Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 111-116).


XII

Aubonne.




Aubonne, 5 septembre, — l’après-midi.

L’église paroissiale d’Aubonne m’a été ouverte par un enfant de douze ou treize ans qui m’attend, assis sur les marches du portail. Les gardiens des temples du culte réformé y laissent entrer, avec une entière confiance, les voyageurs de tous rangs qui demandent à les visiter ; cette confiance s’explique par la nudité de ces édifices, et je ne vois pas trop ce que des malfaiteurs pourraient y prendre si ce n’est la table de communion faite de marbre ou de pierre, la chaire du pasteur et les bancs de bois à dossiers où se placent les fidèles.

Le premier ministre de cette église fut un de nos compatriotes, il se nommait Jacques Valier et exerça ensuite le saint-ministère — c’est l’expression consacrée — à Lausanne. Je remarque que les réformateurs de cette partie de la Suisse étaient presque tous natifs de la France et notamment du Dauphiné, contrée de montagnes où ont toujours germé les idées d’indépendance politique et religieuse ; où les Vaudois vivaient, et où notre grande révolution eut ses racines. À l’exception du picard Calvin et du bourguignon de Bèze, les premiers apôtres de l’Évangile dans la vallée du Léman furent tous de cette province : Guillaume Farel vint de Gap ; Froment, des bords de l’Isère ; Saunier, de Moirans, près de Grenoble ; et enfin le pasteur d’Aubonne Jacques Valier, de Briançon.

Ce qui m’a attiré dans cette église, peu remarquable en elle-même, c’est le monument funèbre renfermant le cœur de l’un de nos plus illustres marins, du vainqueur de Ruyter : le tombeau de l’amiral Duquesne. L’odieuse et impolitique révocation de l’Édit de Nantes, dictée par les jésuites à Louis XIV dont elle déshonore la mémoire, chassa du sol français cette noble et précieuse dépouille qui fut apportée à Aubonne par le fils du grand homme, zélé protestant comme son père.

Sur une tablette de marbre noir à veines blanches, entourée de trophées militaires, de canons, de lauriers, de drapeaux sculptés, et surmontée d’un blason, on lit une épitaphe latine écrite en lettres d’or dont le style est fort barbare et qui commence ainsi :

Siste gradum viator
Hic conditur cor
Invicti herois
Nobmi Acillus (sic) Abrahami Duquesne Marchionis,
Baronis, Dominiq. de Walgrande, de Monros, etc.
Anno 1700.

Je me suis découvert avec respect devant ce marbre tumulaire.

Duquesne, né à Dieppe en 1610, mourut à Paris en 1688, c’est-à-dire à l’âge de 78 ans. Le grand roi ne voulut point le nommer maréchal de France parce qu’il professait le calvinisme, religion de sa famille.

À côté de ce tombeau j’ai aperçu une interminable épitaphe d’un certain chevalier Biondi descendant des princes d’Illyrie, ce qui m’intéresse fort médiocrement, et une autre inscription en l’honneur d’un citoyen d’Aubonne fondateur d’une espèce de prix Monthyon... Je ne songeais qu’à Duquesne, — qui ne descendait lui que de ses services militaires, — et à l’ingratitude de Louis XIV.

En flânant au hasard par la ville, j’ai rencontré mon hôte, maître Bron, qui se promenait en fumant sa pipe et de l’allure du plus profond désœuvrement ; je lui ai témoigné le désir de voir le château et aussitôt il m’a offert avec obligeance de m’y conduire ; si j’étais sceptique je ne manquerais pas de mettre cette offre sur le compte du désir qu’il pouvait avoir d’une distraction quelconque pour lui-même, mais je ne le suis point, Dieu merci ! et j’aime mieux envisager les choses de leur bon que de leur mauvais côté, voir de la complaisance là où il n’y avait peut-être que de la personnalité.

Ce château, qui a toute l’apparence d’une caserne ou d’un hospice, se compose d’un effroyable tohu-hohu de bâtiments informes et sans aucun caractère, le tout mal entretenu, presque délabré et dominé par une tour ronde assez haute qui figure admirablement une chandelle coiffée d’un éteignoir. Le collége, le tribunal et les prisons occupent ce vaste et triste local dominant la cité, pittoresquement posée au-dessus de la gorge de l’Aubonne et pleine de sources vives et de limpides lavoirs. Ledit local a eu pourtant des maîtres célèbres à différentes époques, savoir : les puissants comtes de Gruyère pendant deux cents ans, Turquet de Mayerne, un marquis de Montpouillan, le voyageur Tavernier et le fils de Duquesne : tous portèrent le titre de baron d’Aubonne.

Les comtes souverains de la Gruyère possédaient de nombreux fiefs en Suisse, je n’ai rien à te dire sur eux qui soit relatif au sujet que je traite en ce moment. Tu sais sans doute que Turquet de Mayerne, né à Genève en 1573 d’un père français, réfugié protestant, fut médecin ordinaire de notre Henri IV d’abord, puis premier médecin de Jacques Ier et de Charles Ier, rois d’Angleterre. Il acquit une grande renommée et une grande fortune ; les préparations chimiques dont il faisait usage dans ses médicaments lui attirèrent l’inimitié de ses confrères qui l’exclurent des consultations, elles lui valurent en outre un décret outrageux de la Faculté de Paris qui ne lui fit aucun tort, bien qu’il le signalât comme un empirique.

Mayerne, à qui la postérité a rendu pleine justice, fût devenu premier médecin du roi de France ; — huguenot converti, — s’il n’eût pas été protestant.

Tavernier, ce marchand-voyageur qui s’enrichit par le commerce des escarboucles, naquit à Paris en 1605 d’un zélé calviniste originaire de la Belgique ; au retour de ses longues pérégrinations en Asie, Louis XIV lui conféra la noblesse, et ce fut alors qu’il acquit la baronnie d’Aubonne. Il aimait le faste, l’éclat, se vêtissait ordinairement d’un riche kaftan que lui avait donné le shah de Perse ou le grand Mogol et possédait un hôtel à Paris, des équipages et un nombreux domestique. On prétend qu’il répondit à Louis XIV, qui lui demandait un jour pourquoi il avait acheté une terre en Suisse : — Sire, je veux avoir une chose qui n’appartienne qu’à moi seul.

Ce mot dut être fort peu agréable au grand roi.

Tavernier, obéré à force de dépenses et de prodigalités, résolut de spéculer de nouveau sur les diamants ; il envoya son neveu aux Indes avec des marchandises qui devaient rapporter plus d’un million, mais ce jeune homme trompa la confiance de son oncle qui se vit, à regret, forcé de vendre son hôtel de Paris et sa baronnie vaudoise dont il avait fait réparer et agrandir le château. Après avoir habité une autre partie de la Suisse et Berlin, il voulut recommencer ses voyages malgré son âge avancé, et, étant parti pour diriger la compagnie des Indes qu’un électeur de l’Allemagne voulait former, il mourut à Moscou.

Les Bernois succédèrent à Tavernier et lui payèrent sa baronnie plus de 200,000 fr.

Le marquis Henri Duquesne prit ensuite possession du château à la Révocation de l’Édit de Nantes, et y fit transporter le cœur de son illustre père ; enfin les baillis bernois s’y installèrent à la mort de ce marquis, ancien officier de marine fort distingué et qui aima mieux abandonner son pays que sa religion.

L’une des cours intérieures du château a la forme d’un navire, elle est entourée d’une petite colonnade toscanne en pierre soutenant une galerie à vitrages qui sert de vestibule à des appartements, les fenêtres sont faites à l’imitation de celles d’un vaisseau de haut-bord. La construction de cette cour fut sans doute une fantaisie de Tavernier ou de Duquesne.