Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 61-66).


VII

Célébrités étrangères.




Lausanne, 3 septembre.

De tout temps des étrangers de marque passèrent par Lausanne et s’y arrêtèrent plus volontiers que partout ailleurs ; on cite particulièrement :

Gibbon, qui, envoyé d’abord par ses parents chez le pasteur Pavillard, chargé de le faire rentrer dans le sein de l’Église Réformée, habita plus tard une maison à côté de la descente d’Ouchy où il paracheva sa fameuse Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire Romain.

Haller, le profond et sublime penseur, le philosophe chrétien.

Raynal, l’abbé encyclopédiste qui, pendant son séjour, traduisit les Lettres d’Yorick et d’Elisa, de Sterne, auxquelles il ajouta une préface, et qui fonda trois prix devant être décernés à trois vieillards qu’une vie laborieuse et une conduite irréprochable n’auraient pu préserver de la misère.

Mercier, le présomptueux écrivassier, l’académicien outrecuidant, le détracteur audacieux et sans doute envieux de nos gloires littéraires.

Necker, qui devint ministre de Louis XVI ; sa femme et sa fille, qui donna un lustre impérissable au nom de Staël.

Mme de Montolieu, née Potier de Boitons, la féconde mais peu correcte nouvelliste qui a fait, et surtout fait faire, tant de traductions et d’imitations des conteurs allemands.

L’abbé de Bourbon, fils naturel de Louis XV.

Le duc Louis-Eugène de Wirtemberg, ami de Tissot, de l’illustre médecin qui reçut le jour dans le canton et fit de Lausanne le foyer d’où son génie rayonna sur le monde scientifique.

Le prince héréditaire de Brunswick.

Le prince Henri de Prusse.

Deyverdun, qui, le premier, je crois, traduisit en français le roman de Werther.

Mme de Charrière, dont on vient de publier la correspondance.

Servan, le grand légiste ; — il demeurait neuf mois dans la ville et eût voulu pouvoir s’y fixer tout-à-fait.

Benjamin Constant, que la France et la Suisse revendiquent et qui appartient à l’une et à l’autre.

L’auteur nomade de la Nouvelle Héloïse et des Confessions. Relis dans ce dernier ouvrage, mon ami, la relation authentique du concert qu’il imagina de donner à Lausanne et où il voulut diriger lui-même une symphonie... c’est-à-dire une cacaphonie de sa composition.

— Je n’ai pas placé cette célébrité à son rang. —

Brillat-Savarin , qui se réfugia sur les bords du Léman pendant la Terreur, pour dérober sa tête à l’échafaud ; il s’écrie aux Variétés de sa Physiologie du Goût, ouvrage que, pour ma part, je goûte assez peu, malgré sa grande réputation : « Quels bons dîners nous faisions en ce temps-là à Lausanne, au Lion d’Argent (l’auteur a voulu, sans doute, parler du Lion d’Or) ! Moyennant quinze batz (2 fr. 25 c.), nous passions en revue trois services complets, où l’on voyait, entre autres, le bon gibier des montagnes voisines, l’excellent poisson du lac de Genève, et nous humections tout cela, à volonté et à discrétion, avec un petit vin blanc limpide comme eau de roche, qui aurait fait boire un enragé... » Les souvenirs que l’émigré avait conservés de la Suisse se résument dans ce petit chapitre et dans la recette de la fondue de fromage pour laquelle il se rendit tout exprès à Moudon.

Le comte Xavier de Maistre, qui fit imprimer pour la première fois, dans cette ville, vers 1798, son Voyage autour de ma Chambre, ravissante petite composition, devenue célèbre, digne pendant du Voyage sentimental, de Sterne.

Voici une anecdote assez originale que l’on débite sur Gibbon. Cet écrivain n’était pas beau : représente-toi un homme avec une petite figure et une tête informe, place cette tête sur un corps énorme, mets sous ce corps des jambes grêles, et tu auras le portrait en pied de l’historien anglais que la nature avait doué, nous dit-on, d’un appétit pantagruélique. Ce monstre humain devint épris de Mme de Montolieu et, se trouvant un jour seul avec elle, tomba à ses pieds et lui fit l’aveu de sa flamme (comme on disait alors). Mme de Montolieu fut assez polie pour réprimer une furieuse envie de rire, et parla à son corpulent adorateur de façon à le dégoûter d’une nouvelle démonstration de tendresse ; puis elle lui dit, moitié sévèrement, moitié gaîment :

— Mais, relevez-vous donc, monsieur !

— Oh ! madame !... je ne puis, soupira Gibbon en restant dans la même posture.

— Relevez-vous, je vous l’ordonne.

— Je ne puis, hélas !

Mme de Montolieu se méprit sur le sens de ces derniers mots, et les attribuant à une obstination amoureuse, elle finit alors par se fâcher tout rouge.

— Je ne puis pas, en vérité, je ne puis pas, répétait lamentablement l’historien en faisant de vains efforts pour se dresser sur ses jambes flasques et engourdies.

La baronne comprit enfin que l’impossibilité était toute physique et tira le cordon d’une sonnette ; un de ses gens parut et elle lui dit en se retirant :

— Aidez monsieur à se relever.

Gibbon fut replacé dans un fauteuil où il eut tout le loisir de se remettre de son désappointement et de sa confusion.


L’historien anglais avait eu dans la capitale du canton de Vaud une autre passion romanesque pour Mlle Curchod (qui épousa Necker) ; il dut renoncer à elle par obéissance filiale.

De nos jours, Lausanne a reçu la visite de Lamartine, de Sainte-Beuve, de Châteaubriand et de Victor Hugo. Ce dernier a écrit à son ami Louis Boulanger trois admirables lettres sur cette ville, sur celle de Vevey et sur Chillon, le manoir des eaux.




En me promenant aujourd’hui sur la route du district catholique d’Échallens, je pensais à Rousseau, qui pendant son séjour dans la capitale du canton, en 1730, se rendait tous les dimanches à la messe paroissiale du village d’Assens (quand il faisait beau), en compagnie d’un Parisien. À cette époque Jean-Jacques, nouvellement converti, était d’un catholicisme outré et attaquait la religion évangélique, la religion de ses pères, dans le sein de laquelle il devait rentrer un jour.

La vie de ce philosophe n’a été, comme chacun sait, que bizarreries, contradictions, revirements.