Le Tour de la France par deux enfants/067


LXVII. — André et Julien quittent M. Gertal. — Pensées tristes de Julien. — Le regret de la maison paternelle.

Combien sont heureux ceux qui ont un père, une mère, un foyer auquel viennent s’asseoir, après le travail, tous les membres de la famille unis par la même affection !

C’était à Valence, chef-lieu du département de la Drôme, dans le Dauphiné, que nos trois amis devaient se quitter.

M. Gertal y acheta diverses marchandises, y compris des objets de mégisserie, gants, maroquinerie et peaux fines, qu’on travaille à Valence, à Annonay et dans toute cette contrée de la France. Ensuite M. Gertal se prépara à repartir.

Après six semaines de fatigue et de voyage, il avait hâte de retourner vers le Jura, où sa femme et son fils l’attendaient. Les enfants, d’autre part, avaient encore soixante lieues à faire avant d’arriver à Marseille.

Ce fut sur la jolie promenade d’où l’on découvre d’un côté les rochers à pic qui dominent le Rhône, de l’autre côté les Alpes du Dauphiné, que nos amis se dirent adieu.

— André, dit M. Gertal, quand tu m’as demandé quelque chose comme salaire à Besançon, je n’ai rien voulu te promettre, car je ne te connaissais pas ; mais depuis ce jour tu t’es montré si laborieux, si courageux, et tu m’as donné si bonne aide en toute chose, que je veux t’en montrer ma reconnaissance. J’ai fait l’autre jour à Julien le cadeau que je lui avais promis ; voici maintenant quelque chose pour toi, André.

Et il tendit au jeune garçon un porte-monnaie tout neuf, où il y avait trois petites pièces de cinq francs en or.

MÉGISSIER TRAVAILLANT A ASSOUPLIR UNE PEAU. — Lorsque le cuir a été tanné et qu’il a subi les premières préparations, il reste à le rendre doux et souple. Pour cela, l’ouvrier l’étend sur une table et le frotte avec un instrument en bois cannelé qu’on nomme marguerite. — On appelle mégissiers les ouvriers qui travaillent les peaux fines, et corroyeurs ceux qui travaillent les peaux plus grossières.


— Avec vos autres économies, dit M. Gertal, cela vous fera à présent cent francs juste. J’ai aussi tenu à mentionner sur un certificat ma bonne opinion de toi et l’excellent service que tu as fait pour mon compte depuis six semaines. Le maire de Valence a légalisé ma signature et mis à côté le sceau de la mairie. Voilà également ton livret bien en ordre. Dieu veuille à présent, mes enfants, vous accorder un bon voyage.

Et le Jurassien, sans laisser à André le temps de le remercier, l’attira dans ses bras ainsi que le petit Julien.

Il était ému de les quitter tous les deux. Au moment de se séparer, il se souvenait des jours passés avec eux, du travail qu’on avait fait ensemble, et aussi des plaisirs et des anxiétés éprouvés en commun. Il songeait à cette nuit d’angoisse en Auvergne pendant l’incendie, et, par la pensée, il revoyait André emportant dans ses bras le pauvre Jean-Joseph. À demi-voix, le cœur gros, il dit aux enfants en leur donnant le baiser d’adieu :

— Le ciel vous bénisse, enfants, et que Dieu vous rende le bien que vous avez fait au petit orphelin d’Auvergne.

Une heure après, les deux enfants, leur paquet sur l’épaule, suivaient la grande route de Valence à Marseille, qui longe le cours du Rhône.

Le petit Julien était sérieux ; par moments, il poussait un gros soupir ; ses yeux baissés étaient humides comme ceux d’un enfant qui a grande envie de pleurer. Ce nouveau départ lui rappelait les départs précédents. Il songeait à Phalsbourg, à la bonne mère Étienne, à Mme Gertrude, et aussi au pauvre Jean-Joseph qui, en le quittant, lui avait dit : — Que j’ai de peine, Julien, de penser qu’ici-bas nous ne nous verrons peut-être jamais plus !

LE DAUPHINÉ, baigné par le Rhône et dominé par les Alpes, est habité par une population énergique. Outre la ville de Grenoble (68.600 hab.), renommée pour ses gants et ses liqueurs, Vienne est connue pour ses manufactures de draps et ses tanneries, Valence et Montélimar pour leurs soies et leurs nougats. Gap est une petite ville située dans les montagnes, qui fait le commerce des bestiaux. Briançon, place forte, est la ville la plus élevée de France ; elle est à 1.300 mètres au-dessus du niveau de la mer.


Et en remuant tous ces souvenirs dans sa petite tête, l’enfant se sentit si désolé que le voyage lui parut devenu la chose la plus pénible du monde. Lui, si gai d’ordinaire, ne regardait même pas la grande route, tant elle lui paraissait longue, et triste, et solitaire. Le cadeau de M. Gertal, qui l’avait tant ravi au premier moment, ne l’occupait guère : il portait son parapluie neuf d’un air fatigué sur l’épaule. Il ne put s’empêcher de dire à André :

— Mon Dieu ! que c’est donc triste de quitter sans cesse comme cela les gens qui vous aiment et de n’avoir plus de famille à soi, d’amis avec qui l’on vive toujours, ni de maison, ni de ville, ni rien ! André, voilà que j’ai de la peine à présent, d’être toujours en voyage.

Et Julien s’arrêta, car sa petite voix était tremblante comme celle d’un enfant qui a les larmes dans les yeux.

André le regarda doucement : — Du courage, mon Julien, lui dit-il. Tu sais bien que nous faisons la volonté de notre père, que nous faisons notre devoir, que nous voulons rejoindre notre oncle et rester Français, coûte que coûte. Marchons donc courageusement, et au lieu de nous plaindre, remercions Dieu au contraire de nous avoir rendu si douces les premières étapes de notre longue route. Combien chacun de nous serait plus à plaindre s’il était absolument seul au monde comme Jean-Joseph ! O mon petit Julien, puisque nous n’avons plus ni père ni mère, aimons-nous chaque jour davantage tous les deux, afin de ne pas sentir notre isolement.

— Oui, dit l’enfant en se jetant dans les bras d’André. Et puis, sans doute aussi le bon Dieu permettra que nous retrouvions notre oncle, et alors nous l’aimerons tant, quoique nous ne le connaissions point encore, qu’il faudra bien qu’il nous aime aussi, n’est-ce pas, André ?