Le Trésor de Carcassonne/01
I
L’ENTRÉE ROYALE
Juste comme le cortège royal s’engageait sur le tablier étroit du pont de l’Aude, un coup de soleil déchira les nuages et vint illuminer l’extraordinaire découpure de remparts et de tours dressées et alignées à la crête des collines, sur la rive droite de la rivière, au centre du vaste paysage montueux, bosselé de croupes fauves, qu’escaladaient des files d’arbres se perdant au loin dans les horizons roses ou bleus.
Un brillant escadron de gentilshommes accourus du Razès et du Carcassez, comme de tous les points de la province de Languedoc, caracolait en avant, puis s’avançaient quelques rangs serrés de gens de pied, vieux soldats de Marignan et de Pavie, aux corselets de fer, aux manches tailladées, portant la longue pique sur l’épaule.
Sur un magnifique cheval blanc, harnaché de bleu, apparaissait le roi François, d’allure majestueuse, un sourire allègre sur la figure, entouré d’un groupe de seigneurs de fière mine aussi, étincelants et multicolores, des panaches de leurs coiffures aux caparaçons de leurs chevaux.
Des acclamations se répondaient sur les deux rives de l’Aude où se massait le populaire de la ville et des bourgs voisins. Derrière d’autres rangs de piquiers, de nobles dames parées et des gentilshommes, à cheval ou pédestrement, marchaient à la suite du cortège, mêlés à des représentants des corporations ou à des bourgeois en costumes de fête.
On montait par le faubourg de Trivalle vers la Cité, dans le poudroiement de la route, sous des coups de lumière après des alternatives d’ombre au passage le long des grands platanes.
En haut sur la droite les tours ont l’air de monter aussi à l’escalade de la colline, tours minces et hautes dont une porte un moulin à vent ; le rempart tourne et voici la grosse tour du Trésau surmontée de ses tourelles, et ensuite la masse imposante de la Porte Narbonnaise, précédée de sa barbacane.
C’est ici que les autorités, le sénéchal gouverneur du château, et les magistrats de la Cité, attendent le Roi et se préparent à le haranguer. Ils sont en avant du pont-levis ; au-dessus d’eux monte le rempart de la barbacane ronde, aux créneaux garnis de gens qui poussent des vivats ; au-dessus de ces gens se dressent un autre rempart, muraille rébarbative aux pierres rugueuses, et les deux énormes tours rondes de la Narbonnaise, pointant en avant comme un bec saillant.
À gauche, d’autres tours, toutes différentes de forme et de hauteur, jalonnent la double enceinte et vont s’espaçant jusqu’au tournant méridional.
Des bannières semées de fleurs de lys encadrent la statue de la Vierge au-dessus de la porte, des bannières flottent aux créneaux comme à la pointe des tours. Le cortège royal s’est arrêté, le cheval du Roi piaffe, des vols de pigeons traversent le ciel, effarés par le bruit et les acclamations.
Soleil du Languedoc, viens dorer la Cité,
Fais pour fêter les Lys fleurir toutes nos roses…
C’est M. le Sénéchal qui a déployé son papier et qui
Monsieur le Sénéchal.
commence son discours. On dirait des
vers. En effet, ce n’est point une harangue
en vulgaire prose ; M. le Sénéchal est
un des esprits distingués de la Province,
un lettré, et il a voulu faire honneur au
roi François qui aime les lettres et les
protège en son royaume.
Les notables et les belles dames derrière le groupe des magistrats, les gens penchés aux créneaux, tendent l’oreille pour ne rien laisser échapper des beautés du discours, que le Roi et les seigneurs écoutent d’un air intéressé, en s’efforçant de maîtriser leurs chevaux qui secouent la tête et font tinter leurs harnachements avec un tant soit peu d’impatience.
Aux créneaux de la barbacane dominant l’esplanade où le Roi s’est arrêté, une famille de braves gens se penche, qui n’est pas la dernière à applaudir quand M. le Sénéchal a terminé, et qui pousse des acclamations vigoureuses.
Le père porte un enfant à califourchon sur les épaules, il en tient devant lui trois ou quatre autres en bouquet ; la mère à une petite brunette accrochée à son cou, et un bambin qui ne paraît pas plus de dix-huit mois entre les bras, Cela fait sept. Est-ce tout ? Non, il y en a un huitième, un grand garçon d’une douzaine d’années qui occupe un créneau à lui tout seul, et regarde le Roi, les seigneurs, les chevaux, les capitaines, les lansquenets, les arquebusiers, de ses yeux écarquillés d’admiration, en oubliant presque d’acclamer.
Cet homme et ces enfants, assez pauvrement vêtus, il faut l’avouer, sont vraiment mieux placés que bien des notables citoyens de la ville entassés sous la porte ou réduits à ne voir qu’un tout petit morceau du cortège par quelque meurtrière fort étroite.
Comment a-t-il réussi à se faufiler là, ce brave Antoine Cassagnol ? Nous allons le révéler tout de suite. Cassagnol est un digne garçon, simple jardinier de son état, mais aussi joueur de longue flûte pour noces et festins, bien connu à Carcassonne et dans toute la contrée d’alentour, le dernier des troubadours enfin, car non content de faire sauter les gens avec la musique de sa flûte qu’il accompagne de cymbales attachées à ses genoux, Cassagnol chante, il improvise des couplets en l’honneur des mariés, ou des saints dont on célèbre la fête, ou sur tous autres sujets suivant la demande.
C’est ainsi que pour l’Entrée Royale il a fourni secrètement à M. le Sénéchal une harangue en vers, et, non moins secrètement, à l’un des consuls un compliment en prose, — mais il ne faut pas le dire.
Justement M. le Sénéchal a terminé sa harangue au milieu des applaudissements et voici M. le Consul qui commence son compliment. Ces Messieurs, naturellement, ont fait un signe au sergent commandant la garde de la Porte Narbonnaise qui à laissé passer la famille Cassagnol.
Cependant le Roi répond par des mots aimables aux autorités carcassonnaises, les vivats reprennent de plus belle, on agite des bannières, on brandit des chapeaux, on jette des fleurs par les créneaux, les chevaux caracolent, et le cortège royal reprenant sa marche franchit le pont-levis de la barbacane et s’engage sous la voûte de la Narbonnaise.
— Vite, en route, Colombe, et suivons ! dit Cassagnol.
Colombe est le petit nom de Mme Cassagnol, une grande femme brune, à la chevelure embroussaillée, un peu maigre, très vive, et qui semble disposer de trois ou quatre bras au moins, à la voir tourner et retourner les enfants alertes et pétulants, qui s’accrochent à elle, lui tirent sa jupe, passent sous ses ailes ou grimpent à l’assaut de ses épaules.
— Allons, enfants, en route ! s’écrie Colombe, marchons, il faut tout voir de ces tant belles cérémonies, les superbes seigneurs tout en soie et velours, les capitaines tout en fer…
— Vite, suivons derrière les soldats, dit Cassagnol.
Colombe campe par terre trois des enfants et se hâte vers un coin des Lices sous la barbacane, où, mâchonnant quelques tiges de mauvaises herbes, un âne attend philosophiquement, sans souci des grands de la terre ni des harangues en vers comme en prose.
C’est Belleàvoir, une ânesse d’âge mûr, au pelage abondant et hérissé par endroits, ou tout à fait râpé ailleurs, Belleàvoir est chargée de paniers, les paniers où Cassagnol, le jardinier et non le troubadour, porte ses légumes au marché.
Colombe se dépêche, elle met quatre des enfants dans les paniers, garde le dernier sur les bras, et tire le bridon de Belleàvoir. Cassagnol se charge des trois aînés et la famille emboîte le pas aux piquiers de l’arrière-garde pour entrer en ville.
Cassagnol chantonne, il a mis un air à la harangue de M. le Sénéchal et fredonne les vers en marchant, sans souci des poussées du populaire.