Le Train de maison depuis sept siècles/02

Le Train de maison depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 85-115).
LE TRAIN DE MAISON
DEPUIS SEPT SIÈCLES[1]

II
CHEVAUX ET VOITURES

Le cheval, de nos jours, a changé de propriétaire et de métier. Il a quitté le riche pour le peuple. Il a cessé de voyager et de se battre ; il est devenu pacifique, laboureur et casanier.

Tout habillé d’or sous sa housse étincelante, depuis le chanfrein à panache qui orne sa tête jusqu’au fourreau souple qui enveloppe sa queue, le palefroi du moyen âge traverse lentement une foule inclinée. La bouche écumante et mâchant orgueilleusement son mors d’argent, coiffé de sa crinière flottante en l’air comme d’une grande perruque, la queue bien épaisse jusques à terre, le « cheval d’Espagne » au XVIIe siècle piaffe et rue avec majesté, suivant une cadence bienséante. Son écuyer a résolu le problème de mettre trois quarts d’heure pour parcourir au galop la distance de 500 mètres qu’il y a du manège de Versailles à la cour d’honneur. Sous Louis XVI légèrement harnaché, dépouillé des lourdes brides brodées, des houppes pendantes et des caparaçons de velours, le pur-sang anglais récemment importé, nerveux et sensible, passe en vitesse l’Arabe jadis réputé pour « humilier la foudre » à la course. On ne se pique plus de faire une lieue en six heures, mais six lieues à l’heure et même trente-six lieues en six heures, suivant des paris plusieurs fois gagnés à la fin de l’Ancien Régime.

Mais que le cheval ait changé d’aspect, que les animaux informes et ridicules, qui formaient la plèbe de l’ancienne espèce indigène, aient disparu aussi bien que les sujets introduits du dehors qui constituaient son aristocratie cosmopolite, ces mutations de provenance, d’allure et de costume, dues à l’influence des mœurs et au progrès de l’élevage, ne sont qu’une petite partie de l’évolution qui a sextuplé peut-être, depuis les derniers siècles, l’effectif de la race chevaline sur notre sol.

De cette multiplication incroyable du cheval résulte parmi les classes sociales un « nivellement de jouissances, » l’accession de la masse à un luxe devenu bien vite pour elle une nécessité. Des inventions beaucoup plus merveilleuses en elles-mêmes n’ont pas eu, à l’user, d’aussi utiles et importantes conséquences.


I

Au temps où tous transports, — des gens et des choses, — se faisaient avec des chevaux, il y avait très peu de chevaux… parce qu’il y avait très peu de transports. Depuis le moyen âge, quelques centaines de riches seigneurs possédaient des écuries immenses, dont nous n’avons plus l’analogue aujourd’hui, et quelques milliers de bourgeois, depuis Louis XIV, avaient de quoi atteler une voiture ; mais le peuple allait à pied et il n’y avait pas de chevaux chez le villageois.

Lorsqu’une duchesse de Bourgogne au XIVe siècle partait en voyage, accompagnée suivant l’usage de son mobilier, son train comportait un effectif de 307 chevaux, tant pour le personnel que pour les chars des bagages. Chez une grande dame, comme Yolande de Flandres comtesse de Bar (1352), on comptait deux palefrois « pour le corps de Madame, » montés par elle, 4 autres pour ses dames et demoiselles, plus 32 chevaux pour ses domestiques et 11 pour ses enfans ; en tout une cinquantaine de bêtes. Loin de diminuer aux temps modernes, ces chiffres augmentèrent chez les princes : le duc de Penthièvre entretenait (1763) à son château de Crécy 120 chevaux, dont 6 seulement pour la selle ; il n’aimait pas la chasse à courre et n’avait point d’équipage, en l’absence du prince de Condé qui commandait à l’armée, il restait encore 100 chevaux dans ces écuries monumentales de Chantilly qui pouvaient en contenir 240. Quoique l’on eut fait, au dire de l’avocat Barbier, une réforme des 1 000 chevaux ( ? ) dans les écuries du Roi pour raison d’économie (1755), la « petite écurie » comptait encore 870 têtes, moitié de selle et moitié de carrosse ou de chaise. Et le personnage qui tient ce chiffre de « M. le Premier » reconnaît qu’on ne pourrait se passer à moins : « Tout cela était bien occupé, la famille royale étant nombreuse et allant deux fois par semaine à la chasse. »

Les chevaux répondaient à beaucoup plus de besoins : sur 64 que possède le cardinal de Richelieu, il y en a 32 pour les charrettes et les fourgons qui transportent meubles, tapisseries, vaisselle, matériel de cuisine et bagages divers. Le duc de Croy joint à ses 17 chevaux 14 « superbes mulets » de chariot ; le mulet, le sommier, qui figuraient encore sous Louis XV dans toute maison bien montée, étaient de première nécessité en temps de guerre : Saint-Simon se contentait de 20 chevaux à l’époque où, mestre-de-camp assez honoraire, il vivait à Versailles en homme de cour ; il avait emmené 35 chevaux ou mulets lorsqu’il était parti pour la première fois en campagne comme simple mousquetaire (1692).

A l’allure paisible qu’un carrosse ne pouvait dépasser dans les rues étroites de la capitale, deux chevaux suffisaient à traîner ce long et lourd véhicule ; hors Paris, on en attelait six. Les parvenus et les superbes qui, à l’imitation des princesses du sang, sortaient en ville à 6 chevaux, s’exposaient au ridicule : « Les Crispins, dit La Bruyère, se cotisent et rassemblent dans leur famille jusqu’à 6 chevaux pour allonger un équipage qui, avec un essaim de gens de livrée où ils ont fourni chacun leur part, les fait triompher au Cours ou à Vincennes et aller de pair avec les nouvelles mariées et avec Jason qui se ruine. »

Mais de ces écuries surpeuplées et de ces attelages à six et même à huit chevaux, — il s’en vit de tels sous Louis XV, — combien y en avait-il tant à Paris qu’en province ? Un nombre tout à fait insignifiant. A la campagne, la généralité des châtelains avaient deux chevaux de voiture ; dans les villes du XVIIIe siècle, presque toutes de médiocre étendue, une chaise à porteurs suffisait aux gens aisés. Ils n’auraient su que faire d’un carrosse à l’ordinaire de la vie ; s’ils en possédaient un pour les voyages, ils le laissaient remisé chez un loueur qui en prenait soin, moyennant un forfait annuel.

Les chevaux de luxe, aujourd’hui où les riches capables d’en posséder sont dix fois plus nombreux qu’il y a deux siècles, ne constituent d’ailleurs qu’un petit groupe parmi les trois millions du total actuel : 130 000 têtes, avant l’invention pratique des automobiles, il y a quinze ans. Là-dessus il ne s’en trouvait, à Paris où la richesse est le plus concentrée, que 8 000 : tandis que les chevaux de fiacre, d’omnibus, de commerce et de camionnage y représentaient un chiffre sept fois supérieur, bien que la traction mécanique fut déjà appliquée aux tramways en 1807. Au moyen âge, il n’existait aucun mode de locomotion publique et ceux que nos pères ont connu jusqu’au premier tiers du XIXe siècle nous sembleraient dérisoires : sous la Restauration, les rapports entre Paris et Saint-Cloud étaient assurés par un « coucou, » remorqué par un quadrupède unique, qui partait trois fois par jour de la place de la Concorde. Aux huit personnes de l’intérieur s’ajoutaient, les dimanches et fêtes, à côté du cocher, accroupis sur le tablier rabattu, des supplémentaires à qui leur posture fit donner le nom de « lapins ; » d’autres, les « singes, » grimpaient sur le toit.

Ce serait une grande erreur de croire que le service des coches de terre, des postes et du roulage exigeât une imposante cavalerie ; j’aurai plus tard occasion, en racontant l’histoire des voyages et des moyens de transports, d’entrer dans des détails qui m’entraîneraient aujourd’hui trop loin ; chacun sait au reste combien étaient rares les privilégiés delà fortune qui couraient « en poste » sous l’ancien régime. Les maîtres de postes, en bien des localités, n’entretenaient pas dix chevaux. Quant à ceux qui allaient à cheval « avec le messager » et plus tard dans les diligences régulières, dont le départ était à peine quotidien au moment de la Révolution, leur chiffre global en 1789, de Paris pour toutes les provinces réunies, ne suffirait pas à remplir un seul de ces trains que chacune de nos compagnies de chemins de fer lance journellement par douzaines dans cinquante directions.

Au XVIIe siècle, il était prescrit au surintendant général des postes d’entretenir « de Paris au lieu où est la Cour, 12 bons chevaux » pour le service des dépêches. En temps de guerre, l’obligation de maintenir les relations avec les armées faisait organiser des relais spéciaux de 50, 100 chevaux et davantage, ramassés un peu partout sur les routes par réquisition.

Durant les lourdes campagnes de la monarchie la cavalerie française compta souvent près de 50 000 chevaux, montés, suivant les dates, par 30 000 ou 40 000 « maîtres. » Le cavalier, ainsi qualifié parce qu’il était accompagné d’au moins un valet, représentait, au temps de Rocroi, trois chevaux dans les gendarmes, et deux dans les chevau-légers ; dernier vestige de la chevalerie fort effacé à Denain et surtout à Fontenoy.

Ces chevaux de troupe, qu’ils fussent loués, achetés ou empruntés de force par l’Etat aux propriétaires, avec promesse de les payer « en cas qu’il en arrive faute, » étaient d’espèce commune et médiocres guerriers. Leur faiblesse était telle que, si chaque maître n’en avait eu plusieurs à sa disposition, « il n’aurait pu tenir un mois. » Nos généraux, au fort de la guerre de Trente ans, se servaient des régimens étrangers, mieux montés, pour faire toutes les fatigues et « permettre aux nôtres qui n’en étaient pas capables, dit Richelieu, de se tenir toujours en état de combattre. » N’empêche que les animaux appelés à figurer jadis sur les champs de bataille représentaient une fraction plus grande de la population hippique que notre cavalerie actuelle, malgré l’accroissement de ses effectifs.

Au contraire, les chevaux de ferme, qui correspondent aujourd’hui aux trois quarts de l’espèce adulte, n’en pouvaient constituer qu’une proportion assez faible naguère, puisqu’il n’y avait pas en France sous Louis XV un huitième des terres cultivées avec des chevaux. Les sillons qui n’étaient pas bêchés par les « laboureurs à bras, » étaient tracés par des charrues presque exclusivement attelées de bœufs, moins chers à entretenir et plus utiles pour de courts trajets sur les pistes molles et souvent défoncées que l’on appelait jadis des « chemins. »

Le cheval a si fort évolué que, dans nombre de budgets opulens, il a présentement disparu. On ne saurait comparer ce chapitre ancien au chapitre actuel en nature, mais seulement en argent, d’après les dépenses correspondantes : billet de chemin de fer ou timbre-poste, téléphone et automobile : 100 000 chevaux-vapeur, répartis entre 33 000 « autos » d’agrément, ont remplacé depuis 1898, 46 000 chevaux de luxe elles 65 000 voitures auxquelles ils étaient attelés. Les riches et les bourgeois n’ont plus que 84 000 chevaux, au lieu de 130 000, et 208 000 voitures, au lieu de 273 000, il y a quinze ans.

Mais l’automobile n’est pas le privilège exclusif delà richesse ou de l’aisance ; c’est aussi un instrument de travail : les médecins, les officiers ministériels, les commerçans, pour leurs affaires ou leurs marchandises, font rouler 31 000 autos mus par 355 000 chevaux-vapeur. Sans doute allons-nous constater aussi dans cette catégorie une diminution des anciens véhicules ? Nullement ! durant la même période, les chevaux à demi-taxe ont passé de 1 100 000 à 1 275 000, les voitures — à deux roues — se sont multipliées parallèlement de 1 065 000 à 1 280 000. En effet, pendant que les patentés du commerce et des professions libérales abandonnaient pour des voiturettes à pétrole leurs phaétons ou leurs tilburys à traction animale, les paysans attelaient 200 000 chevaux de plus au nombre grossi de leurs chars à bancs et de leurs carrioles.

C’est donc une récente conquête du peuple que ce cheval dont il est à la fois producteur et consommateur ; du peuple des campagnes s’entend, — l’ouvrier des villes a la bicyclette qui ne lui coûte rien à nourrir, — mais ce confort nouveau d’avoir « cheval et cabriolet » ne coûte guère à Jacques Bonhomme, parce que ses jumens lui rapportent. Il a appris à fabriquer des chevaux et il a gagné de quoi s’en servir.


II

Par une contradiction, qui semble paradoxale, au temps jadis, lorsqu’il fallait à la France si peu de chevaux, elle ne les trouvait pas chez elle ; presque tous les sujets distingués, de selle et d’attelage, étaient importés du dehors : tandis que maintenant la vente annuelle de quelque vingt mille têtes à l’étranger est un profit appréciable de notre agriculture.

Une antique tradition veut que la race des « grands chevaux » ait disparu pendant la guerre de Cent ans. Peut-être n’avaient-ils jamais existé qu’à l’État d’exception. Les chevaux de l’antiquité étaient de toutes petites bêtes ; les témoignages matériels en abondent : examinez, sur les frises du Parthénon la taille des chevaux de Phidias, en la comparant à celle de leurs cavaliers grecs, dont la stature pourtant ne devait pas être excessive ; regardez à quelle hauteur se porte la tête de ceux-ci par rapport à celle de leur monture, et surtout combien bas la jambe du cavalier descend au-dessous du poitrail de l’animal, vous croirez voir des poneys actuels affectés au jeu du polo. Vous ferez une observation toute pareille au moyen âge sur les chevaux que représente la broderie de Bayeux, dite « tapisserie » de la reine Mathilde. Les fers trouvés sur le champ de bataille d’Azincourt, ou recueillis en nombre d’autres lieux et portant le même caractère de crénelure sur le bord extérieur, indiquent de très petits chevaux.

Vous serez moins surpris ensuite d’entendre du Bellay et Monstrelet (1536) qualifier de « grands chevaux » ceux qui ont depuis 1m, 51 ; les autres, appelés « petits chevaux, » n’ayant pas plus de 1m, 44. A la même époque, de l’autre côté du détroit, Henri VIII proscrivit les chevaux d’une taille trop exiguë et décida qu’ils devraient avoir 1m, 40, d’où l’on peut inférer que ce minimum était rarement atteint par la généralité de l’espèce. Le même prince défendait de laisser vaguer les étalons dans les herbages et forêts.

En France aussi, nous avions alors beaucoup de « bêtes folles » qui naissaient et vivaient sans aucune relation avec leurs maîtres. Ceux-ci voulaient-ils « courir du haras, » comme on disait au XVIe siècle, c’est-à-dire capter quelques-uns de ces chevaux qui leur appartenaient, ils allaient battre les bois avec une trentaine de compagnons et s’efforçaient d’amener, dans des enclos formés par des palissades ou des accidens de terrain, les chevaux qu’ils avaient en vue. Souvent, malgré des chasses acharnées, on les manquait ; il fallait recommencer quelques jours plus tard. Le sire de Gouberville note qu’un de ses voisins, acquéreur de « jumens folles » dans une adjudication de biens meubles, finit par mettre la main sur des animaux « qu’on avait failli à prendre plus de cinquante fois depuis deux ans. »

Tel était un des modes de l’élevage dans le Cotentin, sous le règne de Henri II (1557). Que cette race « hagarde, » ainsi qu’on nommait ces chevaux à demi sauvages, n’eût pas sa pareille pour la sobriété, nous l’admettrons sans peine. Quant au cœur et à la solidité que les contemporains lui attribuaient, nous y croirons moins volontiers, parce que nous voyons aujourd’hui sur le globe nombre d’échantillons de ces chevaux qui poussent naturellement dans les contrées à moitié désertes, et qu’en dehors du mérite qu’ils ont de ne coûter à peu près rien et de vivre presque sans manger, habitués qu’ils sont par nécessité à mourir de faim, ce sont des types si médiocres qu’il en faut quatre ou cinq pour faire la besogne d’un seul en pays civilisé.

Il arrive encore à un homme de mourir de faim dans notre république, mais cela n’arrive plus à un cheval. Les conditions économiques du pays s’y opposent, tandis que le système agricole de l’ancienne France laissait pulluler des animaux squelettiques qui ont disparu depuis. En 1763 dans l’Orne, à Saint-Evroul, des chevaux pris en flagrant délit de pâture indue étaient vendus aux enchères, par lots de 5 et de 8, à raison de 12 francs et de 7 francs chacun[2] ; en 1789 à Oissel, dans la généralité du Rouen, sur 150 chevaux, 30 sont passables, les autres valent de 30 à 80 francs. C’étaient là sans doute des hurlotiers, petits chevaux de charbonniers, dont la race est, de nos jours, aussi inconnue que le nom.

Ceux que les fermiers élevaient sous Louis XIV, soit au régime de la vaine pâture, soit nourris de panais et navets, comme en Bretagne, comme souvent de pères et mères beaucoup trop jeunes, demeuraient chétifs. Un agronome du temps de Colbert conseillait de faire téter aux poulains une vache en même temps que leur mère, « comme on fait, disait-il, en Perse et en Tartane pour avoir de bons et forts chevaux. » Et il nous apprend ainsi indirectement que les poulinières manquaient de lait, ce qui n’a pas lieu d’étonner, parce qu’alors le fourrage était trop rare pour leur en donner à discrétion.

Est-ce à dire qu’il n’y eut pas d’élevage régulier ? Lorsque le coursier jouait un rôle primordial dans l’existence chevaleresque, les riches barons ont dû prendre soin d’en conserver la race, et quelques seigneurs, comme Robert d’Artois à Domfront (1302), installaient des haras sur leurs domaines. Seulement, ces tentatives isolées ne suffisaient pas aux besoins ; le roi d’Angleterre ayant acheté 80 chevaux en France (1281), Philippe le Hardi lui fait dire que la rareté des bons chevaux chez nous l’empêchait d’en laisser passer à l’étranger. C’était au reste de l’étranger que venaient alors les meilleurs des nôtres ; quant à la reproduction de ces types d’élite sur notre sol, nous ne savons rien.

Les turbulences de la vie seigneuriale permettaient rarement à l’étalon, sélectionné sur les champs de bataille, de se reposer des luttes passées en engendrant une pléiade d’héritiers qui perpétueraient sa mémoire, comme firent chez M. de Guise le Moreau-Superbe ou le Bay-Sanson que ce duc montait à la bataille de Dreux (1562). Il leur arrivait plus souvent d’être arrachés au loisir confortable de ce harem mâle que l’on nomme le haras pour partir en campagne : 22 étalons qui faisaient la monte chez le prince de Condé, sont ainsi emmenés par leur maître aux premières guerres de religion. De grands personnages, tels que Sully ou La Meilleraye, de simples gentilshommes, tels que ce baron de Sigognac, en Périgord, dont parle le Roman comique, avaient au XVIIe siècle des haras privés, pépinières locales qui ne fournissaient que leurs propriétaires. Mais nous n’avions rien d’analogue au vaste haras de Mantoue, fondé par le duc François de Gonzague.

Quant aux haras nationaux, depuis cent ans, on en parlait et l’on rédigeait des mémoires sur leur utilité lorsqu’on se décida à les établir. Il existait à Meung depuis Henri II un élevage royal, que le duc de Bellegarde avait transféré (1604) à Saint-Léger-en-Yveline, domaine contigu à Rambouillet. C’est là que Colbert organisa en 1663 la « harasserie » du Roi suivant le sens donné par nos pères à ce mot de haras, qui signifiait pour eux l’élève même du cheval et non pas un bâtiment aménagé à cet effet.

Aussi bien n’y eut-il pas d’autre bâtiment que ce château de Saint-Léger où logeaient, jusqu’à la création du Pin en 1715, un écuyer ordinaire de la grande écurie avec 14 gardes sous ses ordres. Pour Alain de Garsault, premier titulaire de ce poste, le haras dont il était « capitaine » devait être disséminé dans tout le royaume, chez les seigneurs « ayant des lieux propres aux nourritures et que l’on exciterait à faire amas de belles cavales. » Garsault fit à cet effet force tournées en Normandie et en Bretagne : mais il arriva que ces châtelains usèrent comme de leur bien propre des animaux qu’ils avaient en dépôt, malgré les amendes édictées contre ceux qui les feraient travailler sans permission et, quelques années plus tard, il était recommandé aux officiers des haras de « ne se donner aucun mouvement pour engager les gentilshommes à prendre des étalons du Roi, de crainte que ces chevaux ne soient employés à un service quelconque. »

Les paysans à qui on les offrit eurent d’abord quelque répugnance à s’en charger, parce qu’ils s’imaginaient que le Roi prendrait pour lui les poulains qui naîtraient de ses étalons. Pour les détromper (1670), Colbert donna l’ordre d’acheter aux foires pour Sa Majesté les plus beaux produits et de donner aux vendeurs, en sus du prix convenu, des primes de 1 000 à 1 400 francs ; « trois ou quatre actions de cette nature, écrivait-il, persuaderont mieux que toute autre chose. »

Puis, ce furent des difficultés d’un autre ordre : les chevaux barbes, achetés en Provence ou en Afrique, furent trouvés trop petits par les Normands ; aux grandes foires, l’affluence des jeunes bêtes rencontra très peu d’amateurs : « j’appréhende que cela ne refroidisse les éleveurs, disait Garsault ; avec les rudes chemins de cette province, les chevaux de médiocre taille sont ruinés en peu de temps. » À la suite d’achats faits en Flandre et ailleurs, ce sont les paysans bretons qui trouvent les étalons de l’État trop grands pour leurs petites cavales et hésitent à les leur conduire. C’était alors en Bretagne que les haras étaient les plus abondans, quoique la production chevaline n’y atteignit pas à cette époque au cinquième de ce qu’elle est aujourd’hui.

Il avait été déjà distribué 500 étalons en 1670 : ce chiffre s’élevait à 1636, au dire de Savary, à la fin du XVIIe siècle, et l’on estimait à 60 000 les poulains qui naissaient annuellement dans le royaume ; on ne s’expliquerait donc pas, si l’on ne savait combien il faut se délier des statistiques de jadis, l’impopularité dans laquelle était tombé le régime des haras que l’on accusait d’avoir causé la pénurie des chevaux. La France, disait-on, avait été contrainte d’en faire venir de l’étranger pour 350 millions de francs pendant les guerres de 1688 à 1700.

Les saillies, payées librement ; 5 francs au XVIe siècle, n’étaient guère plus coûteuses au XVIIIe par des étalons de l’État, tarifés à 8 et 10 francs ; seulement le monopole des garde-étalons semblait vexatoire. Leur traitement différait beaucoup suivant les régions : en Languedoc, une taxe annuelle de 350 francs était imposée au propriétaire chez qui les États provinciaux plaçaient un reproducteur ; en Auvergne, au contraire, ce gardien recevait un fixe de 160 francs, sans préjudice des droits sur la monte. Les propriétaires, depuis 1717, n’étaient plus libres de conduire leurs poulinières à l’étalon de leur choix. Les inspecteurs attribuaient chaque jument à un étalon déterminé et, si on ne la présentait à aucun, le prix du saut n’en était pas moins dû.

Partout, au moment de la Révolution, l’opinion publique était si hostile au régime prohibitif des haras, que l’Assemblée nationale s’empressa de l’abolir en 1700. N’empêche qu’au bout de dix ans, à l’aurore du Consulat, par une contradiction assez ordinaire, dans l’histoire, les mêmes districts qui avaient sollicité cette mesure, — ceux de la Seine-Inférieure notamment, — se plaignaient que les « espèces de figure, pour carrosse et pour selle, eussent dégénéré par la suppression des garde-étalons qui faisaient de grands sacrifices pour se procurer de beaux types. On n’y en voit plus que d’ordinaires. » Il était fait appel « à la sollicitude paternelle du gouvernement » pour veiller à la restauration de cette richesse nationale.


III

Si les anciens haras, de 1663 à 1789, sans mériter leur impopularité et les reproches dont ils étaient l’objet, n’avaient pas donné les résultats attendus des sacrifices pécuniaires faits en leur faveur, cela tenait sans doute à l’absence de méthode et de sélection. Garsault, pour ses débuts, avait été à Naples acheter quarante de ces cavales, renommées alors dans tous les manèges d’Europe pour leur galop relevé et leur piaffe presque naturelle ; il s’était ensuite rejeté sur de fortes races belges, puis sur des jumens de Barbarie, que l’on acclimatait par un séjour en Provence.

Il recruta de même ses étalons en tous pays et ses successeurs, sous Louis XV, l’imitèrent. Les haras particuliers, des Rohan à Guémené, des Matignon à Thorigny et de plusieurs riches amateurs, suivaient l’exemple des quinze haras officiels, et les autres pays sur tout le continent n’avaient pas plus de système que les Français dans leurs croisemens. La conformation était tout, il n’existait pas d’épreuves ni de race prédominante ; sauf que la France achetait un peu partout des chevaux de luxe, mais que personne n’en venait acheter de tels en France.

Colbert s’était un moment flatté que le développement des haras diminuerait l’importation, il n’en fut rien. Le royaume resta tributaire de l’étranger comme au moyen âge, lorsque les marchands outremontains, italiens ou allemands, amenaient leurs chevaux aux foires de Champagne, ou que Charles le Sage, en vue de la guerre qu’il préparait, faisait venir « de beaux destriers d’Allemagne et de la Pouille. » Faute de chevaux français, qui se trouveraient « plus exquis que tous les autres s’ils étaient de bonne force, » Saulx-Tavannes au XVIe siècle estime que « la vraie monture du soldat sont les chevaux d’Allemagne. Les Bourguignons, Picards, Champenois s’en procurent commodément. » Les noms des chevaux d’autrefois ne doivent pas nous abuser sur leurs origines : celui que montait Henri II au tournoi où il fut tué était un turc, bien qu’il s’appelât « Le Malheureux, » ce qui, remarque un auteur du temps, était d’un mauvais présage, du moins pour le Roi, car pour le cheval, il vécut jusqu’à une extrême vieillesse.

Depuis Henri IV, qui fit son entrée à Paris sur un coursier de Naples gris-pommelé, jusqu’à Louis XIV qui on pareille cérémonie (1660) montait un « riche cheval d’Espagne, » bai, accompagné de Monsieur sur un barbe blanc, presque toutes les bêtes de prix venaient d’au-delà des Alpes ou des Pyrénées. Sans cesse nos ambassadeurs sollicitaient de Sa Majesté Catholique permission d’exporter de la Péninsule des lots d’une vingtaine de ces « genêts d’Espagne, » à tête légère et décharnée, les plus parfaits pour le manège relevé, — nous dirions aujourd’hui pour le cirque.

Ce que la mode prisait alors plus que tout, c’était l’animal glorieux qui allait à « un pas et un saut, » faisait des passades courtes et longues « de fort bel air » et, sans intervalle, trois « bonnes courbettes » du devant et du derrière. Exécutait-il, sans se faire prier, « la jambette » et les sauts de mouton les quatre pieds en l’air, il était complet. Dans les Académies où l’on apprenait patiemment aux chevaux, en leur piquant les cuisses, à ruer avec art, on dressait aussi les jeunes cavaliers de bonne compagnie. Ceux qui excellaient dans les voiles carrées et « de quarto en quarto, » dans les « ballotades » et les « caprioles, » excitaient l’enthousiasme ; ce sont eux que désigne le bon Pluvinel lorsqu’il dit qu’ « un bel homme sur un beau cheval est la plus belle et la plus parfaite figure de l’humanité. »

Cette conception équestre remontait aux derniers Valois, partie capitale de l’éducation du prince, sous lequel tout fléchit, observe Montaigne, sauf le cheval qui, n’étant ni flatteur ni courtisan, « verse le fils du Roi par terre comme il ferait le fils d’un crocheteur. » Aussi Charles IX se recommande, comme écuyer, à l’estime de ses contemporains en ce qu’il aimait, dès quinze ans, à piquer les chevaux et « ceux qui allaient le plus haut étaient ses favoris. » Le « bouquet » était on pleine faveur au temps de Molière, lorsqu’un marquis des Fâcheux décrivait le cheval alezan qu’il vient d’acheter chez Gaveau dont il a refusé 100 pistoles (3 500 francs) :


Une tête de barbe avec l’étoile nette,
L’encolure d’un cygne, effilée et bien droite,
Point d’épaules, non plus qu’un lièvre court-jointe…
Une croupe en largeur a nulle autre pareille…


Une autre race, moins pompeuse, ne figurait aux cérémonies qu’attelée mais servait davantage à la guerre : celle des danois, tigrés ou pie, soupe de lait et isabelle, — on aimait alors les robes singulières. — Ces chevaux pleins de feu, peints par Wouvermans, Callot et Van der Meulen, qui portèrent bien des héros du grand siècle, étaient des danois à petite tête et à large croupe. Ils se maintinrent en faveur, comme étalons et carrossiers, jusqu’à la fin de Louis XV, lorsque, déjà, la mode des piaffeurs étant fanée (1760), les spécialistes disaient avec mépris « qu’il fallait avoir de l’argent de reste pour s’embarrasser d’un animal qui n’a que du faux brillant. »

La vogue du « pur sang, » du thorough-bred, que l’on appelait sous Louis XIV le « turc d’Angleterre, » allait naître. Les Anglais furent les premiers en Europe qui changèrent de goût, abandonnèrent l’équitation de manège pour l’allure rapide, créèrent une nouvelle manière de trotter et allégèrent le harnachement. Les chevaux étaient chez eux aussi rares et plus chers peut-être que chez nous au moyen âge : dans l’expédition de Jean de Vienne en Ecosse, au XIVe siècle, les chevaliers durent payer 3000 francs des bêtes qu’ils pensaient n’en valoir que 500. Encore avaient-ils beaucoup de peine à s’en procurer. Sous le règne de Henri VIII, commença au-delà du détroit un croisement raisonné des étalons d’Orient (Persans, Turcomans ou Arabes) avec des jumens bretonnes. Dès 1560, ils importaient de beaux hongres sur les côtes de Normandie et des Pays-Bas ; pendant deux siècles en effet l’Angleterre ne laissa sortir que des chevaux coupés.

Un voyageur anglais (1608), tout en vantant les bidets très fins de Henri IV, ajoute qu’ « ils ne peuvent se comparer pour les formes ni pour la vitesse aux chevaux de chasse de notre roi. » Jacques Ier payait à cette époque 37 000 francs un de « ces chevaux nobles, aussi rares que les vrais amis, dont la mère n’épousa jamais qu’un cheval noble, » comme dit une poésie arabe. Le fait est qu’un certain Quinterot, ayant alors introduit en France des chevaux du Royaume-Uni, Bassompierre nous révèle l’étonnement que le train de ces animaux fit éprouver à la Cour où le nom de Quinterot devint synonyme de « vitesse. » Plus tard, après la Fronde (1653), la grande Mademoiselle, qui depuis longtemps avait envie de chevaux anglais, en fit venir un lot à Fontainebleau. Mais la mode était ailleurs et les fantaisies individuelles n’y changeaient rien.

On ne sait du reste ce qu’était exactement l’espèce britannique du XVIIe siècle. Sans doute un métissage plus ou moins prononcé, nullement semblable à ce que nous voyons aujourd’hui. La taille moyenne de la bête de « pur sang » était encore en 1700 de 1m, 31 ; celle du célèbre Curwen Bay-Barb, dont l’empereur du Maroc fit présent à Louis XIV, était de 1m, 41 et en 1765 Marske, le père d’Eclipse, paraissait surtout remarquable par sa taille de 1m, 58. La moyenne est aujourd’hui de 1m, 61 ; augmentation de 30 centimètres en deux siècles, qui n’est pas, comme on le disait un jour à la Chambre des Communes, à la portée de tout le monde.

Avant de s’être déterminée pour la culture, sans aucun mélange de sang européen, de cette race précieuse que la légende arabe fait remonter aux coursiers de Salomon, de ces Kochlani agiles et sobres que l’Asie gardait dans ses plaines brûlantes, du Tigre à la Mer-Rouge et de la chaîne du Taurus au golfe d’Aden, et qui, mangeant à leur faim dans les gras pâturages d’Albion et sélectionnés par des épreuves périodiques, ont grandi et pris de la carrure, la Grande-Bretagne avait longtemps tâtonné. Elle n’était pas fixée sur les meilleurs moyens à employer pour infuser à ses chevaux le sang oriental, mais le but à atteindre ne varia pas et ne cessa d’intéresser l’opinion nationale pendant deux cents ans avant l’époque d’où l’on date officiellement l’institution des courses (1730).

A travers les révolutions la même tâche fut poursuivie de façon ininterrompue, d’Elisabeth aux premiers Georges, et Cromwell n’y était pas moins attaché que les Stuarts. Des dernières années de Louis XIV (1709), quand la France et l’Angleterre se battaient encore sur le continent, datent chez nous les premiers succès des chevaux anglais ; nos grands seigneurs vont en acheter à Londres ou s’en font expédier sous le couvert des passeports de guerre. Leur suprématie ne s’établit [tas sans conteste. On admirait qu’ils pussent faire à Newmarkett 6 400 mètres en 7 minutes et demie (1727), mais on trouvait leur galop bien terre à terre ; les officiers pestaient contre eux de ce qu’ils les faisaient enrager aux revues, mais ils s’en louaient à la chasse. Un écuyer qui faisait autorité écrivait encore en 1770 : « Les chevaux anglais ne sont pas généralement bons, il en vient beaucoup de mauvais de ce royaume : ils ne sont pas de la race du pays, mais d’une espèce de barbes bien maintenue. »

La France conservait le monopole de l’équitation traditionnelle ; les étrangers, les Anglais eux-mêmes, — Pitt à Caen, Fox à Angers, — venaient chez nous « faire leur Académie » et s’y rencontraient avec nos futurs hommes d’État, Turgot, Malesherbes, Necker ou Mirabeau ; mais personne en Europe ne venait chercher de chevaux en France, tandis que la France en demandait journellement à l’Angleterre. Les guerres de la Révolution, en fermant les frontières, suspendirent le triomphe du pur-sang.

Les chevaux connus de Napoléon 1er depuis l’alezan L’Embelle, qui fit avec lui les campagnes d’Italie, jusqu’à L’Acacia gris-moucheté qu’il montait à Waterloo, étaient des limousins ou des navarrais. Un certain cachet arabe masquait, sous le Premier Empire, l’infériorité de ces races légendaires que nos remontes actuelles rejetteraient sans pitié depuis qu’une amélioration patiente a transformé l’ancien élevage.


IV

Par l’effet de cette transformation, le cheval commun a changé de structure et de qualité beaucoup plus qu’il n’a haussé de prix, et les meilleurs chevaux sont moins chers sans être moins bons. Il existait autrefois, au dernier rang de l’espèce, des quadrupèdes dont nous n’avons plus l’équivalent, même parmi le rebut qui se vend chaque semaine sur le marché de Paris de 75 à 150 francs par tête, c’est-à-dire au-dessous des 100 à 220 francs que paie la boucherie hippophagique. Pourtant de nos jours, où les objets de luxe sont à plus haut prix qu’à aucune époque de l’histoire, parce qu’il existe un plus grand nombre de richissimes capables de se les disputer, les spécimens de choix, pour la selle ou l’attelage, n’atteignent que des chiffres très inférieurs à ceux du passé parce qu’ils ne sont plus aussi rares.

Ce sire de Gouberville, dont je parlais plus haut, vendait ses jumens sauvages de 40 à 60 francs et achetait pour lui-même (1555) un courtaud de 2 500 francs. Le sieur de Saint-Chamans, qui cédait au duc de Chevreuse (1611) cinq chevaux pour 27 000 francs, possédait aussi de vieilles bêtes prisées de 150 à 300 francs chacune. Les chevaux qui se sont vendus jadis au-dessous de 300 francs ne couleraient pas davantage aujourd’hui ; c’étaient des bêtes réformées pour leur âge, leurs infirmités, ou incapables de fournir un service utile. On paya il des prix peu différens des nôtres les chevaux de charrette ou de labour et surtout les bons « sommiers. »

La langue s’est appauvrie des noms multiples qui servaient au moyen âge à classer les chevaux d’après leur emploi : dès le XVIe siècle, l’on n’entend plus parler de destriers, de coursiers ni de palefrois ; en revanche apparaissent alors des expressions nouvelles : celle de « cheval entier » appliquée, au dire de Montaigne, à l’animal ayant crin et crinière, pour le distinguer du courtaud à la queue coupée. Les termes de haquenée, de roncin, de sommier, disparaissent depuis Henri IV, remplacés par ceux de genrts et de bidets.

Tous ces mots ont sombré dans l’oubli, au point que l’on n’a sur leur sens exact que des données assez confuses ; les prix auxquels étaient vendus les animaux ainsi qualifiés ne suffisent pas à établir les caractères distinctifs de chaque espèce. Nous savons que le destrier était le cheval « haut et puissant » de joute et de bataille, habillé de fer comme son maître ; peu agréable d’enfourchure sans doute, puisque l’on ne « montait sur ses grands chevaux, » — l’expression en est restée, — qu’en cas de nécessité belliqueuse, chacun préférant les faire tenir en main par des valets et chevaucher « à l’aise de son corps » sur un palefroi. L’homme d’armes se louait deux fois plus cher « avec destrier » qu’ « avec coursier : » mais il se voit des coursiers plus chers que des destriers, et aussi des « demi-coursiers, » — Jeanne d’Arc en montait un qu’elle tenait du Roi le jour où elle fut prise à Compiègne, — bien qu’elle déclare à ses juges avoir reçu de la cassette royale 5 coursiers et 7 trottiers.

Les haquenées, quoique chevaux d’agrément et de luxe, étaient parfois affectées au transport de vulgaires bagages et, bien que le palefroi soit théoriquement supérieur au roncin dans la hiérarchie hippique, il se rencontrait des roncins de litière à 5 800 francs et des palefrois à 270 francs. Bayard avait un « bas-roussin, bien remuant » de 2 500 francs, alors que son « courserot, fort adroit, » qui faisait merveille dans les tournois, n’en valait que 2 000.

Deux palefrois, que le sire de Joinville apprécie à 12 000 francs chacun, furent offerts à saint Louis, l’un pour lui, l’autre pour la Reine, par l’abbé de Cluny, qui obtint ainsi d’être « ouï moult diligemment et moult longuement » par le prince, que ce cadeau avait favorablement impressionné. Sans prétendre chicaner le bon sénéchal de Champagne sur son évaluation, elle semble assez exagérée pour le XIIIe siècle où les chevaux exceptionnels étaient loin d’atteindre un pareil chiffre : 6 000 francs pour un palefroi est le prix de vente le plus haut que j’aie noté ; les chevaux de bataille du roi Philippe le Bel, du duc de Normandie Guillaume le Roux, du comte de Bourgogne, du sénéchal de Provence et de seigneurs notables en Angleterre ou en Piémont, vont de 5 600 à 2 000 francs. Les bons chevaux valaient d’ailleurs plus cher que les hommes : celui que monte l’évêque de Soissons (1155) lui avait coulé cinq serfs de ses terres.

Au XIVe siècle, les prix de 3 000 à 4 000 francs sont très ordinaires, aussi bien en France qu’à l’étranger ; les chevaux de Messeigneurs de Saint-Pol ou de La Marche, de M. le Connétable ou de M. de Chatillon valent de 6 000 à 12 000 francs chacun (1317) et il s’en rencontre parfois de 15 000 et 20 000 francs. Nous ne sommes donc pas surpris d’entendre Du Guesclin, prisonnier, dire au prince de Galles que « sa terre était engagée pour quantité de chevaux qu’il avait achetés. »

Mais ces chiffres du XIVe siècle ne prouvent pas du tout que les beaux chevaux renchérissaient alors parce qu’ils étaient devenus plus rares. Le luxe avait augmenté avec les progrès de la richesse, les cavaliers étaient plus raffinés ; car, sauf quelques types dont l’origine nous est inconnue, — tel un cheval de 17 000 francs appartenant au duc de Bretagne, — l’on a tout lieu de croire que les palefrois ou haquenées de haut prix, désignés comme « maures, » espagnols et provenant du Roussillon ou Languedoc, étaient des arabes plus ou moins purs.

La France du Nord et les pays voisins avaient-ils obtenu, du croisement de ces animaux importés avec nos produits indigènes, quelque demi-sang analogue à ces chevaux barbes venus dans la région sous-pyrénéenne avec les Sarrasins ou les Croisés ? La chose est possible : le roncin de 600 francs, qualifié de « maure » en Artois (1330), devait être un parent fort éloigné du « grand cheval maure » qui, dans la même province, se vendait alors 18 000 francs.

La mode a-t-elle changé durant les guerres anglaises ? L’importation d’Orient est-elle devenue impossible ? L’a-t-on jugée inutile ? Il est plus rarement question au XVe siècle de provenances arabes, mais les chevaux de parage, — de race, — montèrent alors à des prix qu’à aucune autre époque de l’histoire ils n’ont atteints. Quand Olivier de La Marche nous apprend qu’ « on ne parlait (1444) de vendre un cheval de nom que 500, 1 000 ou 1 200 réaux, » — c’est-à-dire 19 000, 38 000 et 45 600 francs de notre monnaie, — ces chiffres paraissent d’abord assez invraisemblables ; même avec l’explication donnée par lui que, comme « l’on parlait de répartir les gens d’armes de France sous chefs et par compagnies, il semblait à chaque gentilhomme que, s’il se montrait sur un bon cheval, il en serait mieux connu et recueilli. » Les capitaines de notre première armée permanente ont-ils effectivement dû leur grade et leur rang aux mérites respectifs de leur monture ?

Il est du moins certain que l’extrême cherté avait beaucoup devancé la création des compagnies d’ordonnance, puisqu’en 1422 un cheval d’Allemagne donné au physicien de « Mgr le Régent » — Charles VII — coûtait 23 000 francs ; ce prince lui-même, tout mal à l’aise qu’il fût, s’achetait un bai-brun de 43 600 francs. Ce haut prix, auquel sont vendus aussi plusieurs coursiers et roncins d’Espagne à longues queues, est encore dépassé par deux chevaux « morel » qui se payent chacun 58 000 francs. Fort modestes paraissent, à côté de ceux-ci, les coursiers d’un Beau manoir à 14 700 francs et d’un La Hire à 7300 francs (en 1428).

Mais que des archers de la garde écossaise, en 1451, aient payé de 6 600 à 7 500 francs des bêtes d’une certaine classe, cela prouve avec évidence la pénurie où le royaume était tombé à cet égard. Pour 2 300 francs, on ne trouvait qu’une petite haquenée ; ce qui laisse à penser qu’aux environs de 1000 francs, on n’avait que d’assez pauvres bêtes. Pour 470 francs, prix du cheval que montait Jeanne d’Arc à son départ de Vaucouleurs, on devait se contenter d’animaux de ferme, fort éloignés, par leurs formes et leurs moyens, de ceux qui eurent plus tard et qui ont aujourd’hui la même destination.

Les chiffres permettent de le supposer, puisque ces chevaux champêtres n’ont été ni peints ni décrits par personne et que l’histoire ne s’est jamais occupée d’eux. Mais nous remarquons que leur prix ne diminuera pas jusqu’à la fin de l’ancien régime. Merlin, conte Rabelais dans Gargantua, procure à Grand-Gousier et à Gargamelle « une grande jument si puissante qu’elle les portait aussi bien tous deux que fait un chenal de 10 écus un simple homme. » Ce cheval de 10 écus, — ou 320 francs actuels, — pris pour type de l’espèce la plus vulgaire en 1535, coûtait autant et souvent davantage cent et deux cents ans plus tard.

Au contraire, nous ne retrouverons plus sous Louis XIV et Louis XV rien d’équivalent, je ne dis pas au « cheval d’Espagne » blanc que le duc de La Trémoïlle achetait 29 000 francs du temps de la Ligue (1592), à celui de 21 000 francs que Bassompierre s’offrait sous Henri IV, ni au cheval de cérémonie, — cavallo di rispetto, — que, sous la régence de Marie de Médicis, Concini payait 32 000 francs ; mais même aux coursiers de 8 000 et 10 000 francs dont le maréchal de Montluc (1583) faisait présent à ses capitaines et compagnons d’armes.

Nous ne voyons même plus aux temps modernes d’étalons de 9 000 francs, comme on en vendait, nous dit Albert Dürer, en 1521 à la foire d’Anvers. Le grand Sully, avisé brocanteur en la matière, qui trouvait au marché pour 900 francs un roussin fleur-de-pêcher, propre tout au plus, semblait-il, à porter la malle et devenu « si excellent cheval » qu’il le revendit 4 300 francs au vidame de Chartres, aurait eu peine à obtenir ce prix vers la fin de l’Ancien Régime ; à plus forte raison n’eût-il pu repasser pour 8 600 francs à M. de Nemours une bête qu’il avait acquise 4 000 francs de M. de La Roche-Guyon (1585).

L’avocat Barbier se fait, au XVIIIe siècle, l’écho de propos en l’air qui prêtaient au prince de Carignan « nombre de chevaux, » les uns de 17 000, les autres de 11 000 francs ; mais ce sont là de purs commérages. Les inventaires, les achats effectifs surtout, seules bases sérieuses d’appréciation, ne mentionnent plus que de modestes prix chez les plus riches amateurs, depuis Turenne, qui met seulement 1 600 francs pour un cheval de bague « fort beau et fort glorieux, » jusqu’à Saint-Simon (1692), qui n’a pas un cheval de plus de 1 000 francs, jusqu’à La Trémoïlle, dont le cheval anglais, Agé de sept ans, vaut 900 francs et jusqu’au duc de Croy, qui paie 1 200 francs ses chevaux de chasse.

D’où venait un changement si brusque ? Ces chevaux rares, que Von avait longtemps payés si cher, avaient-ils disparu ? Avait-on trouvé au contraire le secret d’en augmenter si fort la production, par l’élevage et le dressage, que leur prix fût tombé tout à coup ? Etait-ce, pour les chevaux de guerre, un besoin qui cessait parce que les nouvelles armes à feu et la nouvelle tactique faisaient évanouir le privilège d’une monture exceptionnelle ? Etait-ce simplement une évolution des goûts, le luxe du cheval aux belles manières remplacé par d’autres animaux que l’on se procurait plus aisément ? Cette hypothèse parait la plus vraisemblable ; le nombre des chevaux, et des bons chevaux, a dû augmenter aux derniers siècles, puisque nous savons, à n’en pas douter, qu’il en fut employé davantage et que pourtant l’histoire des chiffres nous apprend que leur prix a baissé.

Peu d’années avant la Révolution, une ordonnance de Louis XVI porte que « Sa Majesté a reconnu, avec beaucoup de satisfaction, que les marchands de Paris tiraient des différentes provinces du royaume des chevaux capables de fournir au service de sa chasse et qu’elle pouvait se dispenser d’envoyer en Angleterre chercher des chevaux pour cet usage. »

L’observation s’applique aux attelages : l’offre d’un cheval de cabriolet, gris, à 3 800 francs, dans les Petites Affiches de 1788, n’a peut-être tenté personne ; nous ne voyons pas que les chevaux de carrosse les plus chers des XVIIe et XVIIIe siècles aient passé 2 000 francs ; ceux de Gabrielle d’Estrées étaient de 1 000 francs ; sur les 64 chevaux de la reine Anne d’Autriche (1666), 8 seulement servant au « carrosse du corps, » âgés de six à sept ans, valaient 1 900 francs, une vingtaine allaient de 1 000 à 1 300 francs, le reste de 600 à 1 000. Ces derniers prix étaient ceux que payaient communément le bourgeois ou le hobereau.

Mais s’il est vrai que des prix analogues étaient pratiqués au moyen âge et, par exemple, pour un char de la reine Isabeau de Bavière (1 700 francs en 1401), pour le « chariot branlant » ou la litière de la reine d’Espagne (1 400 à 2 000 francs en 1531), je n’ai jamais noté aux temps modernes de « limonier » à 3 000 francs et de « cheval maure d’attelage » à 6 000 francs, comme on en rencontre chez des princesses du XIVe siècle.


V

Une autre preuve de la rareté des chevaux, au temps jadis, nous est fournie par le tarif des bêtes louées à la journée : beaucoup moins demandées, puisqu’il y avait fort peu de voyageurs, elles coûtaient cependant plus cher au XIVe siècle qu’au XVIIIe. Ce n’est pas que leur entretien fût plus onéreux, au contraire : sauf la ferrure, qui valut de 4 fr. 50 à 9 francs au moyen âge, au lieu de 3 à 6 francs sous Louis XV, l’ensemble des dépenses d’écurie a dû augmenter avec la hausse des fourrages.

Les prix payés à forfait pour la nourriture ne permettent pas de s’en rendre compte exactement, parce que les rations sans doute variaient fort d’une bête à l’autre, et qu’un cheval d’attelage à la guerre, sous saint Louis, une haquenée chez le dresseur (1396), ou les chevaux du duc de Candale au temps de la Fronde, dont les pensions coûtaient de 3 fr. 75 à 5 francs par jour, étaient mieux traités que les chevaux du séminaire de Saintes et des mines de Carmaux, à 1 fr. 25 et 2 fr. 75 par jour (1754), ou ceux des régimens de cavalerie comptés à 1 fr. 40 en 1790. Sans aller jusqu’aux chevaux d’Harpagon, qui « observent des jeûnes si austères que ce ne sont plus rien, dit maître Jacques, que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux, » on conçoit quelle différence existait entre deux quadrupèdes de même nom, suivant leurs propriétaires et leurs emplois, puisque dans la même écurie, chez la vicomtesse de Rohan (1481), l’entretien journalier du cheval d, e guerre se payait 8 fr. 65 et celui d’une simple haquenée 3 fr. 25.

Les oscillations énormes des cours du foin et de l’avoine, d’une année à l’autre, devaient soumettre l’alimentation de l’espèce chevaline aux mêmes épreuves que celle des hommes éprouvait par les brusques sauts du blé. L’hectolitre d’avoine se vendait au moyen âge tantôt 1 fr. 75 et tantôt 36 francs ; passant, sinon de l’un de ces extrêmes à l’autre, du moins du simple au quadruple en l’espace de douze mois. Il en fut ainsi jusqu’à la fin de la monarchie et dans toutes les provinces ; aux environs de Caen, l’avoine fut cotée, de 1761 à 1766 : 2 fr. 10, — 6 francs, — 4 fr. 50, et 15 francs.

Moins transportable, le foin qui, en temps normal, se payait le même prix qu’aujourd’hui, descendait en cas d’extrême abondance à 30 et 40 francs les mille kilos et s’élevait à 150, 200, 300 francs, chiffres atteints en 1754 et dépassés en 1785. Jusqu’à la création des prairies artificielles dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le foin, était rare, parce que les prés où l’on en récoltait étaient peu nombreux et que leur rendement moyen, faute d’engrais, était moindre que de nos jours. Mais la grande majorité du bétail ne mangeait pas de foin et pâturait, bien ou mal, dans les jachères tout au long de l’année. De sorte que la provision de foin, auquel on suppléait par l’ajonc en Bretagne, par les roseaux en Provence, ne semblait pas trop inférieure aux besoins.

Si le commerce des fourrages était pratiquement très limité, celui des chevaux n’avait guère à apprendre sous le rapport des roueries du maquignonnage. Je ne sais si les courtiers ou « troqueurs » bravaient le règlement qui les menaçait de 15 francs d’amende quand « ils juraient le nom de Dieu, » mais leur confrérie, assez interlope au XVIIe siècle, contenait nombre d’escrocs fort experts à peindre les chevaux en brun ou en noir, à leur fabriquer des étoiles artificielles au front et à leur attacher des queues postiches.

Moins raffiné était l’art vétérinaire au temps où l’on prescrivait, « si le cheval était enchanté, pour avoir passé sous la croix de Fétu ou sur la bûchette charmée, » de lui faire aspirer du bitume judaïque, du soufre et de la graine de laurier. L’estime que l’on faisait des bons chevaux au moyen âge nous est révélée par les soins dont ils étaient l’objet, les onguens, les emplâtres confectionnés à leur intention avec des élémens coûteux : vin, miel, anis, mastic confit, etc. Et, quand ils tombent malades, on multiplie en leur faveur les prières et les pèlerinages, voire les offrandes à saint Eloi en vue d’obtenir son intercession. Il est même curieux de constater que procès est fait, sous Louis XIII, à un habitant de la Beauce accusé d’avoir tué un cheval par ses mauvais traitemens.

Tous les chevaux de quelque mérite étaient des bêtes de selle. L’attelage semblait ne convenir qu’à des animaux vulgaires. Si le maître à danser, dans le Bourgeois gentilhomme, traite le maître d’armes de « grand cheval de carrosse, » c’est que cette qualification fut longtemps une injure à l’adresse de l’homme brutal et grossier.

Réservé de nos jours, — sauf dans l’armée, — à la promenade et à la chasse, le cheval de selle, jusqu’à la fin du XVIe siècle, était à peu près l’unique véhicule même pour les femmes, fussent-elles dans un état où nos contemporaines ont soin d’éviter tout exercice violent. Isabelle d’Aragon, épouse du roi Philippe le Hardi, était enceinte lorsque, à son retour de Tunis par l’Italie, chevauchant à côté de son mari près de Cozenza, sa monture, au passage d’un fleuve à gué, « la secoua si fort, dit un chroniqueur, qu’elle trébucha, chut à terre et se rompit toute. » Elle mourut quelques jours après. L’équitation des femmes était assez variée : rarement elles montaient avec la jambe droite pliée sur le devant ou passée par-dessus l’arçon ; parfois assises de côté sur la sambue, — selle féminine, — elles allaient les jambes pendantes du côté droit ou gauche, suivant que le vent soufflait, en tenant indifféremment les rênes de l’une ou de l’autre main. Le plus souvent elles chevauchaient à califourchon, vêtues d’amazones fort différentes de la jupe à laquelle nous donnons aujourd’hui ce nom. Les dames de la Cour, sous Louis XV, trouvaient ce costume si agréable qu’elles gardaient parfois le soir, pour danser, celui avec lequel elles avaient couru le lièvre dans l’après-midi ; c’est aussi en amazone que, dans le roman de Louvet, Faublas (1788), déguisé en femme, se rend- au bal.

A la ville, les femmes de qualité montaient en croupe derrière leurs écuyers, comme les riches bourgeoises derrière leur domestique. Mesdames de Thou et de Verdun, premières présidentes du Parlement, allaient ainsi derrière le clerc de leur mari. La Reine, outre sa litière et sa haquenée, avait son « cheval de croupe, » dont elle usait pour de courts trajets. Aussi voit-on souvent, dans les inventaires mobiliers de cette époque, des couvertures en velours cramoisi doublé de cuir « pour chevaucher derrière. » Olivier de La Marche, chargé par Charles le Téméraire (1470) d’enlever le duc de Savoie et sa famille, fait très civilement monter la duchesse en croupe : « Je portais, dit-il, Mme de Savoie derrière moi ; ses deux filles et deux ou trois de ses demoiselles la suivirent. » Pour rentrer chez eux, au sortir du Louvre, les seigneurs du XVIe siècle montaient un cheval à deux, comme aujourd’hui on se serre à trois dans un fiacre à deux places.

Pour le voyage, une espèce fort appréciée était celle des « ambulans, » chevaux qui allaient l’amble, parce que cette allure, où l’animal avance à la fois les deux jambes d’un même côté, permettait de chevaucher avec moins de fatigue. L’amble obtenu par dressage ne valait pas l’amble naturel, celui des guilledins d’Angleterre, capables de courir ainsi toute une journée sans trotter et si vite qu’à peine pouvait-on les suivre au galop. Les gens d’épée, qui eussent trouvé avilissant d’enfourcher la mule pacifique des gens de loi, recherchaient fort les bonnes « bêtes d’amble. » Pour s’en procurer une qu’on lui avait vantée, dans sa vicomte de Limoges, et que le propriétaire refusait de vendre, le roi de Navarre va jusqu’à ordonner au gouverneur de se saisir par force de l’animal, « en satisfaisant à ce qui ; raisonnablement il peut valoir (1549). »


VI

Peut-être n’y a-t-il pas lieu de faire un mérite aux cavaliers du moyen âge de ce que, dédaigneux des voitures, ils eussent rougi de « se faire porter comme des corps saints. » Cette énergie tenait surtout à l’incommodité, à la lenteur des véhicules connus. « Je ne puis souffrir longtemps, dit Montaigne, ni coche, ni litière, ni bateau, et hais toute autre voiture que de cheval, et en la ville et aux champs… mais je puis souffrir la litière moins qu’un coche. » En effet, cette boite qu’était la litière donnait au voyageur la sensation d’une mer agitée.

Elle reposait sur deux brancards, avant et arrière, ceux-ci plus longs pour que le cheval de derrière pût voir ses pieds en marchant. Un valet conduisait l’animal de tête par la bride, un autre poussait de son bâton l’animal de queue. La litière de cérémonie était réservée aux femmes et aux enfans en bas âge. Le duc de Bourgogne entre-t-il solennellement à Paris en 1434 avec sa jeune femme Isabelle de Portugal : le fils, âgé de quatre ans, « qu’il avait eu d’elle en mariage » était en litière : tandis que « trois fils et une belle pucelle qui n’étaient pas de mariage, et dont le plus âgé n’avait pas dix ans, » chevauchaient à sa suite.

La litière de voyage est tantôt une caisse bien close, munie de sièges à coussins, tendue de velours de Gênes, de damas ou de maroquin à clous dorés, avec des rideaux ou même des vitres, tantôt un rustique coffre d’osier garni d’un matelas. C’est dire qu’il s’en faisait à tous prix, depuis 8 200 francs pour la comtesse d’Artois au XIVe siècle, jusqu’à 40 francs, comme celle où cahote, dans le Roman comique, le curé de Domfront, ayant pendu au côté droit son chapeau dans un étui de carton, et à gauche son pot de chambre de cuivre jaune reluisant comme de l’or. Aux litières de luxe on accédait par des portières : aux basternes ou brancards de louage il fallait enjamber les barres transversales, à moins que le muletier, prenant son client à bras-le-corps, ne le déposât dedans comme un paquet.

La litière existait encore sous Louis XV, mais, dès le XVIIe siècle, bien qu’Anne d’Autriche en eût encore quelques-unes prisées à sa mort de 1 800 à 500 francs, c’était un équipage démodé dont usaient les dames de campagne, faute de chemins carrossables pour sortir de chez elles. Cent ans plus tôt, c’était encore une locomotion d’apparat : une litière offerte en 1532 par François Ier à Mme la Princesse de Boullène, » — Anne Boleyn, — qui allait monter sur le trône d’Angleterre, coûtait 46 000 francs.

Les « chars » ou chariots, moins considérés, aussi rudes, aussi lents, avaient l’avantage de transporter plus de monde ; la Reine part pour la Flandre en litière (1577), dix de ses filles d’honneur l’accompagnent à cheval avec leur gouvernante, le reste des dames s’entassent dans six chariots. Les chars du XIIIe siècle, dont une ordonnance somptuaire de Philippe le Bel défendait l’usage aux bourgeoises, avaient beau être peints et armoriés, couverts de drap d’or ou de toile d’argent, ils ne valaient pas nos camions ou nos tapissières. C’étaient, sous le rapport de la carrosserie, de simples tombereaux à 4 roues, mais richissimes d’accessoires. Si le char de Mme de Clermont, femme du connétable (1295), vaut près de 10 000 francs et celui de la duchesse d’Orléans 7 000 francs (1395), ce sont les garnitures, les « carreaux » d’écarlate, les tapis, les détails multiples du dedans et du dehors qui font les dix-neuf vingtièmes de la dépense. Dépouillé de ces ornemens, le char d’une princesse vaudrait un prix peu différent des 270 francs que paie l’Hôtel-Dieu pour son « chariot à porter les morts (1416). »

Le fer seul était onéreux, parce que le kilo, pour essieux et bandages, coûtait alors de 4 fr. 25 à 3 francs ; il fallait 200 francs pour la ferrure du train et des limons d’un char neuf. La couverture absorbait 6 peaux de vaches et 2 douzaines de peaux de moutons d’une valeur de 360 francs. Le cuir aussi jouait son rôle dans une machine nouvelle qui ravit le XIVe siècle : le « chariot branlant, » à caisse suspendue par des lanières, si haut qu’il fallait une échelle pour y monter.

Deux cents ans plus tard, avec l’apparition du coche, la scission s’opéra, définitive, entre la charrette antique et le type nouveau d’où sortiront les voitures modernes. Plus raffiné de construction, le coche est plus sujet aux avaries : celui d’Henri III, s’étant rompu dans un chemin fangeux des environs de Paris « parmi des piteux temps de janvier, » le Roi et la Reine doivent faire une lieue à pied pour rentrer au Louvre dans la nuit.

Avec le coche ou carrosse, — il porta bientôt ce nom, — on pouvait trotter, allure inusitée dans les rues de Paris qui épouvanta les piétons. Le Parlement supplia le Roi « de défendre les coches par la ville (1563). » La même inquiétude se renouvela au XVIIIe siècle, lors de la vogue des cabriolets que les passans jugeaient fort dangereux par leur rapidité. « Si j’étais lieutenant de police, disait Louis XV, je supprimerais les cabriolets. » Et, sous la Restauration, l’autorité municipale s’opposait à l’établissement des omnibus, par ce motif encore « qu’il en résulterait un trop grand embarras pour la circulation. » Notre génération, aguerrie par les autos et les tramways électriques, sourit de ces frayeurs ; mais les rues d’aujourd’hui ne sont plus celles de la Ligue.

Les premiers carrosses, après lesquels couraient les gamins et le menu peuple et qui ressemblaient assez à des corbillards, étaient des voitures monumentales dans lesquelles huit personnes trouvaient place ; on s’y mettait encore à six au XVIIIe siècle et le jeune Croy conte que le Roi lui fait la grâce de le faire asseoir, en allant à la chasse, « sur ses genoux, » c’est-à-dire à la portière où se trouvait un « extrapontin. » Dans le fond, des appuis de crin, les « custodes, » amortissaient les cahots ; sur les côtés, des « mantelets » de peau, — que le cardinal de Richelieu faisait, dit-on, doubler de fer à l’épreuve des balles, — s’abattaient en guise de glaces. On les bouclait solidement pour se garantir de la pluie et du froid, « pour faire printemps, » comme disait le surintendant Bullion. Des montans sculptés portaient un ciel de bois, drapé d’étoffe, — l’« impériale » — auquel s’attachaient des paremens de cuir, les « gouttières, » qui empêchaient l’eau de tombera l’intérieur. Enfin au corps de la voiture était attachée, en guise de frein, une chaîne de fer qui servait à enrayer les roues dans les descentes.

« Vraiment, écrit-on en 1614, il y a de la commodité quant à ces coches, mais, par tant de commodité nous nous énervons. » C’était l’avis de Henri IV qui allait à cheval par la ville et, « si le temps semblait tourné à la pluie, mettait en croupe un gros manteau. » Les premiers seigneurs qui se dispensèrent de cette règle ne se servaient guère de carrosses que la nuit. Encore se cachaient-ils et fuyaient-ils la rencontre du Roi, sachant que cela lui était désagréable.

À côté des nouveaux véhicules, qui se multiplièrent rapidement sous Louis XIII, parurent les chaises à porteurs (1617) : « établissement qui pourra causer un retranchement de l’usage immodéré des carrosses, » disaient les lettres de concession. Ce n’était pas un mode de transport économique : les porteurs qui payaient une redevance de 25 francs par semaine, par chaque chaise de louage, au détenteur du monopole, — un capitaine des mousquetaires, — rançonnaient à leur tour le public sans que d’ailleurs on puisse prendre au sérieux ce que dit Furetière qu’ils demandent un écu, — 11 francs de notre monnaie, — pour aller de Notre-Dame à la place Maubert. Les vinaigrettes, chaises à deux roues, traînées par un homme et poussées par une femme et un enfant, étaient moins onéreuses mais peu prisées. Ce ne fut qu’après l’institution des « carrosses de place » (1660) que l’honnête homme sans équipage put se faire transporter décemment d’un quartier à l’autre sans trop de frais.

La chaise à porteurs privée, qui coulait depuis 1 400 francs jusqu’à 150, suivant qu’elle était mi-partie d’écaille, dorée, tapissée de brocart et de velours, ou grossièrement peinte et doublée d’étoffe commune, devint impraticable à Paris dès que la circulation y fut plus active. Elle ne sortait pas au XVIIIe siècle des quartiers paisibles et déserts. En province, les douairières se faisaient ainsi conduire à la messe et les magistrats au palais, — pour 1 250 francs par an on avait à Aix, en 1750, deux porteurs non nourris, — c’était presque le seul véhicule des villes moyennes. Nice, par exemple, vers 1765, possédait en tout deux voitures en dehors de celle du gouverneur ; mais des chaises à porteurs y menaient les étrangers à la mer prendre leur bain, moyennant 3 fr. 50 aller et retour.

Dans la capitale et pour les voyages, à la fin de l’ancien régime, l’invention des types de voitures semblait inépuisable ; il en surgissait sans cesse de nouveaux. Le « carrosse, » inséparable à nos yeux de cinq ou six générations d’hommes à perruques plus ou moins poudrées, était, au contraire, complètement démodé dès un demi-siècle avant la Révolution. Au modèle primitif avec caisse fixée aux essieux on avait, sous Louis XIV, substitué un train avant à col de cygne, muni de roues très basses (80 centimètres), pour lui permettre de tourner dans les rues étroites. Le siège du cocher, qui obstruait toute vue de l’intérieur, avait été abaissé. La calèche, plus légère, fut un premier progrès, la berline en fut un autre ; elle porta un coup décisif aux anciens carrosses, compliqués et encombrans, désormais réservés aux cérémonies et à la Cour.

Les berlines étaient aussi plus sûres grâce aux (lèches latérales qui les maintenaient ; tandis que, lorsqu’une lanière venait à se rompre, le carrosse versait forcément sur le côté.

Sans parler de la chaise de poste qui appartient à l’histoire des voyages et qui, perfectionnée sous Louis XV, atteignit pour les riches un haut degré de confortable, les selliers, — qualité exclusivement portée par les fabricans de voitures, celle de « carrossiers » est toute moderne, — créèrent la berline coupée appelée diligence ou demi-fortune, qui s’attelait à un cheval, le vis-à-vis, à deux places l’une en face de l’autre, la désobligeante, le soufflet, le phaéton, la brouette, le diable ; ils leur appliquèrent les ressorts en C forgés par Cocu, les ressorts à la Dalème, du nom d’un serrurier en vogue, les cris et les ressorts à la Polignac. D’Allemagne fut importé le wurst, sorte de longue banquette à compartimens, que les voyageurs enjambaient et sur laquelle ils s’asseyaient en brochette les uns derrière les autres, face au cheval. On s’en servait pour aller aux rendez-vous de chasse.

Les journaux offraient des voitures anglaises, « faites l’année dernière par le meilleur ouvrier de Londres, » stope, trois-quarts, solo, wisky, avatars menus et légers du cabriolet ; la jeunesse élégante n’en voulait pas d’autres. Ce qu’en langage courant on appelait « cabriolet » sous Louis XVI ne ressemblait pas à ce que l’on nomma ainsi au XIXe siècle : il se faisait alors à 2, 3 ou 4 places, tantôt à quatre roues, tantôt à deux, souvent fermé, muni de trois glaces en vagistas ou bien avec un « tambour à la Toulouse ; » il s’attelait indifféremment à un ou à deux chevaux ; mais, quel qu’il fût, « sa marche est si rapide, dit le Journal de Paris en 1785, qu’il arrive sur les pauvres passans comme la foudre. »

On propose d’attacher une sonnette retentissante au cheval « qui conduit, ou mieux qui emporte, ces voitures, » auxquelles les propriétaires seraient tenus de clouer une plaque portant leur nom et adresse en gros caractères. Contre ces propriétaires, l’opinion est très montée : « On a purgé la ville d’assassins, écrivait Mercier : l’assassinat commis par un homme monté sur un haut cabriolet diffère-t-il d’un coup de poignard ? Le poignard est plus doux que les roues dentelées d’une voiture qui vous laisse quelquefois un reste de vie pour souffrir des siècles ! »

Dès 1789, les protestations affluèrent à l’Assemblée Nationale contre ces voilures « que la noblesse fabrique pour insulter à l’indigence et à l’honnête médiocrité. » La Convention « purifia les Petites-Ecuries du ci-devant tyran » en dépeçant ses carrosses et aussi ses traîneaux, « qui, dit le rapporteur de 1793, représentaient des lions, des tigres, des léopards, des aigles, effigie du caractère de ceux qui se livraient à ces délassemens d’une cour corrompue. » Mais la Révolution ne put abolir les cabriolets ; Mercier le constate en 1799 : « Depuis que le peuple est souverain, il est bien inconcevable qu’il se laisse écraser comme sous l’ancien régime. » Les motions faites au Conseil des Cinq-Cents, où se posait la question de savoir si, dans un État où règne l’égalité, il doit être permis d’avoir des voitures autres que celles nécessaires au service public ; » les plaintes « contre le danger journalier de ces chars brillans où se pavanent nos parvenus » (1798) furent impuissans contre le goût de la vitesse ; tandis que le goût de la représentation alla décroissant, comme il faisait déjà sous la monarchie.

Le siège du cocher était encore, sous le Consulat, ce large canapé à franges que, seules, ont conservé les berlines des pompes funèbres, mais l’automédon avait cessé de porter perruque. Les voitures nouvelles continuaient à être capitonnées au dedans de soie et de velours, mais elles n’apparaissaient plus au dehors avec le train et les roues dorés, avec les panneaux « vernis par M. Martin » et ses émules ou artistiquement décorés de « figures peintes d’après M. Boucher, » comme les berlingots de Louis XV beaucoup plus coûteux que les grands carrosses du XVIIe siècle.

Ceux-ci n’avaient guère dépassé 7 000 francs chez les personnages fastueux et leur prix ordinaire était de 3 à 4 000 ; à peine la Reine en eut-elle un de 12 000 francs avec rideaux de gros de Naples rebordés à deux envers, ses autres carrosses valaient de 8 000 à 2 400 francs. Cent ans plus tard, un carrosse de mariage tel que celui du duc d’Havre (1764), revient à 22000 francs, un vis-à-vis de gala coûte presque autant, et une chaise de poste élégante 9500. Il est vrai que les voitures d’occasion pullulent ; les journaux, les Petites-Affiches annoncent chaque jour des calèches, des diligences anglaises et des berlines de voyage « à leurs premières roues, » c’est-à-dire voisines du neuf, pour un millier de francs, prix auquel le duc de La Trémoïlle vendait un vieux carrosse à son intendant.

Ce qu’on ne voyait plus à la fin du XVIIIe siècle, dans les rues de Paris, c’étaient les « coureurs, » les deux laquais lestement vêtus, habiles à trotter en précédant les chevaux au bord du ruisseau, sans salir leurs souliers plats et leurs bas blancs. Mme de Pompadour avait sans doute dépensé plus que Mme de Montespan, mais elle ne se déplaçait pas comme cette dernière dans une calèche à 8 chevaux, suivie d’un carrosse occupé par six filles, de deux fourgons, 14 mulets et 10 à 12 cavaliers sans compter les officiers de sa maison.

Eux-mêmes ces seigneurs et dames du XVIIe siècle, quelque « magnifiques » qu’ils se crussent, ignoraient les débauches de luxe du » moyen Age en fait de harnachement, si oubliées, en notre âge de taxi-autos sans façon, qu’elles semblent invraisemblables, bien qu’elles se soient maintenues parmi les civilisations primitives de l’Orient. Les « petits-maitres » de 1780 qui se contentaient, pour leurs chevaux de chaise, de couvertures brodées et voyantes ; les marquis et les financiers de la Régence qui payaient 1 000 francs un harnais de carrosse, plus 175 francs pour la dorure, 150 francs pour le caparaçon et les cocardes et 90 francs pour les deux aigrettes, avaient oublié, eux qui n’habillaient plus leurs chevaux qu’en grand deuil de tristes draperies noires croisées de blanc, les pompes éclatantes du costume hippique de jadis : les housses de drap d’or ou de fine tapisserie, semées de rubis et de perles, fourrées de martre zibeline. Les panaches de 500 francs de plumes n’étaient, en 1450, qu’un modeste accessoire. Un cheval pouvait au XVe siècle porter une fortune : celui du comte de Foix, à son entrée dans Bayonne lors de la reprise de la Guyenne sur les Anglais, avait un chanfrein revêtu d’or et de pierreries d’une valeur de 550 000 francs, — 15 000 écus, — sa couverture offerte à l’église cathédrale pour y être transformée en chapes était prisée 14 500 francs.

Les chevaliers opulens usaient pour la chasse et le voyage de « chétives selles » de 100 francs ; mais les contemporains de Louis XV n’en avaient jamais de plus coûteuses, tandis que les contemporains de saint Louis ou de Charles VII possédaient des selles de 2 000 et 3000 francs, décorées de peintures et chargées d’orfrois. Le cuir n’en était pas cher : une selle de moine en 1480 coûtait 65 francs, une selle de paysan en coûtait 24 ; dans le prix de 2 960 francs payé pour l’accoutrement de cérémonie d’une haquenée de grande dame (1517), le cuir du harnais valait 100 francs, mais les boucles et le mors doré en valaient 250, la soie de la housse 350 et le fil d’or de Chypre 1 840.

Ainsi parée, cette haquenée devenait une chose belle et rare, son passage impressionnait la foule dont l’émerveillement était sans fiel. Le carrosse hérita de ce prestige : s’arrête-t-il à la porte d’une femme de ville, « à peine elle entend son bruissement, dit La Bruyère, qu’elle pétille de goût et de complaisance pour quiconque est dedans… On lui tient compte des doubles soupentes et des ressorts qui le font rouler plus mollement. » Le budget de la vanité était autrefois plus largement doté que de nos jours et l’écurie y tenait une grande place. La plus grande jouissance du riche consistait à montrer sa richesse.

Mais ces jouissances extérieures, tirées de l’admiration d’autrui, créaient, pour bizarre que cela semble, une sorte de lien social entre les ambitieux du « paraître, » figurans volontaires du luxe, et le public satisfait de la peine qu’ils se donnaient pour l’ébahir. Il entre plus de vraie sensualité et plus d’égoïsme aussi dans les jouissances contemporaines, positives, et personnelles ; mais de ces jouissances, en fait de locomotion, le peuple entier a sa part. Le progrès en a banni la beauté, mais il en a généralisé le charme. La carriole du paysan, la bicyclette, l’autobus ou le métro du citadin, ne sont pas esthétiquement inférieurs à l’automobile d’un millionnaire, et ils sont à la portée de toutes les bourses. Cependant la « 50 chevaux » de grande marque, qui n’éblouit personne, suscite autour d’elle plus d’aigreur que naguère le carrosse doré.


G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Ces prix, ainsi que tous ceux qui sont contenus dans cet article, sont des prix actuels, établis en tenant compte du pouvoir relatif d’achat des métaux précieux aux diverses époques ainsi que de la valeur intrinsèque des anciennes monnaies par rapport au franc de 1912.