Le Tour du monde (Charles Lavollée)

Le Tour du monde (Charles Lavollée)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 905-926).
LE
TOUR DU MONDE

Le Tour du Monde, nouveau journal de voyages, publié depuis 1860 sous la direction de M. Edouard Charton ; Hachette.

Peut-on faire le tour du monde en quatre-vingts jours, ou même en cent vingt jours ? La terre ayant 8,000 lieues de circonférence, c’est une moyenne, par jour, de 100 ou de 70 lieues. Cette rapidité ne s’est encore vue que dans le roman, et du roman elle a été transportée au théâtre. Mais patience ! encore un peu de temps, et elle entrera dans le domaine de la réalité. A force de percer les isthmes et de trouer les montagnes, l’audacieuse race de Japhet prépare la grande route, droite et unie, par laquelle locomotives et paquebots, effleurant dans leur course accélérée la terre et les mers, pourront glisser sans interruption ni arrêt sur la ceinture du globe. Il ne faut donc plus tenir compte des distances. L’homme circule aujourd’hui d’un continent à l’autre rapidement et presque sans péril ; le tour du monde n’est plus qu’un jeu pour les voyageurs que l’intérêt ou la fantaisie promène aux horizons les plus lointains. Ainsi s’est développé le goût des voyages. La science, la politique, l’industrie et le commerce, la simple curiosité et l’esprit d’aventure font mouvoir de par le monde toute une légion d’explorateurs et de touristes. Les uns s’acharnent à l’assaut des pôles, les autres plongent au centre de la vieille Asie ; ceux-ci arpentent les terres vierges des Amériques, ceux-ci fouillent le sol africain, et, derrière l’épais rideau du désert, ils y découvrent de larges fleuves, de grands lacs, des peuples, des armées, presque des empires.

La géographie et l’ethnographie, longtemps délaissées, sont aujourd’hui aux premiers rangs des sciences, grâce à l’abondance des descriptions, des cartes, des dessins, des observations qui leur sont apportés de toutes parts et dans toutes les langues. De même, les récits des voyageurs ont pris une grande place dans la littérature contemporaine. Ils ont cessé d’être suspects ; car, du plus loin qu’ils viennent, ils sont exposés à se voir facilement contrôlés et démentis, si l’imagination s’y donnait trop de licence aux dépens de la vérité. A quoi bon, d’ailleurs, recourir à l’imagination, quand il y a dans l’exacte description de la nature et de l’homme un sujet inépuisable d’observations et d’étude ? Les impressions de voyage, telles qu’on les écrivait autrefois, ne sont plus de mode ; ce que le voyageur a éprouvé et ressenti personnellement importe moins que ce qu’il a vu ; nous demandons, avant tout, un récit qui soit ressemblant, comme doit l’être un portrait, avec la lumière et les teintes qui lui conviennent, et nous désirons, comme garantie plutôt que comme ornement, le dessin ou la photographie qui accompagne le texte. Telles sont les relations qui se succèdent depuis près de trente ans dans un recueil justement renommé, le Tour du monde. Cette publication a contribué, plus qu’aucune autre, à répandre le goût des voyages et des études, géographiques ; elle a rendu populaire le nom ou la mémoire de ces nombreux explorateurs qui, pour le bien de l’humanité, ont découvert des pays ignorés ou tracé de nouvelles routes ; elle a recueilli les souvenirs des voyageurs plus modestes qui, par les sentiers frayés, devenus si faciles, ont étudié, pour leur agrément comme pour le nôtre, les institutions, les mœurs, les arts des nations, petites ou grandes, jeunes ou vieilles, qui vivent aux différens points de la terre. Et ce journal universel se continue comme un panorama qui ne doit point finir. — A la suite des explorateurs et des touristes, voici les peuples et les gouvernemens qui se mettent en marche, obéissant à un mouvement général d’expansion qui les entraîne hors des frontières, et leur inspire aujourd’hui, comme au XVIe siècle, la conquête violente ou l’occupation pacifique de colonies lointaines. Œuvre lente, ardue, coûteuse, dont nous pouvons, dès les premiers pas, reconnaître les difficultés et même les périls. Que valent ces terres, dont les gouvernemens de l’Europe recherchent la possession, soit par les armes, soit au moyen de partages amiables concertés dans un congrès ? Quels sont ces peuples, ou ces tribus qu’il s’agit de soumettre et d’associer à l’action européenne ? À ces questions le Tour du monde fournit les meilleures réponses. De là l’utilité supérieure et vraiment pratique d’une publication qui, sans doute, au moment où elle a été entreprise, avait de moins hautes visées. Il y a donc autant de profit que d’agrément à suivre un pareil guide à travers le monde. C’est une course à vol d’oiseau. Il faut choisir pourtant, car l’espace nous est mesuré. Vers quel point de la rose des vents donnerons-nous le premier coup d’aile ? Puisque nous avons le champ libre, allons droit à la Chine, où m’attirent d’anciens souvenirs. J’ai abordé la terre chinoise en 1844, il y a près d’un demi-siècle ! Ce n’est pas la Chine qui a vieilli. Il n’y avait, en ce temps-là, ni paquebots, ni canal de Suez, ni Tour du monde. Les missionnaires catholiques avaient le monopole du Céleste-Empire. Les voyages en Chine, ou, comme on disait autrefois, « à la Chine, » ne se sont laïcisés que plus tard. Ils sont maintenant devenus presque vulgaires, grâce à la vapeur qui supprime les distances, et à la guerre qui nécessairement rapproche les nations. Pour un touriste qui date de 1844, il n’est pas sans intérêt de rafraîchir ses impressions aux récits des voyageurs qui ont plus récemment visité la Chine, et l’ont vue telle que l’ont faite les incidens diplomatiques et militaires auxquels la France a pris, depuis trente ans, la plus grande part.

La Chine, qui passe pour la plus ancienne nation du monde, en a été, jusqu’au milieu du XIXe siècle, la moins connue. C’est la guerre anglaise de 1840, ce sont les missions diplomatiques de 1843 à 1848, puis encore la guerre anglo-française de 1860, qui l’ont ouverte aux regards européens. Je me souviens de l’accès de curiosité qui accueillit, à leur retour, en 1846, les membres de l’ambassade de M. de Lagrené, qui venait de conclure le premier traité de paix et de commerce entre la France et la Chine. On nous adressait des questions de toutes sortes sur ce peuple étrange qui n’était représenté que par des peintures de paravent. La plupart d’entre nous publièrent alors le récit de leur voyage, et l’on fut passablement surpris de lire dans ces relations, pour lesquelles nous ne nous étions certes pas donné le mot, que le peuple chinois était tout autre qu’une collection de magots. Nous avions rencontre là-bas des mandarins polis, lettrés et très avisés, des commerçans habiles et honnêtes, des cultivateurs émérites, des ouvriers infatigables, d’excellens marins. Il ne nous avait pas été possible de démêler, dans un coup d’œil trop rapide, comment cette nation de 300 millions d’âmes pouvait tenir, se gouverner ou être gouvernée en paix, se suffisant à elle-même, sans souci des événemens extérieurs, ou plutôt avec la résolution, commune au gouvernement et au peuple, de repousser tout contact avec l’étranger. La solidité des mœurs familiales, le culte des ancêtres, l’indépendance des institutions communales, la discipline observée à tous les degrés dans les fonctions de l’état comme dans la famille, ne nous en donnaient qu’une explication incomplète ; car, à côté de ces causes de durée et de prospérité, on nous avait signalé de nombreuses imperfections dans les mœurs politiques, les exactions et la vénalité des hauts fonctionnaires, s’enrichissant dans l’exercice de leur charge, le défaut de patriotisme, le mépris des institutions militaires. Au retour de notre exploration, au cours de laquelle nous n’avions vu de la Chine qu’une partie du littoral et quelques ports récemment ouverts aux Européens, la Chine demeurait pour nous une grande énigme ; mais nous étions d’accord pour reconnaître que cet empire, avec sa population si nombreuse, bien douée et disciplinée, possédait en lui-même des élémens de vitalité et de puissance qui n’étaient point à dédaigner, et nous n’étions hésitans que sur le point de savoir si la révolution qui venait d’ouvrir la Chine à l’Europe par la guerre et par la diplomatie (car c’était bien une révolution) devait être favorable ou funeste pour les destinées de cet immense empire.

Les négociations qui précédèrent la guerre de 1860 démontrèrent que le gouvernement chinois n’avait encore rien appris à son premier contact officiel avec l’Europe, ni rien oublié de la vieille politique à l’ombre de laquelle il persistait à se tenir inaccessible pour les gouvernemens étrangers. Ce fut, on s’en souvient, l’admission des ambassadeurs européens à la cour impériale, ce fut l’admission de l’Europe à Pékin, qui devint la cause principale de la nouvelle guerre. Les mandarins se résignaient à la présence de quelques négocians étrangers dans les villes du littoral ; ils fermaient les yeux sur la propagande à laquelle se livraient dans les provinces de l’intérieur les missionnaires catholiques ; ils ne prenaient pas garde aux rares touristes, botanistes ou amateurs de bibelots qui, déguisés en Chinois, armés du parasol et de l’éventail, se promenaient innocemment au-delà des zones permises, ils consentaient même, ne pouvant faire autrement, à échanger des dépêches et à signer des traités avec les représentans des gouvernemens étrangers. Mais dès qu’il fut question d’accueillir les ambassadeurs européens dans la capitale, de les introduire dans le palais impérial, et de déroger, au profit de ces étrangers, aux mœurs et aux traditions séculaires, ils opposèrent une résistance obstinée, qui ne put être brisée que par la force. Il leur semblait que la dignité personnelle de l’empereur serait atteinte, que l’empire perdrait son prestige au regard de ses nombreux tributaires, et que Pékin, la ville sainte, serait déshonoré. L’installation des légations européennes dans la capitale doit donc être considérée comme le signe décisif de la révolution qui a transformé toute la politique extérieure de la Chine et lancé l’empire dans les voies nouvelles, où ses mandarins l’ont dirigée avec une habileté qui était connue et avec une souplesse que l’on ne croyait pas rencontrer aussi alerte dans un gouvernement voué jusqu’alors à l’isolement diplomatique.

Si nous parcourons la collection du Tour du monde, nous y voyons figurer successivement, à partir de 1860, les relations de M. le comte de Moges, de Mme de Bourboulon, de M. Deveria (sous le pseudonyme de Choutzé), du général Prjéwalski, du docteur Piassetsky, etc. Les Russes fournissent un nombre contingent parmi les voyageurs en Chine. Dès avant les négociations et les guerres qui ont ouvert à l’Europe l’accès de Pékin, ils entretenaient dans la capitale une mission officieuse qui était plutôt tolérée que reconnue par le gouvernement chinois et dont le caractère n’était point nettement défini. Cette mission, composée de savans, continuait, avec moins d’éclat, le rôle qu’avaient tenu les pères jésuites au XVIIe et au XVIIIe siècle. Elle a produit d’excellens travaux sur l’ethnographie chinoise, mais son objet principal était certainement de renseigner le gouvernement russe sur les affaires politiques, et l’on s’explique l’intérêt particulier que la Russie, limitrophe de la Chine par la Sibérie, attachait au maintien de cette mission, transformée depuis en légation régulière. Il y a toujours entre Saint-Pétersbourg et Pékin des questions pendantes au sujet de la délimitation des frontières, soit sur le littoral, soit du côté de la Mongolie, et les traités qui interviennent de temps en temps ont bien soin de laisser aux négociateurs futurs quelques difficultés à régler. C’est ainsi que la Russie, n’ayant jamais pris les armes contre la Chine et s’étant tenue dans une neutralité bienveillante lors des guerres de 1842 et de 1860, garde à Pékin une situation exceptionnelle qui profite à sa politique et procure aux voyageurs qui se réclament d’elle, dans les provinces les plus reculées, un accueil et des facilités d’observation que n’obtiendraient pas encore, au même degré, des voyageurs anglais, français ou américains. S’appeler Prjéwalski ou Piassetsky, ou de tout autre nom de même désinence, c’est, auprès des mandarins, le meilleur des passeports. N’y a-t-il pas d’ailleurs, comme on l’a dit, une vieille affinité de race entre le Tartare et le Russe, si bien que les voyageurs moscovites, circulant en terre chinoise, ne se considèrent pas comme dépaysés ?

Ce fut en 1870 que le général Prjéwalski, alors capitaine, commença la série de ses voyages en Chine. Après avoir exploré successivemont la Mongolie, le lac Kokonor, les montagnes du Thibet, il est mort à la peine, il y a deux ans, sur la route de Lassa, laissant un nom justement honoré dans les annales géographiques par d’importans travaux de topographie et d’histoire naturelle. La relation de son voyage en Mongolie et au pays des Tangoutes, publiée en 1877 dans le Tour du monde, justifie la réputation qu’il s’était acquise en Russie et dans toutes les académies de l’Europe. Attaché à une mission commerciale qui avait pour objet d’étudier les ressources des provinces intérieures ainsi que les routes les plus favorables pour les transports dans la direction de la Sibérie, le docteur Piassetsky traversa deux fois, en 1874-1875, la Mongolie et la Chine, d’abord de Kiakhta à Pékin, puis, au retour, de Shanghaï au poste de Saïssan, en remontant le Yang-tse-Kiang, la rivière Han, et en franchissant le désert de Gobi. Voyage très accidenté dont le récit, orné et complété par de nombreux dessins dus à l’habile crayon du docteur, figure naturellement dans la collection du Tour du monde. C’est bien la Chine, la Chine tout à fait intime et originale, fermée encore à tout contact européen, que les deux voyageurs russes ont observée et décrite avec le même sentiment d’estime et de bienveillance qui se rencontre dans les relations de la plupart des explorateurs ayant vu de près, non plus seulement les mandarins, mais encore les classes moyennes et inférieures de la population chinoise. Quant à la physionomie du pays, elle est bien telle que nous l’ont décrite ; il y a deux siècles, les jésuites admis à la cour de l’empereur Kang-hi : population très dense, cultures perfectionnées et très variées, fleuves et rivières roulant d’énormes volumes d’eau avec une multitude de bateaux affectés aux transports, à la pêche, ou à l’habitation, car une partie notable de la population chinoise vit sur l’eau, — des lacs, peu de montagnes, encore moins de forêts, la campagne étant, d’ailleurs, couverte de nombreux bouquets d’arbres qui abritent les villages et les petites fermes, — des villes très populeuses, se succédant à courtes distances, avec des murailles fortifiées, avec des tours et des pagodes, qui le plus souvent sont délabrées et tombent en ruines, — et, dans ce cadre, une nation vivant avec simplicité, pratiquant la vie de famille, fidèle aux mœurs et aux coutumes séculaires, docile aux lois et aux édits des mandarins, nullement fanatique, soit en politique, soit en religion, pourvue, dans toutes les classes, d’un suffisant degré d’instruction, et paraissant, en général, satisfaite. Si l’on passe d’une province à l’autre, et chaque province représente en étendue et en population un royaume de notre Europe, on saisit des nuances plutôt qu’on ne distingue des différences dans le caractère et dans les coutumes extérieures des habitans. D’un bout à l’autre de l’empire vous rencontrez toujours les mêmes Chinois ; le type est uniforme, il se conserve sur le sol natal, et il se retrouve presque inaltéré dans les colonies étrangères, à Singapore, à Java, aux Philippines, etc., où les nombreux émigrans de la Chine portent leur industrie et leurs bras.

Cependant, à l’intérieur de l’empire comme au dehors, le Chinois se désigne par le nom de la province où il est né. Il est du Kwang-tong, du Fo-kien, du Sse-tehouan, du Pe-tchili, etc., et il tient à ce que l’on ne se méprenne pas sur son véritable, pays, d’origine. Quant aux natifs de Pékin, ils se considèrent comme étant de qualité supérieure, ils se vantent d’appartenir à la première ville de l’empire, ils se parent de leur capitale, de même que les Parisiens ont l’orgueil de Paris. Pékin est, en effet, la ville sainte, le siège du gouvernement et la résidence de l’empereur. Sa population atteint à peine un million d’âmes, ce qui est peu pour une cité chinoise ; elle se répartit entre plusieurs villes distinctes, la ville chinoise, la ville tartare, la ville jaune et, au centre, le palais impérial, enceinte très vaste, réservée à l’empereur, aux impératrices, aux femmes et à plusieurs milliers d’eunuques. Aucun profane n’y pénètre, tous les accès sont strictement formés et, gardés. Le Tour du monde a eu l’heureuse fortune de compter parmi ses collaborateurs un interprète de la légation de France, qui, dans une intéressante description de Pékin et du nord de la Chine, publiée en 1873, a levé pour nous un coin du voile qui dérobe aux Chinois comme aux Européens la vue du palais et de ses hôtes plus ou moins sacrés. A la date où écrivait M. Deveria, il y avait, déjà quinze ans que les traités avaient établi des relations directes officielles entre les gouvernemens étrangers et la cour de Chine, et que les principales puissances entretenaient des légations à Pékin. Pendant cette période, treize membres seulement du corps diplomatique avaient été admis à l’honneur de présenter leurs hommages à l’empereur dans des audiences de quelques minutes. Ainsi l’Europe avait fait la guerre à la Chine pour forcer l’entrée de Pékin et pour obtenir que ses diplomates pussent Voir l’empereur face à face ; elle y avait dépensé beaucoup d’argent et elle avait tué bon nombre de Chinois et de Tartares ; elle avait enfin triomphé et illuminé. Et tout cela, pour que, dans l’espace de quinze ans, l’empereur de Chine ait bien voulu, suivant le calcul, statistique de M. Deveria, consacrer cinquante minutes environ de son temps précieux à la réception de MM. les ambassadeurs.

Nous avons le procès-verbal de la première de ces audiences, octroyée le 29 juin 1873 par le jeune empereur Tong-tché, mort en 1875 (il manque aux empereurs chinois d’être immortels), aux ministres de France, d’Angleterre, de Russie, de Hollande et des États-Unis, audience collective qui permettait à la cour d’expédier en une fois cette corvée diplomatique. Pendant cinq longs mois, on avait discuté sur le cérémonial. Tout ayant été réglé au moyen de concessions réciproques et après une répétition générale à laquelle il avait été procédé quelques jours avant l’audience, les ministres en grande tenue se rendirent à six heures du matin au Palais impérial, et, après avoir été introduits à sept heures et demie dans la salle d’audience, ils durent attendre jusqu’à huit heures un quart l’arrivée de Sa Majesté. Si grand que fût l’honneur, l’attente dut paraître quelque peu longue. L’empereur enfin parut, vêtu d’un costume fort simple, sans broderie aucune. Il s’accroupit, les jambes croisées, sur un trône de bois doré, garni de coussins jaunes, immobile et étonné. Le doyen du corps diplomatique lut l’adresse collective des ministres ; chaque ministre déposa sur une table jaune les lettres de créance de son souverain, l’empereur répondit par quelques mots que personne n’entendit ; total : sept ou huit minutes, et c’était fini. Les puissances européennes avaient correspondu, d’égal à égal, avec Sa Majesté l’empereur de Chine. — Les journaux, qui doivent avoir leurs reporters à Pékin comme ailleurs, ne nous ont pas appris que pareille cérémonie se soit fréquemment renouvelée, et il n’est pas probable que les ministres européens tiennent beaucoup à se costumer dès cinq heures du matin (heure peu confortable, même à Pékin) pour comparaître aussi sommairement devant l’empereur, majeur ou mineur, qui symbolise la suprématie du Céleste-Empire. Les affaires se traitent sérieusement et longuement au palais du Tsong-li-yamen, ministère des affaires étrangères, où les diplomates européens rencontrent des interlocuteurs subtils, patiens et lettrés, dont l’habileté leur donne souvent du fil à retordre et qui vont de pair (leurs dépêches l’ont plus d’une fois prouvé) avec les plus expérimentés de nos hommes d’Etat. Le Tsong-li-yamen, dont il est si souvent parlé dans les correspondances de Chine, est, d’ailleurs, un édifice très ordinaire, relégué dans une rue étroite et sale, fort simple à l’intérieur et peu digne de sa destination officielle. Faut-il voir là, comme on l’affirme, un calcul du gouvernement chinois, qui craindrait de se compromettre aux yeux du peuple s’il montrait plus d’égards pour les étrangers ? On doit reconnaître pourtant que, sauf dans les rares occasions déterminées par le code des rites ou par la coutume, les hauts fonctionnaires évitent la solennité, la pose et l’apparat extérieur. La simplicité leur est naturelle. Il se pourrait donc qu’il n’y eût aucune intention de dédain dans le choix qui a été fait de l’hôtel des affaires étrangères pour recevoir les diplomates européens. Quoi qu’il en soit, c’est dans cet hôtel peu majestueux que se sont traités, depuis 1860, les plus graves intérêts de l’Empire et que la diplomatie chinoise, réduite jusqu’alors aux relations avec le Japon, la Corée, l’Annam et les états tributaires de l’Extrême-Orient, se voit obligée de converser avec le monde entier. La vieille politique est bien morte, de même que la grande muraille tombe en ruines.

La révolution se fait, en Chine, avec une rapidité qui n’était pas à prévoir dans ce pays de si antique structure. C’est l’Europe qui l’a mise en train et la mène tambour battant. Le Tour du monde, avec les relations du général Prjéwalski, du docteur Piassetsky et de M. Deveria, nous a montré la Chine telle qu’elle était il y a quinze ans. Il ne tardera pas sans doute à nous présenter le récit d’un voyageur qui aura vu la Chine actuelle, contractant des emprunts, construisant des télégraphes et des chemins de fer, achetant des canons krupp, ayant des navires cuirassés, armant ses soldats de fusils à tir rapide, pourvue, en un mot, de tous les engins de la civilisation européenne. Nous avons attaqué la Chine ; il faut bien qu’elle se défende, et elle a fini par comprendre que les canons de bois, les fusils à mèche, les jonques aux deux gros yeux sur l’avant ne lui donnaient plus de suffisantes garanties. De là à créer en Chine l’esprit militaire, à susciter l’idée de patriotisme, qui partout s’attache au drapeau des armées, il n’y a qu’un pas, et, ce peuple de lettrés s’avisera, bientôt peut-être, de devenir soldat. Sur le champ de bataille de l’industrie, il lui sera facile de devenir notre égal. Le Chinois est très laborieux, il est sobre, économe et se contente du plus modique salaire. Nous lui enverrons nos ingénieurs et nos machines jusqu’au jour où il opérera lui-même avec ses propres ressources, qui sont infinies. À côté des élégantes pagodes qui se dressent dans la campagne et sur les rives des fleuves, on verra s’élever les cheminées des usines. Ainsi la Chine luttera contre l’Europe avec les armes que nous lui aurons portées. Est-ce un rêve que l’invasion du vieux monde par la race jaune, invasion prédite par quelques publicistes qui nous font apparaître dans les brumes de l’avenir le pavillon chinois dominant dans la Méditerranée et dans nos océans, les émigrans chinois, banquiers et manœuvres, s’abattant sur l’Europe comme ils le font déjà sur les États-Unis et l’Australie, les produits chinois inondant nos marchés ?

Voilà des réflexions bien sérieuses dont la gravité risque de gâter les simples récits de nos touristes. Il vaut mieux, en quittant le Céleste-Empire, conclure par un trait d’amusante chinoiserie. C’est une histoire de bottes, dont la première édition appartient au père Huc, auteur d’un Voyage en Chine, publié en 1853. L’honorable missionnaire racontait qu’on passant par une ville, dénommée Han-tchouan, il avait assisté à une manifestation politique en faveur d’un général qui venait d’être destitué, au grand regret des habitans. Le général était à cheval, entouré d’une foule sympathique. Arrivé à la porte de la ville, il s’arrêta ; deux vieillards lui retirèrent respectueusement ses bottes et lui mirent une paire de chaussures neuves. Les bottes furent ensuite suspendues sous la voûte de la porte et le cortège reprit sa marche. Et le père Huc ajoutait que, dans presque toutes les villes de Chine, on aperçoit aux voûtes des principales portes d’entrée de riches assortimens de vieilles bottes toutes poudreuses pendues en guise d’ornements commémoratifs. — L’histoire, en son temps, parut drôle et ne fut pas sans rencontrer quelques sceptiques. Eh bien ! elle est exacte. A Tien-tsin, en 1873, M. Deveria vit des collections de bottes suspendues sous la voûte de la porte orientale. « Lorsqu’un magistrat, dit-il, est nommé ailleurs, les notables de ses amis vont en corps attendre le passage de son palanquin à la porte de la ville ; ils se jettent aux pieds du magistrat, le supplient de rester ; celui-ci invoque les ordres d’en haut. On est censé alors avoir recours à la force pour le retenir, et c’est en se débattant, saisi par les jambes, qu’il sort de ses bottes pour ne pas tarder davantage à se rendre aux ordres de l’empereur. Cette relique est mise dans une cage de bois… » — Après cela, nous pouvons sortir de la Chine avec nos bottes de sept lieues que personne ne songe à nous enlever et reprendre notre Tour du monde.

Comment nous éloigner de la Chine sans faire une courte station au Tonkin ? Par les récits de Francis Damier, de M. Romanet du Cailland et du docteur Harmand, le Tour du monde nous fait connaître l’Anam, le Cambodge, le Laos et le Tonkin avant la lettre, le Tonkin de la période héroïque, alors que Francis Garnier et ses vaillans compagnons, une poignée d’hommes, prenaient les villes d’assaut et mettaient les armées en déroute. L’expédition de Francis Garnier au Tonkin, en 1873, rappelle les conquêtes de Cortez et de Pizarre dans le Nouveau-Monde. La citadelle d’Hanoï fut prise, le 20 novembre 1873, par une troupe de moins de 200 hommes contre une garnison de plusieurs milliers d’Annamites. En moins d’un mois, les principales forteresses du Delta tombèrent de même en notre pouvoir à la suite de hardis coups de main dirigés par MM. Balny d’Avricourt, de Trentinian, Hautefeuille et par le docteur Harmand. Ces noms ne doivent pas être oubliés dans l’histoire de notre conquête. Le 21 décembre, en repoussant un retour offensif de l’année annamite, soutenue par les Pavillons-Noirs, que l’on voit apparaître pour la première fois, Garnier et Balny d’Avricourt furent tués, et avec eux se termina la campagne du Tonkin, renouvelée en 1883 après la mort du commandant Rivière. On sait le reste, c’est-à-dire la guerre avec l’Annam, la guerre avec la Chine, les traités, le protectorat, nos victoires et nos échecs, les incidens parlementaires, les accidens ministériels et « l’empire colonial. » L’épopée de Francis Garnier a engagé la France dans une grande entreprise, plus séduisante que méditée. Quelques ressources que présente, assure-t-on, le Tonkin, avec son sol fertile et sa nombreuse population, il ne faut pas perdre de vue que l’empire chinois est limitrophe, que l’Annam n’est point complètement soumis, que la guerre y a formé des soldats, que les rebelles et les pirates sont toujours en armes : voilà pour la sécurité, qui exige l’entretien permanent d’un corps d’armée décimé par le climat. Doit-on compter que notre industrie et notre commerce profiteront de l’ouverture de ce nouveau marché, qu’il y aura un jour affluence de colons français cherchant et trouvant la fortune dans la direction des cultures, dans l’exploitation, des mines, dans les relations plus directes établies avec l’ouest de la Chine par la navigation du fleuve Rouge ? Les débuts jusqu’ici ne semblent pas heureux ; les bénéfices industriels et commerciaux sont bien minimes, les mines chôment, le fleuve Rouge se montre peu navigable, et, pour comble, parmi les institutions et les fonctionnaires que l’administration française s’est empressée d’introduire au Tonkin, figurent en première ligne un tarif de douanes et des douaniers. Enfin, admettons que cette erreur évidente sera corrigée, que la paix régnera au Tonkin et dans l’Annam, que les Pavillons-Noirs, c’est-à-dire les Chinois, nous laisseront tranquilles et que l’œuvre de la colonisation suivra régulièrement son cours, — ce sont là bien des concessions, — est-il permis d’espérer que la domination ou l’influence française s’étendra facilement et utilement vers les régions comprises entre l’Annam, le Cambodge et le royaume de Siam et pourra conquérir le vaste empire colonial que des imaginations très vives et trop promptes ont rêvé du créer, au profit de la France, dans l’Extrême-Orient, en concurrence avec l’Angleterre, propriétaire de l’Inde, et avec la Russie, maîtresse de la Sibérie ?

Ouvrez le Tour du monde, et vous y verrez en quoi consistent ces parages convoités avec une ambition très patriotique. A deux reprises, le docteur Harmand, qui est un Tonkinois pur-sang, de la première heure, qui a été l’un des conquérans du Tonkin et qui tient pour l’empire colonial, a visité la région du Laos qui, s’étend de la frontière de l’Annam à la rive gauche du fleuve Mékong. M. Mouhot, puis M. le commandant de Lagrée, dans une exploration, à laquelle étaient attachés Francis Garnier et M. de Carné, qui en a écrit l’intéressante relation dans la Revue[1], avaient parcouru ce vaste territoire, sur lequel Siam et le Cambodge se sont de tout temps disputé la suzeraineté et qui, à vrai dire, n’est la propriété que des Laotiens. Propriété peu enviable ! M. le docteur Harmand s’y est promené à son tour, naviguant en pirogue sur de très beaux fleuves que les rapides et les récifs rendent impraticables pour des bâtimens de commerce, traversant à dos de chameau des forêts vierges, rencontrant çà et là quelques villages clairsemés où règnent le choléra et la fièvre, plongeant dans des marais où il y a beaucoup de sangsues, bref, éprouvant toutes les aménités d’une excursion en pays sauvage. A chaque page de l’émouvant récit, l’on s’intéresse au voyageur ; mais il est plus difficile d’être persuadé que ces torrens, ces marais, ces déserts, malgré le beau soleil et quelques espaces de terre féconde, puissent tenter la colonisation européenne. S’il y a surabondance de pittoresque, les profils à recueillir sont bien maigres. Il est vrai que la plupart des voyageurs hors d’Europe ont, deux manières successives d’apprécier les pays qu’ils ont visités : la première impression est toute réaliste, elle s’inspire de la fatigue, du danger, des souffrances physiques, de l’isolement moral ; la seconde impression, après que fatigues et dangers sont passés, ne laisse plus subsister que le souvenir d’une nature grandiose ou de populations originales et étranges, le prestige du lointain. J’ai, comme bien d’autres, éprouvé cela. Plus d’une fois, brûlé par le soleil ou ruisselant d’une pluie tropicale ou seulement agacé par les moustiques, je me suis dît : « Si l’on m’y reprend ! » Et je regrettais les boulevards. Puis, de retour sur les bords fleuris qu’arrose la Seine, je ne me suis plus souvenu que du soleil radieux. La seconde impression est assurément la plus agréable dans un récit de voyage : mais la première n’est pas à dédaigner, lorsqu’il s’agit de créer un établissement lointain, avec des colons et des soldats qui n’ont le goût ni du pittoresque ni des aventures. Vouloir que le drapeau d’un grand pays comme le nôtre ne soit pas absent ou trop modestement déplié dans ces régions orientales où se rencontrent les pavillons de l’Angleterre, de la Russie, de l’Espagne, de la Hollande et du Portugal, c’est une pensée juste, prévoyante et politique, car le percement de l’isthme de Suez, la révolution qui s’est faite en Chine et au Japon, tant à l’intérieur que dans les relations avec l’Europe, les progrès de la Russie sur les rivages de l’Océan-Pacifique, le développement de l’Australie, tous ces faits contemporains ont créé un nouvel état de choses, une politique orientale où les nations de l’Europe auront à revendiquer des droits, à remplir des devoirs et à protéger des intérêts. Il convient donc que nous ayons, nous aussi, notre place et notre influence en Asie. Ce qui est difficile, c’est de bien choisir le terrain, le climat, les voisinages et de rencontrer les conditions naturelles qui, indépendamment d’une bonne administration, procurent à l’établissement colonial la sécurité s’ajoutant à une certaine somme de profits. Les explorateurs peuvent être, à cet égard, nos premiers guides. On voit par leurs récits ce qui est à prendre ou à laisser. Combien de pays, très estimables au point de vue ethnographique ou anthropologique, très appréciés par les sociétés de géographie, sont tout à fait négligeables pour la colonisation ! Cela s’applique assurément au Laos.

Faut-il en dire autant de Madagascar, la grande île africaine où la France, après diverses tentatives d’occupation et de conquête, a récemment introduit le régime nouveau du protectorat ? La littérature des voyages est très riche en ouvrages français et anglais sur Madagascar. On doit citer en première ligne les écrits de M. Grandidier, puis la relation de Mme Ida Pfeiffer, la célèbre voyageuse, ainsi que les rapports nombreux des officiers de marine qui ont été envoyés en mission dans l’île, et le Tour du monde nous donne les impressions d’un explorateur bien connu, M. D. Charnay, dont le nom demeure attaché à la découverte et à la description des antiquités mexicaines. En sa qualité d’île, Madagascar offre l’avantage de n’avoir point de voisins contre lesquels il soit nécessaire de se tenir en garde par l’entretien d’un nombreux effectif militaire. Le sol est fertile ; la température, humide et pluvieuse pendant une grande partie de l’année, est favorable aux rizières et surtout aux pâturages. Madagascar est le pays des bœufs. Ces animaux sont employés aux transports, ils s’expédient en grand nombre à l’île Maurice et à la Réunion, et, comme il en reste, on en fait des hécatombes dans les cérémonies publiques et privées. À la mort du roi Ranavolo, la douleur publique immola plus de trois mille bœufs. C’est beaucoup, même pour un récit de voyageur. On aurait mieux fait de supprimer pareil nombre de crocodiles ; les cours d’eau en sont encombrés. Mme Ida Pfeiffer, qui avait l’habitude de se bien porter, et il le fallait pour la vie qu’elle menait de par le monde, a été prise de fièvre à Tananarive. Cette circonstance a jeté un noir sur le tableau qu’elle fait de la grande île et de ses habitans, Hovas ou simples Malgaches. Indulgente d’ordinaire et quelque peu sceptique, ainsi que le deviennent la plupart des voyageurs à force de voir des choses étranges et de perpétuels contrastes, Mme Pfeiffer est, à l’endroit de Madagascar, d’une sévérité peut-être excessive. Si on l’écoutait, il faudrait fuir à tout jamais ces rives funestes, ces marais empestés et ces forêts dont l’ombre opaque et humide recèle la fièvre. « Les indigènes eux-mêmes qui vivent à l’intérieur de l’île dans les districts sains, s’ils viennent pendant la saison chaude dans les parties basses, sont aussi exposés à la fièvre que les Européens. Je lis à Tamatave la connaissance de quelques-uns de ces derniers, qui, bien qu’ils y vivent déjà depuis trois ou quatre ans, sont encore toujours en été attaqués par la fièvre. » Voilà le procès-verbal dressé en 1857 par Mme Pfeiffer. Voici maintenant le témoignage de M. D. Charnay, en 1864 : « Quant à la terrible fièvre, minotaure impitoyable dévorant l’audacieux colon ou l’imprudent touriste, nous devons avouer que dans nos fréquentes excursions, alternativement exposés à l’action du soleil et de la pluie, souvent mouillés jusqu’aux os, aucun de nous n’en a éprouvé le moindre symptôme. A Tamatave même, peuplée de plus de trois cents Européens, l’on nous assura que, depuis deux ans, pas un d’eux n’avait succombé aux atteintes de ce mal. » Où est la vérité ? Mme Pfeiffer a eu la fièvre et M. D. Charnay ne l’a pas eue. Cela seul est certain. Quant à une appréciation générale sur l’insalubrité ou l’innocuité du climat, nous demeurons perplexes. C’est ainsi que les relations les plus sincères se trouvent souvent en pleine contradiction. Je cite cet exemple pour montrer qu’il faut un certain flair pour se promener au milieu des récits de voyage, que le Tour du monde peut n’être pas exempt de traits inexacts, de mirages et d’illusions, et qu’il n’est pas indifférent, pour ce genre de littérature, de connaître le caractère plus ou moins impressionnable de l’écrivain, les motifs et le but de son voyage, les incitations personnels, agréables ou pénibles qu’il a rencontrés sur sa route. Un voyageur officiel ne regarde point les mêmes choses qu’un touriste indépendant ; une femme, fût-elle aussi virile que l’était Mme Pfeiffer, voit et juge autrement que nous : enfin, quand on a été mal reçu dans un pays, quand on y a souffert de la faim, du froid ou du chaud, ou de la fièvre, la mauvaise impression et les fâcheux souvenirs ne sauraient disposer le voyageur, décrivant ce qu’il a vu et ressenti, à vanter les agrémens du paysage. Madagascar a donc ses détracteurs et ses panégyristes et, parmi ces derniers qui ne demandent rien moins que la conquête de l’île, se distinguent les colons de la Réunion, très intéressés à se procurer en abondance et à bas prix les bœufs qu’ils mangent et les Malgaches qu’ils font travailler sur leurs plantations. Madagascar, c’est, pour la Réunion, la question vitale. Si l’on écoutait les colons, nos compatriotes, qui s’expriment très éloquemment par la voix de leur sénateur et de leur député, la France s’engagerait à fond dans les forêts de Madagascar et dans sa politique non moins touffue, pour réaliser de ce côté l’empire colonial.

Ces conseils qui nous viennent d’outre-mer sont inspirés en grande partie par l’intérêt local. Il y a partout îles questions de clocher. Ou doit pourtant supposer que Madagascar, avec ou sans fièvres, n’est point un pays négligeable, lorsque l’on voit avec quelle persistance les Anglais s’appliquent, depuis de longues années, à nous écarter de la grande île ou à contrecarrer nos desseins. L’Angleterre, qui est suffisamment pourvue de colonies, ne paraît pas avoir jamais eu l’idée de s’annexer Madagascar ; mais elle ne veut pas que d’autres y prennent pied ; elle n’agit point directement, elle a ses missionnaires et ses aventuriers qui se chargent de créer à la politique française tous les embarras imaginables. La lutte entre les missionnaires protestans et les missionnaires catholiques à la cour de Tananarive joue un grand rôle dans les affaires intérieures de l’île. La société de Londres a inondé Madagascar de Bibles et de tracts ; sa propagande la plus active s’est exercée à la cour et auprès des familles influentes. Les missionnaires catholiques se sont plutôt adressés au peuple. Les uns et les autres n’obtiennent, il faut le dire, qu’un médiocre succès. Mais, quelque méritoire que soit le prosélytisme, il semble difficile d’admettre que la conversion des infidèles soit l’unique but, ni même le principal objet de la campagne poursuivie par les missionnaires anglais et que l’hostilité déployée par ceux-ci contre les missions catholiques soit simplement l’effet d’une concurrence religieuse. Ce qui est plus vraisemblable, c’est que Madagascar est considéré par la politique anglaise, qui a le mérite d’être prévoyante et patiente, comme un poste d’avant-garde, comme un observatoire nécessaire, en vue des entreprises qui se préparent et déjà même sont engagées contre le vaste continent africain. L’Angleterre entre dans l’Afrique par le sud, la France par le nord et par l’ouest, l’Allemagne manœuvre sur la côte orientale, l’Italie s’agite dans la Mer-Rouge, le Portugal occupe à l’est et à l’ouest des positions qui ne sont pas sans importance, la Belgique, ou plutôt le roi des Belges fonde le royaume ou l’empire du Congo. Une convention internationale, élaborée en congrès, a essayé de régler les droits et les intérêts des divers états pour l’occupation de l’Afrique intérieure. L’Afrique est à l’ordre du jour. Elle figure déjà dans le programme du XXe siècle. De là l’intérêt qui s’attache à Madagascar. Cela regarde la politique. Quant aux touristes, on ne saurait leur promettre, à Madagascar, un voyage d’agrément.

Il serait curieux de comparer la carte actuelle de l’Afrique avec les cartes qui se publiaient il y a trente ans. Les écoliers à cette époque avaient bientôt fait d’apprendre la géographie du continent africain. Sur les côtes, quelques établissemens européens, aux limites incertaines ; à l’intérieur, rien ou presque rien ; c’était une carte muette. Et aujourd’hui, la carte nous montre des états et des villes, des fleuves grossis par de nombreux affluons, des lacs, de hautes montagnes, des populations tantôt denses, tantôt clairsemées, selon la nature du pays ; elle est chargée de noms et de signes géographiques ; on y voit même des lignes de chemins de fer. L’Afrique est entrée dans le concert géographique. Il faut compter avec elle pour les examens du baccalauréat. Il ne suffit plus de savoir qu’en 1828 René Caillé a visité Tombouctou. Que de progrès, depuis lors ! Combien de découvertes ! Le lac Nyanza, le lac Tanganyka, le fleuve Niger, le Congo, le Zambèze et bien d’autres sont nés à la géographie, grâce aux explorateurs modernes. C’est un nouveau monde ouvert à notre curiosité, à la science, aux spéculations politiques, et les éditeurs du Tour du monde ont eu l’exact pressentiment de l’intérêt qui s’attache aux choses d’Afrique ; depuis 1860, ils ont publié le récit de la plupart des explorateurs africains. La collection nous donne successivement les voyages de Guillaume Lejean, d’Anderson, du docteur Barth, de Burton, de Trémeaux, de Baker, de Mage, de Stanley, de Schweinfurth, de Livingstone, de Cameron, de Marche, de Raffray, du docteur Largeau, de Serpa-Pinto, de Gallieni, etc., c’est-à-dire de tous ceux qui nous ont fait la carte de l’Afrique, et la liste n’est point complète. Il s’y ajoute chaque année quelques nouveaux noms ; aujourd’hui encore, des noms français, le lieutenant de vaisseau Caron et le capitaine Binger.

Quel attrait peut donc avoir l’intérieur de l’Afrique pour susciter à ce point l’esprit d’aventure et pour séduire tant d’explorateurs, résolus à braver fatigues et périls sur une route qui n’est pavée que de victimes et de martyrs ? Les missions chrétiennes, qui ont pénétré si avant dans les régions de l’Asie, n’ont point encore lancé leurs éclaireurs dans le centre africain ; elles ont été arrêtées jusqu’ici par la difficulté des communications avec le littoral, par la guerre en permanence, qui alimente la traite. Un grand effort est, en ce moment, tenté sous la direction d’un éminent cardinal, pour combattre la traite au moyen de la propagande catholique. Les obstacles, — et ils sont grands et de toute nature, — ne sont point faits pour arrêter ce généreux dessein. Les missionnaires du cardinal Lavigerie se heurteront non-seulement, contre le fanatisme musulman qui a déjà conquis une partie de l’Afrique, mais encore contre l’idolâtrie qui règne parmi les peuplades où les Arabes n’ont point pénétré. Or les musulmans ne se laissent pas entamer : ils tiennent à leur prophète et à son paradis. Quant aux idolâtres, il ne faut point compter que l’on en fera des convertis par persuasion ; on ne doit se fier qu’au miracle de l’illumination soudaine pour les arracher aux pratiques de leur superstition traditionnelle. C’est une lourde tâche que de ramener au bercail ces brebis noires ; mais la foi ne recule pas. Hâtons-nous d’ajouter qu’en inscrivant sur son drapeau la suppression de la traite des esclaves, la nouvelle mission d’Afrique, à laquelle la France et la Belgique, établies au Congo, prêteront évidemment leur concours, a pris le meilleur moyen pour s’insinuer au cœur de l’Afrique. L’esclavage, ou plutôt la guerre constamment entretenue pour enlever des nègres que l’on vend, est la plaie, incurable jusqu’ici, du continent africain. Dans les récits de tous les voyageurs, on lit que des villes, des vallées entières ont été d’un jour à l’autre abandonnées à l’approche de l’ennemi en chasse d’esclaves, ou que des populations ont été emmenées par les brigands de la traite. La religion chrétienne est dans son rôle en faisant la guerre à l’esclavage. La philanthropie l’a précédée. C’est la haine de l’esclavage, c’est la philanthropie qui a donné à l’Afrique l’un de ses plus célèbres pionniers, le docteur Livingstone. Les voyages successifs de Livingstone au milieu de l’Afrique, où maintes fois on l’avait cru perdu, les relations qu’il a écrites lui-même au jour le jour sur des feuillets informes et avec une simplicité si éloquente, le dénombrement de ces états africains dont l’existence n’était même pas soupçonnée, la description des mœurs et des coutumes, la mort, au lac Bemmba, du vieil explorateur qui avait traversé tant de sauvages sans porter d’autres armes que la croix et son bâton de pèlerin, voilà ce qui est bien fait pour nous intéresser et pour nous émouvoir. Livingstone est allé à la découverte des sources de la traite, comme d’autres sont partis à grands frais pour découvrir les sources du Nil. C’est lui qui le premier a instruit sur place le grand procès de l’esclavage africain et fourni à l’Europe les documens les plus complets sur le crime de la traite. Philanthrope avant d’être explorateur, il voyageait pour l’humanité.

Stanley, Cameron, Serpa-Pinto, représentent un autre type de voyageurs. Ce ne sont ni des missionnaires bénissant les populations, ni des trafiquans absorbés par les intérêts de leur négoce, comme il s’en rencontre quelques-uns venant soit de l’est, par Zanzibar, soit de la côte occidentale, par les possessions portugaises : ces derniers ne nous apprennent rien de l’Afrique ; ils ne publient pas plus leurs impressions que leurs inventaires, dont l’achat et la revente des esclaves forment peut-être l’article principal. Stanley a traversé l’Afrique de Zanzibar à l’embouchure du Congo ; Cameron, de Zanzibar à la côte de Benguela ; Serpa-Pinto, plus au sud, de l’Atlantique à l’Océan-Indien. Ils ont mené la campagne militairement, revolver au poing, à la tête d’une escorte année, entendant avoir raison de l’Afrique et triompher de l’inconnu. Leurs relations, habilement résumées dans le Tour du monde, sont empreintes d’un profond sentiment de personnalité. S’ils pensent quelquefois (et ce n’est pas bien sûr) aux académies on aux sociétés de géographie qui leur décerneront des médailles, ils se complaisent, avant tout, dans cette vie d’aventures et de périls. Le charme pour eux est de se sentir sur une terre qu’aucun Européen n’a encore foulée, de pagayer sur des fleuves dont la source est ignorée, de planer sur des montagnes aux vierges horizons, de braver à toute heure la nature et les hommes et de s’épuiser à ce-perpétuel défi. Les récits de voyages, où leur personne apparaît toujours au premier plan, où leurs impressions personnelles s’ajoutent si abondamment à la description du pays et aux accidens de la route, n’en sont que plus instructifs pour le lecteur, qui suit de loin et à son aise ces périlleuses promenades en pleine Afrique.

En 1875, explorant, après Speke, le lac Nyanza, situé entre l’équateur et le 2e degré de l’hémisphère austral, du 30e au 33e degré de longitude est, Stanley rencontra un empire, l’empire d’Ouganda, et un empereur, sa majesté Mtesa, un beau nègre de six pieds de haut, ayant sa cour, son harem de cinq cents femmes, son armée et sa Hotte. Mtesa était alors en guerre avec l’un de ses voisins. Stanley, bien accueilli par l’empereur Mtesa, qui comptait sans doute tirer parti des conseils stratégiques de l’homme blanc, fut témoin des manœuvres de l’année. Or cette année ne comptait pas moins de 100,000 combattans, auxquels s’ajoutaient 50,000 femmes et autant d’enfans et d’esclaves des deux sexes : ce qui faisait un campement de 200,000 personnes. En outre, la flotte impériale se composait de plus de 300 canots, pouvant porter 20,000 hommes, Stanley, qui avait pourtant vu déjà tant de choses extraordinaires, n’en pouvait croire ses yeux. Et, indépendamment du nombre qu’il eut soin de vérifier, ce qui n’excita pas moins son étonnement, ce fut l’ordre qui régnait dans cette multitude, la hiérarchie des grades sévèrement observée, le défilé, tambours en tête, l’installation d’un camp où l’armée fut, en quelques heures, logée dans trente-mille cases, avec quartier impérial, pavillons des duels, sans oublier le harem de sa majesté. Mtesa demeura vainqueur de tous ses ennemis, et les avis de Stanley ne lui furent pas inutiles. Cela nous intéresse médiocrement ; mais ce qui surprend, c’est l’organisation régulière, compacte, de cet empire nègre sous l’équateur. Le pays est donc peuplé, ses ressources sont, grandes, et même son administration est bien constituée, puisqu’il peut fournir et entretenir en campagne une armée aussi nombreuse. Stanley et les voyageurs, qui ont visité comme lui la région qui avoisine les lacs Nyanza et Tanganyka, signalent en effet l’existence de villages populeux autour desquels la culture est florissante. Cependant il y aurait eu là-bas, dans ces dernières années, de grands changemens. Mtesa est mort ; deux de ses successeurs ont été détrônés ; la guerre a dévasté le pays ; les habitans ont fui, le désert a remplacé les cultures, et de l’empire africain il ne resterait qu’une agglomération peu solide de peuplades soumises à la tyrannie musulmane et ouvertes plus que jamais aux opérations de la traite. Le tableau, tracé par les partisans de l’œuvre que dirige le cardinal Lavigerie, est peut-être un peu poussé au noir, pour les besoins de la bonne cause. Quoi qu’il en soit, il n’en laisse pas moins subsister les témoignages certains qui établissent la fertilité de cette partie de l’Afrique, la densité possible de la population, l’aptitude de la race nègre à se gouverner, ou du moins à supporter un gouvernement régulier.

Cameron fait également une description fort curieuse du pays de l’Ouroua, qui s’étend à l’ouest du lac Tanganyka, entre les 5e et 9e degrés de latitude. Ce pays appartient à la dynastie de Kassongo, qui exerce sa souveraineté sur un vaste territoire et sa suzeraineté sur un grand nombre de districts environnans. Les districts ont un gouverneur, tantôt héréditaire, tantôt élu pour quatre ans, et rééligible, à la condition toutefois que Kassongo ne soit pas mécontent de lui ; car, si le gouverneur avait eu le malheur de déplaire à son suzerain, celui-ci lui ferait couper le nez, les oreilles ou les mains. La hiérarchie sociale est respectée à tous les degrés ; le châtiment atteint tous ceux, petits ou grands, qui commettent une faute contre la règle, et ce châtiment ne peut être que très dur : la mutilation ou la mort, le code de l’Ouroua ne connaissant que ces deux peines. Il est vrai que la mutilation est plus fréquente que la peine de mort, et que, s’il y a des circonstances atténuantes, elle n’est que partielle ; l’exécuteur coupe un doigt au lieu de la main, un morceau du nez au lieu du nez entier. Il y a bien aussi çà et là quelques tribus d’anthropophages ; on les connaît, et on essaie de s’en garer. Ce ne sont pas là précisément des mœurs douces ; mais cette sauvagerie est mêlée de certains élémens d’ordre, et même de gouvernement, qui ont été observés par les différens explorateurs. La beauté du pays rachèterait, d’ailleurs, au dire de Cameron, les imperfections de la race qui l’habite. « Le centre de l’Afrique est un pays merveilleux dont les produits égalent en nombre, en valeur, en diversité, ceux des régions les plus favorisées du globe. Dans l’Ouroua, le riz rapporte 160 pour 1 ; le maïs, de 150 à 200, et, dans la même terre, il donne jusqu’à trois récoltes en huit mois, avec ce même rendement pour chacune d’elles. » Ajoutez à ces produits le sésame, le poivre, la muscade, puis les richesses minérales, les minerais de fer, le cinabre, l’argent, la houille, etc. Il y a pourtant de graves et fréquentes lacunes dans ce pays merveilleux, nos voyageurs doivent avouer que plus d’une fois les vivres ont fait défaut et que, pour nourrir l’escorte, il a fallu se mettre sérieusement en chasse, courir après les antilopes, les autruches et les girafes que l’on n’atteint pas facilement et abattre des zèbres. L’eldorado est donc intermittent. Les bêtes féroces y abondent : lions, tigres, éléphans, rhinocéros, hippopotames, crocodiles, serpens, etc. L’explorateur africain doit être constamment en éveil et avoir toujours l’arme en main. Mais aussi quels beaux coups de fusil pour les amateurs ! Serpa-Pinto fut un jour dans le cas de faire coup double sur deux lions qui le contemplaient d’une manière inquiétante. Cameron nous raconte une histoire de lions, qui est moins tragique. Il existerait, dans l’Oukarannga, près du lac Tanganvka, un village dont les habitans vivent dans les meilleurs termes avec les lions. « Les animaux se promènent parmi les cases sans jamais faire de mal à personne. Les jours de fêtes, on les régale de miel, de chèvre, de mouton, et, quelquefois, dans ces après-midi tambourinantes, dansantes et mangeantes, on voit jusqu’à deux cents lions rassemblés. Chacun d’eux a un nom connu des habitans et répond quand on l’appelle. Enfin lorsqu’un de ces lions vient à mourir, les villageois pleurent sa perte et se lamentent comme pour un des membres de leur famille. » Cameron ne garantit pas le fait ; il le tient de témoins véridiques, ou tout au moins convaincus, et il ne nous conseille pas d’y croire. Ces lions villageois ont tout l’air d’un conte arabe, mais ils font bien dans le paysage.

Au point de vue de l’œuvre entreprise en Afrique depuis quelques années, particulièrement dans les régions du Niger, du Congo et du Zambèze, que doit-on conclure des observations déjà nombreuses et assez précises qui ont été recueillies par les voyageurs du Tour du monde ? .. L’esclavage dépeuple incessamment la partie la plus fertile de l’Afrique. Il convient d’attaquer tout d’abord ce dernier foyer de la traite et nous devons rendre hommage aux efforts qui sont tentés, sans nous faire illusion sur les obstacles de toute sorte qui retarderont le succès. Tant que subsistera l’esclavage, il est impossible de compter sur un progrès sérieux. Il n’y a pas de routes ; ces beaux fleuves ont des rapides, des cataractes qui rendent leur navigation difficile, impossible même sur certains points de leur cours : ces grandes forêts sont impénétrables ; le sol même est irrégulier, sablonneux et mouvant, à ce point que les colons de l’Afrique australe ne circulent qu’au moyen de chariots attelés de vingt paires de bœufs. Quelles peuvent être, dans de telles conditions, les perspectives du commerce ? L’ivoire diminue avec les éléphans, dont on a fait tant d’hécatombes : les produits naturels, si abondans qu’ils soient, ne paieraient pas les frais de transport. D’un autre côté, sauf les articles de pacotille, les marchandises européennes à l’usage des Africains seraient pour le moment en quantité très restreinte. Les fabricans de tissus attendront longtemps que les dames de l’Oukarannga et de l’Ouroua s’avisent d’allonger leurs jupes. Ces populations sont habituées à vivre très simplement et au jour le jour. Nous sommes donc loin des centaines de millions que des colonisateurs trop enthousiastes promettent, à brève échéance, au commerce africain. Le progrès ne viendra que lentement, à force de patience, d’habileté et de sage conduite. Que l’on se garde bien surtout de recourir aux armes et à la conquête. Cela coûterait trop cher, en argent et en hommes. « En 1857, nous dit Cameron, un mousquet était l’héritage d’un chef et les heureux possesseurs de cette arme précieuse ne se rencontraient que de loin en loin. Lors de ma visite (en 1874), presque tous les villages pouvaient montrer au moins la moitié de leurs adultes munis d’armes à feu. » Autrefois, et il n’y a pas longtemps encore, il suffisait de quelques Européens résolus, armés de bons fusils, pour mettre en déroute les bandes et même les armées d’Asie et d’Afrique, incapables de se défendre avec leurs flèches et leurs frondes, avec leurs rares fusils à mèche ou à pierre. Aujourd’hui, les fusils à longue portée et à tir rapide sont partout, en Chine, au Tonkin, à Madagascar, au Sénégal. La conquête devient très dure. Les Européens, si vaillans qu’ils soient, n’ont plus aussi facilement raison des multitudes, pourvues récemment d’armes perfectionnées. Les nègres de l’Afrique sauront bientôt user comme nous des armes que nous avons l’extrême bonté de leur vendre. Les temps héroïques de la conquête facile, en Afrique comme en Asie, sont passés. Laissons l’intérieur de l’Afrique aux Africains, et, si nous avons intérêt à préparer pour l’avenir à l’Europe qui déborde un nouveau champ d’exploitation, ne procédons que par les moyens pacifiques. Ne cherchons pas en Afrique une seconde édition du Tonkin. Tel paraît être, au surplus, le plan tracé au Congo par le roi des Neiges et recommandé à M. de Brazza.

Nous pourrions ainsi, avec la collection du Tour du monde, visiter toutes les régions de la planète, parcourir d’un pôle à l’autre la terre et les océans, soit au milieu des ruines antiques, soit parmi les grandeurs vivantes de notre civilisation, soit à la découverte des pays nouveaux. Nous aurions pour guides les voyageurs et les explorateurs les plus illustres savans, diplomates, marins, soldats, de toutes les nationalités, écrivains et artistes en quête du style et de la couleur, chercheurs d’aventures, qu’attire le péril, gentilshommes blasés qui veulent fuir pour un temps le boulevard. Mais il faut se borner, et se reposer. L’univers ne se dévore pas en une seule étape. L’énumération des pays qui ont été décrits dans le Tour du monde formerait à elle seule un cours de géographie. Nous devons cependant, avant de prendre congé de l’univers, adresser nos remercîmens et nos félicitations à ceux qui ont conçu et exécuté cette grande publication, qui est toute française et qui honore notre pays, en servant la science, la politique, la civilisation et l’Immunité. Le Tour du monde est dirigé, depuis l’origine, par M. Edouard Charton, dont le nom est attaché à toutes les œuvres qui ont pour objet de vulgariser l’instruction, et particulièrement l’instruction populaire. C’est la librairie Hachette qui a entrepris cet immense travail, sous la direction de M. Emile Templier, avec le concours de M. Onésime Reclus, et qui n’épargne ni soins ni dépenses pour le maintenir au niveau de l’éclatant succès qui l’a accueilli dès le début. Les dessins, confiés aux plus habiles artistes, s’ajoutent au texte, rendant la lecture plus utile et plus attrayante. Rien que pour ses dessins, il a été dépensé près de 4 millions. Mais la puissance des capitaux, si grande qu’elle soit, risquerait de demeurer stérile, si l’œuvre, qu’elle a suscitée et qu’elle entretient si libéralement, n’était point conduite par une intelligence supérieure, qui s’applique constamment à discerner les légions dont l’étude répond aux préoccupations de l’heure présente, à faire le choix de ce qui peut avoir pour nous le plus d’intérêt, et à découvrir quelquefois les voyageurs. Ce témoignage est bien dû aux auteurs de la publication et à leurs collaborateurs. Le Tour du monde est vraiment l’Exposition universelle du globe.


C. LAVOLLEE.

  1. Exploration du Mékong (1869 et 1870), par M. le comte de Carné.