Le Tour du Léman/23
XXIII
Genthod. — Prégny.
Ce village, formé de quelques villas dans les noyers touffus, sur une éminence au-dessus de la route, situé à peu près comme Céligny et non moins charmant, a, indépendamment de l’attrait de sa position qui m’enchante, celui de rappeler un homme de génie, un sage, un philosophe, un penseur profond, un écrivain vraiment inspiré, un amant de la nature de ce pays, qui vécut ici paisiblement dans une sainte extase, un recueillement délicieux, au milieu de sa famille et de ses disciples, et ne sortit jamais de sa retraite tant il s’y trouvait bien apparemment, — ce qui a lieu de surprendre dans la vie d’un naturaliste.
Je veux parler du contemporain et de l’ami de Haller, — autre sage, autre philosophe, autre amant de la nature, — je veux parler de celui dont Cuvier écrivit l’Éloge historique, de celui que Charles Nodier nomme dans un de ses opuscules le Fénélon de la science, le Platon des temps modernes ; je veux parler de Charles Bonnet dont (par l’effet d’un oubli inconcevable) on s’occupe peu aujourd’hui.
L’auteur si pur, si ingénieux de Jean Sbogar fut frappé à bon droit de cette indifférence du siècle pour un auteur qui joint à l’éclat de la forme la grandeur, l’élévation, l’originalité du fond, la science enfin ; voici un passage de ce qu’il publia dans la Presse, il y a quelques années :
« ..... Bonnet l’emporta sur ses prédécesseurs et peut-être sur les plus heureux de ses rivaux par la magnificence d’un style qui devait tout à l’inspiration, qui ne devait rien à l’art, comme par l’infaillible perspicacité de ses observations. Si quelqu’un a parlé de la nature avec une autorité qui tient de la révélation, c’est incontestablement Charles Bonnet. Si les ouvrages d’un grand homme ont jamais trahi le secret d’un ange qui a été admis à la confidence de celui du Créateur, ce sont les ouvrages de Charles Bonnet, dont le nom à peine connu m’a peut-être l’obligation de reparaître pour la première fois après vingt ans dans des pages destinées à une publicité éphémère. Il n’était pas ignoré de Voltaire, qui outragea l’écrivain sans l’avoir lu, ou qui l’avait lu sans le comprendre, et qui n’en reçut pas de réponse. Le dix-huitième siècle, incarné dans le démon du matérialisme, livrait alors une guerre à mort à la pensée. Il s’était fait rhéteur et philosophe pour se dispenser d’avoir une âme. »
Tout ce qui était grand et noble excitait la jalousie et la haine de Voltaire ; comment donc n’aurait-il pas attaqué et injurié Bonnet, homme simple, vertueux, et qui, dédaigneux de retentissement et de gloire, moins spirituel que profond, et de plus croyant, se plaisait dans la douce pénombre de Genthod, village si voisin de la résidence du caustique vieillard.
Ces deux tempéraments devaient nécessairement être antipathiques. Le seul des ouvrages de Charles Bonnet que je connaisse est sa Contemplation de la Nature, livre où la science revêt les formes de l’enthousiasme profondément religieux et presque mystique ; j’y ai remarqué surtout les chapitres qui traitent de l’enchaînement des règnes et des espèces.
L’auteur nous montre la sensitive et le polype formant la transition du végétal à l’animal ; certains vers à tuyaux établissant le passage des insectes aux coquillages ; le limaçon tenant aux coquillages et aux reptiles ; l’anguille, le serpent d’eau et le poisson-rampant unissant les reptiles aux poissons ; le poisson-volant, les oiseaux aquatiques et les oiseaux amphibies liant les poissons aux oiseaux ; la chauve-souris, l’écureuil-volant et l’autruche participant des oiseaux et des quadrupèdes ; enfin le singe tenant du quadrupède et de l’homme, — sommet de l’échelle des êtres mortels, créature accomplie comparativement aux autres.
Notre célèbre Cuvier a écrit l’Éloge historique de Charles Bonnet, — travail d’où j’extrais le passage suivant déjà publié dans un ouvrage contemporain sur cette partie de la Suisse, — qui fut envoyé d’Italie par son auteur et lu en séance publique à l’Institut le 3 janvier 1810 ; ce passage entre doublement dans le sujet que j’ai entrepris de traiter et doit trouver ici sa place.
Le savant s’exprime ainsi à propos de Genève et de son magnifique territoire :
« Si les institutions humaines y disposent à l’étude en général, combien la nature n’y appelle-t-elle pas plus puissamment encore à sa contemplation !
« Comme le voyageur est ravi d’admiration lorsque dans un beau jour d’été, après avoir péniblement traversé les sommets du Jura, il arrive à cette gorge où se déploie subitement devant lui l’immense bassin de Genève[1] ; qu’il voit d’un coup-d’œil ce beau lac dont les eaux réfléchissent le bleu du ciel, mais plus pur et plus profond ; cette vaste campagne, si bien cultivée, peuplée d’habitations si riantes ; ces coteaux qui s’élèvent par degrés et que revêt une si riche végétation ; ces montagnes couvertes de forêts toujours vertes ; la crête sourcilleuse des Hautes-Alpes ceignant ce superbe amphithéâtre, et le Mont-Blanc, ce géant des montagnes européennes, le couronnant de cet immense groupe de neiges, où la disposition des masses et l’opposition des lumières et des ombres produisent un effet qu’aucune expression ne peut faire concevoir à celui qui ne l’a pas vu !
« Et ce beau pays, si propre à frapper l’imagination, à nourrir le talent du poète et de l’artiste, l’est peut-être encore davantage à réveiller la curiosité du philosophe, à exciter les recherches du physicien. C’est vraiment là que la nature semble vouloir se montrer par un plus grand nombre de faces.
« Les plantes les plus rares, depuis celles des pays tempérés jusqu’à celles de la zone glaciale, n’y coûtent que quelques pas au botaniste ; le zoologiste peut y poursuivre des insectes aussi variés que la végétation qui les nourrit ; le lac y forme pour le physicien une sorte de mer par sa profondeur, par son étendue et même par la violence de ses mouvements ; le géologiste, qui ne voit ailleurs que l’écorce extérieure du globe, en trouve là les masses centrales, relevées et perçant de toutes parts leurs enveloppes pour se montrer à ses yeux ; enfin le météorologiste y peut à chaque instant observer la formation des nuages, pénétrer dans leur intérieur ou s’élever au-dessus d’eux ! »
Au bord du lac, en face du village, est une petite anse que l’on nomme le Creux de Genthod ; il y a là une auberge de bonne apparence, un débarcadère et quelques maisons de campagne parmi lesquelles je dois une particulière mention à celle de Saussure, le fameux escaladeur de montagnes, qui était neveu de Bonnet.
Genthod ou Genthoud formait une enclave genevoise dans le Pays-de-Gex avant la Restauration, qui a sottement abandonné notre petite part du littoral lémanique pour donner, — comme je te l’ai déjà dit, — une communication par terre aux États de la Confédération helvétique. En admettant ce système de complaisance internationale, je ne vois pas pourquoi l’Espagne ne nous ferait pas cadeau des îles Baléares, lieux de relâche entre la France et ses possessions du nord de l’Afrique.
Genève est proche, je vois ses toits d’ardoise bordés de métal briller au soleil et se détacher sur la montagne pelée et calcaire du Salève.
C’est ici un des endroits les plus favorables pour contempler le Mont-Blanc. Les gorges de la Savoie, d’où sort l’Arve bourbeuse et rapide, s’ouvrent dans ce paysage aussi magique que les panoramas du Signal de Bougy, du Signal de Lausanne et de Gex, mais moins vaste et plus distinct.
Le lac, qui depuis Nyon se resserre toujours, n’a plus ici que la largeur d’un grand fleuve ; les accidents du rivage de Savoie se dessinent avec une parfaite netteté, et le coteau de Cologny doucement incliné se montre tout couvert de riantes et gentilles villas.
Il y a recrudescence dans le nombre des habitations et plus de luxe dans leurs toilettes, le voisinage de la ville se fait sentir en toutes choses, sa civilisation avancée s’annonce.
J’ai sous le regard les hameaux gracieux de La Perrière, Chambeizy, Sécheron, Varembé et une myriade d’autres ; je vois le château de la Pante, qui appartint à l’impératrice Joséphine, et je suis tout près de celui de Tourney que Voltaire habita.
Il n’est pas de plus adorable colline que celle de Prégny, naguère française ; les campagnes des heureux de Genève y fourmillent, on y rencontre toujours quelque rêveur ou quelque peintre en extase devant le Mont-Blanc, dont les glaciers découpent leurs faîtes anguleux sur un ciel bleu et se réfléchissent dans une eau semblable à une nappe de saphir. Quel coloris, quel harmonieux ensemble ! Je suis émerveillé, transporté, mon admiration tient de l’enthousiasme.....
Prégny a eu comme Genthod son savant solitaire, le Genevois François Huber, entomologiste connu par ses découvertes curieuses et célébré par Delille dans le poëme des Trois Règnes.
L’histoire de cet observateur patient autant que sagace est étonnante et touchante à la fois.
Huber fut atteint de cécité à quinze ans, après s’être égaré une nuit dans la campagne où un froid très vif et une neige éblouissante affectèrent sa vue déjà très affaiblie. Ce malheur sans remède n’empêcha pas une jeune fille qu’il aimait de l’accepter pour mari malgré des obstinées oppositions de famille.
Cette aimable personne de la famille Lullin, dont le nom figure dans l’histoire de Genève, ne se repentit point de son dévouement ; elle s’appliqua jusqu’à son dernier jour à consoler l’aveugle, à lui rendre la vie douce, facile, et y réussit au-delà de son désir ; elle l’aidait dans ses travaux, de concert avec un Vaudois nommé Burnens (jeune homme plein de sagacité et d’amour pour les investigations scientifiques), elle lui servait de secrétaire, elle le charmait par l’aménité de son caractère et par un rare talent musical. — Aussi Huber, disait-il, attendri : « Je me réjouis d’avoir perdu la vue, car sans cela je ne saurais pas jusqu’à quel point on peut être aimé. » — Pourtant quoi de plus affreux que d’être privé de la vue à Prégny !
Ces époux vécurent ensemble quarante ans, Mme Huber mourut la première.
Oh ! qu’alors la nuit dut être plus noire pour l’aveugle ! pour celui qui avec une femme et un familier a surpris à la nature quelques uns de ses secrets, a complété les travaux de Bonnet et de Réaumur, a vu ce que d’autres savants qui pouvaient se servir de leurs yeux n’ont pas su voir.
Huber s’est occupé de tout ce qui a trait aux abeilles ; son fils, auquel il avait inculqué le goût des observations entomologiques, mit en ordre ses matériaux, et non moins épris de l’amour de la science, s’adonna à l’étude des fourmis, dont il est un des meilleurs historiens.
Genève, si riche en hommes éminents dans toutes les branches des connaissances humaines, a produit des naturalistes du plus haut mérite : De Candolle, dont le nom est européen ou plutôt universel ; Bourrit, d’abord chantre de la cathédrale ; Jurine, qui fut aussi médecin ; Senebier, qui fut aussi bibliographe, pasteur à Chancy, — un homme de bien, l’ami de Bonnet ; — enfin ce dernier, les deux Huber et de Saussure, — sans parler de Jean-Jacques qui aima toujours la botanique avec passion.
Il est à remarquer que les quatre savants que je viens de nommer avant Rousseau habitèrent la même partie du territoire genevois, celle qui est pressée par le lac, le canton de Vaud et la France.
On ne doit pas s’étonner que dans une contrée où la nature a tant de séductions irrésistibles des esprits d’élite se soient adonnés aux sciences naturelles.
Ce pays, à considérer les choses d’un autre point de vue, favorise par sa distribution les études scientifiques ; que de plantes, que d’oiseaux, que d’insectes dans la plaine et sur les montagnes, que de poissons dans le lac : là haut, le climat et la végétation du nord ; là bas, autour de la ville, la température et les produits du midi.
Je te salue, je te salue ! ô petit coin de terre aimé du Créateur ! contrée belle et bonne où règnent la liberté politique et la liberté religieuse ! noble, docte et riche ville, pépinière d’hommes de génie, toi qui luttas si longtemps avec héroïsme pour la précieuse conquête de l’indépendance, je te salue, je te salue !
- ↑ Cuvier désigne par cette gorge le passage de la Faucille au-dessus de Gex.