Flammarion (p. 331-337).

ÉPILOGUE


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— Ah vraiment ! fit La Guillaumette avec une ironie hautaine ; c’est pas à toi que je viendrai conter ça ?

— Non ! fit sèchement Lantibout ; ça ne prend pas !

La Guillaumette le regarda dans le blanc de l’œil, rageant à froid, réduit à l’impuissance depuis que ses deux galons de laine avaient fait retour au magasin. Avec quelle joie sans mélange, sans cette circonstance fâcheuse, il lui eût insufflé la foi, bon gré mal gré, greffée sur quatre jours de consigne ! Mais il dut se borner à sourire de pitié et, ayant salivé de côté, par mépris :

— Tu me fais transpirer, dit-il. Mon cochon tâche voir seulement de rigoler une fois en toute ton existence autant comme nous avons rigolé, moi et Croquebol : voilà tout ce que j’ai à te dire.

Et comme Lantibout s’obstinait à montrer de l’incrédulité, que la chambrée, silencieuse et attentive, hésitait à se prononcer, La Guillaumette s’indigna, se jeta furieusement les bras sur la poitrine :

— Alors, cria-t-il, j’ai menti ? Alors c’est pas vrai que Croquebol et moi nous avons pris, il y a deux mois, le train de 8 h. 47 ? C’est pas vrai que le chef Favret nous avait donné vingt-cinq francs ? C’est pas vrai que j’ai dit dans le train, à Croquebol : “ Mon salaud, nous allons tirer une bordée et cavaler à Bar-le-Duc ? ” C’est pas vrai que dans Bar-le-Duc nous avons fichu une noce à tout casser ? — certainement, à tout casser ! — même que nous y avons rencontré un civil qui nous a emmenés au pince-cul ous qu’y nous a payé du punch et du vin chaud. C’est pas vrai tout ça, c’est pas vrai ? Alors quoi ? j’suis un imposteur ? je déshonore le nom que je porte ! — Croquebol, dis la vérité ! c’est-t’y que je blague, oui ou non ?

Quelque peu pris au dépourvu, le bon Croquebol balança, partagé entre le cri insurgé de sa conscience irréprochablement pure, et ce besoin de forfanterie, de hâblerie, de vantardise ingénue, propre à tout soldat qui se respecte.

Ce fut le sentiment de l’épate qui l’emporta.

Par trois fois, de haut en bas, il hocha son court menton qu’enflorissait un poil rare, et à mi-voix, la main posée sur le sein gauche, il dit :

— C’est la vérité vraie !

Qui triompha alors ? Ce fut La Guillaumette ! Autour de lui, sur l’assistance, il promenait un regard de défi victorieux !

— Hein ! vous voyez, j’lui fais pas dire !

Et déchaîné, assoiffé de lauriers, il dit l’histoire du 119. Ce fut un morceau admirable. En cette

maison (que, pour la circonstance, il consignait hermétiquement, réservait aux seuls officiers supérieurs de la garnison de Bar-le-Duc), il conta leur entrée glorieuse, à tous deux, et aussi leur double succès. Ô nuit d’orgie ! nuit de folles ivresses ! ou des femmes échevelées et nues baisaient de leurs lèvres de miel les lèvres pâmées de Croquebol, les paupières doucement alanguies de La Guillaumette. Jamais, non jamais, depuis que le monde était monde, on n’avait vu un semblable débordement de voluptés aphrodisiaques et de spasmes extasiés ! Jusqu’au patron de la maison, qui leur avait payé le champagne ! Que dis-je ! le champagne ! bien mieux que ça ! la femme au colonel du 23e chasseurs, du colonel K… en personne, qui brusquement, — pour lui, La Guillaumette, — s’était éprise d’un irrésistible béguin, l’avait gratifié de ses faveurs ! Même que Croquebol, épaté, avait dit : “ Eh bien, mon cochon…! ” preuve que ce n’était pas une blague ! Là-dessus on voyait arriver le colonel du 23e, lequel pinçait, en flagrant délit, La

Guillaumette et la dame au béguin. Blême de rage, il rouait de coups de pied cette dernière, et flanquait les deux cavaliers à la porte en leur promettant de ses nouvelles. Du coup on ne douta plus. De légers rires d’aise montèrent, et dans cet unanime cri, parti à la fois de chaque bouche : “ Nom de nom, c’était bien son tour ! ” tenait tout le triomphe bruyant des petits avalant les gros. Lantibout dut s’avouer vaincu.

La Guillaumette, de tempérament excessif, abusa un peu de sa victoire, à ce point que, de cet instant, on perdit, au 22e, le droit “ à avoir rigolé ”. Certes, il y en eut bien encore, de temps en temps, qui, le gousset abondamment garni, prirent des pistaches mémorables ; d’autres aussi, qui, sans le sou en poche et ayant tout seuls, plusieurs heures, traîné dans la nuit opaque des chemins de ronde, se payaient le plaisir de rentrer à la chambre en se flanquant à froid les quatre fers en l’air et en battant extraordinairement les murailles, histoire de dire le lendemain :

— Vrai alors, c’que j’ai bossé, hier !

Mais aussitôt l’ex-brigadier s’interposait, remettait le vantard à sa place, de l’air d’un homme dont on veut s’approprier le bien.

Il disait :

— Bossé ? T’as bossé ? Eh ! tu ne sais même pas ce que c’est, que de bosser !

Puis, gravement, le doigt piqué sur le thorax :

— Moi, j’sais c’que c’est ! Et pis, c’est cor pas toi, mon vieux, qui vas m’en remontrer là-dessus ! Vois-tu, je vais te dire une bonne chose : c’est qui y en a deux au peloton pour savoir c’qui s’appelle bossé. Ces deux-là, c’est Croquebol et moi, — et tout le monde ici peut t’le dire, — la fois que nous avons été en mission chercher des chevaux à Saint-Mihiel, et q’nous avons pris le train, le train de 8 h. 47.


fin