Le Transport des marchandises depuis sept siècles

Le Transport des marchandises depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 173-199).
LE
TRANSPORT DES MARCHANDISES
DEPUIS SEPT SIÈCLES [1]


I

Avant la guerre, chaque Français transportait, ou l’on transportait à son intention, pour le charme ou la commodité de sa vie, treize cents tonnes par an à un kilomètre, soit treize mille kilos à la distance moyenne de cent kilomètres.

Telle était, rapportée à nos 39 millions de concitoyens, quel que fût leur âge ou leur sexe, et quelque modeste que fût leur rang sur l’échelle sociale, la part qui revenait alors à chacun d’eux dans le volume et le poids gigantesque des 50 milliards de tonnes kilométriques, déplacées chaque année à leur intention et pour leur compte, par les voies ferrées, fluviales ou maritimes, sans parler du mouvement de nos routes terrestres dont il n’existe aucune statistique.

Ce mouvement global de 50 milliards de tonnes chargées, déchargées, voiturées par ou pour nous, se décomposait en 180 millions de tonnes effectuant sur nos chemins de fer un parcours de 135 kilomètres, 35 millions de tonnes accomplissant sur les canaux et rivières un trajet de 156 kilomètres, et 40 millions de tonnes importées ou exportées par mer d’une distance que, pour être sûr de rester au-dessous de la vérité, l’on peut chiffrer à 500 kilomètres en moyenne, puisqu’elles venaient en égale quantité d’Angleterre et d’Amérique ou d’Asie, faisant tantôt 30 kilomètres et tantôt 7 000[2].

Tous ces transports étaient une création récente : ils dataient de la seconde moitié du XIXe siècle. Celui des chemins de fer, qui remplaçait la traction animale sur certains points, ne l’avait pas diminuée ; il s’était purement ajouté à elle : c’était un gain total. Le nombre des chevaux de trait ayant fort augmenté, ainsi que la longueur des routes ouvertes, on peut être sûr que les charrettes et camions dans leur ensemble véhiculaient en 1913 un poids très supérieur à celui d’il y a soixante ans[3]. Quant aux transports maritimes, les entrées et sorties annuelles des ports français qui, — non compris le cabotage, — étaient, il y a cinq ans, de 51 millions de tonnes, ne dépassaient pas 11 millions de tonnes en 1869 et 3 millions et demi en 1845. Enfin sur les fleuves et canaux qui, les premiers du moins, semblent avoir été le mode de locomotion préféré de jadis, le trafic était à peine, en 1850, le quart de ce qu’il était à la veille de la guerre actuelle ; on en verra plus loin les motifs.

Il s’écrit plus de lettres qu’il ne se fait de voyages, mais il se véhicule, au poids, incomparablement plus de marchandises que de papiers postaux et de créatures humaines. Les anciens modes de transport étaient parvenus à assurer tant bien que mal la circulation des lettres et même des voyageurs, colis peu encombrants et peu lourds. Les quatre-vingt-dix objets de correspondance, — moitié lettres, moitié journaux ou imprimés, — que chaque Français recevait annuellement avant 1914 représentent, à vingt grammes chacun, une charge globale de 720 000 tonnes. Ce voyageur lui-même qui montait en chemin de fer quatorze fois par an et faisait en totalité 462 kilomètres sur le territoire de la République, admettez qu’il pèse individuellement 75 kilos, constituait, pour l’ensemble des réseaux, un poids total de un milliard 400 millions de tonnes kilométriques.

Qu’est-ce que cela, comparé aux 24 milliards de tonnes de marchandises ? Les chemins de fer transportaient donc au poids dix-sept fois plus de marchandises que de voyageurs. La tonne de voyageurs (à 75 kilos par tête) payait 46 centimes par kilomètre ; mais la tonne de marchandises, en petite vitesse, payait dix fois moins, — quatre centimes et quart ; 7 — ce qui de nos jours permettait aux objets vulgaires et de peu de prix d’aller très loin, et ce qui explique aussi combien cela leur était autrefois impossible.

Notez, et c’est un point capital, que dans le prix perçu par le chemin de fer est compris l’entretien de la voie, dont l’ancien roulage n’avait pas à tenir compte. Or, comment eût-on pu entretenir une route telle que celle de Paris à Lyon ou à Calais, sur laquelle eussent passé chaque jour des millions de kilos ? Répartie sur nos 40 000 kilomètres de chemins de fer, la charge annuellement transportée en 1913 ressortait en moyenne, par kilomètre et par jour, à 2 000 tonnes, sans compter le poids des véhicules ; quelle route pourrait, en temps normal, supporter le passage quotidien de 1 000 charrettes portant chacune 2 000 kilos ?

Il peut sembler extraordinaire et même invraisemblable que, pareil à M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, chaque Français, avant la guerre, déplaçât inconsciemment, envoyât ou apportât chaque année, d’une distance moyenne de 200 kilomètres, 6 500 kilos par terre ou par eau. Cependant, si l’on regardait vivre, je ne dis pas les riches ou les bourgeois, producteurs et consommateurs d’importance, mais le plus simple paysan dans son village, on ne s’étonnera plus que, pour faire vivre comme elle vivait en 1914 la famille qui occupait cette maisonnette, il fallût mouvoir et véhiculer un pareil poids.

Presque tout ce qu’elle consommait venait de loin et les choses mêmes qu’elle produisait sur place, comme les grains ou le bois, pour qu’elles n’enchérissent pas à l’excès, pour que le pain blanc de sa table et la bûche de son foyer ne devinssent pas, en se faisant rares, des objets de luxe qui lui eussent échappé, devaient être multipliées par des apports lointains, dans l’intérêt de cette famille paysanne. Il fallait que le froment du Nord vint alimenter le Midi, que le froment de l’Amérique, de l’Inde ou de la Russie comblât les vides de la récolte française. Si le charbon de terre n’avait pas remplacé le bois dans tous les usages industriels, si les citadins ne l’avaient pas employé de préférence comme combustible ; si, même aux champs, le maréchal, le bouilleur de cru, ne s’était servi de houille pour sa forge ou son alambic, le bois, disputé par des consommateurs plus fortunés, eût été arraché aux campagnards.

Pour sa nourriture quotidienne, cette famille rurale usait de café du Brésil, de sucre de l’Aisne ou du Pas-de-Calais, de morue de Saint-Pierre et Miquelon ou de Terre-Neuve ; le pétrole, qui brûlait dans sa lampe de faïence blanche suspendue aux solives du plafond, venait de Bornéo dans l’océan Indien ou de Bakou sur la mer Noire ; sa bougie était le produit de graisses internationales, peut-être de gadoues des États-Unis, désinfectées, blanchies et déshydrogénées par un procédé scientifique récent. Sa faucheuse était importée d’Amérique, à moins qu’elle n’eût été fabriquée par la succursale française de quelque International Harvester. De Lorraine venaient le fer de sa charrue, l’acier de ses essieux, de ses bandages de roues, de ses instruments aratoires, la ronce artificielle de ses clôtures. Le lien de corde, enroulé sur le front de ses vaches, était fait avec les fibres de Manille (îles Philippines) mariées au chanvre russe de Riga. Les poutres de son toit, le plancher de son grenier, étaient arrivés tout équarris et débités de Suède et de Norvège, d’où lui venaient aussi, sous forme de sapin brut, le papier de son journal et son propre papier à lettres. Sa chemise, son mouchoir, ses serviettes de coton venaient de la Louisiane ou du Texas, la laine de ses habits venait d’Argentine ou d’Australie, et, si l’on objecte que parmi les fournitures qui précèdent beaucoup sont de faible poids, on se souviendra que les milliers de kilos d’engrais artificiel qui fertilisaient ses labours ou ses prairies venaient, les nitrates du Chili, les phosphates de l’Afrique du Nord.

Des diverses provinces françaises et même de toutes les parties du monde étaient apportés à ce paysan cent objets nécessaires ou utiles à son exploitation agricole, comme à sa nourriture, a son vêtement, à son éclairage personnel ; mais il n’usait pas moins des moyens de transport pour exporter, à des prix avantageux, presque tout ce qu’il produisait et qu’il n’aurait pu continuer de produire pendant un an, ou même seulement pendant quinze jours, si des trains entiers de chemins de fer n’étaient partis sans cesse de la station la plus voisine, chargés de ses volailles, de ses légumes, de ses fruits, de ses fleurs, aussi bien que de ses grains, de son bétail ou de son vin.

C’est ainsi que le transport des marchandises est le plus important de tous, non seulement en lui-même, par le nombre des kilogrammes, mais par ses conséquences, la civilisation moderne, si complexe, repose sur lui tout entière, parce qu’il est la condition essentielle de toute production et de toute consommation, partant de toute industrie, de toute richesse, de tout bien-être. C’est la révolution des transports qui a mis fin à ce désolant paradoxe de naguère : l’extrême abondance des récoltes devenant une cause de ruine pour les producteurs, par un avilissement des prix dont les consommateurs n’étaient pas à même de profiter.

« Mourir de faim sur un tas de blé, » suivant le mot connu de Mme de Sévigné, n’était pas seulement le fait d’une province exceptionnellement favorisée où le grain ne trouvait plus d’acheteurs, mais celui de régions très vastes et même de la France entière, à certaines époques où, les défrichements allant plus vite que l’accroissement de la population et l’offre de denrées dépassant la demande, tout progrès était paralysé. Par contre, la cherté, dont souffraient les consommateurs, n’était jamais avantageuse aux producteurs, parce qu’elle avait pour cause nécessaire la disette ; l’on ne pouvait si bien vendre que ce dont nul n’était vendeur.

Si l’on trouve, du XIIIe au XVIe siècle, des hectares de vignes a 140 et même à 70 francs, — de notre monnaie[4], — en Languedoc, tandis qu’il s’en voyait à 4 000 et 6 000 francs à Argenteuil et à Vanves, à 7 000 et 8 000 francs en Basse-Normandie et à Nanterre, c’est que, moins le climat était favorable à leur culture, plus les vignes augmentaient de prix par leur rareté. Avec une production réglée sur la consommation locale, le phénomène était semblable pour toute marchandise. Avant la présente guerre, avec une consommation universelle sollicitant la production indéfinie des bonnes qualités à bas prix, un phénomène inverse apparaissait : par la division du travail sur le globe, par l’adaptation des cultures et des industries aux climats, au sol, aux forces naturelles et aux conditions économiques, l’humanité réalisait ce prodige : d’acheter meilleur marché tout en vendant plus cher.


II

Pour faire pareille besogne, il fallait un outil que nos devanciers ne possédaient pas : si le lait pur était en 1913 moins coûteux a Paris qu’il y a cinquante ans, tout en rapportant davantage au fermier qui le fournissait, c’est qu’il venait il y a cinq ans aussi vite de 150 kilomètres que de Garches ou de Montfermeil sous le second Empire. Et si la pierre à bâtir de nos grandes villes, bien qu’amenée d’une carrière lointaine, faisait réaliser à la fois un gain nouveau au propriétaire qui l’extrayait et une économie à l’entrepreneur qui l’employait, c’est que le remorqueur ou la locomotive avait fait voyager ce bloc énorme pour quelques francs. Avec le roulage d’autrefois, la pierre eût trop enchéri en route et le lait fût resté en route trop longtemps.

Quel fut donc, dans les sept siècles qui ont précédé le nôtre, le tarif de la « petite vitesse ? » non que je prétende ici dresser, pour le moyen âge et les temps modernes, une nomenclature analogue à celle du copieux in-folio qu’est le livre Chaix de nos Compagnies de chemins de fer. L’œuvre serait assez malaisée et d’ailleurs fastidieuse. Mais, grâce aux prix de transport que j’ai recueillis en assez grand nombre, pour des marchandises variées et s’appliquant à des poids et à des distances précis, il est possible, en traduisant les chiffres anciens en chiffres de 1913, de savoir ce qu’il en coûtait jadis par kilomètre et par tonne de mille kilos, et de comparer au présent un passé jusqu’ici obscur[5].

Les transports qui, pour les voyageurs et les lettres, devinrent, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’objet de monopoles assez jaloux, demeurèrent libres pour les marchandises. La loi seule de l’offre et de la demande régla, depuis le moyen âge jusqu’à la fin de la monarchie, le voiturage des marchandises, la « petite vitesse » du moins, c’est-à-dire le gros charroi. Pour les colis légers, portés au trot, — allure correspondant à la « grande vitesse » actuelle, — leur trafic était, depuis-Louis XIV, réservé aux Messageries Royales ; celles-ci obtenaient fréquemment condamnation a dommages-intérêts (de 20 à 70 francs) des routiers qui s’étaient illégalement chargés de paquets inférieurs à 25 kilos, ou en avaient indûment groupé plusieurs pour atteindre ce poids.

La taxe officielle appliquée par les diligences à ce que nous nommons les « colis postaux, » était graduée suivant la distance : de 50 centimes, chiffre minimum pour 5 kilos expédiés à 40 kilomètres, elle s’élevait par 20 kilomètres de 25 centimes ; de sorte qu’à destination de Lyon ou de Bordeaux, 5 et 10 kilos, au lieu de 80 centimes et 1 fr. 25 en 1913, payaient sous Louis XVI 7 fr. 50 et 15 francs. Ce tarif de la fin de l’ancien régime, avec son supplément de 50 centimes pour livraison à domicile, était cependant inférieur d’un tiers à celui des premiers coches publics au temps de Louis XIII.

Il eût paru bien bon marché aux gens des XIVe et XVe siècles, où les petits colis payaient proportionnellement le plus cher, grevés qu’ils étaient des frais d’une voiture souvent aux trois quarts vide. Il en coûtait 10 francs pour le port d’une robe de Paris à Compiègne (1302), 96 francs pour celui d’une grande cage de perroquets de Montargis à Paris, 128 francs pour quelques poissons de Paris en Franche-Comté et 72 francs pour un baril de lamproies de Paris à Arras (1405). Au XVIe siècle le port d’une épinette de quelques kilos, — cet embryon des pianos futurs, — était payé 84 francs de Tours à Cognac ; celui de deux « harnais d’armes, » — armures complètes, — 108 fr. de Besançon à Bruxelles (1501) ; celui de six gerfauts, de Bruxelles à Prague, 166 francs (1595).

Ces prix et beaucoup d’autres du même genre ne sont pas, à proprement parler, la rémunération effective d’un « transport » de marchandises, mais la dépense de voyage d’un exprès, indépendante de la charge à lui confiée. C’étaient des manifestations de luxe, disparues de notre temps où elles seraient sans objet. Elles suppléaient à la « grande vitesse » inexistante, mais n’ont pas plus d’analogie avec un trafic organisé que n’en ont, par exemple, avec le tarif actuel des cercueils par chemin de fer, des cortèges funéraires qui rapatriaient processionnellement, parfois de fort loin jusqu’au tombeau familial, un cadavre princier : ainsi en coûta-t-il 160 000 francs pour ramener d’Italie à Thouars (Charente), escorté d’une foule de prêtres et de chevaliers, entre deux rangs de porteurs de torches eh cire, le corps de Louis de la Trémoïlle, tué à la bataille de Pavie (1525),

Lorsque, au contraire, 500 plumes de chapeau payent 56 francs de Paris à Nevers (1618), ou six fromages de Parmesan 26 francs de Milan à Bruxelles, nous voyons bien, et que les charretiers devaient sur le parcours avoir d’autres clients, et qu’ils en avaient cependant fort peu, puisqu’ils exigeaient pour de si faibles poids un pareil fret. Plus tard, lorsque des services réguliers fonctionnèrent, le port des petits colis fut moins fantaisiste : 20 francs pour une valise par le coche de Paris à Troyes, 1 fr. 30 pour une paire de souliers de Paris à Strasbourg ou 10 fr. 50 pour « deux belles truites » de Dieppe à Versailles (1760).

Encore n’était-ce que sur quelques grandes routes. Entre localités médiocrement éloignées mais qu’aucun passage périodique de voitures n’unissait entre elles, le prix demeure élevé et d’ailleurs très variable : de Vinsobres, bourg de Dauphiné, à Grenoble, le kilo paie tantôt 87 centimes pour des vêtements, tantôt 3 fr. 75 pour des truffes (1635), sans que la nature de la marchandise y fût pour rien, car, pour les mêmes objets, le port diminue ou augmente du simple au double à quelques années d’intervalle. La fixité des tarifs est un bienfait tout moderne ; avant la création des chemins de fer, quand la marchandise était abondante, l’outillage des transports devenant insuffisant, les prix s’élevaient brusquement au triple et au quadruple comme les frets sur l’Océan.

Les « colis postaux », malgré leur nombre d’environ 75 millions, et d’ailleurs tout le trafic dit de « grande vitesse », ne représentaient qu’une bien faible partie du mouvement des marchandises avant la guerre : sur nos voies ferrées 20 000 wagons y suffisaient, tandis que 335 000 étaient affectés à la « petite vitesse. » À cette dernière pourvoyaient vers la fin du XVIIIe siècle à Paris, seize « commissionnaires-entrepreneurs de grosses voitures par la voie des routiers, pour toutes les villes du royaume » ; les uns spécialisés dans certaines directions, les autres prenant pour tout pays.

Plusieurs fois l’Etat avait songé à réglementer ce commerce : dès le règne de Louis XIII, on faisait valoir que « les marchands sont le plus souvent en peine de trouver des routiers et, s’ils n’ont de quoi leur donner leur charge, faut qu’ils attendent souvent quinze jours ou un mois. » Les colis étaient « confiés au premier venu, pauvre homme parfois, qui n’a qu’une charrette et vend, si elle se rompt en chemin, une partie de ses chevaux pour la faire réparer ou en avoir une neuve. » Un fermier sollicitait (1634), en échange d’un versement de 1 500 000 fr. dont le Trésor lui eût servi l’intérêt à 4 p. 100, le privilège du roulage en France ; s’engageant à faire partir à jours fixes une ou deux charrettes par semaine, chargées ou non, — c’était sans doute assez en ce temps-là, — et, de plus, « à assurer et garantir la marchandise. »

Clause précieuse au premier chef : suivant l’usage d’alors, on dessinait à l’encre une main sur le ballot ou la caisse, pour indiquer que son contenu était fragile, mais cela ne servait pas à grand’chose ; dans son Histoire de la manufacture de Saint-Gobain (1665-1805), M. Augustin Cochin, administrateur de cette Compagnie, affirme qu’autrefois, sur 72 glaces transportées de Chauny à Paris, 12 seulement arrivaient entières ; pourtant le voyage se faisait par eau et ces anciennes glaces n’avaient qu’un mètre de côté. De ces miroirs brisés, des pièces d’étoiles gâtées ou tachées d’eau et de toutes avaries en général, il fallait bien faire son deuil ; les transporteurs gagnaient toujours leurs procès ; les tribunaux, estimant que ce risque était naturel, n’accordaient rien et, pour les coffres ou valises perdus sans valeur déclarée, ils n’allouaient qu’une indemnité fort médiocre.

Les projets de monopole se renouvelèrent périodiquement jusque sous Louis XVI, soulevant chaque fois, de la part du commerce, des protestations énergiques qui firent reculer le pouvoir. Les adversaires des courtiers libres leur reprochaient de prélever des commissions exorbitantes, allant jusqu’à 40 pour 100 et faisant des 60 et 120 francs par tonne.

Le taux moyen des transports par terre se tenait, avant la Révolution, aux environs de 1 franc par kilomètre et par mille kilos, avec un maximum de 1 fr. 60 et un minimum de 0 fr. 40. Depuis le moyen âge, il oscillait entre 2 fr. et 0 fr. 50, sauf pour les objets précieux, — en 1315, une statue d’albâtre coule 2 200 fr. de port de Paris à Dijon, — ou pour de très petits poids, — trois rames de papier d’impression paient (1562) sur le pied de 2 fr. 66, et 42 kilos d’amandes sur celui de 20 francs la tonne kilométrique. Il règne ici la plus grande fantaisie.

Des prix exceptionnels se rencontrent aussi pour de courts trajets sur de mauvais chemins : le blé paie à Abbeville la même année (1476), dans la direction d’Amiens, 1 franc la tonne kilométrique et 4 fr. 10 dans la direction de Saint-Valery, sans doute à cause des difficultés du charroi.

En général, les chiffres que j’ai recueillis montrent le port du blé variant, au cours des siècles, de 0 fr. 73 à 1 fr. 86 la tonne kilométrique, celui du vin de 1 fr. à 1 fr. 32, celui du bois de charpente de 0 fr. 32 à 1 fr. 54, — des canons payaient 0 fr. 50 et des volailles 2 francs. Il existait naturellement quelque sorte de gradation entre les prix, suivant le caractère plus ou moins périssable des marchandises : le foin coûtera 0 fr. 77, le beurre 1 fr. 35, et, par exemple, à la même date (1765), d’Aix à Paris, les savons et l’épicerie sont taxés à 0 fr. 90 par kilomètre les mille kilos, tandis que les vins en caisse le sont à 1 fr. 30. Mais le cours des transports subissait tant de vicissitudes, obéissait à tant de causes impossibles à discerner ! Nous ne serons pas surpris de voir la tonne de laine brute supporter 1 fr. 80 par kilomètre (1673) sur la route d’Orléans et les drogueries 0 fr. 63 seulement sur celle de Soissons ; et nous ne nous étonnerons pas d’apprendre par Albert Durer que d’Anvers à Nuremberg (1521) on lui prend pour divers bagages, à quelques jours d’intervalle, 265 francs, puis 1060 francs les mille kilos. Sans doute ce dernier chiffre est accordé au « vicarius », plus spécialement chargé de voiturer les curiosités.

Sur la ligne de Paris à Lyon (1762) le tarif normal des rouliers était de 1 fr. 10 par tonne kilométrique, mais les huîtres venaient de Marennes à Paris pour 0 fr. 76 et le port des vivres militaires, qui se payait en Normandie sur le pied de 1 fr. 60 (1775), tombait quelques années plus tard à 0 fr. 60. Le plus ou moins de concurrence, et aussi l’état plus ou moins praticable des voies de communication, suffiraient à expliquer d’aussi brusques écarts.

Les routes, au XVIIIe siècle, se créaient lentement ; j’ai précédemment conté leur histoire et les doléances des voyageurs[6] ; les détails abondent sur ce sujet : Blondel, ministre de France près l’électeur Palatin, qui regagnait son poste en janvier 1735, écrit au ministre Chauvelin : « J’ai resté une nuit dans les boues, et hier, étant parti à six heures du matin de Château-Thierry, je fus heureux d’y pouvoir retourner coucher le soir, ma berline ayant été embourbée dès dix heures et n’ayant pu la retirer qu’à six heures du soir. Je n’ai pu faire aujourd’hui que cinq lieues, quoique ayant à ma voiture douze et quatorze chevaux. Enfin, les boues sont telles qu’une charrette sur laquelle il y avait trois invalides ayant versé près d’ici, il y en eut un qui s’est noyé dans la boue. »

Les entrepreneurs de charroi passaient avec les laboureurs du voisinage des marchés sujets à mille fluctuations ; en certaines directions on utilisait des frets de retour : le concessionnaire d’une houillère en Limousin, sous Louis XV, se proposait, dit-il, « d’employer pour le transport de ses charbons 3 à 4 000 voitures qui passent continuellement à vide auprès de sa mine, pour aller chercher à Limoges le sel qu’elles conduisent en Auvergne. » L’on ne sait ce qu’il advint de ces espérances ; mais une autre mine, en Bourbonnais, ne pouvait livrer au port de Moulins, cependant peu éloigné, plus de 700 tonnes par mois (1793) « vu le manque de chevaux et de fourrages. »

Bien que les charrettes ne fussent pas très communes, surtout dans le Midi où beaucoup de transports se faisaient encore sur des bâts, à des de bêtes de somme, — mauvais roussatis de foire, — le matériel de traction dut pourtant s’améliorer au début du XIXe siècle : un voyageur anglais (1802) témoigne de l’admiration pour la manière dont on construit les charrettes dans l’Ouest de la France : « Elles sont placées sur de très hautes roues, la charge répartie en équilibre sur un essieu où l’on attache les traits. Un marchand m’a dit qu’un cheval pouvait ainsi traîner 3 600 livres. » De ce perfectionnement des charrettes, Mercier fait au contraire honneur à l’Angleterre : « Les jantes de toutes les voitures roulant fardeau, dit-il, sont trois fois plus larges qu’elles n’étaient ci-devant… large bandage que nous avons enfin imité des Anglais. »

Avant que l’invention, puis le progrès des chemins de fer n’eussent abaissé graduellement le coût des transports aux 4 centimes et quart où nous le voyions en 1913, une première réduction, très importante, avait été obtenue de 1800 à 1855 par la triple amélioration des routes, des véhicules et des chevaux, ces derniers multipliés par l’élevage, tandis qu’ils étaient sous l’ancien régime bien peu nombreux. Le roulage accéléré ne coûtait plus, à la fin du règne de Louis-Philippe, que 44 centimes environ et le roulage ordinaire que 26 centimes par kilomètre.


III

Ce tarif, appliqué il y a soixante-dix ans aux charrois de plusieurs tonnes, eût semblé incroyable au temps de Louis XVI, où l’on payait 1 franc sur routes de terre. Le prix de 26 centimes n’était obtenu aux siècles passés que sur les fleuves ou les canaux. Bien qu’on puisse noter au moyen âge des transports par eau depuis 6 centimes jusqu’à.60 pour des marchandises identiques, pour des pierres par exemple, les frets ne descendaient guère au-dessous de 14 centimes sur la Loire ou le canal de Briare et ils ne s’élevaient pas en général au-dessus de 30 centimes sur le canal du Languedoc, sur la Garonne ou sur le Rhin.

Or, le fret sur canal ou sur rivière, que l’on peut évaluer à 21 centimes jadis, était en moyenne avant la guerre d’un centime par tonne kilométrique, réduit ainsi des 10 vingtièmes, dans une proportion presque pareille à celle des routes de terre du XVIIIe siècle comparées aux chemins de fer actuels. Ici, le phénomène semble au premier abord moins explicable : la navigation fluviale s’est pourtant radicalement transformée.

Elle évolue sans cesse : qui croirait que les rivières françaises, après s’être allongées de 1 000 kilomètres de 1847 à 1887, se sont raccourcies depuis vingt-cinq ans de 1300 kilomètres ? Non qu’elles aient géographiquement diminué et qu’elles n’occupent plus la même place sur la carte, mais économiquement leur longueur utile, d’abord prolongée par le commerce, a ensuite décru : les bateaux grandis ne daignant plus fréquenter les sections de cours d’eau trop étroites ou trop peu profondes.

Des méthodes vieillies disparaissent, leurs défauts n’étant plus masqués par un bon marché volatile : tels les trains de bois qui, depuis leur invention à la fin du XVIe siècle, semblaient ne pouvoir être pratiquement remplacés. La construction d’un train de bois bien couplé, avec futailles vides, coûtait 210 francs de main-d’œuvre sous Louis XV ; deux hommes le conduisaient de Clamecy à Paris pour 120 francs et l’on mettait 8 trains à la file, sous la haute main d’un voiturier inspecteur. En 1913, il passait par les voies navigables dix fois moins de bois que de houille, mais, sur 1000 tonnes de bois, à peine s’il y en avait 18 de flotté.

Les temps féodaux, trop faibles pour violenter la nature, respectaient le lit des fleuves. Quand un port émigrait par ensablement, ils essayaient bien un peu de le retenir : à Aigues-Mortes, au XIVe siècle, les autorités provençales dépensèrent à cette fin 320 000 francs sans résultat (1376). « Il faudrait, disait-on, pour purger le port des sables qui l’envahissent, établir un canal dans lequel on ferait passer le Rhône. » Charles VI signa plus tard des lettres patentes approuvant la construction, de ce canal, mais on n’alla pas plus loin que cette signature. Quelques villes, quelques corporations de marchands se cotisaient modestement, de temps à autre, en vue d’un travail local : à Rennes sur la Vilaine, à Toulouse sur la Garonne « pour l’extirpation des rochers qui gênent la navigation. »

Les idées se firent jour de Henri IV à la Révolution, des plans furent dressés et l’on en exécuta plusieurs. Parmi ceux qui ne furent pas exécutés figure le « grand canal destiné à donner cours à la rivière de Seine autour de la bonne ville de Paris. » On estima les terrains à exproprier ; on nomma et l’on paya des ingénieurs, des architectes, des contrôleurs, puis on n’y pensa plus (1636). C’était une idée de Richelieu, moins avisé en affaires qu’en politique, qui avait aussi projeté de faire à ses dépens un canal de jonction de la Gironde et de la Seudre (notable ruisseau de l’arrondissement de Jonzac) « pour faciliter le commerce de Bordeaux. »

Le canal de Briare, puis le canal du Midi, furent entrepris et achevés à grand effort et bien lentement ; œuvres superbes et aussi audacieuses, pour le XVIIe siècle, que le creusement moderne des canaux de Suez et de Panama. Les contemporains de Riquet, plus aptes à remuer des idées que de la terre, financiers à la bourse peu garnie, ingénieurs au bras encore peu puissant, ne disposaient pour leurs travaux publics d’aucun de nos outils tranche-montagnes d’aujourd’hui : pelles à vapeur, avec lesquelles trois ou quatre ouvriers déplacent 5 à 6 000 mètres cubes par jour ; benne Hoover et Mason, qui permet à un seul individu de décharger 250 tonnes à l’heure.

La jonction de l’Océan avec la Méditerranée, soit par la Bourgogne, soit par le Languedoc, était à l’enquête depuis soixante ans lorsque les travaux commencèrent sous Louis XIV. L’union des deux mers ne se réalisa d’ailleurs que sur les cartes, où la voie était marquée d’un trait continu ; car, dans la partie de la Garonne comprise entre Toulouse et l’embouchure du Tarn (81 kilomètres), la navigation était presque nulle, faute de profondeur. Da Toulouse à Bordeaux le trafic annuel par eau, en 1847, n’était encore que de 200 000 tonnes, dont 120 000 à la descente et 80 000 à la remonte ; par terre, de Bordeaux à Toulouse, il n’était pas transporté plus de 25 000 tonnes ; il est vrai que le roulage prenait alors 85 francs les mille kilos, c’est-à-dire 33 centimes par kilomètre.

Dans les dernières années de l’ancien régime, l’opinion su préoccupe partout de l’amélioration des routes fluviales et, au lieu de contrecarrer les projets du gouvernement, comme elles l’avaient fait maintes fois antérieurement lorsqu’il s’agissait d’ouvrir une route ou de creuser un canal, les municipalités, les assemblées locales, pressent l’Etat de leur venir en aide ; mais quoique à cette époque les mémoires, les projets, les plans et devis détaillés se soient multipliés dans les cartons en vue d’approfondir, élargir, curer au moins et utiliser les cours d’eau de toute taille, ne fût-ce qu’en détruisant les barrages qui les obstruaient, il n’existait encore, sous Louis XVI, qu’un millier de kilomètres de canaux livrés à la circulation.

La longueur de nos canaux actuels, — 4 700 kilomètres, — a presque quintuplé ; mais c’est seulement depuis 1878, grâce à l’exécution du « plan Freycinet », que plus de moitié d’entre eux ont été amenés à une profondeur d’eau de 2 mètres et munis d’écluses uniformes, permettant la circulation de la péniche flamande de 320 tonnes, — 38 mètres de long sur 5 mètres de large, — du type le plus, usité : 2 630 kilomètres de canaux, — au lieu de 463 il y a quarante ans, — et 2 630 kilomètres de rivières, — au lieu de 996, — sont maintenant dans ce cas. Sur le parcours de la Seine, le tirant d’eau s’abaissait naguère à 65 centimètres (Pont-de-l’Arche) et même 50 (Poses, dans l’Eure) ; au passage de certains points il fallait jusqu’à 50 chevaux pour haler, en remonte, des bateaux qui portaient au plus 200 tonneaux. Aussi la jauge ordinaire des bateaux de Seine n’était-elle que de 60 tonnes et celle des bateaux de Loire de 30 tonnes. Aujourd’hui, par sa division en dix biefs au moyen de grands barrages avec écluses accolées, la navigation de la Seine entre Paris et Rouen jouit d’un tirant d’eau minimum de 3 m. 20.

Si le fret fluvial s’était abaissé de nos jours jusqu’à 1 centime 3 à la remonte et 6 millimes à la descente par tonne kilométrique, si le transport sur certains canaux comme celui de Saint-Quentin, le plus fréquenté par la batellerie, ne dépassait pas il y a cinq ans 3 millimes à la descente et 3 millimes trois quarts à la remonte, on le devait non seulement à d’énormes travaux techniques et, pour les rivières, à la traction à vapeur, mais aussi à la suppression de tout péage : « Il faut, disait Colbert lors de la concession du canal de Picardie, que par le prix du péage le port y soit cinq fois moins cher que la voiture par terre. » Ce vœu ne fut pas réalisé : sous Louis XV, le tarif de Saint-Quentin à Chauny ou à la Fère grevait le bois de 10 centimes par tonne kilométrique, le vin de 60 centimes et d’autres marchandises d’un droit assez prohibitif par son exagération.


IV

Abolis par une loi de 1880, lorsqu’ils étaient perçus au profit de l’État, ou rachetés peu à peu depuis trente-cinq ans s’ils faisaient l’objet de concessions particulières, les péages sur les voies de navigation intérieure n’existent plus de nos jours. Le budget pourvoit au service de ces routes d’eau, — elles lui coûtaient 12 millions par an en 1914, — comme à l’entretien des routes terrestres. Sur les unes comme sur les autres la, gratuité absolue est de date récente : c’est seulement en 1848 que disparurent à Paris, et encore par la violence, les péages de plusieurs ponts. Intérêt et amortissement des capitaux employés à la construction, ces péages, créés pour satisfaire le besoin de circulation, semblaient désormais lui faire obstacle ; ils étaient devenus odieux depuis qu’on ne les jugeait plus indispensables.

Nous avons au XXe siècle des routes et des ponts sans péages, nous n’en concevons même pas d’autres ; nos aïeux avaient, aux temps féodaux, des péages et pas de routes : les péages ayant été d’ailleurs beaucoup plus faciles à établir que les routes, les barrières s’étaient avec profusion hérissées sur tout le territoire devant les voyageurs et les marchandises. Le modique prix de vente des péages, — souvent quelques centaines de francs, — rapproché du tarif élevé des « pancartes » nous apprend que la circulation devait être insignifiante sur la plupart des voies rurales. Dans les centres urbains les perceptions accusent d’une date à l’autre de singuliers écarts : celle de Montélimar, de 8 600 francs en 1322, s’élève à 43, 200 en 1487 et ne rapportait plus que 20 000 francs en 1579 : celle de Bergerac, de 665 francs au milieu du XVIe siècle, tombe à 30 francs en 1586 et remonte en 1614 à 2 140 francs.

Ces taxes étaient parfois temporairement suspendues ou modérées : on promet, en 1240, aux gens de Toulouse et de tout le comté « que jusqu’au 24 juillet il ne sera levé sur eux aucune autre maltôte » que les 2 francs de Bordeaux. An xm0 siècle en effet, avant d’entrer à Bordeaux, les vins payaient au moins trois impositions principales, sans compter les accessoires et les droits de sortie comme cette branche de cyprès, cueillie sur la côte du Cypressac, que le seigneur de Rauzan délivrait, moyennant une légère redevance, aux navires quittant le port et qui équivalait à un laissez-passer. Cet usage de 1280 subsista jusqu’à la Révolution.

Au cours des âges le commerce changeait ses routes et leur direction était influencée par les taxes de passage : la décroissance de l’une d’elles, dit un prévôt du XIVe siècle en Champagne, « tient à ce que les gens qui devaient le péage s’en vont par ailleurs. » L’effort des seigneurs pour obliger à passer par leurs bureaux, celui des marchands pour s’y dérober, firent adopter des chemins qui, plus tard, parurent déraisonnables : au commencement du XVIe siècle, en Franche-Comté, les marchandises gagnaient directement les montagnes du Jura par les défilés de Saint-Claude pour éviter les péages d’Augerans.

Sans doute ces douanes privées donnaient lieu à maintes exactions : accusés en 1367 de n’avoir pas acquitté le péage de Montboucher, deux âniers porteurs de fromages sont mis aux arrêts par le seigneur du lieu, sous un sapin, pendant une nuit et un jour, « malgré le froid et la pluie, » et condamnés à 80 francs d’amende… par erreur, car ils furent ensuite reconnus exempts. Les bateliers de Grenoble se plaignent que, lorsqu’ils déchargeaient du bois, les gardes du gouverneur en prennent une quantité à leur discrétion ; ils demandent, en 1613, que cet impôt, s’ils ne peuvent en être dispensés, soit du moins réglementé par le conseil de ville.

Colbert fît supprimer par ordonnance royale (1669) tous péages établis sans titres sur les rivières depuis un siècle et, pour ceux qui étaient antérieurs, prescrivit d’en justifier par titres au Conseil d’Etat. Là où n’existaient point de chaussées, bacs, écluses ou ponts à entretenir, aucun droit n’était excepte de l’abolition… en théorie du moins, puisque, vingt ans plus tard, dans la seule province de Dauphiné, il subsistait encore quatre-vingt-quatre péages. Tout au long du XVIIIe siècle, il n’y eut peut-être pas d’années, ni même de mois, où des arrêts du Conseil n’aient supprimé quelques péages « prétendus » sur des fleuves ou de grands chemins par des chapitres, des prieurés, des hospices, des communes, des seigneurs petits ou grands ; ces derniers, de taille à se défendre, ne capitulaient pas volontiers : deux arrêts successifs de 1735 dépossèdent le duc de Richelieu d’un péage par terre, à Coutras, et d’un autre sur la Dordogne, à Libourne ; mais un arrêt postérieur lui en maintient la tranquille possession.

Ce n’est pas que ces « travers » ou « coutumes, » comme on les nommait, fussent de bien gros revenu ; la matière imposable leur échappait peu à peu : les messagers en avaient été exemptés par ordonnance de 1712, puis les coches, les carrosses, la poste ; mais c’était néanmoins une gêne pour le trafic local. Par une contradiction singulière, l’Etat, en supprimant les péages des particuliers, les rétablissait parfois à son profit. Il subsistait d’ailleurs de capricieuses lignes de douanes, dont les principales zigzaguaient à travers le royaume, tandis que les moindres se contentaient de couper en deux ou trois tronçons le territoire de telle ou telle province : à leur passage du Haut dans le Bas-Comtat-Venaissin, les marchandises payaient un impôt, qui ne fut aboli qu’en 1738. A la même époque seulement, fut permise l’entrée, par le port du Havre, des épiceries et drogueries qui jusqu’alors ne pouvaient être introduites que par le port de Rouen. Les négociants du Havre voyaient passer ces marchandises à eux destinées, qu’il leur fallait aller décharger officiellement à Rouen, pour les rapporter ensuite au Havre. Ce privilège inconcevable, Rouen le défendit mordicus.

Avec l’étranger les transactions étaient naturellement soumises à un luxe d’entraves, dont chaque nation se plaignait d’être victime de la part de ses voisines, mais que nulle ne se privait chez elle d’infliger aux autres. On avait, au XVIIe siècle, des moyens énergiques pour équilibrer l’importation avec l’exportation et contraindre la fameuse « balance du commerce » à n’être pas défavorable. Les consuls de Marseille s’étant plaints, en 1624, que « certains marchands étrangers, appelés Arméniens, prétendaient transporter hors le royaume des deniers par eux reçus pour le prix de grande quantité de balles de soie qu’ils avaient vendues, un arrêt du Parlement d’Aix leur interdit la sortie de l’argent et leur permet seulement d’acheter, « avec ces deniers, telles marchandises françaises qu’ils aviseraient. » Pas n’était besoin en général de pareilles coercitions, l’intérêt naturel des commerçants les poussant à se munir d’un fret de retour. Dès le XIIIe siècle, aux foires de Champagne, les étrangers, après avoir écoulé le contenu de leurs charrettes, les chargeaient de produits locaux.

Deux courants inverses poussaient partout les acheteurs à susciter les concurrences des marchands du dehors, et les vendeurs à se réserver par tous les moyens la clientèle locale ; à ces tendances hostiles la législation donnait tour à tour satisfaction. A la première répondaient : la suspension des saisies et procédures les jours de foires ; l’obligation imposée aux paysans de « fréquenter les marchés » ; le privilège des juifs de séjourner trois jours par mois, — non compris le jour de l’arrivée et celui du départ, — dans les localités où il leur est défendu de tenir boutique ouverte ; les accords passés par les villes du Midi avec le « roi des merciers » de la province, qui s’engage à venir « embellir la foire, avec une nombreuse société de merciers et d’abondantes marchandises, moyennant le tribut de félicitations dû à sa qualité et les présents d’usage », montante quelques centaines de francs.

A la tendance contraire se rapportent les multiples défenses aux bateaux étrangers de passer sous les ponts de certaines rivières, d’exporter les denrées d’une province dans l’autre, les exactions du fisc entravant les transports permis, les escortes onéreuses que l’on contraignait les marchands à prendre sur les grands chemins et les confiscations auxquelles les navires se trouvaient exposés dans les ports, sous de futiles prétextes, de la part des États voisins qui satisfaisaient ainsi leurs griefs réciproques.


V

Non que les traités de commerce fissent défaut ni les lois internationales sur la mer ; il s’en voyait au contraire de vénérables par leur antiquité, toutes stipulant liberté « absolue »… sauf que les neutres, en cas de guerre, trouvés à bord de navires appartenant à des belligérants, étaient traités en ennemis. Pour les marins de leur propre pays, les coutumes n’étaient guère tendres au moyen âge : celle de Saint-Malo porte que « le pilote ou locman, si le vaisseau s’empire par faute qu’il ne sait pas conduire, il doit réparer les dommages s’il a de quoi et, s’il n’a de quoi, il doit avoir la tête coupée. »

Quoique, dès le XVIIIe siècle, l’on se fût interdit mutuellement de laisser débarquer et vendre les marchandises apportées par des brigands « écumeurs et autres gens laborant sur la guerre, » la voie maritime, par sa nature la moins chère de toutes, demeurait la plus dangereuse. Sans admettre ce que prétendent les marchands de Rouen sous Louis XIII que les bateaux de harengs et de morues fussent dévalisés dans la Manche par des pirates, il est bien connu que la Méditerranée fut une ferme fructueuse pour les Barbaresques jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le taux du fret s’en ressentait : de Messine à Marseille, la soie payait 180 francs les 100 kilos ; de Bilbao à Nantes, la laine ne payait que 22 francs.

Le quintal de laine, il est vrai, devait en outre 129 francs de droits de sortie. Le protectionnisme à rebours fut longtemps pratiqué par la plupart des nations d’Europe, au moyen d’une taxe sur les exportations qui, de 6 p. 100 au minimum, s’élevait jusqu’à 30, 100 et 150 p. 100 pour les marchandises dont chaque pays prétendait avoir le monopole : en Espagne, c’étaient l’huile d’olive, la cochenille « indispensable pour les teintures cramoisies », le petun (ainsi nommait-on le tabac au XVIIe siècle) de Varinas (Pérou), « le meilleur de tous, dont les nations du Nord ne se peuvent passer » ; en Portugal, le sel estimé plus Tort que le nôtre ; en Angleterre, l’étain, le charbon de terre et la draperie.

Avec cette distinction que l’impôt anglais variait du simple au double selon que les draps étaient embarqués sur un vaisseau indigène ou étranger. Les premiers en Europe, nos voisins de Grande-Bretagne avaient mis en pratique des théories commerciales que notre compatriote Bodin, dès le XVIe siècle, développait dans sa République, mais que nous n’appliquions pas. Bien que nous eussions avec les Anglais, depuis Henri IV, un traité garantissant « liberté et égalité du commerce le plus que faire se pourrait, » ils faisaient bénéficier leurs nationaux de tarifs différentiels qui, pour les vins, allaient jusqu’à la confiscation de ceux qui étaient apportés dans des navires français.

Par contre, en temps de guerre avec le Royaume-Uni, ’ses marchandises entraient dans nos ports sous le nom d’armateurs français « moyennant quelques présents aux gouverneurs et officiers de la marine. » Au XVIIIe siècle, l’exportation des laines brutes et l’importation des tissus fabriqués continuaient d’être interdites en Angleterre, qui « faisait, dit Savary, de grands profits sur nous et ne voulait pas que nous en fassions aucun avec elle. » La visite de la douane britannique, « minutieuse, vexante, indiscrète et même impertinente, » dit un voyageur sous Louis XV, était cependant égale pour tous. Le duc de Bedford, ambassadeur d’Angleterre en France, retournant dans son pays, y était lui-même soumis.

Les grands seigneurs anglais avaient tous, de temps immémorial, « intérêt au négoce, » tandis qu’en France on insinuait timidement « qu’il ne peut être déshonorable aux gentilshommes et autres personnes de qualité dans la robe de faire des sociétés en commandite, parce qu’ainsi ils ne font point le commerce et donnent seulement leur argent à intérêt… » Bien que ce goût de l’aristocratie britannique pour les affaires ait contribué à l’avance prise de bonne heure par son pays, sur ce terrain, ses relations maritimes étaient bien précaires encore à la fin du XVIIIe siècle.

Même avec le continent si proche les moyens de transport « ont des plus rustiques, pour les gens comme pour les choses. Le docteur Smollet, qui nous conte ses traversées en 1777, se plaint aussi fort de Douvres et de Folkestone que de Boulogne et de Calais : le cutter qui l’amène en France est une maudite baraque où la cabine est si petite qu’un chien y tournerait avec peine ; les lits, qui rappellent les trous des catacombes où les corps étaient glissés les pieds en avant, sont si sales que seule une extrême nécessité peut forcer d’en user. Parti de Douvres à sept heures du soir, il est à trois heures du matin en vue de Boulogne ; mais le patron déclare que, le vent soufflant de terre, il ne peut entrer au port ; la vraie raison est que le capitaine, « généralement un assez sale coquin », veut surtout économiser 16 shillings de droits à payer.

Aussi Smollet donne-t-il aux voyageurs qui le liront le conseil pratique de « ne transborder sous aucun prétexte. Si l’on vous dit que la mer est basse ou que vous avez le vent dans la figure, répondez que vous attendrez la haute mer ou le vent favorable. » Pour lui, une fois embarqué dans le canot, il doit encore le quitter pour une barque française qui vient à leur rencontre par une mer houleuse à demi pleine d’eau. C’est un droit des marins de Boulogne, il faut en passer par-là. Des hommes et des femmes pieds nus transportent, à côté de lui et de sa famille, leurs bagages jusqu’à l’auberge’ éloignée de près d’un mille, où tous les lits sont occupés et où il reste deux heures dans une cuisine glacée, en compagnie d’un gentleman écossais qui attendait une occasion de passage. La douane française était de 5 pour 100 sur tout ce qu’on apportait de l’étranger, même le linge usagé. Pour deux douzaines de cuillers d’argent il paie 50 francs de droits. Quant à ses livres, ils sont arrêtés au bureau et envoyés à Amiens, à ses frais, afin d’être examinés par la chambre syndicale, pour le cas où ils porteraient quelque préjudice à l’Etat ou à la religion.

Au retour en Angleterre, même débarquement à Douvres, sur la plage, sous prétexte qu’on ne peut entrer dans le port ; exactions sur les passagers, combinées entre les marins et les gagneurs de pourboires qui portent séparément les moindres colis, l’un une boîte à perruques, l’autre un carton à chapeau, le troisième une couple de chemises enveloppées dans un mouchoir et se mettent à deux pour un « portemanteau » qui ne pèse pas vingt kilos. Chacun, arrivé à l’auberge, demande une demi-couronne, — 7 francs, — pour sa peine, entourant tous la maison comme une bande de chiens affamés et poussant des cris horribles.

Puis c’est le patron du bateau qui vient se recommander à lui ; « ses gages sont bien faibles, » le « pauvre maître espère que les passagers se souviendront de lui, qui ne peut compter que sur leur générosité. » Smollet lui fait remarquer qu’avec seize passagers il n’avait que huit lits dans la cabine, de sorte qu’en cas de mauvais temps la moitié aurait dû coucher sur le plancher. Le tarif, d’une guinée par tête sous Louis XVI, était resté le même sous le Consulat et, bien que la nourriture fût comprise, les conditions du voyage n’avaient guère progressé : car un autre Anglais nous confie, en 1802, qu’il croit devoir se munir de provisions, de crainte que la cuisine du bord ne soit plus sale encore que celle des auberges du continent.


VI

Chacun sait que la plus grande partie, — 80 pour 100 peut-être, — du trafic international s’effectue par mer. L’Océan rapproche les peuples plus qu’il ne les sépare ; s’il était solidifié et traversé par un chemin de fer, les prix augmenteraient et par suite beaucoup d’échanges deviendraient impossibles : une tonne de blé n’aurait pu aller pour 20 francs avant la guerre de New-York à Liverpool. Le fret maritime en effet descendait, il y a cinq ans, à un demi-centime les mille kilos par kilomètre et même au-dessous dans certains cas et sur certaines routes.

Mais le développement de la navigation était de fraîche date : le tonnage des navires entrant en France, qui atteignait 52 millions en 1913, n’était en 1869 que de 11 millions. Si l’on remonte, non plus à cinquante ans, mais à quelques siècles en arrière, on est confondu de la médiocrité des chiffres qui révèlent l’absence de circulation. A Marseille, où entraient en 1911 5 000 navires venant de l’étranger, une statistique de 1633, faite par les officiers de l’amirauté, nous apprend qu’il en venait alors 434 par an, dont 15 d’Alexandrie et du Caire, 8 de Port-Saïd, 10 de Constantinople, 12 de Smyrne, etc. Ce dernier chiffre n’avait pas augmenté jusqu’à la fin du XVIIe siècle et nous n’étions pas inférieurs aux autres nations ; car si Marseille n’envoyait chaque année à Smyrne, la plus considérable des Echelles du Levant, que dix vaisseaux et quatre barques ou polacres, il en venait de Hollande quatre ou cinq deux fois par an et d’Angleterre cinq à six, convoyés par deux vaisseaux de guerre tous les deux ans.

Le commerce de Marseille, qui s’élevait en 1911 à trois milliards et n’était, d’après la valeur attribuée aux chargements, que d’une quarantaine de millions de francs sous Louis XIII, avait été jadis plus considérable, au temps où toutes les marchandises de l’Orient venaient par la mer Rouge jusqu’à Suez, de là par caravanes au Caire, où les français les achetaient des Turcs et des Arabes et les faisaient descendre sur le Nil jusqu’à Alexandrie.

Les envois de Perse traversaient la Turquie à des de chameaux jusqu’à Alep en Syrie, — voyage de quarante-six jours cher et périlleux. — Notre ministre en Danemark, Deshayes de Courmenin, suggérait de les faire venir par la mer Caspienne à Astrakhan, puis par la Volga et la Dwina jusqu’à Arkhangel ou à Nerva. Là, les Français les achèteraient pour les conduire au Havre. « Il faut savoir, disait-il, si les impôts réunis du grand-duc de Moscovie, du roi de Suède à Nerva et du roi de Danemark au Sund, seront plus ou moins élevés que ceux du Grand Seigneur, attendu que les frais de port sont à peu près les mêmes, de Perse en France, par la Turquie ou par la Russie. »

La découverte du Cap de Bonne-Espérance avait ouvert, pour l’Orient, une route plus économique que la France elle-même dut adopter vers 1665, mais non sans regret. « Pour mettre en communication la Méditerranée avec la mer Rouge, écrit vers 1700 Savary, il suffirait de faire un canal de Suez jusqu’au-dessous de Damiette ou jusqu’au lieu le plus proche du Nil, d’où l’on compte environ vingt lieues ; » et l’auteur du Parfait Négociant concluait un exposé détaillé de la question par cette phrase, sous Louis XIV, assez prophétique : « Il serait dangereux de rendre ces moyens publics, qui pourront servir dans d’autres temps pour l’avantage de l’Etat et la gloire de la nation française. »

En attendant, comme notre marine de guerre consistait presque toute en galères sur la Méditerranée et que le trafic de notre flotte marchande sur l’Océan était insignifiant, le commerce des Indes fut peu à peu monopolisé par les Hollandais, qui avaient hérité dans le Nord de l’Europe, depuis le XVIe siècle, l’ancien rang des villes hanséatiques. Les bourgeois du premier ordre, à Dantzig, continuaient de se rendre à la place du Commerce, l’épée au côté, se prétendant nobles polonais ; mais les affaires leur échappaient. C’étaient les Hollandais, organisés en sociétés anonymes, qui apportaient le sel et le vin de Bordeaux ou d’Anjou, acheté par eux dans nos ports. Il ne venait de France que deux ou trois vaisseaux par an.

C’étaient eux aussi qui allaient en Moscovie chercher pour nous des câbles, des fourrures, non seulement celles du pays, mais aussi celles du Canada, dont les peaux et le poil de castor, destiné à la fabrication des chapeaux, nous arrivaient alors par cette unique voie. « La subsistance des Hollandais, qui à proprement parler, ne sont qu’une poignée de gens réduits en un coin de la terre, écrit le cardinal de Richelieu, est un exemple de l’utilité du commerce. » Intermédiaires universels, ils vendaient de tout à tous, amis ou ennemis, sans souci des hostilités ou des alliances : leur prépondérance commerciale précéda celle de l’Angleterre.

De nos jours, les Compagnies françaises de navigation » rédigent en anglais les connaissements qu’elles délivrent en Chine et aux États-Unis pour les marchandises à destination d’Europe ; tandis que, dans la République Argentine, elles rédigent leurs connaissements en français. C’étaient, au XVIIe siècle, l’espagnol, l’italien et l’allemand que l’on conseillait d’apprendre aux jeunes gens pour les former au commerce ; il n’était pas question de l’anglais. D’ailleurs, quoique La Bruyère estime que « l’on ne peut guère charger l’enfance de trop de langues, que l’on devrait, dit-il, mettre toute son application à l’en instruire… elles sont utiles à toutes les conditions des hommes ; » cette recommandation du grand moraliste ne parait guère suivie de son temps ; sans toutefois généraliser le cas d’un sieur Nelson, appointé sur l’état de la maison du Roi, comme « secrétaire-interprète des langues étrangères, » qui, dit Tallemant, n’en savait pas une. Les relations avec le dehors étaient si rares que, sauf les peuples immédiatement voisins, tous les étrangers semblaient des barbares ; une ambassade du roi de Pologne vient-elle à Paris sous Mazarin, c’est une curiosité que d’aller « voir manger les Polonais, » qui, trouve-t-on, « mangent le plus salement du monde. » La ville de Bâle envoie à Louis XIV ne députation qui s’arrête vingt-quatre heures à Troyes, où ce passage fait événement. A l’auberge, il est permis aux dames d’aller « voir souper les envoyés de Bâle. » Elles y mènent leurs enfants « pour qu’ils se souviennent de ce jour et puissent en parler plus tard. »

Que la découverte de ce que l’on persistait à nommer les « Indes occidentales » ait eu, pendant trois cents ans, si peu de conséquences pour l’Europe, c’est un fait, si l’on y réfléchit, aussi surprenant que l’avait été la découverte même du nouveau continent. Avec l’Amérique, en effet, les relations demeuraient presque nulles. Les Espagnols, qui s’en réservaient l’accès, n’y voyaient qu’une cassette pleine d’or et d’argent qu’ils se figuraient pouvoir ouvrir et fermera leur gré ; tandis que ces métaux précieux filtraient entre leurs mains, trop heureuses de les échanger contre des produits manufacturés par de plus habiles ou de plus laborieux. Leurs galions de Cadix faisaient tout au plus un voyage par an ; ceux qui se rendaient à Buenos-Aires mettaient deux ans à revenir. De même les Portugais accaparaient le commerce du Brésil. Et nous-mêmes, sous Louis XV, nous ne permettions pas à nos vaisseaux de prendre du fret étranger pour nos colonies américaines ; de sorte que, faute de marchandises françaises, ils partaient souvent à vide.

Jamais, disait le duc d’Arschot, les Espagnols ne consentiront à accorder aux Hollandais la liberté du commerce avec le Sud-Amérique ; ils savent que ceux-ci « attireraient à eux tout le négoce, pouvant faire pour cent écus ce que les Espagnols ne sauraient faire pour deux cents. » La Compagnie hollandaise finit par forcer la porte, et c’était à Amsterdam que nous allions acheter, dans les dernières années de l’ancien régime, les marchandises des « Indes Occidentales. » Avec les Etats-Unis, au temps de la guerre de l’Indépendance, il n’existait d’autre communication régulière qu’un service de 8 paquebots de 400 à 500 tonneaux, partant alternativement une fois par mois du Havre et de Bordeaux.

Sur mer, plus encore que sur terre, au coût des transports s’incorporaient des accessoires, taxes multiples, courtages obligatoires, manutentions, assurances, — pour lesquelles on payait 6 pour 100 de Roussillon en Sicile, 10 à 15 pour 100 de Nantes à Cadix. — Le fret pur, lorsqu’on parvient à le dégager, bien que variant comme de nos jours à de courts intervalles, ne parait pas avoir, par son taux élevé, fait grand obstacle aux échanges. Peu offert, il était aussi peu demandé ; mais puisqu’il était malgré tout plus cher qu’aux temps modernes, on doit admettre que les bateaux manquaient aux marchandises plus que les marchandises aux bateaux. Le prix de jadis, l’estimât-on décuple de ce qu’il était avant 1914, s’était beaucoup moins abaissé que ne s’était multiplié le stock des marchandises véhiculées sur mer qui, en 1913, valaient trente fois plus, pesaient quarante fois plus et faisaient cinquante fois plus de chemin qu’en 1800.

Cependant, au point de vue des tonnes, sans tenir compte des kilomètres parcourus, les bateaux ne débarquaient pas dans nos ports le quart de ce que déplaçaient, il y a cinq ans, nos chemins de fer à l’intérieur. En fait de circulation, l’Océan est vassal de la terre ferme et le paquebot dépend de la locomotive. Le premier ne peut apporter qu’autant que la seconde emporte sur ses rails.

Il est curieux que les moyens de transport du XIXe siècle aient pu créer aux Etats-Unis la population et la production surdos territoires déserts ; tandis que jadis, en Europe, avant la vapeur et les chemins de fer, la population et la production existantes n’auraient pu créer, avec leur outillage restreint, des transports très intensifs, eussent-elles même nolisé une puissante marine de voiliers correspondant, sur le continent, à une viabilité abondante et bien entretenue : tel n’était pas d’ailleurs le cas de la France, où les grandes routes ne furent-construites que de Louis XV à Napoléon, où les chemins vicinaux ne furent commencés que sous Louis-Philippe.

Les générations futures verront sans doute les communications, un instant paralysées par la guerre actuelle, non seulement reprendre très vite leur cours, mais atteindre d’âge en âge un degré de fréquence, de rapidité et de bon marché dont nos contemporains n’ont pas idée. De nouvelles forces y aideront ; c’est un mouvement auquel on ne peut assigner de fin, dont les conséquentes sur le commerce et l’industrie, partant sur le bien-être général, sont incalculables. Mais quand on se parlera d’un bout du monde à l’autre, à mesure que l’on se déplacera et que l’on s’enverra, très vite et presque pour rien, des idées et des marchandises, le monde paraîtra de plus en plus petit. L’homme circonscrit en des limites jadis reculées et qui, d’indéfiniment lointaines qu’elles étaient, lui deviendront toutes proches, l’homme, voyant partout des bornes, se sentira prisonnier de la terre.

Il percevra l’exiguïté de sa planète ; il en sera stupéfait, puis désolé et peut-être inconsolable. La cage sera la même mais les barreaux seront plus visibles. Animal encagé, il tournera sans trêve autour de son globe rétréci, comme un écureuil sur sa roue. « Il n’y a plus de distance, disait triomphalement le temps présent. — Hélas ! dira peut-être piteusement le temps futur, il n’y a plus de distance ! » Et comment faire, après avoir créé de tout, pour créer de la distance, pour allonger l’espace ?


GEORGES D’AVENEL.

  1. Voyez, dans la Revue des 1er octobre 1913, Routes et voyageurs à cheval, — 15 décembre 1913, Diligences, Chaises de poste et auberges, — 1er juillet 1914, Le port des lettres depuis sept siècles.
  2. Notre commerce avec l’Angleterre se chiffrait, en valeur, par 2 milliards 400 millions et notre commerce avec les États-Unis, l’Argentine, le Brésil, les Indes Anglaises, la Chine et la Turquie, formait un total de près de 3 milliards. En poids, ces échanges respectifs étaient dans un rapport semblable à celui de la valeur.
  3. Le nombre des entreprises de voitures publiques était de 14 000 en 1896 ; il était de 19 000 en 1909.
  4. Tous les chiffres, antérieurs à 1800, mentionnés dans cet article sont des chiffres exprimés en monnaie de 1913, dernière année normale avant la guerre. Les monnaies d’autrefois ont été converties toujours en francs intrinsèques de 4 grammes et demi d’argent fin (à 222 francs le kilo) et ces francs intrinsèques ont être traduits en francs de 1913, d’après le pouvoir d’achat de l’argent d’il y a cinq ans. — Ainsi le chiffre de 70 francs de l’année 1295 correspond à 17 fr. 50 de cette époque, où la vie était en moyenne quatre fois moins chère qu’en 1913 ; et ces 18 fr. 50 représentent, en poids de monnaie, 1 livre 2 sous tournois environ, parce que la livre tournois de 1295 valait, en poids d’argent, 16 francs.
  5. Voyez les tableaux de pris des moyens de transport dans le tome VI, p. 62], de mon Histoire Économique de ta propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général depuis 1200 jusqu’à 1800.
  6. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1913, Routes et Voyageurs à cheval.