Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 1-4).


LAUSANNE.



À M. ÉMILE GAILLARD.





Mon ami, je disais un jour à un autre ami, à un autre Émile, à l’aimable et spirituel poète qui a écrit les Études françaises et étrangères, que le Léman est toujours pour moi un attractif aimant. « Je ne m’étonne pas, vraiment, s’écria-t-il, de votre prédilection enthousiaste pour ce bel échantillon d’un magnifique élément. — Bel échantillon, en effet, qui a environ vingt lieues de longueur et quatre lieues dans sa plus grande largeur ! — Léman, aimant, vraiment, élément..... Nous parlions presque en vers, comme tu le vois ; nous avions la rime et la raison, il ne nous manquait plus que la mesure.

Je devais faire avec toi, tu t’en souviens, le tour de ce lac sublime ; mais des obligations de famille vinrent malencontreusement traverser notre projet et te forcèrent à partir pour le midi de la France. Il me fallut donc me diriger seul vers la Suisse, mais je promis de t’adresser sous forme épistolaire le résultat de mes observations de voyageur — faible dédommagement, insuffisantes et pâles peintures. — J’ai tenu fidèlement ma promesse ; pendant deux mois qu’ont duré mes pérégrinations, je t’ai écrit sur mes tablettes de nombreuses lettres, qui n’ont pas rapporté un centime à l’administration des postes, puisqu’elles ne t’ont point été envoyées. En route, on flâne, on contemple, on dessine, et l’on a plus souvent à la main un crayon et un album qu’une plume et du papier à correspondance. Au lieu de t’avoir adressé une à une mes missives, je te les apporte toutes à la fois, tu n’y perds absolument rien. Ne cherche pas dans mes intimes relations beaucoup d’intérêt, d’action, de méthode, de suite, tu serais déçu ; n’oublie pas que ces pages, écrites en courant, ne peuvent t’offrir que des descriptions exactes et quelques aperçus qui ont des prétentions à la nouveauté, ou tout au moins à la justesse et à la vérité. Beaucoup de choses intéressantes ont dû m’échapper, car je n’ai que deux yeux ; j’en aurais eu quatre si tu m’eusses accompagné, et de nos remarques, mises en commun, serait sans doute résulté un ouvrage d’un ordre infiniment supérieur à celui-ci.

Je traite toute sorte de sujets, car je suppose que tu aimes la variété ; cependant, comme j’ai le bonheur de ne pas être savant, ce qui veut dire constructeur de systèmes, faiseur de dissertations interminables, hors de propos, ennuyeuses et pédantes, j’ai tâché d’éviter l’archéologie, la météorologie, la géologie, la minéralogie, la statistique, la botanique, la numismatique, la politique, etc..... Je parle peu ou point d’inscriptions romaines, de fossiles, d’opinions sur l’étymologie des noms de lieux ; en revanche, je me livre à mes extases devant un site inspirateur, un fier donjon, un frais paysage, une villa enchanteresse, un point de vue ravissant ; je t’envoie des récits de bonnes gens, des fragments de chroniques et de légendes, des contes traditionnels du peuple, des épisodes de la réformation, des rêveries, des ébauches de mœurs locales, des esquisses, des portraits, des narrations historiques, le tout fondu dans un journal de voyage, reflet d’un esprit mobile qui se plaît à renouveler ses impressions.

Plus qu’un mot, ami, un mot emprunté à Victor Hugo et qui dit parfaitement le motif de mon voyage : Je suis allé en Suisse... « sans autre but que de voir des arbres et le ciel, deux choses qu’on ne voit pas à Paris. »