Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 121-125).


XIV

Mon nom toujours.




Signal de Bougy, — au lever du soleil.

Ce vaste plateau, couvert de bruyères, de genévriers, de pelouses et de bois, échancré du côté du lac par des éboulements de terrains sablonneux, occupe l’un des points culminants de la Côte, chaîne de hauteurs dont la pente orientale, tournée vers le Léman, est tapissée de vignobles. On y parvient d’Aubonne en suivant les prairies molles et fraîches du parc vraiment délicieux de M. Delessert.

Le Signal de Bougy jouit à bon droit d’une réputation européenne : la vue s’étend de tous côtés à une quarantaine de lieues et embrasse le bassin entier du Léman, le rideau violet des Alpes, le Jura et ses noirs mélèzes, les caps des rives de la Savoie, enfin mille jolis villages du canton de Vaud, dont le profil se détache sur le fond d’azur du lac.

Quarante lieues de pays ! entends-tu, cher Émile ? quarante lieues du plus admirable pays de notre globe ! là, ici, devant et derrière moi, des fourmilières de maisons dans toutes les situations imaginables. Le plus gros bâtiment, vu de cette élévation dans ces campagnes fécondes et bariolées de cultures brunes, jaunes, grises et vertes, me semble un caillou, les grands arbres me paraissent des brins d’herbe ; — de même les Alpes aux cimes altières doivent être pour Dieu qui les domine du haut de ces espaces célestes, incommensurables, infinis, — effroi de la pensée humaine, — des mottes de terre et de pierre presque imperceptibles, poudrées d’un peu de neige.

Un petit belvédère rond, en bois peint, dont le toit est supporté par des piliers, abrite une table et des bancs ; c’est là que les touristes et les maîtres de Bougy-Saint-Martin peuvent venir parfois faire collation ; sur le siége que j’occupe est gravé au couteau ce nom célèbre, glorieux et malheureux : NEY.

À quelques centaines de pieds au-dessous du Signal, je vois à mi-côte de la Côte mon village, où nous allons descendre à travers des taillis rapides, — j’ai oublié de te dire que maître Bron m’accompagne ; — il fume sa pipe et cause avec des faucheurs pendant que je t’écris.




Bougy, — 9 heures.

Cet endroit, — je le dis à regret, — n’est qu’un pauvre hameau montagnard, pierreux, escarpé, d’un assez difficile accès, mais dans une position romantique et abritée des vents froids. Je ne m’étonne point que ses coteaux produisent un vin estimé.

Bron est allé me cueillir quelques grappes dorées de sa vigne, qui pourraient entrer en comparaison avec celles de la terre de Chanaan, puis il m’a dit :

— Vous feriez bien, monsieur, d’acheter la bourgeoisie de votre village, cela ne vous coûterait pas plus de six cents francs de France[1].

— Je suis né, je vivrai et mourrai Français, maître Bron, en dépit de toutes les séductions dangereuses de votre pays ; renier sa patrie c’est renier sa mère ; je ne saurais approuver les gens qui se font naturaliser parmi des étrangers : ces gens-là, en général, ont le cœur aride, l’âme insensible, ne tiennent ni au sol natal, ni à la famille, ni à la maison paternelle, ni à l’héritage moral de la gloire nationale, — car tout peuple a le sien. — Supposons que je sois devenu citoyen vaudois : la guerre éclate entre la France et la Suisse, si je prends les armes il faut que je les dirige contre mes proches, mes véritables compatriotes, si je ne les prends pas je trahis les intérêts de mon pays d’adoption. — Terrible alternative !

La naturalisation est excusable quand celui qui se la fait conférer ne tient par aucun lien au sol natal, n’y a plus de parents et d’amis, en est sorti dans son enfance pour voyager longtemps au loin. Ennuyé un beau jour de cette vie nomade, désireux de repos après beaucoup d’agitations, éprouvant le besoin d’une existence sédentaire, las de la solitude au milieu des hommes, — la plus triste et maussade chose du monde, — il se fixe dans un beau climat, pour s’y faire une famille, des concitoyens, une demeure, pour avoir une femme et des enfants, et il peut s’écrier : Ubi bene ibi patria.

L’honnête et officieux M. Bron m’ayant demandé la traduction de ces quatre derniers mots, fut entièrement de mon avis et me dit :

— Au moins, rien ne vous empêche d’acheter ici un domaine en restant Français, comme a fait M. le comte de R.......

— Mon intention, répondis-je en riant, est d’en acheter un sur mes économies d’homme de lettres... j’ai le temps d’y songer !

On trouve cette opinion étymologique sur le lieu où je suis dans les Mémoires critiques pour servir d’éclaircissement à divers points de l’histoire ancienne de la Suisse, etc., par Loys de Bochat, lieutenant-baillival de Lausanne (3 volumes in-4º, Lausanne, chez Marc-Michel Bousquet et Cie, 1749) : Guy et Gy[2] en celtique étant Eau et Rivière, habitation de l’eau, c’est-à-dire au-dessus de la rivière, est ce que signifie le nom de Bougy au-dessous duquel coule l’Aubonne ; plusieurs lieux des Gaules furent ainsi nommés à cause de leur situation. Je mets dans ce nombre : Baugy, bourg de Berry, Bauguy, en Picardie, deux Bougy, en Normandie, et un dans l’Orléanais.

(Tome III, page 154.)

Grand merci ! monsieur le lieutenant-baillival de Lausanne, sans vous je n’aurais jamais su que j’ai un nom celtique... quel bonheur pour moi, mon ami, d’en avoir un ! Comprends-tu bien tout ce bonheur !... n’a pas un nom celtique qui veut...

Nous retournons à Aubonne par une petite route qui passe à travers le vignoble, au flanc de ces hauteurs, et qui est à peu près parallèle à la grande, plus rapprochée du lac ; elle se nomme route de l’Étraz, c’était une voie romaine, — via strata.

  1. Le franc de Suisse vaut 50 centimes de plus que le nôtre.
  2. Les noms de plus de 150 localités de Ia France et des pays voisins ont cette désinence.