Le Traité Franco-Siamois

Revue des Deux Mondes5e période, tome 12 (p. 62-73).
LE
TRAITÉ FRANCO-SIAMOIS

Pour comprendre la portée de l’accord franco-siamois soumis à la ratification du Parlement, il est nécessaire de revenir sur le passé et de connaître les événemens qui se sont déroulés en Indo-Chine pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Nous les exposerons aussi brièvement que possible, nous efforçant de mettre en relief les points essentiels et d’apporter dans nos appréciations une entière impartialité.

De temps immémorial, les Annamites sont en lutte avec les autochtones, Tsiams, Cambodgiens, Laotiens, Siamois, qu’ils ont progressivement repoussées de l’Annam et de la Cochinchine, sans que la Chine intervînt pour rétablir la paix entre ses vassaux. L’occupation de Saigon (1859) arrêta ce mouvement d’expansion, et ce fut contre nous que l’empereur Tu-Duc mobilisa ses forces. Très habilement, les Siamois profitèrent de cette occasion pour s’emparer des provinces cambodgiennes de leur frontière orientale. Effrayé de cet envahissement et voulant conserver le reste de son royaume, Norodom sollicita, en 1863, la protection de la France, qui lui fut accordée. Nous avions des intérêts plus importans à sauvegarder ; il nous fallait réprimer les fréquentes insurrections qui se produisaient dans le delta du Mékong ; aussi, provisoirement, nous nous désintéressâmes de la question siamoise, nous promettant, quand la pacification de la Basse-Cochinchine serait achevée, de faire restituer à notre protégé les provinces qui lui avaient été enlevées.

Mais, en 1867, le gouvernement impérial, fatigué de la politique coloniale qui lui avait si peu réussi au Mexique et obligé de faire face à l’Allemagne, se décida, afin d’avoir une entière liberté en Europe, à régler les difficultés de détail qui existaient à l’état latent, dans nos possessions d’Asie. Telle fut l’origine de notre premier traité avec la cour de Bangkok.

Par l’article 4, les deux provinces cambodgiennes de Baltam-bang et de Siam-Reap étaient définitivement cédées au Siam, qui (article 6) autorisait les bâtimens sous pavillon français à naviguer librement sur le Mékong et le grand lac Tonly-Sap. C’était l’abandon des droits incontestables du roi Norodom, qui protesta énergiquement. De son côté, le gouverneur de Cochinchine, l’amiral de la Grandière, insista sur les dangers d’une pareille politique, aussi contraire à nos intérêts d’avenir qu’à notre dignité et à notre devoir de suzerain. Tout fut inutile ; la métropole, obéissant à d’autres préoccupations, que les événemens de 1870 allaient malheureusement justifier, passa outre, et le traité fut ratifié le 29 février 1868.

Aucun incident notable ne se produisit jusqu’en 1882 ; quoique voisins, le Siam et la Cochinchine n’entretenaient pas de relations même commerciales ; les conflits inévitables qui se produisaient sur des frontières mal délimitées, entre les autorités locales, se réglaient d’eux-mêmes, sans l’intervention des deux gouvernemens. Mais, à cette époque, le roi Chula-Long-Korn, inquiet des empiétemens des Anglais de Singapore sur la presqu’île malaise, chercha à se rapprocher de nous. A cet effet, une ambassade fut envoyée à Saigon et, le 15 novembre, son chef Phya, Sri-Singa-Thep, signa avec le gouverneur une convention aux termes de laquelle la Cochinchine était chargée de la construction de la ligne télégraphique Bangkok-Battambang-Pnum-Penh.

L’entente amicale qui s’établit entre les deux puissances cessa bientôt ; les Siamois, profitant de nos difficultés au Tonkin, envahirent les provinces occidentales de l’Annam sur la rive gauche du Haut-Mékong. En 1892, leurs troupes s’établirent à Aïn-Lao, à 40 kilomètres de la mer de Chine, faisant le vide derrière elles, capturant les habitans et les cantonnant sur la rive droite du fleuve. La cour de Bangkok fut mise en demeure de retirer ses contingens ; elle le promit et n’en fit rien, cherchant à gagner du temps et à bénéficier du fait accompli. Le garde principal Grosgurin et plusieurs de ses miliciens furent assassinés ; à Kong, les troupes des deux nations en vinrent aux mains.


Nous ne pouvions accepter cette situation qui nous déconsidérait aux yeux de nos nouveaux sujets annamites et, au mois de juillet 1893, un plénipotentiaire fut envoyé à Bangkok. Ses instructions, rédigées sous l’inspiration de MM. Hanotaux et Delcassé, étaient d’une grande netteté. Il devait exiger du gouvernement siamois les réparations qui nous étaient dues et régler les difficultés pendantes. Un bataillon de la légion étrangère, à effectif complet, fut embarqué à Oran pour renforcer les garnisons de Cochinchine mises sur le pied de guerre.

Des ordres télégraphiques, adressés à la division navale, insuffisamment clairs, mal transmis, ou retardés, empêchèrent l’exécution de ce programme. Le 13 juillet, le commandant Bories franchit les passes de Packnam, à l’entrée du Ménam, sous le feu des forts et de la flottille siamoise. Ce fait d’armes héroïque, qui nous coûta quelques hommes, honore notre marine mais ne pouvait amener de résultat, faute de réserves et de troupes de débarquement.

Parvenu au mouillage de Bangkok, pendant la nuit, le commandant de notre escadrille était sans doute maître de la situation et aurait pu dicter ses volontés. Mais, le lendemain matin, 14 juillet, les Siamois, reconnaissant l’insuffisance de nos forces, se remirent de leur panique et se préparèrent à prendre leur revanche. Il fallut négocier pour nous tirer de ce mauvais pas. D’autre part, le gouvernement britannique qui eût probablement accepté le fait accompli, voyant nos hésitations, adressa des représentations au quai d’Orsay. Si nos renseignemens sont exacts, — et nous avons lieu de le croire, — une rupture entre la France et l’Angleterre fut sur le point de se produire.

Nous nous trouvions en posture délicate ; si les Siamois étaient humiliés, ils n’avaient pas perdu la face et, confians dans la protection de leur puissant allié, s’efforçaient de se dérober aux engagemens de l’ultimatum notifié par l’amiral Humann, et tout d’abord accepté par eux. A son débarquement, le représentant de la République fut abreuvé de mauvais procédés ; le roi, afin de ne pas le recevoir, se retira à Bang-Païn, dans sa villa du haut Ménam. Pour faire respecter sa dignité et vaincre l’obstination de Sa Majesté, notre agent dut refuser d’entrer en communication officielle ou officieuse avec le gouvernement siamois, tant qu’il n’aurait pas obtenu une audience solennelle. Le ministre des Affaires étrangères, le prince Devawangse, demi-frère du roi, souleva difficultés sur difficultés ; pendant un mois, sous prétexte de maladie, les conférences furent interrompues.

En réalité, c’était le Foreign Office qui dirigeait les négociations. Si la moindre divergence de vues se produisait à Bangkok, à Paris l’ambassadeur d’Angleterre intervenait près de notre ministre des Affaires étrangères et se plaignait des exigences du plénipotentiaire. Celui-ci ne pouvait même pas correspondre régulièrement avec son gouvernement, les lignes télégraphiques de Saigon et de Maulmein, soi-disant en réparation, ne laissaient pas passer ses télégrammes ; ils devaient emprunter la voie Malte-Singapore avec transbordement sur caboteurs. A mesure que nous faisions des concessions, les prétentions des Siamois s’accroissaient ; un peu plus, ils nous auraient demandé des excuses.

Fatigué de ces lenteurs calculées et de cette mauvaise foi, notre agent se décida, dans l’après-midi du vendredi 29 septembre, à remettre au prince Devawangse le texte définitif, ne varietur, du traité et de la convention annexe, le prévenant que si le dimanche matin, 1er octobre, à neuf heures, l’accord complet n’avait pu se faire, il se verrait dans la nécessité de quitter Bangkok. Le prince demanda une prolongation de délai, invoquant la nécessité de consulter verbalement le roi, retourné à Bang-Païn. C’eût été remettre la décision au Foreign Office, quarante-huit heures suffisant pour l’échange de télégrammes avec Londres. Aussi le plénipotentiaire maintint-il sa déclaration. Malgré les insistances du consul britannique, le capitaine John, et du conseiller belge, M. Rollin-Jacquemin, Sa Majesté comprenant enfin qu’il était impossible d’éluder davantage sans courir une périlleuse aventure, donna à son ministre l’ordre de signer l’instrument de paix, et le dimanche 1er octobre, à neuf heures, les expéditions du traité et de la convention annexe furent échangées entre les deux plénipotentiaires.

Quand le lendemain, le marquis de Dufferin vint adresser de nouvelles représentations au quai d’Orsay, M. Develle put répondre à l’ambassadeur que, la France et le Siam étant complètement d’accord, son intervention n’avait plus d’objet.

Conclu dans de pareilles conditions, et par surcroît, en pleine période électorale du renouvellement de la Chambre française, le traité du 3 octobre 1893 laissait certainement à désirer. Nous ne recouvrions pas les provinces cambodgiennes que nous étions en droit de réclamer. Cependant nous obtenions de sérieux avantages et de précieuses garanties. Par l’article premier, le gouvernement siamois renonçait à toute prétention sur les territoires de la rive gauche, cause originelle de nos dissentimens et nous reconnaissait la propriété de toutes les îles du fleuve. Une zone de 25 kilomètres sur la rive droite, ainsi que les provinces de Battambang et de Siam Reap, étaient neutralisées ; la cour de Bangkok s’interdisait expressément d’y entretenir des troupes, d’y construire des fortifications, laissant aux autorités locales, vice-rois indigènes, le soin d’assurer la police ; ce qui nous débarrassait de voisins dangereux et envahissans. Enfin, et c’était le point essentiel, le Mékong et le Grand-Lac devenaient des eaux exclusivement françaises où notre pavillon pouvait seul flotter. Le programme invariable des gouverneurs de Cochinchine et des ministres de la Marine se trouvait ainsi réalisé après trente années d’efforts ininterrompus.

Une convention annexe réglait les détails d’exécution. Par l’article 4, dont les Siamois ne semblent pas avoir compris l’entière portée, tous les sujets originaires de nos territoires, Annamites, Laotiens de la rive gauche, Cambodgiens détenus à un titre quelconque, plusieurs centaines de mille âmes, se trouvaient de fait placés sous notre protectorat. Nous avions introduit cette clause d’une application intégrale impossible, afin d’éviter à nos agens les interminables discussions auxquelles se complaisent les Asiatiques lorsqu’il s’agit de régler une question d’espèce.

Nous continuions à occuper Chantaboon jusqu’à l’exécution complète des engagemens pris à notre égard.

Comme toutes les nations faibles, les Siamois pratiquent la politique de bascule avec une merveilleuse dextérité, prêts à se ranger sous l’influence de la grande puissance qui leur inspire le plus de crainte ou leur offre le plus d’avantages. Ils reprochaient aux Anglais de ne pas les avoir suffisamment soutenus dans la voie périlleuse où ils les avaient entraînés ; nous représentions la force, nous avions fait preuve d’énergie : leur amitié nous était provisoirement acquise. Le 13 octobre, le prince Devawangse télégraphiait à notre plénipotentiaire rentré à Saïgon : « Je suis chargé par mon souverain de vous remercier sincèrement de vos sentimens d’amitié, avec regret de votre départ ; nous vous souhaitons bon et sauf voyage. »

La Convention franco-anglaise du 15 janvier 1896, qui interdit aux deux puissances contractantes toute intervention dans la vallée du Ménam, malgré les critiques acerbes adressées à MM. Berthelot et Bourgeois, consolidait notre situation. Ces riches territoires d’une fertilité merveilleuse, comparables à la Basse-Cochinchine, sont géographiquement et commercialement dans la sphère d’action de Singapore. Depuis la substitution de la vapeur à la voile et l’ouverture du canal de Suez, Bangkok ne reçoit plus de navires hauturiers et est devenu un port de cabotage, la barre de Packnam, dont le tirant d’eau maximum est de 15 pieds, ne permettant pas aux grands cargos de six mille, huit mille, dix mille tonnes de remonter la rivière. Vainement tenterait-on de détourner le trafic sur Saigon. Il suffit de regarder la carte pour constater que cela est impossible ; de Bangkok à Singapore, point commandé pour les traversées de ou sur l’Europe, le distance est de 650 milles et de 1 250 milles en passant par Saïgon. Pourquoi les riz siamois destinés à Hong-Kong feraient-ils escale dans notre colonie, allongeant le parcours de 200 milles et s’imposant des taxes de pilotage, de phare et d’ancrage ?

Ajoutons que notre régime douanier, avec ses incessantes vexations, nous interdit en France et aux colonies le grand commerce international.

Ne pouvant ni occuper la vallée du Ménam, ni y exercer une action commerciale sérieuse, il était d’une bonne politique de la neutraliser, de la transformer en État-tampon, et d’éviter ainsi de continuels conflits avec la Grande-Bretagne.


L’amitié qui régnait entre les deux parties contractantes, au lendemain de la signature du traité de 1893, n’eut pas de durée, et les Anglais ne tardèrent pas à reprendre au Siam une influence prépondérante. Bien des causes contribuèrent à ce fâcheux revirement. La cour de Bangkok se déroba à la plupart de ses engagemens. De notre côté, il faut bien le reconnaître, notre politique coloniale, dépendant à la fois du département des Affaires étrangères et du ministère des Colonies, manque d’unité de direction et d’esprit de suite. Rarement les bureaux de Paris possèdent les connaissances suffisantes pour tracer aux agens un programme de conduite défini. La métropole, qui trop souvent intervient maladroitement dans les moindres détails de personnel et d’administration locale, laisse à ses gouverneurs une entière indépendance quand il s’agit de questions vitales. Ces hauts fonctionnaires, absorbés par d’autres soins, ne connaissent qu’imparfaitement les intérêts internationaux dont la défense leur est accidentellement confiée ; ils subordonnent leurs actes à la prospérité de leur colonie et se laissent influencer par leur entourage et leurs administrés. Ces braves gens qui rêvent d’une plus grande France, animés d’un ardent patriotisme surexcité encore par le climat tropical, n’admettent pas de transactions et réclament des solutions complètes, immédiates. A leurs yeux, la temporisation devient faiblesse ; au moindre incident, ils se découragent et préconisent un changement de méthode ; le recours aux armes leur paraît le meilleur argument sans qu’ils se préoccupent des conséquences.

Nos agens de Bangkok ont-ils apporté suffisamment de modération et de fermeté dans l’application des dispositions de l’article 4 de la convention annexe, relatives aux protégés ? Nous avons lieu d’en douter. Depuis 1893, en dix années, nous avons eu au Siam six chargés d’affaires et de nombreux intérimaires, la plupart de ces derniers inexpérimentés ! Aucun ne parlait le siamois. Les uns se sont montrés trop exigeans, les autres trop faibles, suivent en cela les instructions du département dont l’attitude a varié. Aussi les réclamations les mieux fondées n’ont-elles pas abouti. Il en est résulté une situation tendue que la presse a aggravée par des critiques parfois injustifiées. Ainsi les troubles survenus dans la zone réservée des 25 kilomètres ont été représentés comme une entreprise contre nous, tandis que les Siamois furent victimes d’une rébellion qui coûta la vie à un grand nombre de leurs soldats.

Plusieurs journaux se sont plu à énumérer les fonctionnaires européens, anglais, danois, allemands, italiens, belges, à la solde des Siamois, et ont vu une preuve manifeste de mauvais vouloir dans l’exclusion presque complète de nos compatriotes.

Peut-il en être autrement ?

Notre race ne produit plus de ces fils de famille, aventureux, ambitieux, décidés à faire fortune sans trop se préoccuper des moyens, avides de plaisir et de danger, prêts à sacrifier leur vie, rachetant par leur gaieté, leur entrain endiablé, leur entregent et leur esprit de ressources les connaissances techniques qui leur manquaient. Actuellement, les Français, chargés de missions près des puissances d’outre-mer, sont des fonctionnaires corrects, consciencieux, intelligens, instruits, d’une probité scrupuleuse, ayant le sentiment de leur valeur morale et professionnelle, par cela même peu disposés à s’incliner devant l’autorité hiérarchique de leurs chefs indigènes. Ignorant la langue du pays et souvent l’anglais, ils vivent dans l’isolement, s’ennuient, se découragent, deviennent atrabilaires et ne tardent pas à rentrer dans leur administration, où ils ont conservé leur rang et les droits à la retraite. Nous avons placé un assez grand nombre de jeunes gens ; deux seulement ont réussi : un ingénieur agronome et un capitaine au long cours ; ils luttèrent pour l’existence. Le fonctionnarisme avec ses garanties, son formalisme, sa discipline étroite et de convention, prépare mal les hommes aux emplois qui exigent de l’initiative, de la volonté, une bonne humeur constante.

Nos divergences de vues avec le Siam avaient pour ce gouvernement de sérieux inconvéniens. Nos nombreux protégés refusaient de se laisser exploiter et tyranniser par les mandarins trop avides dont les officiers se trouvaient ainsi forcés d’apporter quelque modération dans l’administration de leurs propres sujets. L’occupation de Chantaboon où, faute d’entente, nous continuions à entretenir une garnison, blessait profondément l’orgueil de la cour de Bangkok qui se croyait menacée de démembrement.

La France, au contraire, ne souffrait d’aucun dommage dans ses intérêts financiers, économiques, politiques, militaires. Notre accord avec l’Angleterre, de 1896, nous assurait une entière liberté d’action dans la zone d’influence de la vallée du Mékong qui nous avait été formellement reconnue, dont nous pouvions prendre possession à notre heure, à notre convenance.

Il nous suffisait d’attendre, pour accorder notre amitié à nos voisins, qu’ils revinssent à de meilleurs sentimens à notre égard.


Le gouvernement français ne semble pas avoir tenu compte de ces considérations, d’ordre secondaire, nous le voulons bien, mais qui cependant exercent une influence prépondérante dans les négociations asiatiques. De défendeur sur un terrain inexpugnable, il est devenu demandeur. Manifestant son désir d’en finir, il déplaçait lui-même les rôles à son désavantage.

Sauf en ce qui touche l’article premier par lequel le gouvernement siamois renonce à toute prétention sur les territoires de la rive gauche du Mékong et les îles du fleuve, le nouvel accord fait table rase du traité de 1893 et de la convention annexe.

Nous cédons aux Siamois les deux belles provinces cambodgiennes de Battambang et de Siam-Reap ; nous abandonnons la zone réservée qui couvrait nos frontières, territoires d’une superficie de 23 800 et de 37 500 kilomètres carrés, ensemble 61 300 kilomètres carrés.

Les eaux du Mékong et du Grand Lac cessent d’être exclusivement françaises et nous reconnaissons implicitement aux Siamois le droit d’y arborer leurs couleurs. Une note de l’Agence Havas fait bien remarquer que, le nouveau traité n’abrogeant pas l’article 2 de l’ancien, l’interdiction de faire circuler des embarcations armées continue à subsister. Mais les articles 3 et 4, qui déterminent les limites de cette interdiction, étant supprimés, la clause ne disparaît-elle pas d’elle-même ? C’est ce que semble indiquer le nouvel article 4, accordant au gouvernement siamois le droit de construire des ports et des canaux sur le Mékong et le Tonly-Sap. Du reste on ne voit pas comment les Siamois relèveraient leurs garnisons de la rive droite, si l’usage du fleuve leur était interdit. Dans un traité qui a la prétention de supprimer les causes de conflit, de pareilles équivoques ne devraient pas exister. Quoi qu’il en soit, le jour prochain où, avec le concours de nos ingénieurs, seront construits les 200 kilomètres de voie ferrée qui séparent Battambang de la ligne Bangkok-Korat, nos voisins pourront monter des canonnières sur les rives du Tonly-Sap et aux hautes eaux, en cas d’une guerre de la triple alliance anglo-japonaise-siamoise, prendre à revers les défenses de la Cochinchine. Il y a là pour la colonie un véritable péril. Sans doute, l’article 3 spécifie que les garnisons de la vallée du Mékong seront exclusivement siamoises. Nous n’apercevons pas les garanties nouvelles que nous donne cette restriction : elle ne modifie rien à l’état actuel, mais nous apprend que le gouvernement royal se réserve d’entretenir dans le reste du Si ; m des garnisons étrangères.

Au point de vue fiscal et douanier, les finances locales subiront des pertes sérieuses, Bientôt les pêches du Grand Lac iront s’embarquer à Bangkok, qui fournira le sel et les cotonnades. Battambang deviendra un centre actif de contrebande que nous serons impuissans à réprimer.

Autant dire qu’au Siam nous renonçons à la protection de nos sujets asiatiques. Comment, dans un pays où n’existe pas d’état civil, où la nationalité de l’individu s’établit par son caractère ethnique, par sa race, démontrer aux autorités locales qu’un Annamite ou Laotien est fils et non petit-fils d’un émigré ?

Nous replaçons les Cambodgiens, même les simples voyageurs, sous la juridiction siamoise prévue à l’article 5 du traité du 15 juillet 1867, ainsi conçu : « Si des sujets cambodgiens se rendent coupables de délits ou crimes sur le territoire siamois, ils seront jugés avec justice par le gouvernement siamois selon la loi de Siam. » Nous récompensons bien mal la fidélité constante de nos sujets.

De même les Chinois déjà inscrits sur les contrôles de la légation française seront soumis à la loi siamoise et jugés par les tribunaux de Siam. Le traité a donc un effet rétroactif et prive nos protégés, dont beaucoup ont payé un droit d’inscription assez élevé, des garanties que nous leur avions promises.

Aussi l’article 7, nous accordant le traitement de la nation la plus favorisée en ce qui concerne l’admission à la protection des Asiatiques qui ne sont pas nés sur notre territoire, était bien inutile. Après notre manque de parole et l’abandon des protégés déjà inscrits, pas un Asiatique ne se réclamera de la France. Tout au moins aurait-il fallu introduire des dispositions transitoires qui eussent respecté les droits acquis et mis nos cliens à l’abri des vengeances siamoises.

On objectera que l’Angleterre a accepté ce régime, mais la condition de ses sujets est toute différente ; les Birmans et les Malais ne se fixent pas définitivement au Siam et les protégés chinois, venant généralement de Singapore, sont naturalisés ou nés sujets britanniques.

Au nord, la nouvelle délimitation fait perdre au roi de Luang Prabang une de ses provinces de la rive droite, d’une superficie de 200 kilomètres carrés, dont nous n’avons pas le droit de disposer.

Il semble vraiment que, dans ce traité, le négociateur siamois se soit attaché à châtier tous les Asiatiques d’où qu’ils viennent, rois, vice-rois, sujets annamites, cambodgiens, laotiens, même les Chinois d’origine qui ont eu confiance dans la protection de la France.

Chantaboon, que nous occupions depuis dix ans, sera évacué.

Un point essentiel a été négligé : l’acte additionnel du 14 juillet 1870 au traité du 15 juillet 1867 ne délimite que la province de Battambang et ne parle pas de la partie contestée entre Compong-Prac et le golfe de Siam. Or, la cour de Bangkok a fait occuper la côte jusqu’à la pointe Samit, ce qui lui attribue la possession des deux provinces de Ko-Kong et de Krat, d’une superficie de 7 000 kilomètres carrés, dont le Cambodge, avec raison selon nous, réclame la restitution ainsi que celle des îles maritimes voisines. Faisons-nous tacitement cette nouvelle concession au Siam ? Le silence du traité semble l’indiquer.

En compensation de sacrifices qui compromettent la sécurité et les finances de l’Indo-Chine, nous déconsidérant aux yeux des Asiatiques, quels avantages retirons-nous ?

La cession d’une langue de terre inondée, d’une superficie de 80 kilomètres carrés, située sur le Grand Lac où hier encore nous exercions une entière souveraineté ; la restitution des deux provinces cambodgiennes de Melou-Prey et de Bassac, d’une superficie totale de 12 500 kilomètres carrés, dont la population ne dépasse pas six mille habitans : la première est une forêt noyée ; la seconde, un peu plus fertile, ne couvrira pas ses frais d’administration.

Quant au privilège que nous garantit l’article 4 en réservant à nos ingénieurs la construction des ports, canaux et chemins de fer dans la partie siamoise du bassin du Mékong, il est de pure forme. Cette contrée ne saurait d’ici longtemps être exploitée intensivement, et si des travaux y sont entrepris, ce sera uniquement à dessein de détourner notre commerce et de menacer nos frontières.


Les négociations internationales sont devenues si compliquées depuis l’introduction des affaires coloniales dans la politique européenne, tant d’intérêts divers et fréquemment contradictoires sont à ménager, qu’il est impossible de discerner les mobiles qui ont dicté les résolutions des négociateurs, sans être au courant des secrets des chancelleries.

Quel rôle occulte a joué l’Angleterre, notre éternelle rivale ? L’approbation unanime de la presse britannique semble indiquer que ce rôle a été considérable, de même qu’en 1893. Nos voisins ne distribuent pas les louanges avec une pareille libéralité quand ils n’y ont pas d’intérêt.

L’article 3 par lequel le roi de Siam prend l’engagement de n’envoyer « dans tout le bassin siamois du Mékong que des troupes siamoises commandées par des officiers de cette nationalité, à la seule exception de la gendarmerie siamoise actuellement commandée par des officiers danois, » nous fait présumer l’intervention personnelle de Sa Majesté l’Empereur de Russie. Autrement on ne s’expliquerait pas que notre ministre des Affaires étrangères ait oublié que l’amiral Duplessis de Richelieu, invité récemment au quai d’Orsay, et les officiers danois placés sous ses ordres, avaient en 1893, au mépris du droit des gens, tiré sur nos canonnières et tué plusieurs de nos marins. Nous avons la mémoire courte.

A quels obstacles ignorés du public, à quelle hostilité dissimulée se heurte notre politique extérieure pour que nous soyons forcés de livrer à la vengeance de leurs adversaires implacables nos plus fidèles sujets et de nous incliner devant les prétentions siamoises ?


LE MYRE DE VILERS.