Flammarion (p. 9-18).



PREMIÈRE PARTIE

I


La Guillaumette, que le médecin-major avait la veille exempté de bottes vingt-quatre heures, coupa encore à la manœuvre ce matin-là.

En bras de chemise, la pipe aux lèvres, appuyé des deux coudes au garde-fou de la fenêtre, il assista au départ des camarades.

Quand l’officier, le sabre au clair, eut lancé le commandement : « En avant ! » et que la colonne se fut mise en branle, dans un grand bruit de sabots battant le sol et de ferrailles entrechoquées, il demeura, immobile, suivant le mouvement avec une indifférence paisible de petit bourgeois qui regarde passer les soldats, ricanant silencieusement à la lutte du brigadier Bourre et de son cheval Macadam, une bête têtue et vicieuse, décidée à ne rien savoir, qui, les deux éperons dans le ventre, se cabrait, donnait de la croupe de droite et de gauche, tournait obstinément sur place.

— Dites donc, Bourre, fit l’officier d’une voix calme, quand vous voudrez bien, mon garçon.

Entre ses dents et le tuyau de sa pipe, La Guillaumette étouffa un grognement, et, sans qu’on pût savoir au juste auquel l’épithète s’adressait, de l’officier ou du cheval :

— Sale rosse ! murmura-t-il.

Tout de même, l’animal céda ; il vint se placer en serre-file, et l’escadron, défilant sous le porche, s’engagea sur la grande route déjà toute blanche de soleil. Alors seulement La Guillaumette rentra, et, comme sa pipe était à bout, il la posa sur un coin de la table, — une table énorme, massive, une manière d’étal, où les culs graisseux des gamelles avaient entrecroisé de larges rosaces brunes.

Au dehors une horloge sonna.

— Bon, se dit le brigadier, sept heures ! C’est deux bonnes heures ed’vant la visite, ça va bien !

Et, aspirant une large bouffée d’air :

— Ah bougre ! ça va cor’ chauffer beseff, aujourd’hui !

On n’était guère qu’à la mi-juin, mais l’été, cette année, s’était mis en avance, brusquement débarqué un matin sans avoir averti de sa venue, avec de si lourdes chaleurs que, depuis une semaine déjà, on sonnait la retraite à midi : deux heures de trêve, pendant lesquelles le Quartier tombait à un calme absolu et que venaient seuls rompre les ronflements des hommes, étendus sur les lits, les uns auprès des autres, dépoitraillés, suant à grosses gouttes sous les calots d’écurie dont ils se couvraient la face, par crainte des mouches.

La pureté sans un nuage de cette exquise matinée, faisait prévoir une fois encore, une terrible après-midi.

Avec le miroitement à l’infini de ses fenêtres grand’ouvertes, la caserne avait l’air de flamber au soleil, et, par delà les toits aigus des écuries, l’azur du ciel, qui s’allait perdre en une broussaillerie légère, en disait long sur les surprises du tantôt.

Dans l’eau mousseuse de la terrine, La Guillaumette s’était rincé les bras et le cou. Il vint se poster le dos à la fenêtre, et, une petite glace à la main, grimaçant, riant à ses gencives déchaussées, il commença de passer l’inspection de sa tête.

C’était là une tâche qu’il accomplissait avec un plaisir toujours vif, dès l’instant qu’il se sentait seul, à l’abri des petites moqueries et des ricanements ironiques de la chambrée.

Le brave garçon, en effet, ne laissait pas que de se gober quelque peu ; il faisait fort grand cas de sa gracieuse personne et se fut très bien, comme on dit, passé la main dans les cheveux, si les exigences de la coiffure militaire ne fussent venues mettre bon ordre à cette manifestation de coquetterie intempestive. Doué d’instincts de petite maîtresse, qui contrastaient singulièrement, d’ailleurs, avec sa laideur de chenille, il usait de savons parfumés à l’héliotrope le plus pur et mettait de côté sur ses prêts pour s’offrir des flacons de Lubin, qu’il dissimulait soigneusement dans les coins obscurs de sa charge. C’était même une chose connue, qu’il avait quelque part, en ville, chez un ami, une complète tenue de fantaisie pour les jours de grandes permissions : un dolman de sous-officier dont il avait fait changer les galons et rétrécir le collet, ainsi qu’un pantalon de cheval, retouché sur lui-même par le maître tailleur et dont les basanes ajustées singeaient la botte, à distance, avec quelque chance d’illusion.

Par blague, à l’escadron, on l’appelait « la chatte » ce dont il rageait sourdement, bien qu’il feignît une indifférence dédaigneuse, comme étant au-dessus de ces mesquines attaques. Il se sentait fort, au surplus, coté à son prix en haut lieu, pour son chic et son élégance, et même inscrit au tableau d’avancement, de la propre main du commandant-major, avec cette mention flatteuse :

— Joli brigadier ; excellente tenue ; pourra faire un brillant maréchal-des-logis.

Pour en revenir à ce que nous disions, il s’était adossé à la fenêtre ouverte, et dans le cadre rond de sa glace, qu’il haussait, abaissait, puis rehaussait encore, de façon que pas un seul trait de son sympathique physique n’échappât à son inspection, il se renvoyait des grimaces. Il fronçait le nez, tirait la langue, s’arrondissait la bouche en cœur, et par moment, entre ses dents, tandis qu’il donnait de la main un retroussis coquet à sa longue moustache, il fredonnait sur l’air de la botte à coco :

« Maréchal des logis »xx
« Tu n’es pas dégourdi »
« Tu t’es fait fout’ la gal’ par les fi’lls de Nancy. »

Brusquement, derrière lui, une voix s’éleva :

— Vous aurez deux jours, brigadier !

Abasourdi, La Guillaumette fit demi-tour sur les talons.

Un reflet de soleil échappé au miroir venait de sauter au dehors, s’allant justement égarer dans l’œil de l’adjudant Flick qui passait devant la croisée.

— Mais, mon lieutenant, expliqua-t-il, c’est sans le faire exprès, je vous jure !

D’un geste brusque, il avait levé la main au ciel, en même temps il inondait le sol d’un jet de salive, pour prendre le bon Dieu à témoin de la pureté de ses intentions.

Flick ricana.

— Oh ça, dit-il, ça m’est égal ! Vous aurez deux jours tout de même.

Et il continua sa route.