail ; et dans ce nouveau régime, ce qu’il y a sans doute de plus nouveau, c’est premièrement, en regard du patron, l’ouvrier ; c’est ensuite, en opposition à une classe patronale, une classe ouvrière ; au résumé, c’est le nouveau corps et, on le verra plus loin, la nouvelle âme, c’est le nouvel être du Nombre.


II

Mais l’ordre économique et l’ordre politique sont l’un à l’autre en une telle corrélation, en une telle connexité, que les faits qui marquent dans l’un ont plus que leur répercussion, développent leurs conséquences jusque dans l’autre ; et la transformation du Travail ne pouvait guère aller sans une transformation plus ou moins radicale de l’État. En France, quand, après 1750, lentement et par degrés, le Travail se transforme, par degrés et lentement comme le Travail lui-même, l’État aussi se transforme. La révolution économique tendant à substituer partout au travail dispersé le travail concentré, au monopole la concurrence des capitaux et des bras, au régime de la petite industrie le régime de la grande industrie, la révolution politique tend, chez nous absolument, avec tempéramens et ménagemens ailleurs, à substituer à un État de divers états un État unifié par l’égalité de droit, au privilège la concurrence des personnes et des classes, à une société de type féodal une société de type industriel. Peu à peu, la double révolution déplace l’axe de l’Etat qui, par elle, en passant et en faisant halte à cette station moyenne, la bourgeoisie, va glisser. — chez nous tout à fait, et ailleurs plus ou moins, — de la noblesse au peuple, en trois temps bien comptés : avant 1789 ; de 1789 à 1818 : et depuis 1848 ; car cette Révolution n’éclate, n’atteint au sommet, n’attaque et ne renverse la forme même du gouvernement que lorsque déjà elle s’est accomplie dans les profondeurs et qu’elle a totalement défait et refait par le dedans l’armature de la société.

Le branle, une fois donné, ne tardera pas à emporter la politique tout entière, mais il est sensible d’abord en ce qui touche de plus près à l’ordre économique. Jusque-là, il avait été interdit de changer d’outillage sans autorisation préalable, et une ordonnance de 1723 défendait encore d’agrandir et de modifier la disposition des fourneaux d’usines à feu. Le nombre de ces usines, forges, verreries, etc., était strictement limité, dans la crainte que le bois ne vînt à manquer, et la prohibition n’était tombée qu’après que l’on avait eu entrepris activement la recherche et l’exploitation des mines de houille, c’est-à-dire sous la Régence. Les usines à eau n’étaient guère mieux traitées, et, comme si l’on eût craint aussi d’épuiser les rivières, on exigeait toutes sortes de permissions pour l’établissement d’un moulin.

À ces empêchemens, tirés en quelque sorte de considérations naturelles, venaient s’en ajouter d’autres, tirés de considérations sociales. L’Etat, de haut en bas et de bas en haut, était immuable ; chacun y naissait dans sa case, où il grandissait ou végétait, mais d’où il ne pouvait sortir : le fils d’un maître de métier était maître, il ne pouvait être que maître, et nul ne pouvait l’être que lui ; maître en un métier, on ne pouvait l’être qu’en ce métier ; dans la plupart des cas, la noblesse se perdait et, dans aucun, elle ne s’acquérait par le commerce. C’était une société à cloisons étanches, où ni les hommes, ni les professions, ni les conditions ne se mêlaient. L’Etat maintenait, conservait, consacrait ; il ne créait pas ; l’Etat visait par-dessus tout à être stable et se souciait modérément d’être progressif. Dans l’ordre économique, le Travail, et, dans l’ordre politique, l’Etat, étaient tout de tradition et d’immobilité ; mais voici que l’un et l’autre désormais allaient être tout de mouvement et de permutation ; et la nécessité d’innover dans L’un devait contraindre à innover dans l’autre.

Ici encore, la concordance, la coïncidence est frappante ; c’est à partir des alentours de 1750, du moment où commence à se transformer l’industrie, que l’état commence à délier le Travail des langes où il le tenait emmailloté. En 1754, un arrêt du Conseil autorise la libre fabrication de la bonneterie, et, quelques années plus tard, des toiles. Après 1700, le titre privilégié de manufacture royale, qui s’obtenait surtout par brigue, n’est plus accordé qu’en de très rares occasions, Gournay, les Trudaine contribuent à cet affranchissement, que Turgot achève par le fameux édit de 1770, dont on a pu dire qu’il fut à lui seul toute une révolution, mais qui, beaucoup plus encore qu’une révolution soudaine, était, tant ses voies se trouvaient préparées, l’aboutissement, aux confins de l’ordre économique et de l’ordre politique, d’une évolution déjà longue. Tandis, en effet, que naguère le commerce emportait généralement dérogation à noblesse, maintenant, au contraire, cette défaveur était abandonnée, cette déchéance suspendue, et, depuis le premier quart du siècle, on avait vu les gentilshommes des plus grandes maisons demander des concessions minières et s’intéresser en des sociétés industrielles ou commerciales[18]. Ce n’était pas tout, et Turgot osait à présent proposer que le commerce pût, pour récompenser des services éminens, donner droit quelquefois à collation de noblesse.

Ainsi se fendaient, avant de s’abattre, les cloisons étanches de la société, et, par les fissures, passaient, dans les deux sens, se mélangeant et prenant un commun niveau, les castes d’hier qui demain ne seraient plus que des classes. Ainsi se faisait la mutuelle compénétration de l’Honneur et de l’Argent ; et ainsi se formait, — son élévation sociale constituant une part importante de sa rémunération, — cette large et solide bourgeoisie industrielle qui, à son tour, durant une cinquantaine d’années, allait être la principale assise de l’Etat. Mais ainsi, avec le Travail et en même temps que lui, l’Etat n’en était pas moins comme saisi en son fond et comme retourné. Le Parlement de Paris ne s’y trompait pas, quand, par la voix de Séguier, présentant au Roi ses remontrances sur l’édit de mars 1776, il s’écriait : « Les corporations…., c’est une chaîne dont tous les anneaux, vont se joindre à la chaîne première, à l’autorité du trône, qu’il est dangereux de rompre. La seule idée de détruire cette chaîne précieuse devrait être effrayante… et l’édifice même de la constitution politique serait peut-être à reconstruire dans toutes ses parties[19]. »

Ces inquiétudes n’étaient sans doute point exagérées, mais sans doute aussi elles venaient un peu lot et allaient un peu vite : on n’en était pas encore là, et pour l’heure, quoique Turgot dans ses considérans et Séguier dans ses observations aient tous les deux parlé très clairement des ouvriers et même de la « classe » ouvrière, — « cette classe d’hommes, dit Turgot, qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer, dans toute leur étendue, les seules ressources qu’ils aient pour subsister, » — cependant, il s’agissait, en réalité, du commerce et de l’industrie, c’est-à-dire du patron, du bourgeois, beaucoup plus que de « la classe ouvrière » ou même du simple ouvrier.

Après comme avant 1776 (on sait d’ailleurs que l’œuvre de Turgot ne survécut pas à sa chute, et que, dès le mois d’août, il ne restait rien de ce qui avait été fait si péniblement au mois de mars), après 1776 comme avant, l’ouvrier ne cessa pas d’être l’objet d’une espèce de suspicion légitime. La harangue de Séguier nous livre là-dessus toute sa pensée, et toute la pensée officielle d’alors, en cette phrase qui répond presque mot pour mot à la phrase tout de suite célèbre de Turgot : « Il est surtout des classes sur lesquelles la police doit réunir toute sa vigilance. Elle veille de loin sur le riche ; il est intéressé au bon ordre ; mais, en protégeant le pauvre, elle veille de plus près sur sa conduite, parce qu’il n’aurait qu’à gagner dans le trouble. Et quelle classe doit attirer de plus près son attention qu’une classe d’hommes d’autant plus dangereux que leur art leur fournit plus de moyens pour nuire, et d’autant plus à craindre qu’ils ont plus de besoins ? » Sans contester qu’il y eût de bons ouvriers, « laborieux, actifs, sages, » et tout en l’admettant expressément, on ne pouvait s’empêcher fie songer plutôt aux autres, « dissipés, inconstans, sans conduite, » et derrière eux, et en eux-mêmes, « à ces êtres nés pour le trouble des sociétés, chez qui les passions, moins domptées par l’éducation, joignent à l’énergie brute de la nature cette activité qu’elles acquièrent au milieu de la licence des villes[20]. »

Dans cette idée officielle qu’a de l’ouvrier le XVIIIe siècle finissant, comment ne pas remarquer qu’il entre on ne sait quoi du sentiment méfiant de ce personnage de comédie qui voudra bien, lui aussi, encourager les arts, mais non les artistes : le XVIIIe siècle, même encyclopédiste et économiste, fait de même ; il veut bien protéger le travail, mais se sent pour le travailleur tout autre chose que de la tendresse. En fait, dans le travail, depuis qu’on s’est décidé à le libérer et à l’honorer, ce qu’on libère, c’est l’entreprise, et ce qu’on honore, c’est le produit : mais le travail et le travailleur, l’œuvre manuelle et le manœuvre, gardent toujours, — sauf ce que l’expression a d’excessif, — comme une tare de servilité.

Cela est vrai de cette survivance du droit de suite, le droit qu’a le maître de retenir son compagnon, et cela est vrai de bien d’autres choses. Cela est vrai du droit que semblent à l’occasion disposées à s’arroger les puissances constituées, — inventant, en avance de près d’un siècle, les ateliers nationaux, — de déporter à leur gré les ouvriers d’une province à une autre, et, si elles jugent qu’il y en a un trop-plein, de les faire passer, comme il leur plaît, du métier à la terre[21]. Cela est vrai du droit que ces mêmes puissances s’adjugent de condamner, lorsqu’elles le croient expédient, ces mêmes ouvriers à se contenter de ce qu’il faut tout juste pour vivre le plus mal et au plus bas prix, de fixer pour eux non point un minimum, mais un maximum de salaire, de qualifier leur simple réunion d’attroupement, leur accord de cabale, leur mécontentement de mutineries, et leurs réclamations de rébellion. Cela est vrai, en un mot, de ce droit perpétuel et universel, et qui est à leur égard tout le droit public du royaume, « de les mettre à la raison ; » et cela demeure vrai jusqu’à la veille de 1789. Jusqu’à 1789, même quand l’Etat militaire « s’industrialise » et quand l’Etat aristocratique s’embourgeoise, l’Etat fait comme du socialisme à rebours ; il y a comme un antisocialisme d’Etat, si c’est de l’« antisocialisme » que toute la force de l’Etat s’emploie en faveur du patron contre l’ouvrier.

Le plus singulier, c’est que cela demeure encore vrai, en fait, sinon théoriquement, même au-delà de 1789, même à travers la Révolution française. Non pas théoriquement ; car, on principe, la Révolution déclare pour toute l’humanité les droits de l’homme et pour tous les Français les droits du citoyen ; proclame à la face du monde la liberté, l’égalité, la fraternité ; annonce aux peuples la souveraineté du Peuple ; conçoit et définit l’Etat de telle façon que dorénavant il ne saurait être, — je dis en principe et en doctrine, — qu’un équilibre parfait et scrupuleusement maintenu de tous les droits, de toutes les libertés et de toutes les parts de souveraineté entre tous les citoyens et tous les hommes. Dans cette hypothèse, qui est la thèse révolutionnaire, l’Etat ne penche, — je veux dire qu’il ne doit pencher, — ni d’un côté, ni de l’autre ; et, en l’espèce qui nous occupe, il n’est, — je veux dire qu’il ne devrait être, — ni pour le patron contre l’ouvrier, ni pour l’ouvrier contre le patron.

Mais si, en fait et malgré tout, l’Etat ne peut point ne pas être entraîné d’un côté plutôt que de l’autre, il semble que dès lors il dût l’être du côté où pesait du poids le plus lourd le plus gros amas de parts égales de souveraineté ; on l’espèce, du côté des ouvriers, qui étaient le Nombre. Il en fut pourtant tout différemment. En fait, la Révolution française n’a rien ou presque rien abandonné, à l’égard de l’ouvrier, des préventions et des précautions de l’ancien régime. De lui, de l’ouvrier, l’Assemblée nationale ne se méfie guère moins que jadis le Parlement ; et la loi de 1791 n’est guère moins sévère envers lui, si elle ne l’est davantage, que les ordonnances de mars 1780, d’avril 1777, ou moins que les règlemens de janvier 1749. Bien que le plus souvent, dans les émeutes et les insurrections, le Travail soit représenté ; surtout par de faux ouvriers dont la spécialité est de ne point travailler, c’est chez les ouvriers en général, chez ceux-là mêmes qui sont vraiment le Travail, que Le Chapelier on 1791, comme Séguier en 1776, redoute, au fond de son âme, « ces êtres nés pour le trouble des sociétés, d’autant plus à craindre qu’ils ont plus de besoins et d’autant plus dangereux que leur art leur fournit plus de moyens de nuire. » Contre eux l’Assemblée nationale prend les mêmes mesures que le Parlement estimait devoir prendre ; elle professe, elle aussi, qu’en protégeant le pauvre, il faut que la police veille de plus près sur sa conduite ; » et cela, par le même motif, — toujours le même : — la peur de cet élément de désordre et de perturbation, « parce qu’il n’aurait qu’à gagner dans le trouble. »

La Révolution, donc, n’a pas su se guérir de cette « phobie » d’ancien régime, et qu’elle ne s’en soit pas guérie, il n’y a là rien qui puisse étonner : ni dans ses causes, ni dans ses origines, ni dans sa direction, ni dans son personnel, la Révolution de 1789 n’a été une révolution ouvrière : de point en point, et, d’un bout à l’autre, et du commencement à la fin, par quelques phases qu’elle ait passé et par quelques mains, elle porte l’empreinte, la marque de fabrique « bourgeoise, » et de la plus fermée, de la plus jalouse, de la plus aristocratique des bourgeoisies, cette bourgeoisie de Palais qui ne vit qu’avec soi-même et qui n’a pas d’ailleurs beaucoup plus de sympathie pour la bourgeoisie de boutique, commerçans ou industriels, que pour les ouvriers, gens de négoce ou de besogne, les uns et les autres petites gens à ses yeux. Car son libéralisme est tout oratoire, et de tête ; sa « sensibilité » est toute verbale : libéralisme et sensibilité sont les épanchemens par où s’écoule au dehors la littérature dont elle est imbue ; mais elle n’a dans le cœur et dans le sang que son Moi. On comprend que, faite par elle, la Révolution française n’ait fait pour l’ouvrier, philosophie, philanthropie et phraséologie ôtées, rien, ou si peu que rien, de direct et de positif.

Est-ce à dire toutefois que, pour lui, elle n’ait absolument rien fait à échéance plus ou moins reculée et de façon plus ou moins détournée ? Ce serait se moquer que de le prétendre ; tout au contraire, elle a beaucoup fait, indirectement, de deux manières : elle a fait les deux plus grandes choses qui pussent être faites, si, en vérité, la double secousse, le double ébranlement d’où devaient sortir et la transformation psychologique de l’Individu, d’une part, et, d’autre part, la transformation juridique de l’Etat, c’est elle qui les a imprimés à une société avant elle stagnante. Avant elle, l’Individu traînait en quelque sorte entre deux éternités, la première au-dessus de lui, la seconde autour de lui, une existence résignée et pleine du sentiment de l’immuable : il en était ainsi, parce qu’il en avait été toujours ainsi, et, parce qu’il en était ainsi, il en serait toujours ainsi. C’était plus qu’un ordre, c’était l’Ordre, auquel il ne pouvait être dérogé. Et de cet ordre immuable l’Etat était l’immuable conservateur ; un Etat, d’ailleurs, où l’on ne voyait jamais agir une force qui ne fût pas la suprême autorité, et où l’autorité suprême, éternelle comme le reste, était il ne se peut plus personnelle, transmise et perpétuée de prince à prince en la seule personne du Prince, personne unique de l’Etat. Mais voici que soudain la Révolution venait dire que ce que l’on avait cru être tout en Un était par fractions égales en Tous ; et voici qu’elle révélait dans l’Etat une autre force, un autre droit, une autre souveraineté : la force, le droit et la souveraineté du Nombre.

Il était certes impossible, dès cet instant, que la démonstration ne « sortît » pas, le temps accompli, « son plein effet, » mais, ce plein effet pourtant, elle n’allait le sortir qu’à la longue. En attendant, et pendant, un demi-siècle encore, malgré le transfert de la souveraineté, la déclaration des droits, et l’éruption de la force, malgré la doctrine et la théorie, malgré les Immortels principes, et la Liberté et l’Egalité, en fait l’Etat ne cessait pas de pencher du côté du patron plutôt que du côté de l’ouvrier : seulement, tant que durèrent la Révolution elle-même, puis l’Empire, on n’y prit presque pas garde, car, pour la France, le Travail était ailleurs, et ce qui eût formé la classe ouvrière était en grande partie absorbé par l’armée. Mais, l’Empire tombé, la paix revenue, de ce même côté, du côté du patron, l’Etat allait pencher plus fortement que jamais, quand le système censitaire aurait remis à la bourgeoisie, sous une royauté constitutionnelle, la réalité du pouvoir, maintenant placée dans l’argent.

De 1815 à 1848, le régime censitaire ou, mieux, les deux régimes censitaires, la Restauration de la branche aînée et la monarchie de Juillet, furent proprement le règne de la bourgeoisie. C’est le temps où la grande industrie se développe ; l’aristocratie se relève, la bourgeoisie s’épanouit ; et, sans doute, de par les mœurs aussi bien que les institutions, le débat est entre elles, entre la bourgeoisie et la noblesse, — Sacs et Parchemins, — quand il n’est pas entre les diverses sortes et les diverses catégories de bourgeoisie : professions libérales et métiers productifs, grande, moyenne et petite bourgeoisie, le degré n’étant au surplus marqué que par tant ou tant de mille livres de rente. De toute façon, la bourgeoisie emplit l’État. Le comte Popinot et le baron Poirier sont ministres et pairs de France : le projet, autrefois caressé par Turgot, de conférer la noblesse pour services commerciaux ou industriels éminens, est singulièrement dépassé. Si pauvreté n’est pas vice, richesse est vertu d’État. La formule, qui, du reste, ne mérite pas les hauts cris qu’elle a fait jeter, puisqu’elle ne résume pas une morale, mais une politique, est : « Enrichissez-vous. » Or, la richesse étant le produit de deux facteurs, le capital et le travail, l’État la comble des faveurs publiques en celui de ces deux facteurs où elle est le plus visible, le capital : dans le travail, elle se voit moins, s’aperçoit à peine ; il n’est pas inscrit au Grand Livre et ne paye pas deux cents francs de contributions directes ; par conséquent, on le néglige un peu.

Et l’on s’en fait d’autant moins de scrupule que lui-même, en apparence, se soumet et ne proteste point. Il y a bien par-ci par-là quelques grèves, mais n’y en a-t-il pas toujours eu ? quelques barricades, mais n’est-ce pas le sort commun à tous les régimes ? quelques attentats même, mais n’est-ce pas le crime isolé d’une poignée de conspirateurs ? Ce qu’on voit du Peuple est satisfait ; donc le Peuple doit être satisfait ; et l’on oublie que dans le Peuple, comme dans la mer, il y a en tout temps ce qu’on ne voit pas ; que, sous la surface la plus calme, peuvent s’enfler les grandes lames de fond. Il y a bien aussi quelques utopistes, quelques fous, qui vont prêchant un évangile étrange et pour qui le Capital n’est pas cette divinité que 1830 adore ; mais combien sont-ils, qui sont-ils ? Des nobles ou des bourgeois dévoyés, postérité lointaine de Babeuf ; un Saint-Simon, des Enfantin, des Fourier, des Cabet, des Barbes, des Louis Blanc, des Considérant, des Blanqui, et qui les écoute ? qui les prend au sérieux ? Personne, ou seulement quelques hallucinés comme eux-mêmes ! Tout cela se passe, si tant est qu’il se passe quoi que ce soit, dans le royaume, faut-il dire de l’idée où de la chimère ? mais non pas dans le royaume de France, sûrement, sous le règne du roi Louis-Philippe. Tout à coup la tempête accourt, la foule se rue sur les pas des prophètes solitaires. La révolution était faite avant qu’on se fût persuadé qu’elle si pouvait faire ; et c’était, par son prétexte, la plus absurde, mais, par son caractère, la plus inévitable, et, par sa portée, la plus considérable des révolutions.

Il était absurde, en effet, que le Peuple s’émût pour l’adjonction aux listes électorales de quinze ou seize mille « capacités ; » aussi n’est-ce pas ce dont il s’émut : l’écume n’explique pas la tempête, mais la lame de fond l’explique. Ce que la Révolution de 1848 avait d’inévitable et de considérable, Proudhon l’a bien compris et il l’a vigoureusement rendu, en une de ces oppositions violentes qui lui sont coutumières : « Tout gouvernement, écrit-il, s’établit en contradiction de celui qui l’a précédé ; c’est là sa raison d’évoluer, son titre à l’existence. D’après cette loi d’évolution, le gouvernement de Louis-Philippe, renversé inopinément, appelait son contraire. Le 24 février avait eu lieu la déchéance du Capital ; le 25 fut inauguré le gouvernement du Travail. Le décret du gouvernement provisoire qui garantit le droit au travail fut l’acte de naissance de la République de février[22]. »

A peine née, la seconde République se mit à agir énergiquement et précipitamment ; et tout de suite, poussant et bousculant l’Etat, elle le jeta du côté du Travail. Dès le 24 février, on nomme le gouvernement provisoire : la foule exige que l’on y fasse entrer un ouvrier, Albert[23] : le 25, sur les instances d’une députation ouvrière, le droit au travail est reconnu et « le million qui va échoir de la liste civile » rendu « aux ouvriers auxquels il appartient. » Le 28, une autre députation vient demander la création d’un ministère du Travail ; elle échoue, mais n’échoue qu’à demi, car, à défaut d’un ministère, on lui accorde une Commission de gouvernement pour les travailleurs. Cette Commission s’installe au Luxembourg, et avec elle s’y installe, — c’est son président en personne, Louis Blanc, qui l’avoue ou qui s’en vante, — le socialisme théorique et pratique. Et le donne d’abord au peuple des mots, une proclamation, puis des projets de loi qui ont pour objet d’émanciper le travail par une intervention de l’Etat, d’assurer la « solidarité » entre tous les ateliers d’une même industrie, et entre toutes les industries ; elle lui donne quelque chose de plus, et, dans sa première séance, elle décrète l’organisation immédiate de la représentation de la classe ouvrière ; elle convoque le Parlement du Travail. Alors projets et décrets se succèdent et s’entassent : pour In réduction des heures de travail et l’abolition du marchandage, pour la fondation de cités ouvrières, pour l’institution de bureaux officiels rapprochant l’offre et la demande du travail, pour la résiliation des marchés affermant le travail des prisons, contre l’expulsion des ouvriers étrangers. A l’appel de la Commission de gouvernement, les associations coopératives de production sortent de terre : tailleurs, selliers, fileurs, passementiers, et elles essayent de se fédérer en union. La plupart disparaissent d’ailleurs, et leur faillite particulière va se perdre dans la faillite générale des Ateliers nationaux, qui est la faillite même de 1848.

En cette lamentable débâcle, on dirait que tout est englouti, et il est vrai qu’il ne reste presque rien des mesures spéciales que 1848 avait prises, de ce qu’il avait voulu, du jour au lendemain, faire pour les ouvriers ; mais néanmoins tout reste, puisqu’il reste le suffrage universel. Il reste la contradiction, à laquelle il n’y a qu’une conciliation possible, que « le peuple soit à la fois misérable et souverain ; » et cette contradiction implique tout ensemble et le germe d’une révolution sociale et le moyen d’une révolution légale. Le jour de mars 1848 où Ledru-Rollin fait promulguer le suffrage universel renferme en soi toute l’histoire politique et sociale qui doit suivre, tout le second Empire et toute la troisième République. Ce jour-là, se rejoignent et se soudent les deux révolutions : la révolution politique et la révolution économique, pour se combiner et se dérouler en une révolution sociale ; ce jour-là, s’achève la transformation juridique de l’Etat, après la transformation psychologique de l’ouvrier ; et, comme l’ouvrier est le Nombre, comme le Nombre désormais est l’Etat, ou encore, comme le Travail et l’Etat sont reliés l’un à l’autre et agissent l’un sur l’autre par le Nombre, ce jour-là, commence, et ne s’interrompra plus, la transformation légale de la société.


III

La transformation psychologique de l’ouvrier est complète sous divers rapports, et elle tient à diverses causes ; du milieu du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, non seulement il a changé ; il est changé : changé dans sa mentalité, dans sa moralité, et comment dire ? dans sa sociabilité. Changé premièrement par la transformation matérielle de la fabrique en usine, qui refait à nouveau la répartition géographique du Travail, en amène la concentration, agrège et consolide ainsi les ouvriers en une classe ouvrière, en un corps vertébré, avec des centres nerveux, un système nerveux central, avec une conscience collective, avec une âme de classe. Changé ensuite par la transformation de l’outillage, par la machine, dont on a beaucoup trop médit, et qui, loin d’asservir l’ouvrier à une tache abrutissante, aurait bien plutôt contribué, du moins en général, à ouvrir, à assouplir et à élargir son intelligence. Changé encore par la transformation de l’outillage social, par la facilité prodigieusement accrue des communications de toute sorte, qui a établi d’une extrémité à l’autre de ce grand corps de la classe ouvrière comme une circulation incessante. Changé enfin, tout jeune et avant le travail même, par l’école primaire ; par l’enseignement professionnel, qui, à mesure que l’industrie devenait de plus en plus mécanique, a dû devenir de plus en plus technique, et qui peu à peu a remplacé ou, sinon remplacé, réduit l’apprentissage purement manuel ; par le service militaire obligatoire ; par les cours du soir, les conférences, les réunions, par toute la propagande, écrite et parlée ; — changé, — que ce soit un bien ou un mal, — par le livre à bon marché, la brochure distribuée et le journal à un sou.

Cela dans sa mentalité. Mais, deuxièmement, changé dans sa moralité par le changement total des circonstances et des conditions de la vie : par un effet de la concentration elle-même du Travail et de l’agglomération des travailleurs en des villes populeuses ; par la diffusion du bien-être et des goûts de bien-être ; par le développement un peu artificiel des besoins, l’abondance et le bon marché des satisfactions ; par le fléchissement de toutes les barrières et le relâchement de toutes les contraintes ; par la diminution de tout respect, la perte de toute influence, et la mort de toute tradition. Troisièmement, l’ouvrier est changé dans sa sociabilité par l’effet toujours de sa concentration en groupemens nombreux, serrés et exclusifs, et par la constitution de ces groupemens à l’état de classe ouvrière ; changé, parce que, dans la coutume ancienne du Travail, il vivait avec le patron, dont il était plus près certainement que des ouvriers d’une autre corporation, et souvent même que des compagnons du même métier placés chez un autre maître, à combien plus forte raison des ouvriers d’une autre profession, dans un autre lieu. Au contraire, d’après le statut moderne, par le syndicat, — malgré la tentative timide et médiocrement suivie de syndicats mixtes rapprochant les ouvriers et les patrons, — l’ouvrier ne vit guère qu’avec l’ouvrier, de la même profession d’abord et de la même usine ou de la même mine, sans doute ; mais, en outre, par les unions de syndicats, il peut prendre le contact de tous les ouvriers de sa profession, et de l’ouvrier de toutes les professions, dans le pays tout entier : lequel contact une fois établi, l’ouvrier se considérant partout comme solidaire de l’ouvrier et nulle part comme solidaire du patron, on peut bien dire que sa sociabilité est changée. — Et, par ces trois variations de sa mentalité, de sa moralité et de sa sociabilité, on peut donc dire que s’est accomplie la transformation psychologique de l’ouvrier.

Pour la transformation juridique de l’Etat, on a vu comment elle s’est produite. Premièrement, ce fut la politique commerciale et industrielle qui changea. Auparavant, l’Etat tenait en une tutelle jalouse l’industrie et le commerce, en permettait ou en défendait l’exercice, qu’il réglementait jusqu’aux plus petites choses, les déconsidérait plus qu’il ne les favorisait, gardait sur eux une sorte de domaine éminent, tantôt les subventionnait et tantôt les rançonnait, ou subitement les abandonnait, mais jamais ne les laissait à eux-mêmes, émancipés, intéressés et responsables. Maintenant, au contraire, il leur rendait les rênes, il secouait l’assoupissement où les avaient plongés l’habitude de se sentir surveillés, garantis, attachés de très court, circonscrits de très près dans le profit comme dans la perte, et l’indifférence, qui en était la suite, au succès ou à l’échec ; il les revivifiait par la liberté, les tonifiait par la concurrence, les aiguillonnait par la crainte de l’échec et les éperonnait par l’espoir du succès, que seul il promettait de récompenser.

Deuxièmement, lorsqu’il eut changé de politique envers l’industrie, l’Etat ne tarda point à en changer envers le travail. Auparavant, il traitait le droit de travailler comme un droit régalien, qu’il dispensait ou refusait à son caprice et sous ses conditions ; qui dépendait, ainsi que tant d’autres, ainsi que tous les autres, du bon plaisir du prince ; qui n’appartenait qu’à ceux à qui sa grâce le concédait, pour l’objet auquel il les destinait, dans le lieu et le coin de ce lieu qu’il leur désignait ; mais que ceux à qui il ne l’accordait pas explicitement et presque nominativement, ou qui y ajoutaient quelque objet accessoire ?, ou qui le transportaient d’un lieu au voisin, que ceux-là alors usurpaient. Maintenant, au contraire, il rejetait loin de lui « une pareille maxime, » cette maxime à l’appui de laquelle venaient uniquement des raisons d’abusive et funeste fiscalité, « que le droit de travailler était un droit royal, que le prince pouvait vendre, et que les sujets devaient acheter[24]. » Illusion, que ce prétendu droit royal ! Le droit de travailler n’est pas un droit royal, c’est un « droit naturel[25] : » et s’il est de droit divin, ce n’est pas du droit divin du prince, mais du droit divin de tous les hommes : « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. » N’est-ce pas, sous la Monarchie, en 1776, — et n’est-ce pas dans ses termes propres, la Déclaration des droits ? N’en est-ce pas, quinze ans en avance, l’article 1er ? Quelque chose est donc changé dans l’État, et non pas seulement dans la politique, dans la conduite, mais dans la logique, dans la conception de l’État. Viennent les temps qui le changeront dans son essence et sa substance, dans sa nature et sa structure ; et troisièmement, ce qui, au début, n’était qu’un changement politique sera la transformation juridique, pleine et parfaite, de l’État ; tout dans l’État, et l’État lui-même, en sera changé.

Quant à la transformation légale de la société, elle découle comme fatalement de la transformation psychologique de l’ouvrier et de la transformation juridique de l’État combinées et coopérantes ; elle est comme la résultante de ces deux forces ; elle commence aussitôt que l’État jusqu’alors immuable se met en mouvement, et elle s’accélère aussitôt que l’État en mouvement a pour moteur le Nombre. L’introduction du Nombre dans la mécanique de l’État est comparable, il faut bien s’en convaincre, à l’introduction de la vapeur dans la mécanique du Travail ; si la vapeur est en somme l’eau passée, par l’ébullition, de l’état statique à l’état dynamique, le Nombre, c’est le Peuple passé aussi, par la révolution, du premier de ces États au second. Le Nombre n’est pas plus le Peuple tout simplement que la vapeur n’est l’eau tout simplement. Lui aussi a subi une transformation ; et d’abord du chef même de la transformation psychologique de l’ouvrier, puisque, la classe ouvrière étant très nombreuse en toute nation, lorsqu’elle change, il est impossible qu’une grande partie au moins du peuple n’en soit pas changée. Mais, de la France, on doit dire plus, et ce n’est point seulement l’ouvrier, ni une grande partie seulement du peuple qui a changé, c’est le peuple en son ensemble, car, par la double révolution, le milieu politique et économique, le milieu national et social est changé : il y a, pour ainsi parler, un milieu pré-révolutionnaire et un milieu post-révolutionnaire. Dans toutes les têtes l’esprit souffle différemment : ce ne sont pas seulement les ouvriers qui envisagent autrement les questions ouvrières ; c’est tout le monde, et comme tout le monde fait le Nombre, et comme le Nombre fait tout, le Nombre se trouve porté d’instinct à résoudre, ou à tacher de résoudre autrement ces questions par chacune desquelles le nouveau régime du Travail pose au nouveau régime de l’Etat le redoutable problème d’une société nouvelle.

Peut-être, pourtant, ceux-là mêmes qui ont applaudi à la transformation psychologique de l’ouvrier et aidé à la transformation juridique de l’Etat ne voient-ils pas sans quelque inquiétude ou quelque regret la transformation légale de la société qui s’apprête et s’approche ; mais il n’est plus en leur pouvoir, il n’est au pouvoir de personne ni de l’éviter, ni de l’écarter. C’est le danger des grands mots et des beaux discours qu’ils contiennent toujours plus qu’on ne pensait y mettre, et que tôt ou tard une main brutale, en pressant l’outre, veut en exprimer tout le contenu. Or, ceci contenait cela, et cela sortira de ceci. Déclaration des droits, Immortels principes, Souveraineté nationale, osselets qu’on a donnés comme joujoux au peuple, et que l’enfant terrible brisera pour en tirer, si desséchés qu’ils soient ou si vides qu’on les ait crus, une « substantifique moelle ! » Des mots et des discours l’ont déchaîné, mais d’autres mots, d’autres discours ne le renchaîneront pas.

« Dans la matinée du 25 février, dit Louis Blanc[26], nous étions occupés de l’organisation des mairies, lorsqu’une rumeur formidable monta vers l’Hôtel de Ville. Bientôt, la porte de la chambre du Conseil s’ouvrit avec fracas, et un homme entra qui apparaissait à la manière des spectres. Sa figure, d’une expression farouche alors, mais noble, expressive et belle, était couverte de pâleur. Il avait un fusil à la main, et son œil bleu, fixé sur nous, étincelait. Qui l’envoyait ? que voulait-il ? Il se présenta au nom du peuple, montra d’un geste impérieux la place de Crève, et, faisant, retentir sur le parquet la crosse de son fusil, demanda la reconnaissance du droit au travail… M. de Lamartine, qui est fort peu versé dans l’étude de l’économie politique, s’avança vers l’étranger d’un air caressant, et se mit à l’envelopper des plis et replis de son abondante éloquence. Marche — c’était le nom de l’ouvrier — fixa pendant quelque temps sur l’orateur un regard où perçait une impatience intelligente : puis, accompagnant sa voix d’un second retentissement de son mousquet sur le sol, il éclata en ces termes : « Assez de phrases comme ça ! » Je me hâtai d’intervenir ; j’attirai Marche dans l’embrasure d’une croisée, et j’écrivis devant lui le décret… »

Cette anecdote est plus que de l’histoire : un symbole. L’ouvrier Marche parlant au Gouvernement provisoire, c’est, dans « la rumeur formidable » et par « le geste impérieux » du Nombre, le Travail signifiant sa volonté, et dictant sa loi, — la loi, — à l’État.


CHARLES BENOIST

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1900.
  2. Voy. R. Thurston, Histoire de la machine à vapeur ; deux vol. de la Bibliothèque scientifique internationale ; Alcan, 1880-1882.
  3. A La Réole, vers 1750, une corderie emploie 300 personnes ; à Troyes, un tissage en occupe 400 ; à Thiers, une coutellerie en emploie 450 ; la quincaillerie d’Alcock en occupe 500. De 1758 à 1761, la manufacture royale de mousselines du Puy emploie jusqu’à 1200 personnes : en 1750, les Van Robais d’Abbeville en occupent dans leur manufacture de draps jusqu’à 1550 ; et, à la même date, près de Limoges, une autre manufacture royale d’étoiles de soie et de coton fait travailler jusqu’à 1 800 personnes. — Voyez Germain Martin, la Grande industrie en France sous le règne de Louis XV, p. 206.
  4. 5000 à Amiens, 1 000 à Abbeville.
  5. 34 000 fileuses ; 9 000 tisserands, 600 découpeurs, 300 restoupeuses, 700 femmes dans les blancheries et autres services.
  6. Il en est de même des 10 000 personnes qu’occupent à la fabrication du drap, dans la région de Givonnes, en 1756, 4 fabricans privilégiés avec 390 métiers. A Lyon, en 1753, on compte 10 000 métiers et 60 000 canuts ; et l’industrie du ruban, à Saint-Etienne ou à Saint-Chamond, en 1755, emploie 26 000 personnes. — Germain Martin, ouv. cité, p. 120-121.
  7. Germain Martin, ouvr. cité., p. 203.
  8. Id., ibid.
  9. « Au rez-de-chaussée, on dégraisse la laine ; ailleurs, on la fait sécher : des femmes, 350 environ, la plusent ; 130 en font le droussape ; 500 la cardent ; 2500 la filent, et une centaine la dévident. Il y a 1 500 tisseurs, à raison de deux par métier, et trois personnes par usine sont occupées exclusivement au foulage. Les chardons qui catissent les tissus sont nettoyés par des femmes qui ne font aucun autre travail. Des hommes tondent les draps et des femmes les plient ; d’autres les emballent. » — Germain Martin, ouvr. cité, p. 202.
  10. Encyclopédie méthodique. Il est curieux de noter qu’un quart de siècle après, le Code civil (art. 531) donne encore au mot Usine son ancien sens de « machine mue par l’eau, » et dit que « toutes usines… sont meubles. »
  11. Germain Martin, ouvr. cité.
  12. Le charbon de terre, déjà en usage vers 1725 pour les fours des verreries devient, à partir de 1750, en France, un aliment important de l’industrie. Sous la Régence, de 1715 à 1723, on avait procédé, un peu de tous rôles, à des recherches de mines. Mais, vers 1750, on exploite encore peu et mal : bien des obstacles s’opposent aux progrès, que ne facilite pas la préférence des industriels qui brûlent de la houille pour les charbons anglais. Pourtant, aussitôt qu’on se sert du charbon de terre pour la cuisson, non seulement l’importance des manufactures de faïence et de porcelaine, mais leur nombre jusque là réduit, augmente. — Voyez Germain Marlin, ouvr. cité, p. 110, 215 et passim : et Cf. Le Play, la Réforme sociale, t. II.
  13. De ces artisans, un maître tisseur lyonnais peut être pris pour type : « Sa demeure offre un aspect simple. Au dehors, on voit de grandes fenêtres : leur encadrement seul est en moellon ; les plâtras couvrent les autres parties de la maçonnerie. Les vitres sont rares ; jusqu’en 1750, le verre est cher, et, si l’on est peu à l’aise ou très économe, on le remplace par du papier huilé. Les métiers occupent le premier étage. La femme a des joyaux et du linge pour onze cents livres environ. Elle apporta en dot « quatre métiers propres à ouvrages figurez garnis de leurs ustensiles de service quoyque vieux ; plus, en meubles meublans qui ont aussy servi depuis longtemps, composés de lits avec leurs assortimens, garde-robes de noyer, tables, chaises, quelque peu de cuivrerie et de vaisselle d’étain et autres petits ustanciles de ménage, linges de plusieurs sortes pour le ménage dont partie est usée,… le tout évalué entre les parties, par des amis communs, la somme de deux mille livres. » Un autre maître, également lyonnais, a reçu de sa mère par contrat « la somme de cent cinquante livres en valeur d’un métier de sa profession garni de ses ustanciles et en ustanciles de ménage. » Sa femme lui apporte « deux cents livres en valeur d’une garde robe garnie des habits, linges et nippes servant à son usage et trois cents livres en argent et espèces sonnantes. » Le maître tisse avec sa femme ou avec un et parfois plusieurs garçons. » — Voyez Germain Martin, ouvr. cit., 236-237. Cf. du même, l’Industrie et le Commerce du Velay aux XVIIe et XVIIIe siècles, p. 140 à 194. — Justin Godart, l’Ouvrier en soie, monographie du tisseur lyonnais, 1er partie, la Réglementation du travail (1460-1731), Lyon, Bernoux et Cumin, et Paris, à Rousseau, 1899.
  14. Voyez Augustin Cochin, la Manufacture des glaces du Saint-Gobain, de 1665 à 1865, Broch. in-8o, Douniol et Guillaumin, 1865.
  15. Encyclopédie méthodique, t. Ier.
  16. Voyez Etienne Martin Saint-Léon, Histoire des corporations de métiers, et Germain Martin, les Associations ouvrières au XVIIIe siècle.
  17. Voyez Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général depuis l’an 1200 jusqu’en l’an 1800, par le vicomte G. d’Avenel ; t. III et IV.
  18. Ainsi le prince de Condé, dès 1716, le duc d’Humières, le duc d’Aumont, le duc de Chaulnes. Des sociétés se fondent pour l’exploitation des Houillères : par exemple, en 1766, pour les mines de Roche-la-Molière, entre le duc de Charost et consorts. Blumestein a la concession des mines du Forez et du Dauphiné ; La Gardette, la concession de Firminy ; la famille de Solages ouvre les mines de Carmaux.
  19. Voyez Flammermont, Remontrances des Parlemens au XVIIIe siècle, p. 310, SS.
  20. Flammermont, ouvr. et passage cités.
  21. Le Parlement de Rouen, jugeant trop élevé le nombre des tisserands de la région, propose de le diminuer et d’en envoyer cultiver les terres du Poitou et de la Marche. — Voyez Germain Martin, ouvr. cité, p. 259.
  22. P.-J. Proudhon, les Confessions d’un révolutionnaire, pour servir à l’histoire de la Révolution de Février, 3e édit., p. 67.
  23. « Quel fait d’une portée profonde, observe là-dessus Louis Blanc avec la grandiloquence ordinaire de son langage, que cet avènement d’un ouvrier au pouvoir, que cette inauguration d’une ère toute nouvelle, que cette reconnaissance officielle des droits du travail, que ce défi, glorieusement scandaleux, jeté au vieux monde ! » — Révélations historiques, en réponse au livre de lord Normanby intitulé : A Year of Révolution in Paris, Bruxelles, 1859. Meline ; Cans et Cie, t. Ier, p. 76.
  24. Edit du Roi portant suppression des jurandes, donné à Versailles au mois de février 1776, registre le 12 mars en lit de justice.
  25. « Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu’ont données à ce droit naturel et commun des institutions anciennes, à la vérité…. etc. » Préambule de l’Édit de 1776.
  26. Révélations historiques, t. Ier, p. 135-136.