Guiraudet et Gallay (p. 1-26).



LE TRAPISTE,


POËME.


Je suis devenu étranger à mes freres, parce-que le zèle de votre maison m’a dévoré, et que les outrages de ceux qui vous insultaient sont tombés sur moi.
(Ps. c. lxviii : v. 8.)






Imprimerie de GUIRAUDET,
rue Saint-Honoré, no  315, vis-à-vis Saint-Roch.


LE TRAPISTE,

POËME.

PAR L’AUTEUR

Des Poëmes antiques et modernes :

Héléna, le Somnambule, la Femme
Adultère, la Prison, &c.


TROISIÈME ÉDITION.
AU BÉNÉFICE DES TRAPISTES D’ESPAGNE.


A PARIS,

CHEZ GUIRAUDET ET GALLAY, IMPRIMEUR ET LIBRAIRE,

 rue saint-honoré, no 315, vis-a-vis saint-roch ;
PAINPARRÉ, LIBRAIRE, palais-royal, galeries de bois ;
PÉLICIER, LIBRAIRE, place du palais-royal.

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1823











C’était une des nuits qui des feux de l’Espagne
Par des froids bienfaisans consolent la campagne :
L’ombre était transparente, et le lac argenté
Brillait à l’horizon sous un voile enchanté ;

Une lune immobile éclairait les vallées,
Où des citronniers verts serpentent les allées ;
Des milliers de soleils, sans offenser les yeux,
Tels qu’une poudre d’or semaient l’azur des cieux,
Et les monts inclinés, verdoyante ceinture
Qu’en cercles inégaux enchaîna la nature,
De leurs dômes en fleurs étalaient la beauté,
Revêtus d’un manteau bleuâtre et velouté.
Mais aucun n’égalait dans sa magnificence
Le Mont-Serrat paré de toute sa puissance :
Quand des nuages blancs sur son dos arrondi
Roulaient leurs flots chassés par le vent du Midi,
Les brisant de son front, comme un nageur habile,
Le géant semblait fuir sous ce rideau mobile ;
Tantôt un piton noir, seul dans le firmament,
Tel qu’un fantôme énorme, arrivait lentement ;
Tantôt un bois riant, sur une roche agreste,
S’éclairait, suspendu comme une île céleste.

Puis enfin, des vapeurs délivrant ses contours,
Comme une forteresse au milieu de ses tours,
Sortait le pic immense : il semblait à ses plaines
Des vents frais de la nuit partager les haleines,
Et l’orage indécis, murmurant à ses pieds,
Pendait encor d’en haut sur les monts effrayés.



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En spectacles pompeux la nature est féconde ;
Mais l’homme a des pensers bien plus grands que le monde.
Quelquefois tout un peuple endormi dans ses maux
S’éveille, et, saisissant le glaive des hameaux,
Maudissant la Révolte impure et tortueuse,
Élève tout à coup sa voix majestueuse :
Il redemande à Dieu ses autels profanés,
Il rappelle à grands cris ses Rois emprisonnés ;

Comme un tigre, il arrache, il emporte sa chaîne ;
Il se lève, il grandit, il s’étend comme un chêne,
Et de ses mille bras il couvre en liberté
Les sillons paternels du sol qui l’a porté.
Ainsi, terre indocile, à ton Roi seul constante,
Vendée, où la chaumière est encore une tente,
Ainsi de ton bocage aux détours meurtriers
Sortirent en priant les paysans guerriers :
Ainsi, se relevant, l’infatigable Espagne
Fait sortir des héros du creux de la montagne.



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Sur des rochers, non loin de ces antres sacrés
Où Pélage appela les Goths désespérés,
D’où sort toujours la gloire, et qui gardent encore,
Helas ! les os français mêlés à ceux du More,

Au-dessus de la nue, au-dessus des torrens,
Viennent de s’assembler les montagnards errans.
La pourpre du réseau dont leur front s’environne
Forme autour des cheveux une mâle couronne,
Et la corde légère, avec des nœuds puissans,
S’est tressée en sandale à leurs pieds bondissans,
Le silence est profond dans la foule attentive ;
Car la hache pesante, avec la flamme active,
D’un chêne que cent ans n’ont pas su protéger
Ont fait pour leur prière un autel passager.



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Là, ce chef dont le nom sème au loin l’épouvante
Dépose devant Dieu son oraison fervente ;
Triomphateur sans pompe, il va d’une humble voix
Chanter le Te Deum sous le dôme des bois.

Est-ce un guerrier farouche ? est-ce un pieux apôtre ?
Sous la robe de l’un il a les traits de l’autre :
Il est prêtre, et pourtant promptement irrité ;
Il est soldat aussi, mais plein d’austérité ;
Son front est triste et pâle j et son œil intrépide ;
Son bras frappe et bénit, son langage est rapide ;
Il passe dans la foule, et ne s’y mêle pas ;
Un pain noir et grossier composa ses repas ;
Il parle, on obéit ; on tremble s’il commande,
Et nul sur son destin ne tente une demande.
Le Trapiste est son nom : ce terrible inconnu,
Sorti jadis du monde, au monde est revenu ;
Car, soulevant l’oubli dont ces couvens funèbres
À leurs moines muets imposent les ténèbres,
Il reparut au jour, dans une main la croix,
Dans l’autre secouant, au nom des anciens Rois,
Ce fouet dont Jésus-Christ, de son bras pacifique,
Du haut des longs degrés du Temple magnifique

Renversa les vendeurs qui souillaient le saint mur,
Dans les débris épars de leur trafic impur.
Soit que la main de Dieu le couvre ou se retire,
Le condamne à la gloire ou l’élève au martyre,
S’il vit, il reviendra, sans plainte et sans orgueil,
D’un bras sanglant encore achever son cercueil,
Et reprendre, courbé, l’agriculture austère
Dont il s’est trop long-temps reposé dans la guerre.
Tel un mort, évoqué par de magiques voix,
Envoyé du sépulcre, apparaît pour les Rois,
Marche, prédit, menace, et retourne à sa tombe,
Dont la pierre éternelle en gémissant retombe.



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Parmi ces montagnards, ces robustes bergers,
Aventuriers hardis, chasseurs aux pieds légers,

Qui rangent sous sa loi leur troupe volontaire,
Nul n’a voulu savoir ce qu’il a voulu taire.
Dieu l’inspire et l’envoie, il le dit : c’est assez,
Pourvu que leurs combats leur soient toujours laissés,
Joyeux, ils voyaient donc, sanctifiant leur gloire,
Ce prêtre offrir à Dieu leur première victoire.
Pour lui, couvert de l’aube et de l’étole orné,
Devant l’autel agreste il s’était retourné.
Déjà, soldat du Christ, près d’entrer dans la lice,
Il remplissait son cœur des baumes du calice.
Mais des soupirs, des bruits, s’élèvent ; un grand cri
L’interrompt ; il s’étonne, et, lui-même attendri,
Voit un jeune inconnu, dont la tête est sanglante,
Traînant jusqu’à l’autel sa marche faible et lente,
Montrant un fer brisé qui soutenait sa main,
Qui défendit sa fuite et fraya son chemin.
C’est un de ces guerriers dont la constante veille
Fait qu’en ses palais d’or la Royauté sommeille.

Il tombe ; mais il parle, et sa tremblante voix
S’efforce à ce discours entrecoupé trois fois :
« Pour qui donc cet autel au milieu des ténèbres ?
n’y chantez pas, ou bien dites des chants funèbres.
Quel Espagnol ne sait les hymnes du trépas ?
Les nouveaux noms des morts ne vous manqueront pas :
J’apporte sur vos monts de sanglantes nouvelles !
— Quoi ! le Roi n’est-il plus ? disaient les voix fidèles.
— Pleurez. — Il est donc mort ? — Pleurez, il est vivant ! »
Et le jeune martyr, sur un bras se levant,
Tel qu’un gladiateur dont la paupière errante
Cherche le sol qui tourne et fuit sa main mourante :
« Nos combats sont finis, dit-il, en un seul jour ;
Les taureaux ont quitté le cirque, et sans retour,
Puisque le spectateur à qui s’offrait la lutte
N’a pas daigné lui-même applaudir à leur chute.
Pour vous, si vous savez les secrets du devoir,
Partez, je vais mourir avant de les savoir.

Mais si vous rencontrez, non loin de ces montagnes,
Des soldats qui vont vite à travers les campagnes,
Qui portent sous leurs bras des glaives renversés,
Et passent en silence et leurs fronts abaissés,
Ne les engagez pas à cesser leur retraite ;
Ils vous refuseraient en secouant la tête :
Car ils ont tous besoin, mon Père, ainsi que moi,
De retremper leur âme aux sources de la foi.
Nul ne sait s’il succombe ou fidèle ou parjure,
Et si le dévoûment ne fut pas une injure.
Vous, habitant sacré du mont silencieux,
Instruit des saintes morts que préfèrent les Cieux,
Jugez-nous, et parlez… Vous savez quelle proie
Le peuple osa vouloir dans sa féroce joie ?
Vous le savez, un Roi ne porte pas des fers
Sans que leur bruit s’entende aux bouts de l’univers.
Nous qui pensions encore, avant l’heure où nous sommes,
Qu’un serment prononcé devait lier les hommes,

Partant avec le jour, qui se levait sur nous
Brillant, mais dont le soir n’est pas venu pour tous,
Au palais, dont le peuple envahissait les portes,
En silence, à grands pas, marchaient nos trois cohortes :
Quand le Balcon Royal à nos yeux vint s’offrir,
Nous l’avons salué, car nous venions mourir.
Mais comme à notre voix il n’y paraît personne,
Aux cris des révoltés, à leur tocsin qui sonne,
À leur joie insultante, à leur nombre croissant,
Nous croyons le Roi mort, parce qu’il est absent ;
Et, gémissant alors sur de fausses alarmes,
Accusant nos retards, nous répandions des larmes.
Mais un bruit les arrête, et, passé dans nos rangs,
Fait presque de leur mort repentir nos mourans.
Nous n’osons plus frapper, de peur qu’un plomb fidèle
N’aille blesser le Roi dans la foule rebelle.
Déjà, le fer levé, s’avancent ses amis,
Par nos bourreaux sanglans à nous tuer admis ;

Nous recevons leurs coups long-temps avant d’y croire,
Et notre étonnement nous ôte la victoire :
En retirait vers vous nos rangs irrésolus,
Nous combattions toujours, mais nous ne pleurions plus. »



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Il se tut. Il régna, de montagne en montagne,
Un bruit sourd qui semblait un soupir de l’Espagne.
Le Trapiste incliné mit la main sur ses yeux.
On ne sait s’il pleura ; car, tranquille et pieux,
Levant son front creusé par les rides antiques,
Sa voix grave apaisa les bataillons rustiques :
Comme au vent du midi la neige au loin se fond,
La rumeur s’éteignit dans un calme profond.

La lune alors plus belle écartait un nuage,
Et du moine héroïque éclairait le visage ;
Troublé sur ses sommets et dans sa profondeur,
Le mont de tous ses bruits déployait la grandeur ;
Aux mots entrecoupés du vainqueur catholique
Se mêlaient d’un torrent la voix mélancolique,
Le froissement léger des mélèzes touffus,
D’un combat éloigné les coups longs et confus,
Et des loups affamés les hurlemens funèbres,
Et le cri des vautours volant dans les ténèbres :



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« Frères, il faut mourir : qu’importe le moment !
Et si de notre mort le fatal instrument

Est cette main des Rois qui, jadis salutaire,
Touchait pour les guérir les peuples de la terre ;
Quand même, nous brisant sous notre propre effort,
L’arche que nous portons nous donnerait la mort ;
Quand même par nous seuls la couronne sauvée
Écraserait un jour ceux qui l’ont relevée,
Seriez-vous étonnés ? et vos fidèles bras
Seraient-ils moins ardens à servir les ingrats ?
Vous seriez-vous flattés qu’on trouvât sur la terre
La palme réservée au martyr volontaire ?
Hommes toujours déçus, j’en appelle à vous tous :
Interrogez vos cœurs, voyez autour de vous ;
Rappelez vos liens, vos premières années,
Et d’un juste coup d’œil sondez nos destinées.
Amis, frères, amans, qui vous a donc appris
Q’un dévoûment jamais dût recevoir son prix ?
Beaucoup semaient le bien d’une main vigilante,
Qui n’ont pu récolter qu’une moisson sanglante.

Si la couche est trompeuse et le foyer pervers,
Qu’avez-vous attendu des Rois de l’univers ?
Ô faiblesse mortelle ! ô misere profonde !
Le poids d’un grand service est trop lourd pour le monde.
On s’immole plutôt qu’on n’est reconnaissant,
D’un élan généreux tant l’attrait est puissant,
Et tant est fugitif le souvenir des hommes !
Plaignons notre nature et le siècle où nous sommes ;
Gémissons, en secret, sur les fronts couronnés,
Mais servons-les pour Dieu qui nous les a donnés.
Notre cause est sacrée, et dans les cœurs subsiste.
En vain les Rois s’en vont : la Royauté résiste,
Son principe est en haut, en haut est son appui ;
Car tout vient du Seigneur, et tout retourne à lui.
Dieu seul est juste, enfans ; sans lui tout est mensonge,
Sans lui le mourant dit : « La vertu n’est qu’un songe. »
Nous allons le prier, et pour le prince absent,
Et pour tous les martyrs dont coule encor le sang.

Je donne cette nuit à vos dernières larmes :
Demain nous chercherons, à la pointe des armes,
Pour le Roi la couronne, et des tombeaux pour nous. »


Amen, dit l’assemblée en tombant à genoux.



DOCUMENS

SUR LES TRAPISTES D’ESPAGNE.




C’est du couvent de Sainte-Suzanne, en Aragon, qu’est sorti le Trapiste célèbre.

Plusieurs fois (les religieux ses frères le racontent ainsi), il fut averti par des songes, et vint trouver le vieil abbé de la communauté, lui disant, comme autrefois Samuel à Héli : Me voici, car le Seigneur vient de m’appeler.

Mais l’abbé croyait d’abord que c’était un souvenir de son ancien métier des armes qui lui donnait ces pensées de guerre durant la nuit, et lui disait aussi : Mon fils, retournez et dormez.

Cependant, comme il revint encore disant toujours : Qu’il savait bien qu’on se battait pour le roi, et qu’il y devait être, l’abbé ne douta plus que ce ne fût, comme ils le disent, la sainte volonté de Dieu ; et sur les économies du couvent, il lui fut acheté un cheval. Il partit comme Bayard, armé et aourné par sa famille, pour bien servir son roi naturel, et il a combattu comme lui.

Ces détails, et ceux que je vais dire encore, on les peut entendre de la bouche même de plusieurs de ces bons pères, qui sont maintenant à Paris. Voici leur histoire entière et comment ils y sont venus.

Il arriva qu’en l’hiver de l’année 1796 une colonie de trapistes partit du monastère de la Val-Sainte, en Suisse, que notre révolution avait comblé de malheureux, et peut-être de pénitens. On les vit marcher deux à deux et en silence à travers des peuples révoltés et des armées, ne sachant pas bien où la Providence les arrêterait, et passant parmi les nations, comme Pierre l’Ermite et sa croisade, sans autre guide que la croix. « Partout on refusait le passage à nos fondateurs, m’écrivait un de ces religieux ; mais ayant recours à Dieu, partout il leur fut ouvert. En Savoie, comme ils se présentèrent à une ville où il y avait sentinelle, elle leur dit : Mes pères, quand vous seriez des anges du ciel, vous ne passerez pas. Et ils se trouvaient dans un grand embarras, quand il se montra tout à coup, et comme par miracle, un colonel qui avait été à la Trappe de Mortagne, et reçu par le même supérieur de la colonie, qui parlait pour tous et qu’il reconnut de suite. Il se jeta à son cou, et le conduisit chez lui avec les autres, leur fit mille amitiés, et leur donna le passage en les accompagnant lui-même.»

Lorsqu’on leur interdisait l’entrée d’une ville, il fallait passer la nuit exposés à un froid très-cruel. Alors, comme les cabanes étaient révolutionnaires et se fermaient à des moines, ils se retiraient dans quelque cimetière, demandant l’hospitalité et un abri sous leur tombe, à ces morts auxquels ils étaient aussi semblables par l’abandon et l’oubli du monde entier, que par leur pâleur et ces longues robes blanches qui les faisaient paraître comme des ombres errantes. Là, ils priaient, et se félicitaient dans leurs cœurs de ce que Dieu leur donnait des misères plus grandes encore que celles qu’ils avaient inventées pour eux-mêmes.

Malgré tant de fatigues, la colonie silencieuse parvint jusqu’au royaume d’Espagne, alors paisible. Le peuple-moine baisa la robe des Trapistes ; et le roi Charles IV, se souvenant qu’un vêtement semblable avait en vain tenté de contenir l’empereur Charles-Quint, et pensant que cette robe plus pesante t’eût pu faire, de peur qu’elle ne manquât à quelqu’un de ses descendans, s’il savait jeter le manteau royal, laissa vivre dans son royaume ceux chez qui l’on va mourir, voulut être le patron de leur maison, leur donna un peu de cette terre qu’il devait quitter plus tôt qu’eux ; et le souvenir de Saint-Just créa Sainte-Suzanne.

Là s’arrêtèrent enfin les bons religieux, quand on leur eut dit, comme au peuple de Dieu : Israël habitera sut cette terre dans une pleine assurance, et y habitera seul. Ils reprirent avec joie leurs travaux douloureux. Un grand nombre d’Espagnols vinrent chercher l’oubli de la vie et la paix de l’âme dans ce continuel souvenir de la mort et ces fatigues assidues du corps. Dom Gerasime d’Alcantara remplit le premier cette dignité d’abbé, où l’on n’a d’autre privilége (selon leurs expressions) que de se lever plus tôt et de se coucher plus tard, c’est-à-dire quelques peines de plus. Tout en vivant dans les pratiques de la régularité primitive, la république muette marchait à son but de se suffire à elle-même. Les frères labouraient, semaient et moissonnaient eux-mêmes, afin d’acquérir de quoi donner l’hospitalité à des voyageurs qui souvent sont venus chercher dans leur cloître un aliment à de lâches plaisanteries et à des récits ironiques et mensongers. Ce couvent, le seul de l’ordre qui fût en Espagne, y inspirait cependant une admiration universelle. En 1808, les troupes françaises, toujours généreuses quand on les laisse à la pente naturelle de leur caractère, ont respecté l’enceinte du monastère, et des soldats furent placés à toutes les portes pour le garantir des insultes.

Mais une invasion vaut mieux que la prudence d’une révolution.

Un décret des Cortès de 1821 a déclaré utile le terrain que les Trapistes occupaient ; des commissaires aux portes, des clés saisies, les scellés de la nation partout, et le bannissement, rien ne leur a manqué, pour leur malheur, des sages mesures du bien public ; et maintenant les voilà qui se présentent au seuil de nos maisons, pour demander un troisième tombeau, après qu’on les a dépouillés des deux premiers.

Heureux du moins sont les Français qui se trouvent parmi eux, que leur bouche si long-temps muette ne se soit ouverte que pour prononcer le langage de France. Aucun mot étranger n’a séparé leur adieu à la patrie des nouvelles paroles qu’ils lui viennent adresser ; mais c’est un langage bien douloureux qu’ils lui tiennent : « Comment se peut-il, viennent-ils nous dire, que des vieillards ne puissent pas trouver un coin de terre pour mourir, sans qu’une révolution ne la vienne labourer. Hélas ! elle la dit plus féconde dans ses mains ; mais elle n’y sème que du sang, et nous y faisions germer de saints exemples de repentir et de désintéressement. À notre entrée à la Val-Sainte, notre oreille fut long-temps poursuivie dans le silence du cloître par les gémissemens de vos guerres civiles : c’était la dernière voix de la terre que nous eussions entendue, et elle nous avait paru comme son dernier cri. Et cependant voilà que, vingt ans après, au sortir de Sainte-Suzanne, les premiers bruits du monde que nous entendons sont tout semblables à ces bruits ; la même liberté fait couler les mêmes larmes et le même sang. Vos révolutions n’ont donc pas cessé leur cours ? Comment existe-t-il encore des peuples, et comment se trouve-t-il encore quelques rois à leur jeter ? »

Ô que n’ai-je acquis plus de gloire ! J’emploierais à être utile à ses hommes vénérables le crédit miraculeux qu’elle donne sur les âmes, et j’ajouterais mon nom à leur éloge, comme pour le sceller de toute son autorité ; mais si je suis trop jeune pour avoir le droit de faire tant de bien, j’ai du moins celui de rappeler pour eux l’intérêt qu’un homme illustre leur a porté.

La main qui nous a donné le Génie du Christianisme n’a pas dédaigné de transcrire à la suite d’un si beau livre les lettres naïves d’un Trapiste [1] de Sainte-Suzanne, qui forment comme une histoire complète, où l’on voit son entrée au couvent, ses pieuses souffrances et sa fin.

Une dernière lettre, qui annonce la mort précieuse qu’il a faite, et engage son frère à ne le point pleurer, est du révérend père Jean-Baptiste de Martres, prieur des Trapistes d’Espagne, Français de naissance, et maintenant à Paris, où Mgr l’archevêque l’a reçu dans son palais.

Ce religieux vieillard vient chercher quelques secours pour ses frères qui ont repassé les Pyrénées avec lui.

Il m’a fait l’honneur de me visiter, et je n’ai rien vu dans toute sa personne qui ne fût digne de l’idée que l’on se fait de ces austères cénobites : il unit la simplicité d’un enfant aux traits souffrans d’un anachorète, et dit avec naïveté de ces belles choses qui transportent d’admiration dans les hautes productions du génie. Ces âmes épurées vivent si loin du monde, que son langage ordinaire n’est guère compris par elles, et que le sublime est devenu la nature de leurs pensées.

Puissent leurs prières faire sur beaucoup de cœurs l’impression que fit sur le mien leur simple vue. Quant à moi, voici sans doute la dernière fois qu’il m’est permis d’élever ma voix en leur faveur. Destiné à prêter une autre arme aux émigrés espagnols, je penserai du moins que personne n’aura acquis, sans leur avoir fait un peu de bien [2], ce livre, où je parlais de leur infortune.


IMPRIMERIE DE GUIRAUDET, RUE SAINT-HONORE, No 315,
VIS-À-VIS SAINT-ROCH.

  1. M. de Clauzel, frère de M. de Clauzel de Coussergues.
  2. Cet ouvrage se vendra au profit des Trapistes espagnols.