Le Tour de la France par deux enfants/080
Le patron Jérôme, dès le lendemain, usa de son influence auprès d’un marinier qu’il connaissait pour l’engager à emmener avec lui les deux enfants. Après bien des pourparlers, il obtint qu’André toucherait vingt francs de salaire en arrivant à Bordeaux.
— C’est peu, dit-il à André, mais le Perpignan est un bateau bien installé. Vous y serez mieux couché et mieux nourri que sur bien d’autres. Le patron, un marin du Roussillon, est un parfait honnête homme. Rappelez-vous seulement qu’il est vif comme la poudre et soyez patient.
André et Julien, après avoir remercié Jérôme, reprirent encore une fois leur petit paquet de voyage. Mais Julien voulut absolument essayer ses forces : en s’appuyant beaucoup sur le bras d’André et à peine sur son pied malade, il arriva à faire quelques pas, ce qui le transporta de joie.
— Oh ! s’écria-t-il en battant des mains de plaisir, je marcherai avant un mois, tu verras, André.
André était lui-même tout heureux, mais il ne voulut pas que l’enfant se fatiguât. De plus, il avait hâte d’arriver pour ne pas faire attendre le nouveau patron. Il reprit donc Julien sur son bras et suivit le plus vite qu’il put une partie des quais de Cette, jusqu’à ce qu’il aperçût le Perpignan. Mais il eut beau se hâter, il arriva en retard.
Le patron était à bord, fort impatient, car il n’attendait qu’André pour donner le signal du départ ; ce qui lui fit accueillir les enfants avec la plus grande brusquerie : il se repentait déjà, disait-il, de s’être chargé d’eux, et il le leur répéta devant tous les marins.
André s’excusa aussi poliment qu’il put, et Julien, tout interdit, se blottit en silence sur un coin du pont, entre deux sacs de garance d’Avignon, où le patron d’un geste avait fait signe de le déposer.
Le bateau se mit en marche. Julien n’était pas gai, mais il fut heureusement tiré de ses réflexions en voyant une chose qu’il n’avait jamais vue. Au moment où le bateau arriva devant un pont qui traversait le canal, on s’arrêta : le pont était en effet trop bas pour que le bateau pût passer dessous. Mais tout d’un coup, à un signal donné, le pont, qui était en fer, se mit lui-même en mouvement, et tournant comme le battant d’une porte, laissa passage au bateau. Le Perpignan continua fièrement sa route.
Julien fut émerveillé. Il aurait bien voulu questionner quelqu’un, mais il n’osait pas : chacun était à son poste, fort occupé. André, appuyé sur une longue perche à crochets de fer qu’il plongeait dans l’eau et retirait tour à tour, poussait comme les autres le bateau, qui s’avançait ainsi lentement.
Julien prit alors le parti de réfléchir tout seul à ce qu’il voyait, puis de lire dans son livre.
Il ouvrit le chapitre sur les grands hommes du Languedoc.
— Tiens, dit-il, voici justement qu’il s’agit du canal du Midi, où nous sommes à cette heure.
Et il commença l’histoire de Riquet.